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Tel que l’énonçait Bertrand de Jouvenel dans les années 1970, la protection de l’environnement ne doit pas être sacrifiée à la faveur du développement économique. En ce sens, l’esprit du libre-échange, qui vise à ce que les pays travaillent ensemble pour produire et se développer tout en valorisant leurs avantages comparatifs, ne peut entraver le pouvoir réglementaire, également appelé pouvoir de police, de l’État quand il est notamment question de la santé ou de l’environnement des citoyens. Enfin, à travers l’utilisation du terme pouvoir réglementaire, l’auteur évoque le « pouvoir accordé à l’exécutif, en vertu de la constitution ou de la loi, d’édicter des mesures de portée générale[1] ».

L’affaire Metalclad Corporation c. Mexique[2] évoque une compagnie américaine qui investit dans un centre de traitement de déchets toxiques dans l’État du Mexique et qui dépose une plainte contre ce dernier, devant un tribunal arbitral. Cette affaire demeure dans la mémoire de nombreux citoyens canadiens et européens qui craignent qu’un tel scénario ne se reproduise dans leur pays, à la suite de la mise en oeuvre de récents accords méga-régionaux tels que : l’Accord économique et commercial global (AECG) (signé le 30 octobre 2016 et entré en vigueur le 21 septembre 2017, entre le Canada et l’Union européenne (UE)) et le Partenariat transpacifique[3] (PTP) (signé le 4 février 2016 et réunissant les États suivants : Australie, Brunei, Canada, Chili, Japon, Malaisie, Mexique, Nouvelle-Zélande, Pérou, Singapour, et le Viêt Nam)[4].

En l’espèce, l’investisseur américain (Metalclad) déclara que les autorités municipales mexicaines avaient refusé de lui accorder un permis d’exploitation parce que les activités qu’il comptait poursuivre présentaient un risque écologique. De plus, ce dernier affirmait devant le tribunal arbitral que ce refus constituait une forme d’expropriation indirecte allant à l’encontre de l’article 1110 de l’Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis et le gouvernement du Mexique (ALÉNA)[5].

Au sens générique, l’expropriation désigne « toute opération tendant à priver contre son gré de sa propriété un propriétaire foncier, plus généralement à dépouiller le titulaire d’un droit réel immobilier de son droit[6] ». L’expropriation peut être directe « lorsqu’un investissement est nationalisé ou qu’il fait l’objet d’une expropriation directe[7], par le biais d’un transfert officiel du titre ou d’une saisie physique pure et simple[8] ». L’expropriation est considérée indirecte lorsque la privation d’un bien (corporel ou incorporel) « résulte de l’ingérence d’un État dans l’utilisation de ce bien ou des avantages que celui-ci procure sans qu’il soit même saisi que le titre de propriété soit affecté[9] ».

Le tribunal considéra que l’investisseur avait été privé d’une partie importante de ses revenus, et que le Mexique devait indemniser l’investisseur étranger[10]. Cependant, l’État mexicain n’a pas été condamné pour expropriation indirecte, mais plutôt pour son manque de transparence envers l’investisseur[11]. En ce sens, le tribunal a tenu à rappeler que « l’obligation d’assurer la transparence est une composante du devoir de veiller à ce que les investisseurs bénéficient de la norme minimale de traitement, comme le garantit l’article 1105[12] » de l’ALÉNA. La conclusion du tribunal ne soulignait donc en aucun cas l’existence d’une expropriation indirecte, mais plutôt le fait que le Mexique avait omis « de fournir un cadre transparent et prévisible pour les besoins de la planification des activités et des investissements de Metalclad[13] ».

Il n’en demeure pas moins que cette décision fut perçue avec une certaine inquiétude notamment par les écologistes. Quelques-uns même en déduiront le début d’un questionnement systématique de la part des investisseurs, qui risquent dorénavant de se tourner régulièrement vers les tribunaux arbitraux pour contester une réglementation qui leur serait défavorable ou tout simplement pour demander une indemnisation aux États[14].

Sabrina Robert-Cuendet fait partie de ces auteurs critiques à l’égard de la notion d’expropriation indirecte. Selon ses propos, cette notion restreindrait le pouvoir de réglementation des États, notamment lorsqu’il est question de protéger l’environnement[15]. Celle-ci n’est pas la seule à avoir écrit sur la question. Il existe une littérature abondante sur le risque de « refroidissement réglementaire », occasionné par l’existence de la notion d’expropriation indirecte[16]. Des auteurs ont cherché à démontrer que le fait que certains États hésitaient à mettre en oeuvre de nouvelles réglementations était en partie dû au fait que cela pouvait donner lieu à des réclamations de la part des investisseurs étrangers. Cet essai vise donc à démontrer que les inquiétudes grandement relayées par les sceptiques de la mondialisation sont quelquefois exagérées.

Les imprécisions persistantes relatives à la notion d’expropriation indirecte peuvent légitimer le doute. Toutefois, l’existence de garde-fous ne peut être niée, tout particulièrement dans l’AECG et le PTP. Il existe effectivement de réelles avancées dans la recherche du juste équilibre entre le droit des investisseurs étrangers et celui des États à réglementer librement sur leur territoire. Ces avancées ne méritent donc pas d’être masquées par le « bruit ambiant » et les critiques acerbes adressées à ces traités innovants.

En dépit de l’entrée en vigueur de l’AECG et de la signature du PTP, la situation politique internationale actuelle et tout particulièrement la présidence de Donald Trump semblent compromettre de manière assez importante le développement d’accords méga-régionaux incluant les États-Unis. De l’autre côté de l’Atlantique, le scepticisme ambiant d’une partie des Européens quant aux bénéfices liés à l’AECG exalte certaines personnalités politiques dans leur offensive contre le libre-échange et les investissements étrangers.

De multiples arguments ont été mis en exergue par leurs détracteurs. Le plus récurrent est certainement la perte ou la diminution du pouvoir réglementaire des États. Dans un tel contexte, et à l’heure où la question environnementale est devenue incontournable, il est donc légitime de s’interroger sur ce que prévoient réellement ces accords méga-régionaux et comment ils définissent la notion d’expropriation indirecte. D’autre part, ressortent les questions à savoir quelles sont les limites que ces accords imposent à la notion d’expropriation indirecte et comment la protection de l’environnement, par les États, est-elle garantie?

Nonobstant l’existence de conflits d’intérêts soulevés par la question de l’expropriation indirecte entre le pouvoir souverain des États à réglementer sur leur territoire et la protection du droit de propriété des investisseurs étrangers, l’AECG et le PTP parviennent à instaurer un certain compromis. Ce n’est pas une révolution en soi, car les accords méga-régionaux analysés s’ajoutent à un long processus visant à délimiter la notion d’expropriation indirecte, initié par la coutume internationale.

