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Selon les estimations des Nations Unies, 68 % de la population mondiale vivra en milieu urbain en 2050. En conséquence, les autorités locales sont de plus en plus interpellées au titre de la mise en oeuvre des droits humains (le logement; la sécurité; l’accès à l’eau potable; le développement durable, par exemple). En même temps, la tendance des gouvernements centraux de procéder à la dévolution des responsabilités vers les villes et les autorités locales et municipales s’accroît. C’est dans un tel contexte que l’on dit que la ville s’internationalise et s’autonomise, parfois malgré elle, envers le gouvernement central. Les autorités locales, entités juridiques qui cristallisent la ville de manière asymétrique selon le contexte constitutionnel qui est le leur, cherchent leur voie sur la scène internationale alors que localement, elles sont de plus en plus interpellées à titre d’actrices du droit international des droits humains. Travaillant en réseau international, les villes de tailles diverses font la promotion du concept de ville des droits humains. Mais le droit international des droits humains s’intéresse-t-il à la ville et si oui, comment? La ville est-elle une actrice ou simplement et encore un sujet subordonné de cette branche du droit international?

Afin d’esquisser des réponses préalables à ces questions qui, selon nous, gagnent en importance, cet article propose une exploration empirique du dialogue émergent entre les autorités locales et les institutions onusiennes des droits humains. La première partie de l’article, après avoir introduit le concept de ville des droits humains (I.A), s’intéresse au travail du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies envers les autorités locales, et ce, dans la foulée de la tenue de la conférence des Nations Unies sur le logement et le développement durable (Habitat III) de 2016 (I.B). Ces récentes initiatives tendent à promouvoir une coordination active entre les autorités centrales et locales en matière de mise en oeuvre des droits humains sans toutefois remettre en cause la responsabilité primaire de l’État central.

La seconde partie de l’article propose une analyse empirique de la prise en compte par les instances onusiennes chargées du contrôle du respect et de la mise en oeuvre des droits humains garantis par les traités du rôle et des responsabilités locales. Trois échantillons de sources documentaires ont été constitués à cette fin : les organes de traités (II.A); le Conseil des droits de l’homme et l’exercice de l’Examen périodique universel (II.B); et enfin, les contributions de la société civile (II.C). Elle conclut à une prise en compte prudente et assez dispersée des conséquences du phénomène d’urbanisation, dans les faits, de la mise en oeuvre des droits humains.

Somme toute, les organes de contrôle des traités de droits humains hésitent à approfondir la problématique des relations entre l’État central et les autorités locales lorsqu’il s’agit de la responsabilité internationale des États. Dans certains cas, ils acceptent toutefois de faire écho à la posture du Conseil des droits de l’homme en encourageant une meilleure coordination et une diffusion soutenue du droit international des droits humains à tous les niveaux de l’État. L’examen de certaines violations thématiques qui sont intimement liées aux droits économiques et sociaux dans plusieurs cas, offre l’occasion d’un approfondissement des enjeux bien qu’en affichant beaucoup de prudence. Malgré les importants mouvements de population vers l’espace urbain, on pourrait conclure que le droit international confine la ville à son rôle de subordonnée de l’état central.

I. Le droit international des droits humains et les autorités locales

Les Nations Unies estiment qu’en 2050, le pourcentage mondial de la population urbaine sera d’environ 68 %[1]. Sous peu, la proportion des populations vivant en milieu urbain et rural se sera inversée depuis 1950. À ce jour, la majorité des populations urbaines vit dans une agglomération de moins d’un million d’habitants, et ce, sous le gouvernement d’autorités locales. Cette évocation de la ville, ou du milieu urbain comme lieu d’exercice du pouvoir local, ne repose pas a priori sur un construit juridique. C’est plutôt l’octroi par le droit domestique de certaines compétences à la ville comme autorité ou gouvernement local qui confère une telle personnalité à un regroupement humain significatif. La ville, pour sa part, est d’abord un espace géographique regroupant organiquement une population plus ou moins soumise à une autorité locale reconnue par la loi domestique, eu égard à ses compétences. Elle est aussi le résultat d’un processus d’urbanisation que le Département des affaires sociales et économiques des Nations Unies définit comme suit :

An increasing share of economic activity and innovation becomes concentrated in cities, and cities develop as hubs for the flow of transport, trade and information. Cities also become places where public and private services of the highest quality are available and where basic services are often more accessible than in rural areas[2].

Cette référence aux services de base qui sont plus accessibles en milieu urbain qu’en milieu rural évoque les conditions d’exercice et de la jouissance des droits humains tout autant que les risques de la violation de ceux-ci. La ville et sa relation de proximité aux droits humains ne passent donc pas inaperçues sur l’écran radar du droit international des droits humains. Dans la foulée de cette révélation, les réseaux de ville se multiplient et proposent la ville des droits humains (A). D’autre part, les responsabilités des autorités locales attirent l’attention des Nations Unies et plus spécifiquement celle du Conseil des droits de l’homme (B).

A. La ville des droits humains

Les réseaux de villes se multiplient. Par exemple, l’Organisation mondiale de Cités et Gouvernements locaux unis (CGLU) se décrit comme la plus grande organisation de gouvernements locaux et régionaux du monde. Celle-ci entretient des relations de travail avec la Banque mondiale et les Nations Unies, notamment. Elle est aussi partie prenante de l’Agenda 2030 des Objectifs du développement durable[3] et de l’Agenda de Paris sur les changements climatiques[4]. La CGLU porte un agenda mondial qu’elle décrit comme suit :

Les gouvernements locaux et régionaux démontrent chaque jour le potentiel de l’action axée sur la proximité pour contribuer à relever les principaux défis mondiaux. Voilà pourquoi CGLU estime que le développement et l’amélioration des conditions de vie des populations devraient être entrepris principalement au niveau local. Nous oeuvrons à concrétiser la décentralisation comme moyen de démocratiser la gouvernance publique à tous les niveaux[5].

