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En 2001, Fernand Harvey écrit : « [l]’historiographie régionale a connu un essor significatif au Québec depuis les années 1970, dans la foulée de l’histoire économique et sociale. Différents facteurs reliés à la valorisation de l’échelle régionale peuvent expliquer un tel développement : l’intervention de l’État québécois dans l’aménagement du territoire, la création par les Archives nationales du Québec et la professionnalisation du métier d’historien en région. Le vaste projet des synthèses d’histoire des régions du Québec lancé par l’Institut québécois de recherche sur la culture en 1980 et dont l’objectif est de réaliser et publier 23 synthèses couvrant l’ensemble du territoire québécois constitue un résultat tangible de ce courant de la “nouvelle histoire régionale” où domine une approche économique, sociale et culturelle » (« L’historiographie régionaliste des années 1920 et 1930 au Québec », Les cahiers des dix, 55, 2001, p. 53). Harvey retrace ainsi l’origine de la nouvelle histoire régionale en développant des intuitions, telles que l’idée d’un étroit rapport entre la réalité d’une région socio-économique et l’espace culturel. En même temps, il souligne la pertinence de la collection dont le livre de Jean-Pierre Kesteman, Peter Southam et Diane Saint-Pierre fait partie.
On pourrait dire qu’Harvey met en évidence cet élément, parce que son Institut (désormais INRS-Urbanisation, Culture et Société) a lancé et dirige le projet d’histoires régionales, mais ce serait faux. La collection en question a beaucoup fait pour éclaircir un thème, dont les confins sont très difficiles à délimiter, métaphoriquement et non. La région est un phénomène récent, ou qui a continué à évoluer jusque dans les années 1970 et qui relève autant de l’histoire et de la géographie que de l’intervention de l’État (cf. Jean-Vienney Frenette, « Division administrative et organisation de l’espace au Québec : essai d’interprétation », Revue de géographie de Montréal, 28, 1974, p. 41-54). À la limite, on pourrait, ou mieux on devrait, noter qu’au Québec (et en général en l’Amérique du Nord) la région est surtout un espace polarisé autour d’un centre (économique ou administratif), tandis que la région européenne correspond à un cadre géographique et historique spécifique.
Dans le cas des Cantons de l’Est le problème est de voir si cet espace polarisé forme un tout homogène. La question n’est pas simple à résoudre, parce que les Cantons de l’Est sont en même temps identifiables à un espace géographique, les plateaux appalachiens, et au territoire en dehors de la zone seigneuriale. En outre, l’évolution administrative du XXe siècle a fait que les Cantons de l’Est d’aujourd’hui ne correspondent ni à une réalité historique, ni à une réalité géographique précise : les auteurs du volume mettent en évidence que de ce point de vue le vocable « Cantons de l’Est » est « une notion floue et disparate » (p. 18). Leur effort a été donc de donner cohérence et, dans quelque mesure, consistance à un espace « variable ». De fait, si l’on peut envisager le centre de cet espace dans la ville de Sherbrooke et donc dans l’Estrie, il reste à voir jusqu’où il s’étend. À ce propos, Jean-Pierre Kesteman, Peter Southam et Diane Saint-Pierre suggèrent de définir les Cantons de l’Est comme l’ensemble géographique, politique, économique et culturel de l’Estrie, du Piedmont et des Hautes-Appalaches.
Pour soutenir leur thèse, les auteurs ont analysé l’évolution de cet ensemble à partir de la préhistoire. Ils ont ainsi mis en évidence comment les caractères régionaux ont été influencés par le fait d’être une aire de passage qui relie la vallée du Saint-Laurent à celle de l’Hudson et à la côte atlantique. Ainsi, le territoire des Cantons de l’Est se trouve à la frontière (ou est divisé par la frontière) entre deux systèmes : la culture amérindienne de Meadwood et celle de Middlesex, les Abénaquis et les Iroquois, la Nouvelle-France et la Nouvelle-Angleterre, le Bas-Canada (ensuite le Québec) et les États-Unis. En même temps, et par conséquent, jusqu’au XIXe siècle ce territoire n’est pas une région de peuplement, mais plutôt un lieu de passage.
On peut donc imaginer une région dont le peuplement est très récent et qui a été pour très longtemps une frontière où plusieurs forces économiques et militaires se sont affrontées. Il en découle un développement (historique, économique et culturel) très particulier. À ce sujet, les auteurs concluent que « les Cantons de l’Est correspondent davantage à un champ où se sont superposées et où ont interagi les forces de trois ensembles historiques de poids et d’intensité variables : les États de la Nouvelle-Angleterre, un Dominion britannique qui se mue en État canadien, une société canadienne-française en survivance d’abord, en affirmation ensuite. Boston, Montréal et Québec peuvent symboliser la triple source de ces jeux de force. Ces trois ensembles ont exercé sur la région une influence à trois niveaux essentiels : la démographie, l’économie et la culture. Cependant, aucun n’a jamais eu l’hégémonie complète sur la région, qui a dû composer avec ses forces diverses » (p. 734).
Le modèle proposé est convaincant, mais son élaboration n’est pas le résultat le plus important de ce livre. Le vrai succès de ce livre est que sa construction (de la recherche à la correction des épreuves) a duré de 1982 à 1998 et a suscité maintes discussions. Une entreprise d’une telle durée ne peut se résumer seulement dans le(s) livre(s) qu’elle a produits, mais devint une expérience plus large. De fait, ce volume, comme d’ailleurs tous ceux qui sont parus dans la collection « Les régions du Québec », a construit une nouvelle façon (et de nouvelles capacités) d’entendre la dynamique de l’histoire régionale. En conclusion, il confirme tout ce que Harvey a écrit dans le texte d’où nous sommes partis.