Quelles sont les craintes soulevées par la protection contre l’expropriation indirecte et quel rôle ont joué les tribunaux d’arbitrage internationaux, en vue d’encadrer progressivement cette notion? Ils ont notamment évité que l’expropriation indirecte ne soit interprétée de façon extensive, reconnaissant et protégeant de ce fait le pouvoir réglementaire des États (I). Les États, quant à eux, se sont mobilisés pour codifier, dans les traités, les limites énoncées par les tribunaux arbitraux en matière d’expropriation indirecte. L’AECG et le PTP illustrent parfaitement ce propos, en dressant notamment la protection de l’environnement comme figure d’exception (II).

I. Les craintes soulevées par la protection contre l’expropriation indirecte et la recherche du juste équilibre des tribunaux arbitraux

Le droit international des investissements reconnaît que le pouvoir réglementaire des États fait partie de la prérogative de puissance publique et cela ne date pas d’aujourd’hui[17]. En effet, la coutume en droit international de l’investissement, bien avant que les traités ne l’expriment de façon explicite, reconnaissait aux États le droit de contrôler les investissements étrangers présents sur leur territoire. La coutume internationale avait admis qu’en l’absence d’un traité, l’État était libre d’admettre ou de refuser l’établissement d’un investisseur étranger sur son sol et que ce dernier était assujetti aux lois de l’État d’accueil[18]. De fait, la coutume internationale garantit depuis toujours le pouvoir réglementaire des États, sans que ces derniers aient à indemniser les pertes subies par les investisseurs étrangers; principe rappelé de surcroit par la Cour permanente de Justice internationale (CPJI) en 1934[19]. Enfin, il est pertinent de noter que le droit international énonce que les États d’accueil ont le droit d’exproprier des actifs et de réglementer les activités relevant de leur juridiction si leur action est guidée par « des motifs d’utilité publique, de sécurité ou d’intérêt national, reconnus comme primant les simples intérêts particuliers ou privés, tant nationaux qu’étrangers[20] ». De même, l’État jouit d’une « souveraineté permanente sur les ressources naturelles[21] » situées sur son territoire.

L’évolution du droit international de l’investissement, en faveur de la libéralisation du régime de l’admission des investissements étrangers, illustre le fait que les États préfèrent adopter des mesures qui seront généralement reconnues et acceptées par les investisseurs[22]. Les normes étatiques ne doivent pas non plus être discriminatoires et la raison qui pousse l’État à agir doit être fondée sur la bonne foi[23]. La bonne foi est donc un critère fondamental dans l’identification des cas d’expropriation indirecte. Parmi les premiers textes à vocation multilatérale qui mentionnent la bonne foi dans le cadre des investissements internationaux, figurent notamment les Directives de 1992 de la Banque mondiale. Celles-ci indiquent :

[qu’un] État ne peut exproprier ou saisir en totalité ou en partie un investissement étranger privé sur son territoire, ou prendre des mesures qui ont des effets analogues, sauf s’il agit en respectant les procédures juridiques applicables, en poursuivant, en toute bonne foi, un objectif public, sans exercer de discrimination sur la base de la nationalité et en versant, en contrepartie, une indemnisation adéquate[24].

En outre, la réglementation de l’État ne doit pas viser un seul investisseur, mais bien tout un secteur économique pour que l’action de l’État ne soit pas jugée discriminatoire. La décision arbitrale Saluka Investments BV c. République tchèque[25] traite principalement de la question de l’étendue du pouvoir de police de l’État en matière d’investissements. Dans cette affaire, le demandeur avait acquis 36 % du capital d’une des quatre plus grandes banques nationales de la République tchèque durant un processus de privatisation qui eut lieu lors de la dissolution de la Tchécoslovaquie[26]. La banque en question n’avait perçu aucune subvention publique, alors que c’était le cas pour les trois autres grandes banques[27], ce qui a conduit à la fermeture de celle-ci[28]. Comme l’explique la République tchèque, la banque en question ne s’était pas conformée à la nouvelle régulation mise en place par l’État et son inaction avait mis en danger la stabilité du système bancaire national[29]. Le tribunal conclut que la République tchèque avait agi dans le cadre de ses pouvoirs régaliens et que l’État n’avait pas à payer une indemnisation à l’investisseur. Le tribunal a également justifié l’absence de compensation financière par le fait que l’État souhaitait simplement garantir la stabilité financière de son pays, d’où la mise en place de cette nouvelle réglementation[30]. Par conséquent, l’affaire Saluka Investments BV démontre que les États ne sont pas tenus d’indemniser un investisseur étranger « [lorsqu’il]s adoptent des réglementations de bonne foi et de manière non discriminatoire pour le bien-être général[31] ». Il est donc légitime de reconnaître les avancées offertes par les tribunaux arbitraux concernant l’établissement d’une définition plus précise de l’expropriation indirecte et des limites qui en découlent. À ce propos, le tribunal arbitral déclara que le droit international de l’investissement n’avait pas encore pleinement identifié les limites de l’expropriation indirecte[32].

Il est intéressant de constater que l’expropriation indirecte a permis une certaine consolidation du droit de propriété des investisseurs étrangers (A). L’analyse des caractéristiques de l’expropriation indirecte à travers les décisions arbitrales montre encore une fois que les tribunaux arbitraux contribuent grandement à l’évolution de la notion d’expropriation indirecte, en garantissant à la fois les droits des investisseurs étrangers et celui des États à réglementer sur leur territoire (B).

A. L’expropriation indirecte comme vecteur de consolidation du droit de propriété des investisseurs?

La critique avance régulièrement le fait que l’intervention de l’État est confrontée au droit de la propriété privée des investisseurs qui, au fur et à mesure de la dérégulation et du développement du droit international de l’investissement, renforce la protection des investisseurs étrangers. Ce n’est pas faux, bien que s’en contenter sans tenir compte de tous les efforts qui ont été réalisés, notamment par les tribunaux d’arbitrages, serait une erreur d’analyse. De même, jeter l’opprobre sur tous les accords internationaux en matière d’investissement, en affirmant qu’ils ne font que renforcer le pouvoir des investisseurs étrangers sur les États, reflète une méconnaissance des faits.

Il existe de nos jours plusieurs accords internationaux en matière d’investissement, tels que l’AECG et le PTP, qui reconnaissent aux États le droit de réglementer pour protéger leur environnement. Certains auteurs et une partie de la population doutent de la finalité ou du but poursuivi par l’établissement de ces traités, d’où l’existence d’un courant sceptique à l’égard de l’AECG et du PTP, relayé avec force par les partis politiques populistes.

1. La contestation de la prérogative de puissance publique : un élément à nuancer

Il est tout à fait légitime que l’État puisse exercer son pouvoir réglementaire en matière d’investissements. Ces réglementations concernent la protection de l’environnement, à travers l’établissement, par exemple, d’espaces protégés, restreignant ou interdisant les activités économiques en ces lieux.