En conséquence, une organisation comme la CGLU cherche à interpeller les institutions internationales au nom du caractère distinct des autorités locales, et ce, dans l’intérêt public et dans celui des populations. À cette fin, elle mobilise le concept de ville des droits humains. Par exemple, la Commission d’inclusion sociale, de démocratie participative et des droits humains (CISDP) de la CGLU[6] a cheminé vers l’élaboration et l’adoption de la Charte-agenda mondiale des droits de l'homme dans la Cité[7], inspirée d’une précédente Charte européenne des droits de l'homme dans la ville[8]. À partir de 2011, la CISDP a collaboré également avec la municipalité sud-coréenne de Gwangju en vue de l’organisation annuelle des conférences nommées World Human Rights Cities Forum (WHRCF)[9]. Ces conférences réunissent divers acteurs, dont des représentants de gouvernements locaux et des membres de la société civile, dans un but d’échange autour des Gwangju Guiding Principles for a Human Rights City[10] (Principes de Gwangju). Les Principes de Gwangju posent clairement la relation entre le droit international des droits humains et les autorités locales. Cette relation est encapsulée dans l’expression « Human Rights City »:

1. Reaffirming that human rights are universal, indivisible, interdependent and interrelated,

2. Recognizing that all levels of governments national, regional and local, has an obligation to protect, respect and fulfill all human rights in their own mandate and competence,

3. Recognizing that human rights city is an urban community that applies the human rights-based approach to urban governance,

4. Recognizing that human rights city is an open and participatory process where all actors are engaged in the decision-making and implementation process to improve quality of life in the urban context,

5. Recognizing that human rights city is a framework to cultivate an inclusive and equitable city based on human rights standards,

6. Recognizing that human rights city has a specific responsibility to implement a human rights-based approach to municipal governance while recognizing different forms and functions in each country in accordance with its constitution and legal system,

7. Recognizing that the right to the city is a strategic tool for people to realize their rights to enjoy a decent life through their active participation in urban context,

8. Recognizing that the right to the city take into account the common interests for socially just and environmentally balanced use of urban space over the individual right to property,

9. Recognizing the right to the city ensures full access to basic services including food, education, housing, energy, mobility as well as public facilities that are adequate, affordable, acceptable and adaptable[11].

Les Principes de Gwangju offrent une synthèse intéressante de ce que comporte l’Agenda des Human Rights Cities. Le paragraphe 1 embrasse résolument la reconnaissance locale du droit international des droits humains indépendamment des engagements conventionnels des États dont dépendent les autorités locales. Les paragraphes 2 à 6 des Principes réaffirment avec force l’obligation des autorités locales de protéger, de promouvoir et de mettre en oeuvre les droits humains comme principe de gouvernance urbaine et non seulement parce que selon la théorie classique, l’État répond internationalement des manquements à ses engagements internationaux en matière de droits humains à tous les paliers de gouvernement. À cet égard, le principe 6 affirme que la responsabilité locale ne dépend pas des particularités constitutionnelles et domestiques qui déterminent dans chaque système juridique les compétences de la ville. Enfin, les principes 8 et 9 introduisent le droit à la ville comme un droit-synthèse intimement lié à la réalisation des droits économiques et sociaux de la personne les plus essentiels au niveau local. Jouant l’équilibriste entre le droit domestique et le droit international, les Principes de Gwangju positionnent les autorités locales envers le droit international des droits humains. Cette relation a reçu l’aval de certaines institutions onusiennes[12], et plus récemment du Conseil des droits de l'homme[13].

B. Les autorités locales saisies par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies

En préparation de la tenue en 2016 de la Conférence des Nations Unies sur le logement et le développement urbain durable (Habitat III)[14], le Conseil des droits de l’homme a senti le besoin de réfléchir à la question du rôle des administrations locales[15] dans la réalisation des droits humains. Cette initiative a abouti en 2015 avec la présentation du Rapport final du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme sur la question[16]. Vu le thème au coeur de la conférence Habitat III, c’est sans surprise que les droits économiques et sociaux de la personne se trouvent au centre de la réflexion du Comité consultatif. Dans ce Rapport, le Comité cherche visiblement à asseoir une certaine légitimité au bénéfice des autorités et des administrations locales sans toutefois trahir la responsabilité centrale et unique des États devant la communauté internationale. La tâche est cependant délicate dans la mesure où le droit domestique des États membres affiche une multitude de cas de figure concernant la relation entre les droits humains et les autorités locales. À cet effet, la longue citation qui suit et qui est issue du Rapport est éclairante :

Dans un certain nombre d’États, la législation – parfois au niveau constitutionnel – impose expressément aux autorités locales de respecter les droits de l’homme (par exemple en Australie, en Côte d’Ivoire, au Maroc et en Slovénie). Dans d’autres États, les obligations constitutionnelles en la matière s’appliquent à tous les pouvoirs publics (comme en Allemagne, en Autriche, en Azerbaïdjan, en Bosnie-Herzégovine, en Espagne, au Kenya, en Lituanie, en Malaisie, au Soudan du Sud, et au Togo, par exemple). Au Luxembourg, les compétences des communes doivent être exercées conformément à la loi, ce qui signifie qu’elles sont dans l’obligation de respecter les droits de l’homme consacrés par la législation. Dans d’autres pays, l’obligation pour les autorités locales de respecter les droits de l’homme est limitée par la loi à certains droits ou principes spécifiques. À titre d’exemple, en Serbie, la loi sur les collectivités locales autonomes dispose que les municipalités doivent garantir la promotion et la protection des droits des minorités nationales et des groupes ethniques nationaux. En Slovénie, les administrations municipales sont tenues par la loi de s’attacher à intégrer la notion de parité. En Irlande, la législation sur les autorités locales ne mentionne pas expressément la promotion et la protection des droits de l’homme, mais, dans l’exercice de leurs fonctions, les autorités locales doivent tenir compte de la nécessité de favoriser l’insertion sociale de tous. De même, en Inde, la législation sur les autorités locales ne prévoit pas spécifiquement la protection des droits de l’homme parmi leurs responsabilités, mais les fonctions municipales prévues par la Constitution, telles que la mise en oeuvre d’initiatives d’inclusion démocratique, de mesures de protection sociale et du système de justice locale, sont directement liées aux principaux droits de l’homme[17].

Bien qu’affichant son parti pris pour une constitutionnalisation des devoirs des autorités locales envers le respect des droits humains[18], le Comité consultatif reconnaît l’État central à titre d’entité unique responsable de toutes les violations de ceux-ci – peu importe l’action ou l’inaction d’un pouvoir public spécifique – lesquelles lui sont ultimement attribuables en droit international[19]. Toutefois, le Comité se met en quête de propositions susceptibles d’accroître la sensibilité des Nations Unies à l’importance des pouvoirs locaux en matière de droits humains[20]. Réciproquement, il rappelle le devoir des autorités locales d’agir dans la conscience qu’une violation des droits humains engage leur responsabilité au regard du droit interne, mais aussi, la responsabilité internationale de l’État dans son ensemble[21]. En conséquence, le Comité estime que cette règle « impose clairement aux autorités locales de suivre une approche fondée sur les droits de l’homme dans la prestation des services publics relevant de leurs compétences »[22]. Il ajoute que cela « est de nature à encourager les titulaires de droits à faire valoir ceux-ci auprès des autorités locales »[23].

Concluant à un tel devoir, le Comité tente de qualifier la responsabilité imputée aux autorités locales. Il constate d’abord que

les autorités locales peuvent être amenées à prendre les mesures qui s’imposent au niveau local, en particulier établir des procédures et des contrôles pour faire en sorte que les obligations de l’État dans le domaine des droits de l’homme soient bien respectées[24].