La doctrine des « pouvoirs de police[33] » reconnaît aux États le pouvoir de réglementer les activités sur son territoire, ce qui est bien évidemment garanti par le droit international. Cela devient problématique à partir du moment où les investisseurs étrangers obtiennent le droit de contester cette prérogative de puissance publique, à travers notamment la conclusion d’un Accord sur la promotion et la protection des investissements (APIE)[34]. Selon les propos de Julia G. Brown les APIEs auraient un impact sur la mise en oeuvre des réglementations visant à protéger l’environnement, et ce, tout particulièrement dans les pays en développement[35]. La réclamation du droit de propriété des investisseurs étrangers serait donc à l’origine de la contestation de la prérogative de puissance publique. En Europe, l’article premier du Protocole 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH)[36] dispose, en effet, que :

toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général […][37].

La question relative au droit de propriété des investisseurs a été un point de friction majeur entre les parties, lors des discussions sur le projet d’Accord multilatéral sur l’investissement[38] (AMI), élaboré dans le cadre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). En effet, l’abandon de cet accord était en partie lié à la divergence des points de vue quant à la protection offerte aux investisseurs étrangers. La déclaration du Conseil des ministres du 28 avril 1998, qui avait pour vocation de rassurer la société civile par rapport au fait que « l’AMI établira[it] des règles mutuellement bénéfiques qui n’empêche[raie]nt pas l’exercice […] des pouvoirs de réglementation des gouvernements[39] », n’a toutefois pas été perçue comme un élément convaincant. Par ailleurs, en dépit de l’existence d’un certain consensus international à l’égard de la préservation du pouvoir réglementaire des États vis-à-vis des investisseurs étrangers, l’affaire Pope & Talbot Inc. c. Gouvernement du Canada[40], souligne qu’il n’existe aucune présomption en faveur de l’exercice par l’État de son pouvoir de réglementation[41]. Dans cette décision, le tribunal déclare effectivement :

while the exercise of police powers must be analyzed with special care, the Tribunal believes that […] [r]egulations can indeed be exercised in a way that would constitute creeping expropriation [] and a blanket exception for regulatory measures would create a gaping loophole in international protections against expropriation[42].

Cependant, il existe certains cas où les « pouvoirs de police » de l’État justifient l’action du gouvernement, au détriment des intérêts de l’investisseur, comme c’est le cas de l’affaire Too c. Greater Modesto Insurance Associates[43]. De même, la sentence arbitrale Philip Morris Brands Sàrl, Philip Morris Products S.A. and Abal Hermanos S.A. c. République orientale de l’Uruguay[44] est particulièrement importante, car elle montre que le pouvoir réglementaire d’un petit pays peut être défendu par un tribunal arbitral, face à un énorme investisseur. Cette sentence énonce notamment que le traité bilatéral conclu entre la Suisse et l’Uruguay en matière de protection et de promotion des investissements n’empêche pas pour autant l’Uruguay de réglementer les produits nocifs pour la santé publique, même si Philip Morris a été préalablement admis sur le territoire en tant qu’investisseur étranger[45].

Un autre exemple légitimant la puissance publique face aux intérêts des investisseurs étrangers réside dans l’affaire Methanex Corporation c. États-Unis d’Amérique[46]. En juillet 1999, la société canadienne Methanex a informé les États-Unis de sa demande d’indemnisation d’une valeur d’un milliard de dollars canadiens pour violation du chapitre 11 de l’ALÉNA[47], du fait de l’interdiction mise en place par les autorités californiennes de l’additif pour l’essence MTBE, fabriqué par Methanex. Or, dans cette affaire, il est apparu que le tribunal arbitral voulait limiter les abus des investisseurs étrangers liés à l’ambiguïté textuelle du chapitre 11 de l’ALÉNA[48]. En effet, ce chapitre tel qu’il est rédigé permet aux investisseurs étrangers, si leurs intérêts économiques ont été lésés, de réclamer des indemnisations aux États qui ont, par exemple, mis en oeuvre une réglementation environnementale[49].

Dans l’affaire Methanex, l’entreprise canadienne a dénoncé devant le tribunal arbitral l’existence d’une expropriation indirecte, mais le tribunal ne lui a pas donné raison. En effet, bien que l’ALÉNA consolide le droit des investisseurs étrangers et les protège des réglementations arbitraires et discriminatoires des gouvernements, le tribunal a souhaité rappeler que la protection accordée aux investisseurs étrangers ne devait pas se faire au détriment du droit des États à réglementer sur leur territoire[50]. En ce sens, le tribunal arbitral a mentionné qu’il était tout à fait légitime pour un État de mettre en oeuvre des réglementations en vue de protéger son environnement[51]. Il en résulte grâce à la décision du tribunal arbitral

[qu’une] réglementation non discriminatoire à des fins d’intérêt public, qui est adoptée dans le respect de la légalité et qui affecte notamment un investisseur ou investissement étranger, ne peut pas être considérée comme donnant lieu à une expropriation et à des mesures de compensation, sauf si des engagements spécifiques avaient été pris par le gouvernement en question à l’égard de l’investisseur, précisant que le gouvernement n’aurait pas recours à une telle réglementation[52].

Il existe donc bel et bien un consensus, au sein de la communauté internationale et des arbitres internationaux, sur la légitimité des États à réglementer les activités exercées sur leur territoire. Toutefois, comme souligné par la critique, il existe parallèlement une certaine consolidation du droit de propriété des investisseurs. L’AECG et le PTP ont quant à eux codifié d’une certaine façon les avancées opérées par les décisions arbitrales, tout particulièrement, en ce qui a trait à la protection de l’environnement. Il en sera notamment question dans la deuxième partie de cette étude.

2. Quand l’effet supplante la finalité des mesures gouvernementales

Il ressort de l’analyse des décisions arbitrales qu’il est admis que ce sont davantage les impacts ou l’effet des mesures prises par les gouvernements, plutôt que leurs finalités, qui permettent de déclarer la présence d’une expropriation indirecte[53]. De fait, la mise en oeuvre de nouvelles réglementations favorisant la protection de l’environnement ne possèderait pas tant d’importance aux yeux de l’arbitre. Celui-ci va surtout se concentrer sur les effets d’une telle réglementation à l’égard des investisseurs[54]. Afin de bien comprendre la notion d’expropriation indirecte, il est donc judicieux d’analyser le critère lié à l’effet de la mesure, pour identifier ce qui est réellement protégé au niveau des investissements[55]. La propriété de l’investisseur se compose principalement de la protection de ses droits à exploiter son investissement. La notion d’investissement est en principe expressément définie dans les accords internationaux d’investissement, telle qu’aux articles 8(1) de l’AECG[56] et 9(1) du PTP[57].

L’ALÉNA, considéré comme une source d’inspiration importante pour l’AECG[58], garantit un niveau de protection élevé pour les investisseurs étrangers. L’affaire Pope & Talbot révèle que l’accès des investisseurs au marché des États-Unis constitue un « intérêt de propriété[59] » garanti par l’article 1110 de l’ALÉNA[60]. Or, en se focalisant uniquement sur les effets de la réglementation, l’affaire Metalclad illustre l’absence de prise en considération de la finalité de l’action gouvernementale, par le tribunal[61]. Cette interprétation n’est pas isolée, car dans l’affaire Tecnicas Medioambientales Tecmed SA c. Mexique[62], le tribunal a rappelé que l’intention du gouvernement était moins importante que l’impact de la réglementation sur l’investisseur[63]. Par conséquent, l’évaluation a priori des effets sur les investisseurs étrangers deviendrait un examen quasi obligatoire pour les États qui mettent en oeuvre une réglementation dédiée à la protection de l’environnement.

3. La délicate prise en compte de l’intérêt des investisseurs étrangers

Comme l’affirme Samrat Ganguly, l’intérêt des investisseurs privés est un facteur qui ne doit pas être négligé par les États lorsqu’ils décident d’entreprendre une nouvelle réglementation pour mieux protéger l’environnement[64]. Cependant, il s’avère beaucoup plus compliqué pour un État de mesurer, a priori, l’impact de ces mesures sur les profits envisagés par les investisseurs étrangers sur son territoire[65]. En outre, Julia G. Brown[66] nous fait remarquer que modifier ou élaborer de nouvelles réglementations environnementales est particulièrement compliqué, lorsque l’État doit à la fois composer avec les contraintes afférentes à l’APIE et l’impact que ces réglementations occasionneraient sur les intérêts des investisseurs étrangers[67]. L’auteure Julia G. Brown met l’accent sur la question de la réglementation en faveur de la protection de l’environnement, car c’est un domaine en constante mutation, ce qui implique l’adoption de nouvelles réglementations. Or, l’urgence dans laquelle ces réglementations sont quelques fois adoptées limiterait les États dans une prise en compte exhaustive des intérêts des investisseurs étrangers. Cela pourrait donc inciter certains États à privilégier le statu quo, plutôt que de s’exposer à un risque d’indemnisation élevé[68].

Brown déclare, par ailleurs, que toute modification qui inhiberait la capacité d’un investisseur à développer ses investissements, par exemple en ce qui a trait aux mines, expose les gouvernements au risque d’une réclamation pour expropriation indirecte[69]. La prise en compte de l’intérêt des investisseurs étrangers avant l’établissement de nouvelles réglementations environnementales peut donc se révéler particulièrement compliquée pour les États, dont certains peuvent être dissuadés de réglementer en matière de protection environnementale[70]. Toutefois, comme vu plus tôt et discuté plus loin dans le développement, il est difficile de tenir de tels propos quand en prenant conscience de l’encadrement offert par les nouveaux accords méga-régionaux en matière d’investissement vis-à-vis de l’expropriation indirecte et de la protection de l’environnement.

En somme, l’affranchissement du droit de propriété des investisseurs étrangers vis-à-vis du pouvoir réglementaire des États impose l’édification de certaines limites quant à l’interprétation extensive de la notion d’expropriation indirecte. C’est pourquoi les tribunaux arbitraux ont cherché à définir le juste équilibre entre les droits des investisseurs étrangers et ceux des États à réglementer au sein de leur territoire. Cela se matérialise principalement dans la définition des caractéristiques de l’expropriation indirecte.

B. Caractéristiques de l’expropriation indirecte

De l’étude des différentes décisions arbitrales découle une certaine difficulté pour les arbitres à distinguer les cas où la réglementation nécessite une indemnisation, de ceux où la réglementation ne nécessite pas d’indemnisation prompte et adéquate. En effet, il est remarqué, à la lumière de certaines décisions, que l’arbitre relève quelquefois le seuil de l’expropriation indirecte[71]. Néanmoins, le large pouvoir discrétionnaire alloué au tribunal arbitral nécessiterait éventuellement un meilleur encadrement, en vue d’assurer une plus grande prévisibilité et sécurité juridique. Cela s’illustre particulièrement à travers une définition claire et précise de l’expropriation indirecte et l’identification d’une liste exhaustive des critères prouvant son existence. Toutefois, il est constaté qu’il n’existe toujours pas de consensus ni dans la littérature juridique ni au sein de la communauté internationale sur la question de l’expropriation indirecte. Cette notion demeure extrêmement ambiguë, de par l’absence de règles identiques à l’échelle globale et de l’inconsistance des décisions arbitrales qui en résultent. Cette section sera donc consacrée aux caractéristiques de l’expropriation telles qu’énoncées par les décisions arbitrales et par l’OCDE.

Les dispositions de nombreux traités bilatéraux portant sur la protection des investissements se réfèrent à la notion d’expropriation indirecte. Or, bien souvent, ce sont les décisions arbitrales qui permettent de dresser les contours de cette notion. Afin d’identifier les cas d’expropriation indirecte, il est pertinent de se pencher sur la classification réalisée par l’auteur Peter D. Isakoff[72], qui énumère trois catégories, à savoir : les mesures dites équivalentes à l’expropriation, nommées « Measures Tantamount to Expropriation[73] »; les mesures dites abusives, « Regulatory Takings[74] », érigées en vue d’atteindre un but autre que ce que laisserait présager une telle réglementation; et enfin les actions du gouvernement considérées comme des expropriations rampantes : « Creeping Expropriation[75] ».

1. Mesures ayant un effet équivalent à l’expropriation : l’illustration d’un recadrage arbitral

Selon l’article 31(1) de la Convention de Vienne sur le droit des Traités[76], un accord international « doit être interprété de bonne foi[77] », en « suivant le sens ordinaire[78] » attribué en l’espèce à l’expropriation indirecte. En dépit de ce que peut exprimer la doxa, les arbitres ne privilégient donc pas forcément les intérêts des investisseurs étrangers, même s’ils souhaitent leur garantir un niveau élevé de protection[79]. Ainsi, comme le mentionne Yves Nouvel[80] :

toute mesure adoptée par l’État d’accueil, quel que soit son motif, qui prive l’investisseur étranger de l’usage, des bénéfices ou du contrôle de ses avoirs au même titre que le ferait une mesure formelle d’expropriation [devrait être considérée comme une expropriation indirecte][81].

L’absence de prise en compte de l’intention des États a été soulignée à plusieurs reprises par les tribunaux arbitraux. Par exemple, les sentences arbitrales Biloune and Marine Drive Complex Ltd c. Le Centre d’investissements du Ghana et le gouvernement du Ghana[82] et Phillips Petroleum Co. Iran c. La République islamique d’Iran et la compagnie nationale de pétrole d’Iran[83] illustrent clairement le fait qu’il n’est pas nécessaire de déterminer l’intention du gouvernement, pour affirmer le besoin d’indemniser les investisseurs en cas d’expropriation indirecte.