Puis, s’inspirant de la jurisprudence du Comité des droits économiques, sociaux et culturels[25], il conclut à une responsabilité qualifiée de partagée avec l’État central, laquelle comporterait au moins un devoir de coordination concernant plusieurs politiques publiques[26]. C’est donc cette idée de faire apparaître les autorités locales comme partie prenante d’un devoir de coordination dans la mise en oeuvre domestique des droits humains qui ressort de l’analyse du Comité du Conseil des droits de l’homme.

Le Comité consultatif reconnaît dans son rapport que ces réflexions sont inspirées de la réalité du virage vers la décentralisation, opéré par les pouvoirs centraux. Si celle-ci est susceptible de répondre à l’exigence d’une gouvernance de proximité, elle est néanmoins exposée aux risques de l’attrition des ressources et au manque de compétences locales explicites. De plus, le Comité se préoccupe de l’absence de conscience locale des droits humains :

Les représentants de l’État au niveau local sont donc responsables d’un large éventail de questions touchant aux droits de l’homme dans leur travail quotidien. Cependant, leurs activités sont rarement perçues sous l’angle de la mise en oeuvre des droits de l’homme que ce soit par ces autorités elles-mêmes ou par le grand public. Par conséquent, les droits de l’homme n’ont encore qu’une place marginale en tant que cadre de référence ou d’analyse dans la plupart des politiques et pratiques aux niveaux local et régional, même si les droits de l’homme sont de fait présents dans la pratique[27].

Fort de ce constat, le Comité répertorie des mécanismes locaux susceptibles de promouvoir les droits humains :

Dans un certain nombre de pays, des efforts sont faits pour intégrer les droits de l’homme dans l’ensemble des activités des administrations locales. Des mesures sont donc prises, entre autres, pour favoriser la gouvernance participative, conduire des audits et des évaluations d’impact fondés sur les droits de l’homme, recadrer les préoccupations locales sous l’angle des droits de l’homme, établir des procédures de vérification permettant de contrôler la compatibilité des politiques et des réglementations locales avec les droits de l’homme, rendre compte du respect des instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme à l’échelle locale, dispenser une formation aux droits de l’homme systématique aux agents des collectivités locales, sensibiliser le grand public aux droits de l’homme[28].

Dans son analyse, le Comité met en jeu la Déclaration de Gwangju sur les villes des droits humains[29] et réitère le besoin d’une gouvernance de coordination entre l’État central et les autorités locales :

Une ville des droits de l’homme suppose une gouvernance locale partagée en matière de droits de l’homme où l’administration locale, le parlement local (conseil), la société civile, le secteur privé et d’autres parties prenantes unissent leurs efforts afin d’améliorer la qualité de vie de tous les habitants dans un esprit de partenariat reposant sur les normes et principes relatifs aux droits de l’homme[30].

Le Comité va plus loin en aménageant, en quelque sorte, une place spécifique aux autorités locales au sein du système de contrôle des engagements étatiques en matière de droits humains. Notamment, il encourage les mécanismes compétents des Nations Unies à « nouer le dialogue avec les administrations locales. Les autorités locales devraient être associées à l’Examen périodique universel (EPU)[31] auquel se soumet leur gouvernement, afin d’améliorer la qualité de la suite donnée aux recommandations acceptées »[32]. Cette invitation a d’ailleurs été traitée comme un fait acquis par le Conseil des droits de l’homme en 2019[33].

Habitat III a mené la rapporteuse spéciale des Nations Unies sur le droit au logement à définir non seulement les exigences du droit humain à la sécurité d’occupation, mais aussi, leur lien avec les obligations des autorités locales[34]. La ligne directrice nº 11 des Lignes directrices relatives à la réalisation du droit à un logement convenable[35] concerne spécifiquement le devoir des autorités locales de participer à la réalisation du droit au logement. Plus particulièrement, le paragraphe 63 de celle-ci se lit comme suit :

a) L’obligation qui revient aux autorités locales et régionales d’appliquer le droit au logement, dans des domaines de responsabilité clairement délimités, doit être fixée par la loi. Les politiques et les programmes de logement à tous les niveaux d’administration devraient être coordonnés et supervisés par les autorités nationales et par des organismes intergouvernementaux expressément chargés de promouvoir et de garantir le respect du droit au logement. Des dispositions devraient être prises pour permettre un règlement rapide des questions de compétence, étant entendu que les droits de l’homme ne devraient jamais être menacés par des conflits de compétence;

b) Les autorités locales et régionales devraient mettre en oeuvre des stratégies de logement fondées sur les droits de l’homme, telles que décrites dans la ligne directrice no 4 ci-dessus, compatibles avec celles appliquées au niveau national, et créer leurs propres mécanismes de suivi et de responsabilité. Les États doivent veiller à ce que les stratégies locales ou régionales soient dotées de moyens suffisants et que les autorités locales soient en mesure de les réaliser;

c) […] Les autorités locales devraient réfléchir à l’adoption de chartes des droits de l’homme qui protègent le droit au logement et permettent de saisir la justice ou de créer un bureau du médiateur chargé d’instruire les plaintes et de suivre l’application de ce droit [nos soulignements][36].

Les mesures d’application proposées nous semblent éloquentes et reflètent les travaux du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme dont le rapport fut soumis en 2015[37]. La CGLU a publiquement donné son appui à ces Lignes directrices et a travaillé de concert avec la rapporteuse après avoir oeuvré dans le même sens auprès du Conseil des droits de l’homme[38].

De plus, des points de convergence récents se révèlent entre la ville, le droit au logement et les Objectifs du développement durable. La Déclaration de Durban en fait foi et réaffirme sans ambiguïté le rôle des autorités locales dans la réalisation des droits humains :

[Nous croyons fermement que la prochaine frontière du mouvement municipal international] [e]ncouragera la transformation de la société, en donnant aux gouvernements locaux et régionaux les moyens indispensables pour qu’ils réalisent leur rôle de moteur du changement des modes de consommation et de production. En retour, celui-ci permettra de fournir des services de façon inclusive et équitable, en encourageant la préservation des biens communs et la promotion des droits humains[39].

Clairement, les récentes initiatives qui impliquent les instances onusiennes et les réseaux de villes tendent à promouvoir une coordination proactive entre les autorités centrales et locales en matière de droits humains tout comme certains devoirs processuels – ou procéduraux – relevant directement des autorités locales[40].

La ville et les autorités locales se mettent donc en mouvement en matière de droits humains. Sans surprise, le droit au logement, les migrations et l’ensemble des droits économiques et sociaux de la personne tout autant que l’Agenda du développement durable interpellent la ville et ses habitants. L’une des façons de mesurer ce mouvement consiste à vérifier la nature du dialogue qui s’installe entre les autorités locales et les instances de contrôle onusiennes de la mise en oeuvre des normes de droits humains. Cette invitation au dialogue direct a déjà été formulée par le Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme en 2019[41]. C’est ce à quoi s’attarde la seconde partie de cet article.

II. L’examen du dialogue entre les États et les institutions onusiennes de droits humains : quelle place pour les autorités locales?

Nous avons effectué une vérification empirique des relations ci-dessus évoquées. Il s’agit de voir comment, s’il y a lieu, les autorités onusiennes appréhendent l’acteur local in concreto, c’est-à-dire dans le travail de vérification et de suivi de la mise en oeuvre des engagements étatiques en matière de droits humains. À cette fin, trois échantillons distincts ont été constitués et nous rendons ici compte des résultats de l’analyse. Un premier échantillon est constitué d’un ensemble d’observations finales et générales adoptées par les organes de contrôle des six traités de droits humains ayant à ce jour recueilli au moins 170 ratifications[42]. Les organes des traités sont créés par les traités internationaux des droits humains, sauf exception. Il existe à ce jour neuf[43] organes de traités qui, entre autres, examinent les rapports périodiques de mise en oeuvre produits par les États parties. Ces examens donnent lieu à l’adoption d’observations ou de recommandations finales. Par ailleurs, les organes de traités adoptent aussi des observations ou recommandations générales destinées à l’interprétation du traité dont ils ont la responsabilité. Celles-ci sont souvent décrites comme constituant la jurisprudence d’un traité. Après avoir repéré un total de 790 documents disponibles pour la période 2009-2018 (plus ou moins une décennie) nous avons isolé les mots clés « local » et « municipal » et retenu pour analyse 364 documents (ou entrées).

Un second échantillon a été constitué à partir de l’Examen périodique universel (EPU) mené par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies. L’EPU est une procédure créée par la Résolution A/RES/60/251 (2006) de l’Assemblée générale des Nations Unies[44]. Il se veut un mécanisme coopératif et supplétif au travail des organes de traités destiné à « encourager, soutenir et développer la promotion et la protection des droits de l’homme sur le terrain ». Pour ce faire, il consiste à évaluer la situation des États au regard des droits humains et à s’attaquer aux violations des droits. Cet exercice est mené par les États et non par des comités d’experts indépendants[45]. Les examens sont menés par le Groupe de travail sur l’EPU, composé des 47 membres du Conseil. Chaque examen est encadré par des groupes de trois États, appelés « troïkas », qui font office de rapporteurs. Aux fins de la constitution de l’échantillon, nous avons isolé les rapports périodiques produits par les États, la compilation de l’ensemble des travaux issus des mécanismes des droits humains des Nations Unies en vue de l’EPU, laquelle est produite lors de chaque examen et pour chaque État par le Haut-Commissariat aux droits de l’homme, et enfin, les décisions issues dudit examen. 274 documents ont été repérés et 35 examinés en fonction des mots clés « local » et « municipal ».

Enfin, un dernier échantillon a été constitué par le repérage des interventions écrites des organisations de la société civile auprès des organes de traités. La période 2014-2020 était disponible sur le site du Haut-Commissariat aux fins de ce repérage. 103 documents ont répondu positivement à la recherche des mots clés « local », « municipal », « cité » et « city ». Il s’est avéré que ces deux derniers mots clés sont utilisés par les ONG alors que ce n’est pas le cas pour les deux précédents échantillons.

Les sous-sections qui suivent portent un regard analytique sur chacun des échantillons, et ce, sans a priori. Il s’agit en fait de savoir si et comment l’analyse opérée par les organes de traités (les organes de traités ne sont pas des cours de justice, mais ils interprètent et évaluent les obligations juridiques prévues par le traité) et répercutée dans l’EPU est ou non en phase avec les développements politiques et institutionnels destinés à confirmer le rôle, le statut et la responsabilité de l’acteur local (ou de la ville) dans la mise en oeuvre des traités fondateurs de droits humains les plus largement ratifiés.

A. Les organes de traités et les autorités locales : la confirmation de la subordination à l’État central et ses angles morts

Nous avons procédé dans un premier temps à l’examen des observations finales (État par État) adoptées par les organes de traités (OT). À cet égard, une précision sémantique s’impose. Les OT privilégient dans leurs analyses l’expression « autorités locales ». Celle-ci va souvent au-delà de la stricte compétence municipale susceptible d’être prévue par la loi domestique. En effet, les autorités locales peuvent être municipales, autochtones, communautaires, coutumières, religieuses, administratives, etc[46]. De plus, les autorités locales seront souvent amalgamées sans distinction particulière dans une nomenclature verticale qui évoque les multiniveaux de gouvernance nationale : national, central et local[47], départemental, régional, institution publique nationale et locale[48], échelon régional et local[49], par exemple.

Somme toute, les autorités locales ne sont pas toujours isolées par rapport à l’ensemble des acteurs engagés dans la réalisation des droits humains. Sans surprise, cet agrégat se manifeste particulièrement sous le thème de la coordination, un thème dominant lorsqu’il s’agit de faire référence aux autorités locales (97 entrées) : les organes des traités « recommandent que la diffusion se fasse également au niveau local »[50]; ils recommandent de « mettre en place un mécanisme de consultation et de coordination avec les autorités locales »[51]; ils recommandent « d’améliorer la coordination à l’échelon provincial et municipal »[52]. Voici un exemple typique de l’approche privilégiée par les organes de traités à cet égard :

c) De prendre des mesures préventives ayant pour objet de mieux faire connaître la Convention et le Protocole facultatif à tous les niveaux, national, régional, provincial et municipal et, en particulier, auprès des membres de l’appareil judiciaire et de la profession juridique, des partis politiques, des membres du Parlement, des fonctionnaires ainsi que du grand public, et de renforcer ainsi la prise en compte de la Convention dans l’élaboration et l’application des lois, politiques et programmes visant la réalisation concrète du principe de l’égalité entre les hommes et les femmes[53].

Par ailleurs, le besoin de coordination de l’ensemble des efforts institutionnels aux fins de la promotion et de la mise en oeuvre des droits garantis par les traités ratifiés par l’État sera, du point de vue des OT, assuré par le gouvernement central, notamment dans le cas des États fédérés :

Le Comité recommande à l’État partie de veiller à ce que le coordonnateur national nommé au Département de la justice soit doté du pouvoir et des ressources nécessaires pour s’acquitter de ses fonctions de coordination globale et multisectorielle de l’application du Protocole facultatif et pour suivre et évaluer efficacement la Stratégie nationale et les plans d’action, politiques et programmes connexes tendant à mettre en oeuvre le Protocole facultatif dans l’État partie. Il recommande en outre au gouvernement fédéral de mettre en place des politiques proactives de coordination et de communication ainsi que des mécanismes et dispositifs de surveillance et d’information pour encourager les États fédérés à coordonner leurs efforts de planification et à faire respecter et à mettre en oeuvre le Protocole au niveau local[54].