Dans l’affaire S.D. Myers, Inc. c. Gouvernement du Canada[84], le demandeur, c’est-à-dire l’entreprise américaine S.D. Myers Inc., s’occupe de l’élimination des déchets dangereux contenant des biphényles polychlorésel (BPC) au Canada, en les transportant jusqu’en Ohio, aux États-Unis, où se trouve son usine de traitement des déchets. Le Canada a adopté une loi qui interdit l’exportation des résidus de BPC et cette entreprise a alors vivement critiqué la nouvelle réglementation canadienne. Celle-ci constituerait selon S.D. Myers Inc. une mesure équivalente à une expropriation[85]. L’entreprise a dénoncé l’action du gouvernement canadien qui aurait outrepassé ses « pouvoirs de police[86] », pour la pénaliser. S.D. Myers Inc. a également déclaré que la réglementation mise en place par l’État canadien n’était pas appropriée[87]. Dans cette affaire, le tribunal n’a pas cédé à l’interprétation extensive défendue par le demandeur et il n’a pas reconnu le Canada coupable d’une expropriation indirecte. Le tribunal justifie sa décision pour deux raisons. Tout d’abord, la mesure n’a affecté l’investisseur que de façon temporaire. Ensuite, le gouvernement canadien n’a tiré aucun profit de la mise en oeuvre d’une telle réglementation[88]. De fait, même s’il existe des situations où la réglementation des États peut être considérée comme abusive et constituer une expropriation indirecte. Cette affaire a permis de mettre en évidence un autre cas où le tribunal arbitral érige des limites à une interprétation extensive de l’expropriation indirecte.

2. La réglementation abusive : un attribut de l’expropriation indirecte

L’affaire Link Trading c. République de Moldavie[89] illustre le cas d’un importateur de produits de consommation au sein d’une zone économique libre en Moldavie qui, pendant plusieurs années, a été exempté des droits de douane et d’impôts relatifs à l’importation de ses produits[90]. Néanmoins, une nouvelle loi contraignait désormais les clients des entreprises situées dans cette zone franche à payer des taxes pour chaque achat effectué dans cette zone[91]. C’est alors que l’entreprise Link Trading interroge le tribunal arbitral sur l’existence d’une expropriation indirecte[92]. Le tribunal arbitral a reconnu le caractère abusif d’une telle mesure et a admis l’existence d’une expropriation indirecte, parce qu’elle était discriminatoire[93]. Le caractère discriminatoire d’une réglementation constitue donc une autre limite édifiée par les tribunaux d’arbitrages internationaux.

Il ressort de cette décision que les tribunaux arbitraux portent également une attention particulière au caractère abusif des mesures prises par les gouvernements. L’abus, pour sa part, se révèle lorsque l’État a agi de manière arbitraire et discriminatoire à l’égard des personnes (physiques ou morales) touchées par ses mesures[94]. En ce sens, si les actions adoptées par les gouvernements ciblent injustement un certain nombre d’investisseurs étrangers, le tribunal arbitral retiendra très probablement l’existence d’une expropriation indirecte[95]. Cela illustre donc le rôle de garde-fous qu’exercent les tribunaux arbitraux quant à l’interprétation de l’expropriation indirecte.

3. L’expropriation rampante ou le fait d’une succession de mesures

L’expropriation indirecte ne se produit pas nécessairement à la suite d’une unique intervention de l’État, mais peut découler d’une accumulation ou d’une succession de mesures[96]. Cela signifie que l’effet cumulatif de la réglementation étatique peut soulever le cas d’une expropriation indirecte[97]. Ce type d’expropriation indirecte s’opère généralement quand l’État parvient aux mêmes fins qu’une expropriation directe, en faisant usage d’une réglementation progressive et insidieuse, lorsque ces mesures sont analysées de façon individuelle[98].

L’affaire Feldman c. Mexique[99] soulève justement la question d’une expropriation progressive. En l’espèce, l’investisseur Feldman d’origine américaine est à la tête d’un commerce de revente de cigarettes au Mexique[100]. Or, le gouvernement décide d’imposer une taxe d’accise sur les cigarettes[101]. Toutefois, sous la pression des producteurs et revendeurs nationaux de cigarettes, le gouvernement leur consent un abaissement progressif de cette taxe[102]. Le demandeur Feldman dénonce cette loi et ses amendements, et déclare que cette nouvelle réglementation constitue un cas d’expropriation rampante. Selon le demandeur, cette nouvelle réglementation fiscale aurait pour conséquence une expropriation progressive de ses activités économiques[103]. Il est intéressant de souligner que le tribunal a une nouvelle fois rejeté l’interprétation extensive du demandeur, en s’appuyant sur quatre moyens. Premièrement, il affirme que les questions commerciales ordinaires ne constituent pas une expropriation indirecte. Deuxièmement, l’ALÉNA et le droit coutumier international n’obligent en rien les États à autoriser l’importation ou l’exportation de cigarettes. Troisièmement, la réglementation en vigueur au Mexique ne garantit guère aux revendeurs de cigarettes le droit d’en exporter. Quatrièmement, le tribunal a soutenu qu’en dépit de cette nouvelle réglementation, l’investisseur Feldman a toujours gardé le contrôle de la totalité de ses investissements[104].

Pour tout ce qui précède, force est d’admettre que les tribunaux arbitraux ne jouent pas forcément le jeu des investisseurs étrangers face aux États d’accueil. D’autre part, ceux-ci limitent régulièrement les interprétations extensives de la notion d’expropriation indirecte. De même que les tribunaux d’arbitrages énoncent ou rappellent des critères objectifs, clairs et précis qui caractérisent cette notion. Or, même s’il est vrai que l’expropriation indirecte, contrairement à l’expropriation directe, est beaucoup plus complexe, celle-ci ne doit pas pour autant être considérée comme une menace permanente envers le pouvoir réglementaire des États. Les arbitres ont, d’une certaine façon, exercé un contrôle sur la consolidation du droit de propriété des investisseurs étrangers face au pouvoir réglementaire des États d’accueil. Cela prouve que l’évolution du droit international des investissements s’oriente vers un juste équilibre entre la poursuite de politiques légitimes, telle que la protection de l’environnement, et la protection des investissements étrangers. L’absence d’une définition claire et précise de l’expropriation indirecte au sein des APIEs laisse tout de même une place importante à son interprétation. D’où la nécessité d’un meilleur encadrement de cette notion dans les traités.

En somme, ce qui pose réellement problème, ce n’est pas la possibilité pour les investisseurs étrangers de revendiquer le droit à une indemnisation en cas d’expropriation indirecte, mais plutôt l’ambivalence tangible qui caractérise l’expropriation indirecte. En ce sens, le travail des arbitres a été de mettre en exergue certains aspects de l’expropriation indirecte, mais encore faut-il que celle-ci fasse l’objet d’une plus grande considération dans les APIEs, en vue d’améliorer la prévisibilité et la sécurité juridique tant pour les investisseurs étrangers que pour les États. Or, qu’en est-il de l’ambiguïté relative à la notion d’expropriation indirecte au sein de l’AECG et du PTP? Quelles solutions apportent ces deux accords méga-régionaux? C’est ce dont il sera question dans la deuxième partie de cette étude.