Parlant des autorités locales, le second thème d’intérêt qui retient l’attention des OT est celui de la diffusion (29 entrées). À titre d’exemple :

Le Comité demande que les présentes observations finales soient largement diffusées au Costa Rica pour que la population du pays, les membres de l’administration et les responsables politiques, les parlementaires et les organisations de femmes et de défense des droits de l’homme soient au courant des mesures prises pour assurer l’égalité de droit et de fait entre les sexes et des dispositions qui restent à prendre à cet égard. Il recommande qu’elles soient notamment diffusées à l’échelle des collectivités locales. L’État partie est invité à organiser une série de réunions pour examiner l’avancement de la mise en oeuvre desdites observations[55].

Lorsqu’il s’agit de diffuser les obligations issues des engagements internationaux de l’État central à tous les niveaux de décision du gouvernement et de coordonner les efforts et les stratégies de mise en oeuvre de ceux-ci, c’est sans surprise que les OT se tournent vers le niveau de gouvernement qui engage la responsabilité internationale de l’État. Ce quasi-automatisme fait toutefois l’économie des réalités terrains et des responsabilités réelles du niveau local de gouvernement. Nous nous sommes donc tournés vers ce thème précis des responsabilités, lequel réserve certaines surprises (19 entrées) qui semblent prédéterminées par les droits dont il est question. Par exemple, le Comité des droits sociaux, économiques et culturels [CDESC] invite spécifiquement certains États à diffuser au niveau local l’Observation générale nº 3[56] relative à la nature des obligations des États parties[57]. Le Comité des droits de l'enfant [CRC] encourage pour sa part l’État partie

à veiller à ce que les autorités locales rendent dûment compte de leur action, d’une manière ouverte et transparente, qui permette la participation des communautés et des enfants et une allocation concertée des ressources[58].

Dans le cas de la Lituanie, le CRC va plus loin :

Le Comité recommande à l’État partie de prendre des mesures pour définir une politique globale concernant les droits de l’enfant qui guiderait l’élaboration des programmes et projets nécessaires et d’établir des systèmes permettant de les suivre et de les évaluer. L’État partie devrait allouer aux organes compétents les ressources humaines, techniques et financières nécessaires et déterminer clairement leurs rôles et responsabilités aux niveaux national, municipal et local[59].

Avec plus de force encore, le CDESC, en 2017, souligne le besoin du renforcement des capacités locales dans le cas des Pays-Bas :

Le Comité rappelle à l’État partie qu’il a la responsabilité de mettre en oeuvre le Pacte à tous les niveaux, y compris au niveau municipal. Il recommande à l’État partie de s’assurer que toutes les administrations publiques, y compris les autorités locales, ont pleinement conscience des obligations qui sont les leurs au titre du Pacte, et à cet égard, il encourage l’État partie à publier les informations nécessaires et à les diffuser auprès des administrations locales, afin que celles-ci soient à même de fournir les services sociaux voulus, à un prix abordable, aux habitants de leur localité. Le Comité recommande en outre à l’État partie de fournir tout l’appui nécessaire, notamment budgétaire, aux municipalités, afin qu’elles puissent veiller à la réalisation des droits énoncés dans le Pacte à l’échelon local. Le Comité renvoie à son Observation générale nº 3 (1990) sur la nature des obligations des États parties[60].

Le CDESC, toujours, prend aussi acte des impacts de la décentralisation des responsabilités en matière de droits économiques et sociaux et, ce faisant, reconnaît le nouveau rôle des municipalités (et non vaguement des autorités locales) dans leur mise en oeuvre :

Le Comité note que certaines responsabilités du Gouvernement central, en particulier dans les domaines de la sécurité sociale, de l’eau et de l’assainissement, des soins de santé primaires et d’autres services publics, et de l’enseignement primaire et secondaire, ont été transférées aux municipalités dans le cadre de la décentralisation. Le Comité est toutefois préoccupé par les grandes disparités observées entre les autorités municipales en ce qui concerne leurs capacités administratives et financières, qui peuvent avoir des effets discriminatoires sur l’exercice des droits économiques, sociaux et culturels des personnes vivant dans les différentes régions de l’État partie, en particulier dans les zones rurales[61].

Ce constat toutefois n’exonère pas la responsabilité de l’État partie de s’acquitter de ses obligations en vertu du traité[62]. Cette posture est conforme à la position prise par le Comité des droits de l’homme dans l’Observation générale nº 31 adoptée en 2004 et intitulée La nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte[63]. Le paragraphe 4 de cette Observation se lit ainsi :

Les obligations découlant du Pacte en général et de l’article 2 en particulier s’imposent à tout État partie considéré dans son ensemble. Toutes les autorités de l’État (pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire), ainsi que les pouvoirs publics et autres instances publiques à quelque échelon que ce soit - national, régional ou local - sont à même d’engager la responsabilité de l’État partie. Le pouvoir exécutif, qui généralement représente l’État partie à l’échelon international, y compris devant le Comité, ne peut arguer du fait qu’un acte incompatible avec les dispositions du Pacte a été exécuté par une autre autorité de l’État pour tenter d’exonérer l’État partie de la responsabilité de cet acte et de l’incompatibilité qui en résulte. Cette interprétation découle directement du principe énoncé à l’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, aux termes duquel un État partie « ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité ». Si le paragraphe 2 de l’article 2 autorise les États parties à donner effet aux droits reconnus dans le Pacte en suivant leur procédure constitutionnelle interne, c’est le même principe qui joue afin d’empêcher que les États parties invoquent les dispositions de leur droit constitutionnel ou d’autres aspects de leur droit interne pour justifier le fait qu’ils n’ont pas exécuté les obligations découlant du Pacte ou qu’ils ne leur ont pas donné effet. À cet égard, le Comité rappelle aux États parties dotés d’une structure fédérale les termes de l’article 50, selon lequel les dispositions du Pacte « s’appliquent, sans limitation ni exception aucune, à toutes les unités constitutives des États fédératifs » [nos soulignements].

Plusieurs OT ont, lors de l’adoption d’observations finales, fait écho à cette analyse (40 entrées)[64].

C’est toutefois l’approche thématique qui permet aux OT de mettre au-devant de la scène les responsabilités des autorités locales en matière de droits humains[65] : la parité entre hommes et femmes au niveau local[66]; l’instauration d’un quota dans les fonctions et responsabilités publiques locales (municipales)[67]; la question de l’intégration des réfugiés, des déplacés et des Roms[68]. Ce constat reflète la dynamique du droit international des droits de la personne saisie par les droits humains dans la ville[69]. En effet, lorsqu’il s’agit de passer de la théorie à la pratique, les OT sont amenés à constater que la géographie des violations des droits humains, et de certains droits en particulier, dépend largement des politiques publiques locales qui, en contrepartie, réclament de pouvoir s’inspirer de normes internationales niées ou négligées, de jure ou de facto, par l’État central.

Nous avons ensuite procédé à l’examen des observations générales ou Recommandations finales adoptées par les OT à partir des mêmes mots clés. Le rôle et le devoir des autorités locales eu égard à la responsabilité de mise en oeuvre des engagements conventionnels des États ne sont évoqués que de façon éparse dans la jurisprudence des organes de traités (35 entrées). Lorsque c’est le cas, les analyses proposées reflètent largement la position prise par le Comité des droits de l'homme dans l’Observation générale nº 31[70] et qui peuvent être résumées comme suit :

Les Obligations qui découlent des traités s’imposent à l’État d’abord en tant qu’ultime garant de leur respect[71]. Les municipalités et les autorités locales ne sont donc considérées qu’à titre de démembrement de l’État central[72].

Les États sont responsables de la diffusion des Observations générales adoptées par les OT à tous les niveaux, y compris le niveau local, municipal[73]. La coordination relève également du rôle principal de l’État.

Les violations des droits humains peuvent être le fait de tous les acteurs, y compris des gouvernements municipaux. Car, en effet, « les violations des droits consacrés par le Pacte peuvent être le fait d’une action directe ou d’une omission de la part des États parties ou de leurs institutions ou organismes aux niveaux national et local »[74]. De même, « tous les pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire), ainsi que toute autre autorité publique ou gouvernementale à quelque échelon que ce soit − national, régional ou local −, sont à même d’engager la responsabilité de l’État partie. Cette responsabilité peut également être engagée, dans certaines circonstances, en ce qui concerne les actes d’entités semi-publiques »[75].

Les mesures à prendre « renvoie à l’ensemble des instruments législatifs, exécutifs, administratifs, budgétaires et réglementaires, à tous les niveaux de l’appareil de l’État, ainsi qu’aux plans, politiques, programmes et régimes préférentiels en faveur des groupes défavorisés conçus et mis en place sur la base de ces instruments dans des domaines comme l’emploi, le logement, l’éducation, la culture et la participation à la vie publique »[76].

Cette analyse permet d’affirmer que l’acteur municipal fait effectivement partie des préoccupations des OT et retient leur attention. Force est toutefois de reconnaître que les OT confirment en général la règle prévue à l’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités[77], et ce, sans toujours apporter les nuances qui s’imposent. Celles-ci peuvent découler du droit interne ou domestique (la Suède étant ici l’exemple d’école vu la forte autonomie locale prévue par la constitution), mais aussi de la réalité. Les lourdes responsabilités locales découlant par exemple des processus de dévolution ou de décentralisation de la mise en oeuvre du contrat social vers le local seront implicitement reconnues lorsque les OT se pencheront sur certaines thématiques. À cet égard, le sort des migrants et des enfants, tout comme le thème de l’égalité entre les sexes, constituent des enjeux qui mettent en évidence les responsabilités spécifiques des autorités locales. En général, c’est toutefois l’invitation formulée par le Conseil des droits de l’homme à la coordination des efforts nationaux et à la diffusion à tous les niveaux de gouvernance qui reçoit l’assentiment et l’attention des OT. Pour les OT, les autorités locales demeurent donc des autorités clairement subordonnées à l’État central.

Enfin, il faut déplorer la confusion souvent opérée par les OT entre les autorités locales comme ordre de gouvernement et l’ensemble des acteurs de la société civile. Par exemple, si l’État central porte la responsabilité évidente – laquelle découle de l’interprétation des traités – de faire connaitre non seulement les obligations issues des traités ratifiés, mais aussi celle de diffuser les conclusions adoptées par les OT en vertu de ceux-ci, le fait de ne pas isoler et apprécier le rôle spécifique des autorités locales oblitère plusieurs problématiques contemporaines liées au défi de la mise en oeuvre des droits humains, et plus particulièrement des droits économiques et sociaux de la personne. Ainsi, ce n’est qu’exceptionnellement qu’un OT soulignera le manque de ressources dont dispose un gouvernement local aux fins du respect des obligations de l’État. En d’autres mots, les OT ont tendance à escamoter la complexité de la relation néfaste entre les processus et les impacts de la décentralisation et la responsabilité internationale des États à l’égard des droits humains à l’heure où les réseaux de villes, dont la CGLU, en font clairement un enjeu de droits humains.

B. Le Conseil des droits de l’homme et l’Examen périodique universel (EPU) : la réaffirmation de la responsabilité internationale primaire de l’État central

Les principes ci-dessus énoncés dans les observations générales adoptées par les OT sont généralement repris à leur compte par les États qui font rapport au Conseil des droits de l'homme en vertu de l’EPU. Malgré une occurrence modeste dans ces rapports de la notion d’autorités locales, on peut conclure que les États considèrent clairement celles-ci comme des subordonnées, sauf lorsque le droit interne invite à une autre conclusion. Seule la Suède, invoquant une forte autonomie des municipalités locales, conclut à une responsabilité partagée en matière de mise en oeuvre des obligations internationales contractées par cet État[78]. À l’autre extrême, le Canada évoquera, malgré le total silence de la constitution nationale à cet égard, un devoir de collaboration entre les différents niveaux de gouvernement. Du même souffle cependant, le Canada place sur le même pied les municipalités et les organisations de la société civile[79].

Toutefois, les États faisant rapport en vertu de la procédure de l’EPU sont prompts à invoquer les devoirs des autorités locales issus des obligations internationales contractées par l’État. De certaines formulations, on peut conclure qu’ils tentent ainsi d’échapper en partie à leur responsabilité internationale ultime. Ce mouvement de dissociation entre la responsabilité internationale de l’État et les devoirs locaux issus des obligations internationales contractées par l’État est particulièrement présent en matières sociales liées aux droits économiques et sociaux : la protection de l’enfance[80], l’assistance sociale, l’accès aux soins et à l’enseignement, la protection des mineurs demandeurs d’asile[81], la question des LGBT[82], la lutte contre les violences familiales[83]. Dans certains cas, on ira jusqu’à affirmer la responsabilité principale et territoriale de ces autorités[84].

L’examen de la compilation produite par le Haut-Commissariat aux fins de l’EPU par les troïkas confirme plusieurs des conclusions ci-dessus offertes. Ceci est logique dans la mesure où les compilations ne sont que la synthèse des examens déjà menés par les OT auxquels s’ajoutent les conclusions des experts indépendants et thématiques ou par pays désignés par le Conseil des droits de l’homme au titre des procédures spéciales[85]. Ces derniers se font particulièrement clairs lorsqu’ils insistent sur la nécessité de « coordination aussi bien entre les différentes autorités centrales qu’entre les autorités centrales et les autorités locales »[86] pour mieux garantir la jouissance des droits protégés.