II. La réfutation d’une notion extensive de l’expropriation indirecte explicitée par les accords méga-régionaux

L’AECG et le PTP sont particulièrement intéressants à analyser, car ces accords mettent en lumière un certain nombre d’innovations. Tout d’abord, ils mentionnent de façon explicite le droit pour les gouvernements de réglementer dans l’intérêt général et mettent en valeur des normes plus précises et plus claires concernant la protection des investissements. Cela a pour but de restreindre l’ambivalence liée à l’expropriation indirecte et aux interprétations extensives de cette notion[105].

Dès l’énonciation du préambule, tant l’AECG que le PTP souhaitent rappeler que les États conservent leur droit d’assurer le bien-être public[106] et de poursuivre des objectifs légitimes en matière de politique environnementale[107]. Pour autant, il est légitime de se demander si les définitions de l’expropriation indirecte telles qu’énoncées dans ces traités offrent de meilleures marges de manoeuvre pour les États en matière de protection de l’environnement.

A. L’établissement de normes claires et précises : gage d’une plus grande prévisibilité juridique

Une des grandes fiertés pour les négociateurs de ces accords, c’est d’être parvenu à inscrire des normes plus claires et plus précises dans le but d’établir un meilleur cadre juridique au niveau de la protection des investissements. Cela se manifeste de plusieurs manières. Tout d’abord, ces traités énoncent de façon explicite le fait que les États ont le droit de réglementer et de poursuivre leurs objectifs légitimes de politique intérieure, telle que la protection de l’environnement. Ensuite, ces accords méga-régionaux mentionnent certaines restrictions au régime de protection des investissements étrangers, en vue de limiter les abus de procédure, d’augmenter la transparence et la prévisibilité juridique. Enfin, ces deux traités retiennent une définition restreinte de la notion d’expropriation indirecte.

1. Les innovations de l’AECG et du PTP impactant indirectement la notion d’expropriation indirecte

Les objectifs principaux de l’AECG sont d’accroître les flux commerciaux et d’investissement entre le Canada et l’UE, et de contribuer à la croissance économique, en stimulant la compétitivité extérieure des entreprises canadiennes et européennes[108]. Cet accord n’a toutefois pas vocation à instaurer un nouveau régime de protection de l’environnement de part et d’autre de l’Atlantique, mais il est bon de souligner qu’il ne néglige pas pour autant le développement durable et qu’il garantit aux États le droit de réglementer en faveur de la protection de l’environnement. D’ailleurs, son annexe II[109] indique clairement la possibilité pour les États d’adopter de nouvelles mesures, parfois plus restrictives à l’avenir[110]. C’est un geste important concédé au pouvoir réglementaire des États, surtout par rapport aux secteurs économiques sensibles ou encore vis-à-vis de l’établissement de zones protégées, même si cela défavorise les investisseurs étrangers[111]. Ainsi, « les pouvoirs publics peuvent faire usage de cette flexibilité, non seulement sur la base des lois et réglementations en vigueur, mais aussi par le biais d’éventuelles lois et réglementations futures[112] ».

Le Canada n’a signé aucun accord bilatéral comportant des obligations en matière d’investissement avec l’Australie, Brunei, le Japon, la Malaisie, la Nouvelle-Zélande, Singapour ou encore avec le Viêt Nam. De fait, le PTP permet au Canada d’obtenir de ces pays des engagements visant à libéraliser les investissements, tout en préservant le droit des gouvernements d’adopter de nouvelles réglementations dans l’intérêt public et pour protéger l’environnement[113].

Le pouvoir réglementaire des États en matière de protection de l’environnement fait effectivement l’objet d’une attention particulière au sein du PTP. L’article 9.16 de ce traité est même intégralement consacré à la relation entre « investissement et objectifs en matière d’environnement[114] ». Il indique précisément qu’aucune des dispositions du chapitre sur l’investissement « n’est interprétée de manière à empêcher une partie d’adopter, de maintenir ou d’appliquer toute mesure[115] » relative à la protection de l’environnement.

De plus, la recherche du « juste équilibre[116] » entre le respect du pouvoir réglementaire des gouvernements et la garantie d’un haut niveau de protection des investissements caractérise profondément l’AECG et le PTP. L’article 8.9 de l’AECG énonce précisément l’étendue du pouvoir réglementaire des États et exprime ce que les parties à l’accord entendent par objectifs légitimes des politiques nationales, dont la protection de l’environnement fait partie[117].

Ainsi, les précisions énoncées à la fois par l’AECG et le PTP, à l’égard du pouvoir réglementaire des États, constituent des éléments importants visant à garantir un niveau élevé de prévisibilité juridique. Les investisseurs étrangers ne peuvent désormais ignorer le fait qu’aucune indemnisation ne leur sera accordée, si la politique menée est de bonne foi et qu’elle répond à un des objectifs légitimes mentionnés. L’absence de définition du terme « l’environnement » est tout de même regrettable. Qu’est-ce que cela comprend? Est-ce la protection de « la vie des personnes et des animaux ou [...] la préservation des végétaux[118] » ou encore « la préservation des ressources naturelles épuisables biologiques ou non biologiques[119] »? Seuls les tribunaux pourront donc trancher la question, ce qui laisse place à une nouvelle incertitude.

Lorsque mis en comparaison avec le PTP, c’est tout de même l’AECG qui va le plus loin dans l’expression des garanties du pouvoir réglementaire des États. Cet accord mentionne effectivement qu’une réglementation ayant des effets défavorables sur un investissement, comprenant également les attentes de l’investisseur étranger en matière de profits générés, ne constitue pas une violation des engagements de l’État vis-à-vis de l’accord[120]. De la même manière, ce traité souligne que les gouvernements peuvent modifier leurs lois, même si cela « affecte les anticipations des investisseurs en termes de bénéfices[121] ». Enfin, il est entendu qu’aucune des dispositions énoncées dans l’AECG n’empêcherait « une Partie de mettre fin à l’octroi d’une subvention ou de demander son remboursement lorsqu’une telle mesure est nécessaire pour se conformer aux obligations internationales[122] ». Ce pourrait être le cas notamment d’un arrêt ou d’une diminution des subventions à l’égard de l’industrie des énergies fossiles, pour lutter contre le réchauffement climatique.

Par ailleurs, que l’AECG et le PTP vont encore plus loin dans les restrictions pour limiter notamment la multiplication des recours entre un investisseur et un État. En effet, il est important de préciser que pour se voir reconnaître la qualité d’investisseur, il est nécessaire de mener une « activité commerciale réelle sur le territoire de l’une des parties[123] » ou dans le cadre du PTP : « une activité commerciale substantielle sur le territoire de toute Partie[124] ». Là encore, les similitudes entre les deux traités sont tangibles. Par conséquent, la protection allouée aux investisseurs ne peut être accordée que lorsque l’investisseur a engagé en acte des ressources substantielles dans l’État d’accueil, et non lorsqu’il prévoit seulement de le faire[125]. De plus, l’article 8.7(4) révèle que l’AECG n’autorise point les investisseurs à « importer » et utiliser des dispositions procédurales issues d’autres accords, tels que ceux conclus par des États membres de l’UE avec des États tiers[126]. Le PTP est également assez précis quant au droit applicable en cas de règlement des différends[127]. Il est tout de même admis que si les règles de droit ne sont pas précisées dans l’accord d’investissement, le tribunal appliquera le droit du défendeur et les règles de droit international[128].

L’article 8.18 de l’AECG concerne le champ d’application d’un règlement des différends entre un investisseur et un État[129]. Il précise que « seuls des problèmes spécifiques peuvent être soumis dans le cadre d’un règlement des différends[130] ». De fait, ce sont uniquement les recours concernant à la fois le traitement non discriminatoire[131] et la protection des investissements[132] qui peuvent faire l’objet d’un règlement des différends entre un investisseur et un État[133]. Toute autre disposition telle que le refus d’admission d’un investisseur étranger « ne peut être contesté[e] que par l’UE et le Canada, et non par les investisseurs[134] ». Enfin, les investisseurs ne peuvent déposer une plainte devant le tribunal, si « l’investissement a été effectué à la suite de déclarations frauduleuses, de dissimulation, de corruption ou d’une conduite équivalant à un abus de procédure[135] ». Ainsi, en dépit de nombreuses critiques, l’AECG est loin d’être un accord permissif et se contente de faire respecter les « dispositions de protection des investissements qui consacrent des principes fondamentaux[136] ».

Le PTP impose également des restrictions aux recours abusifs et exige que le demandeur et le défendeur cherchent d’abord « à résoudre le différend par la consultation et la négociation[137] ». En ce sens, il privilégie le « recours à des procédures non contraignantes faisant intervenir un tiers[138] », tel que la conciliation et la médiation. L’arbitrage représente quant à lui l’ultime recours possible[139].

Il n’est donc « pas possible de recourir au mécanisme de règlement des différends en matière d’investissements simplement parce qu’une action a des répercussions sur les bénéfices des investisseurs[140] ». Il semble pertinent d’illustrer le fait que le PTP et l’AECG réfutent à travers différents moyens la possibilité pour les investisseurs d’exposer les États à un certain nombre de recours. En effet, il existe plusieurs arguments contredisant l’éventuel « regulatory chill effect » qu’occasionneraient ces accords méga-régionaux, en matière de protection environnementale.

En définitive, ces deux traités réaffirment à la suite des décisions arbitrales analysées dans la première partie de l’étude que le pouvoir réglementaire des États demeure un principe et non une exception en matière d’investissement international. Cela devrait donc apporter un certain nombre de réponses aux critiques dont ces accords font l’objet. Or, qu’en est-il plus précisément de la notion d’expropriation indirecte?

2. Les définitions de l’expropriation indirecte dans l’AECG et le PTP : l’illustration de très grandes similitudes

Force est de constater que les Parties à l’AECG et au PTP ont également fait l’effort d’établir des définitions claires et précises vis-à-vis de l’expropriation indirecte. Tout d’abord, au sein de l’AECG, c’est l’article 8.12 qui énonce l’interdiction pour les Parties d’exproprier un investissement, sauf si cela s’effectue pour des raisons « d’intérêt public, en conformité avec la loi, de manière non discriminatoire et moyennant le paiement d’une indemnité prompte, adéquate et effective[141] ». Ce sont bien entendu des éléments cumulatifs. En outre, cet article renvoie à une interprétation approfondie, située à l’annexe 8-A et c’est précisément au sein de cette annexe que l’AECG différencie les cas d’expropriation directe et indirecte[142].

Donc, l’expropriation indirecte se produit seulement dans les cas où l’investisseur est privé substantiellement de ses droits fondamentaux de propriété associés à son investissement, y compris lorsqu’il est privé de son « droit d’user, de jouir et de disposer de son investissement[143] ». Par ailleurs, l’annexe 8-A ne se limite pas à une simple définition de l’expropriation indirecte, car elle donne des instructions claires au tribunal et mentionne très précisément, mais de manière non exhaustive, les éléments à prendre en compte. Il sera notamment question de ces éléments dans la section de l’étude qui traite de l’application du Penn Central Test. Cependant, dans les cas où la réglementation en question porterait sur l’environnement, l’expropriation indirecte ne pourrait plus être démontrée, car le but poursuivi légitimerait l’action du gouvernement.

Les normes visant la protection de l’environnement ne constituent guère, selon l’AECG, une expropriation indirecte, sauf dans des circonstances exceptionnelles, c’est-à-dire, lorsque ces mesures sont manifestement excessives au regard des objectifs poursuivis par le gouvernement[144]. Également, l’effet défavorable sur la valeur économique d’un investissement ne suffit point pour demander une indemnisation à l’État.

L’article 9.8 du PTP, tout comme l’article 8.12 de l’AECG énonce l’interdiction générale d’exproprier un investissement que ce soit de façon directe ou indirecte, sauf si cela s’opère à des fins publiques, de manière non discriminatoire, et que la réglementation se réalise dans le respect de la loi et moyennant une indemnisation prompte, adéquate et effective[145]. Là aussi, il s’agit d’éléments cumulatifs. En outre, l’article 9.8 du PTP est rédigé quasiment dans les mêmes termes que l’article 8.9 de l’AECG, notamment en ce qui a trait à la décision d’une Partie de ne pas accorder, renouveler ou maintenir une subvention ou une contribution[146].

L’autre grande similitude entre le PTP et l’AECG réside dans le fait que l’expropriation indirecte est définie plus précisément en annexe, notamment au sein de l’annexe 9-B du PTP[147]. C’est à ce niveau qu’est définie l’expropriation indirecte, presque de manière identique dans les deux traités. Le PTP définit, par exemple, l’expropriation indirecte telles une action ou une série d’actions d’une Partie ayant un effet qui équivaut à l’expropriation directe, « sans transfert formel de titre ou saisie pure et simple[148] ». Par ailleurs, le PTP au niveau de l’annexe 9-B(3)a), comme l’AECG, établit la marche à suivre pour le tribunal arbitral, lorsqu’il s’agit d’examiner l’existence d’une expropriation indirecte, et ce, en des termes similaires[149].