Tout comme dans le cas des rapports étatiques, la compilation opérée par le Haut-Commissariat aux fins de l’EPU révèle une tendance à assigner, parfois avec un langage fort, des responsabilités aux autorités locales, et ce, indépendamment des particularités juridiques et constitutionnelles propres à l’État concerné. Encore une fois, cette assignation se révèle en fonction de préoccupations thématiques : la discrimination raciale[87], la violence, l’exploitation sexuelle à des fins commerciales et le travail des enfants[88], la situation des Roms[89], la question de l’application des normes d’accessibilité au niveau local (pour les personnes handicapées)[90], la protection de l’environnement par les entreprises[91].

Enfin, les rapports des groupes de travail menant à l’adoption en séance par le Conseil du rapport final de l’examen étatique ajoutent peu de choses à notre discussion. Ce qui peut surprendre compte tenu des récents travaux du Conseil des droits de l’homme portant sur le besoin d’un dialogue entre les autorités locales et les institutions des Nations Unies et sur les droits humains dans la ville[92].

C. La contribution de la société civile aux examens de mise en oeuvre des droits humains par les États : l’émergence d’une approche de l’« ouverture prudente »?

L’échantillonnage examiné repose sur la question suivante : la société civile, habilitée à participer à l’examen par les OT des rapports périodiques de mise en oeuvre en produisant des rapports qualifiés d’alternatifs, s’intéresse-t-elle au rôle des gouvernements municipaux et des autorités locales dans ce processus[93]? Si oui, cet intérêt est-il perceptible dans les rapports produits? Libérées des paramètres légaux du droit des traités et de ceux de la responsabilité internationale des États, la société civile propose-t-elle une ouverture envers les autorités locales comme actrices du droit international des droits humains?

L’examen de l’échantillon construit nous amène à deux types de conclusions. D’abord, la majorité des interventions portées par les rapports alternatifs affichent une remarquable orthodoxie (80 entrées). Ainsi, l’État central reste l’ultime garant du respect et de la mise en oeuvre des droits humains au plan domestique. L’acteur municipal est d’abord présenté comme une entité subsidiaire du gouvernement central, tel qu’illustré par quelques expressions récurrentes, dont notamment « all orders of Government - federal, provincial/territorial and municipal »[94] ou encore « in all spheres of public and political life, at the national, regional and local levels »[95].

Néanmoins, l’État central doit faciliter l’exercice de cette responsabilité alors qu’il reste l’ultime garant des droits humains. En ce sens :

Human rights transcend the jurisdictional divides of federal, state and local governments, yet the federal government is ultimately responsible for treaty compliance throughout and within the United States[96].

On soulignera les cas où l’État échoue à la tâche :

[t]he State has continuously failed to put in place directives that obligate local authorities to meet the needs of Traveller families with expediency and to set standard for Traveller accommodation[97].

Afin de faciliter l’exercice de cette responsabilité, au même titre que ce qu’on retrouve dans les travaux des organes de traité, il est demandé à l’État de faire notamment un effort de coordination, de mettre en place des mesures de suivi ou encore de mettre à disposition de ressources suffisantes auprès de l’acteur municipal. Par exemple, il est demandé à l’État de

[d]efining responsibilities at the local, county and national level with regard to the implementation, coordination and monitoring of the compliance with the Convention, strategies and legislation concerning the rights of the child[98].

De plus, les municipalités sont désignées, au même titre que les autres échelles de gouvernement, comme constituant une source potentielle de violation des droits garantis par les traités en cause. En effet:

[p]oor people and people of color face human rights violations by local, state, and federal governments including criminalization of poverty, racially discriminatory state violence, deprivation of the right to housing, and deprivation of other human rights[99].

L’acteur local n’a donc pas de personnalité ou de responsabilité distincte. Il partage cette dernière avec l’ensemble des acteurs de la société. Par exemple:

According to that decision, the State had to ensure the right to health of a person with disabilities even through positive acts when that person is under extreme conditions. This does not eliminate the obligations of local governments, union-controlled health insurances and private providers[100].

Ainsi, les organisations de la société civile et les OT se rejoignent lorsqu’il s’agit d’évoquer le rôle et les responsabilités des autorités locales dans la mise en oeuvre des droits humains et du droit international en la matière. La municipalité est désignée comme une source potentielle de violations des droits garantis par les traités ratifiés au même titre que d’autres échelles de gouvernement et que d’autres acteurs de la société. La responsabilité de l’État reste ultimement engagée dans l’éventualité d’une violation de la part de la municipalité. Ce n’est pas un hasard cependant si les préoccupations relatives aux droits des enfants et aux droits économiques et sociaux accordent plus d’importance au rôle, aux responsabilités et aux échecs des autorités municipales. D’une part, les observations générales et finales adoptées par le Comité des droits de l’enfant et par le Comité relatif aux droits économiques, sociaux et culturels sont plus sensibles que dans le cas d’autres comités à la problématique des autorités locales. D’autre part, les organisations de la société civile sont souvent aux premières loges et constatent la détresse des populations vulnérables là où elles vivent, s’agisse-t-il de la méta-ville, de la ville ou d’une agglomération de taille plus modeste. Elles sont ainsi mieux à même d’évaluer l’importance du gouvernement de proximité dans la mise en oeuvre des droits humains. Visiblement, leur rôle n’est toutefois pas de proposer une théorie de la ville, ou des autorités locales, comme acteurs du droit international. Leurs interventions se trouvent donc à l’étroit, coincées entre le phénomène de la décentralisation des fonctions étatiques et de l’attrition des ressources qui en découlent et celui de la montée en importance politique de la ville des droits humains.

Une seconde tendance (minoritaire) se dégage toutefois de l’échantillon constitué des interventions des organisations de la société civile auprès des organes de traités. Parce qu’elle tend à attribuer une responsabilité directe à l’acteur municipal en droit international, nous la qualifions de tendance à « l’ouverture prudente ». Cette désignation directe des autorités locales est souvent issue d’un contexte local particulier ou s’appuie sur le propos d’un organe de droits humains des Nations Unies.

La responsabilité de l’acteur municipal est engagée directement à travers l’utilisation de termes à caractère impératif qui lui sont spécifiquement adressés. On retrouve en effet l’utilisation du verbe « must », comme dans « [m]unicipalities that carry our childcare services must open them to undocumented migrants and inform migrants in general of such services »[101], ou du verbe « should », comme dans « Swedish municipalities should ensure that international human rights obligations be taken into account and adhered to at municipal level »[102]. L’acteur municipal est dans ce cas ciblé directement en cas de violation des droits garantis. À titre d’exemple, on retrouve des passages tels que « [d]uring the expropriation houses of ethnic minorities on Monueva Street in Osh, in 2011-2012 local authorities violated Article 2, Article 5 p E.3. of the International Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination »[103]. Parfois, il s’agit plutôt de soulever un échec de la part de l’acteur municipal quant à sa responsabilité de mise en oeuvre des droits humains :

The local governments have failed to take the measures necessary to guarantee women within the gypsy community in the marginalized areas equal access to public health services, medical care, social security, and cultural and educational activities on an equal footing with their peers in the cities[104].

Cette approche dite de l’ouverture prudente exprime aussi l’idéal du gouvernement de proximité. Ainsi, « [g]iven that women exercise their rights at the local level it is very important to ensure absolute implementation of the Action Plan of UNSCR 1325 in Bosnia and Herzegovina (2014-2017) at the local level »[105]. De même, « the main responsibility to extend adequate support to parents through primary social services (including services to prevent separation of the child from his or her parents) lies with local authorities »[106].

Dans la foulée des invocations de la responsabilité des autorités locales, il n’est pas rare de trouver des passages dans lesquels les organisations de la société civile se réfèrent expressément à l’évaluation par des organes des droits humains onusiens (rapporteurs spéciaux, OT, etc.). À titre d’exemple, un certain passage se réfère à la rapporteuse spéciale sur le droit au logement en mentionnant notamment que

[i]n fact the role of devolved administrations in this regard was underscored by the UN Special Rapporteur on Housing “local governments are in a position to bring forward the experiences of marginalised groups and others whose rights have not been ensured and to find solutions”[107].

Dans un autre passage, il s’agit plutôt d’une observation générale :

Taking into consideration general recommendations of the Committee on the Elimination of Racial Discrimination adopted at the XX session, which state that the list of rights specified in the article 5 of International Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination is not exhaustive we believe that local self-government organs of Osh city, by not providing information to the individuals in a language of their request, particularly in official Russian language, indirectly restrict the right to access to information on language grounds[108].

Certaines interventions issues des rapports alternatifs soumis par les organisations de la société civile découlent d’abord du contexte national. À titre d’exemple, un passage issu d’un rapport émanant d’une organisation suédoise stipule que « [a]ccording to national law on local self-government, municipalities have the responsibility as well as the discretion in implementing Sweden’s human rights obligations »[109]. Parfois, il s’agit plutôt d’illustrer l’importance du rôle des municipalités dans la dynamique de mise en oeuvre, et ce, sous le couvert d’une décision d’une instance juridique nationale :

the Court made clear that abortion cannot be criminalized when the woman becomes pregnant from rape. In the same decision, it urged local governments to take measures to eliminate restrictions on access to legally admitted abortions and to ensure health workers may properly exercise their right to conscientious objection[110].

Enfin, certains passages orphelins repérés lors de la recherche proposent une approche bottom-up de la mise en oeuvre des droits humains :

Four of the 22 Welsh local authorities, one Welsh health board and one Welsh police force have made authority-wide commitments to the Convention: this movement has grown even in the short time since the pre-sessional hearings, suggesting a ‘bottom up’ momentum from the municipalities as well as ‘top-down’ direction from the Welsh Ministers and the National Assembly for Wales[111].

Somme toute, l’approche (minoritaire) de l’ouverture prudente fait timidement – et peut-être inconsciemment – écho au mouvement politique en faveur de la reconnaissance de la ville des droits humains en blâmant directement et nommément les autorités locales en raison de violations de droits humains. L’approche dominante lorsqu’il s’agit des interventions de la société civile auprès des instances onusiennes et des OT se limite souvent à rappeler aux États leur responsabilité internationale lorsqu’il s’agit de la mise en oeuvre des traités de droits humains. Les enjeux et le besoin de coordination entre les niveaux de gouvernement ne sont que peu exploités. Encore une fois cependant, une mince ouverture se manifeste lorsqu’on privilégie une approche thématique. Sans surprise, ce sont les droits économiques et sociaux des populations vulnérables qui révèlent avec le plus d’éloquence et d’urgence le besoin de prendre en compte, au niveau international, le rôle et les responsabilités spécifiques des autorités locales. Ce faisant, cet appel implicite fait écho aux récents travaux du Conseil des droits de l’homme[112].

***

La densification des milieux urbains de toutes tailles met en évidence l’importance des gouvernements de proximité aux fins de la protection, de la promotion et de la mise en oeuvre des droits humains. Le mouvement de dévolution des responsabilités de l’État central vers le local exacerbe l'urgence de cet enjeu. Les réseaux internationaux de ville en font amplement la démonstration en mobilisant le concept de la ville des droits humains. Ce faisant, elles recherchent une autonomie d’action et des ressources résolument axées vers la réalisation des droits humains, et plus particulièrement, des droits économiques et sociaux. Habitat III (2016) en a fait la preuve. Plus encore, elles invoquent les exigences des droits humains aux fins des politiques publiques, et ce, indépendamment de la posture de l’État central en certaines matières.

Le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies l’a compris et cherche une voie de passage afin de désenclaver l’autorité locale. Dans ses récents travaux, il favorise la coordination proactive entre les niveaux de gouvernement tout en reconnaissant l’asymétrie des compétences locales selon les droits domestiques concernés. Se dessine même dans certains cas un devoir processuel – ou procédural – incombant aux autorités locales. On soulignera à titre d’exemple l’encouragement à l’analyse d’impacts selon le cadre de référence des droits humains aux fins des politiques publiques mises en oeuvre par les autorités locales.

Les organes de contrôle des traités de droits humains, pour leur part, hésitent à approfondir la problématique des relations entre l’État central et les autorités locales lorsqu’il s’agit de la responsabilité internationale des États. Dans certains cas, elles acceptent toutefois de faire écho à la posture du Conseil des droits de l’homme en encourageant une meilleure coordination et une diffusion soutenue du droit international des droits humains à tous les niveaux de l’État. L’examen de certaines violations thématiques, et qui sont intimement liées aux droits économiques et sociaux dans plusieurs cas, offre l’occasion d’un approfondissement des enjeux. Exceptionnellement, un OT soulignera le manque de ressources dont dispose un gouvernement local aux fins du respect des obligations de l’État en vertu d’un traité de droits humains. Mais, en général, cette incursion dans une problématique domestique sera oblitérée par la tendance à amalgamer toutes les autorités autres que centrales et agissantes sur le territoire national. Pis encore, certains États tenteront de se dégager de leurs responsabilités en la matière en jetant le blâme sur les autorités locales.

Il faut donc conclure à une certaine imperméabilité des organes de traités de droits humains au sein des Nations Unies au mouvement de la ville des droits humains. Vu la tendance globale à l’urbanisation des titulaires de ces droits, la ville n’a selon nous pas encore dit son dernier mot.