Au demeurant, les seules différences notables entre le PTP et l’AECG au niveau de la définition de l’expropriation indirecte sont d’une part dans la prise en compte de la durée de la mesure et d’autre part vis-à-vis du contrôle de proportionnalité, ces deux éléments étant énoncés par l’AECG et absents du PTP[150]. En revanche, ces deux traités rappellent que la protection de l’environnement constitue une exception à l’expropriation indirecte[151]. Étant donné l’ambivalence relative à la notion d’expropriation indirecte, l’octroi d’une définition claire et précise restreint l’interprétation extensive de cette notion. Force est donc d’admettre que l’AECG et le PTP codifient et limitent l’étendue de la notion d’expropriation indirecte en se basant sur la pratique arbitrale, tout en allant plus loin que cette dernière, notamment en matière de protection de l’environnement.

B. Définitions claires et précises en matière d’expropriation indirecte : une réelle avancée?

Comme il en a été question, les dispositions relatives à l’expropriation indirecte apportent un meilleur encadrement à l’égard des réclamations qui peuvent être faites contre les États, et ce, de façon beaucoup plus significative que dans la majorité des traités existants en matière d’investissement[152]. Même si ces dispositions restreignent l’étendue de l’expropriation indirecte, il n’en demeure pas moins que le tribunal conserve toujours un large pouvoir d’appréciation. C’est donc une évolution qui mérite d’être nuancée. Il serait alors judicieux d’approfondir davantage la question de la réduction du pouvoir discrétionnaire du juge ou de l’arbitre que ce soit au niveau de l’AECG ou du PTP, ou éventuellement au niveau du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI)[153] entre les États-Unis et l’UE, si toutefois les négociations survivent à la présidence Trump. La chancelière allemande Angela Merkel a d’ailleurs déclaré lors de la dernière visite de Barack Obama en Europe en tant que président des États-Unis, que l’accord de libre-échange TIIP ne pouvait être conclu en l’état, « alors que l’élection de Donald Trump laisse présager une politique commerciale protectionniste[154] ».

Les apports de l’AECG et du PTP en matière d’expropriation indirecte méritent d’être nuancés, du fait de plusieurs facteurs. Tout d’abord, l’utilisation du terme « bonne foi[155] », employé à mainte reprise dans la section ou le chapitre consacré à l’investissement de l’AECG ou du PTP et qui prouve en quelque sorte la licéité et la légitimité d’une nouvelle réglementation, laisse toujours la voie à l’interprétation. Ensuite, l’application du Penn Central Test met en valeur certaines limites. Enfin, il s’avère que le contrôle de proportionnalité, nécessaire dans certaines circonstances au sein de l’AECG, souligne la persistance de zones d’ombre et renforce finalement le pouvoir discrétionnaire du tribunal.

1. « La bonne foi » : un vecteur de licéité et de légitimité sujet à interprétation

La question de la cohabitation entre la protection des investissements et le pouvoir réglementaire des États n’est pas forcément développée au sein des traités internationaux sur les investissements[156]. Comme il en a été fait mention dans la première partie de cette étude, à travers les différentes sentences arbitrales et particulièrement celles relatives à l’ALÉNA, ces dispositions donnent aux tribunaux un pouvoir discrétionnaire important[157]. Par conséquent, il est difficile de déterminer les critères d’évaluation utilisés par un tribunal pour approuver ou rejeter l’indemnisation de l’investisseur lésé.

Il faut néanmoins reconnaître que ces dernières années, plusieurs tribunaux d’investissement ont montré une grande réceptivité au droit des États de réglementer en faveur de la santé publique ou de la protection de l’environnement[158]. En cela, il est pertinent de citer, notamment, les sentences relatives aux lois australiennes et uruguayennes de lutte antitabac, ou encore celle concernant la décision de l’Allemagne d’éliminer progressivement l’utilisation du nucléaire[159].

Afin de lutter contre l’ambivalence liée à la notion d’expropriation indirecte, les parties à l’AECG et au PTP ont démontré leur attachement à la sauvegarde du pouvoir réglementaire des États pour la promotion du bien-être public[160]. Cependant, ces dispositions continuent d’accorder tant au niveau de l’AECG que du PTP, un large pouvoir discrétionnaire aux tribunaux de par l’utilisation d’un langage évasif tel que : « un cas d’arbitraire manifeste[161] », « rares circonstances[162] », « semblent manifestement excessives[163] » et « nécessaire[164] ».

Selon le droit international coutumier, une expropriation est licite dans le cas où elle est réalisée dans un but public, si elle n’est pas arbitraire ni discriminatoire, si elle respecte les principes d’une procédure régulière et enfin si elle indemnise l’investisseur de façon prompte et adéquate[165]. La doctrine coutumière des pouvoirs de police comme vue supra dans la première partie, autorise les États à réglementer ou à prendre d’autres mesures affectant de manière significative un investissement, sans que celle-ci soit considérée comme une expropriation indirecte. C’est le cas notamment, lorsque l’État poursuit un objectif légitime d’intérêt public[166]. En principe, l’État n’a donc pas « obligation d’indemniser l’investisseur dont les intérêts ont été lésés à raison de l’édiction d’une législation ou d’une réglementation d’utilité publique[167] ».

Il semble que la définition d’un objectif légitime d’intérêt public ne demeure point à l’abri des interprétations du tribunal. Dans le cadre du PTP, le chapitre sur l’investissement ne propose aucune énumération exhaustive en ce qui concerne l’objectif légitime d’intérêt public et se contente d’une illustration chétive au sein de l’annexe 9-B : « par exemple en matière de santé publique, de sécurité ou d’environnement[168] ». L’AECG ne propose pas non plus de liste exhaustive, même si les exemples qu’il énonce sont un peu plus élaborés. L’énumération de ces exemples se trouve à l’article 8.9(1) de l’AECG et regroupe la protection de la santé publique, la sécurité, l’environnement, la moralité publique, la protection sociale et des consommateurs, et enfin la promotion et la protection de la diversité culturelle[169].

Les éléments à prendre en considération par les tribunaux pour déterminer le fondement d’une expropriation indirecte s’inspirent vraisemblablement de l’US BIT Model de 2004[170] (mis à jour en 2012), en ce qui concerne le PTP, et du Modèle canadien des traités bilatéraux d’investissement de 2004[171] (Modèle canadien des TBI), en ce qui concerne l’AECG[172]. En effet, tous ces textes sont sensiblement identiques, du moins en ce qui concerne l’expropriation[173]. Par exemple, ces deux traités obligent les tribunaux à entreprendre une étude approfondie au cas par cas, en tenant compte des mêmes éléments[174]. En ce sens, comme le soulignent les professeurs Gilbert Gagné[175] et Jean-Frédéric Morin[176], il existe une certaine convergence des modèles relatifs à la protection des investissements à l’échelle internationale et plus particulièrement au niveau de l’expropriation indirecte[177]. Il est constaté que le modèle des traités bilatéraux d’investissement (TBI) des États-Unis propose la même formulation que le PTP vis-à-vis de l’énumération des objectifs légitimes d’intérêt public[178].

Ces critères découlent d’une fameuse affaire américaine : Penn Central Transportation Co. c. New York City[179], où il était question du maintien du patrimoine culturel et architectural de la ville de New York. Le Penn Central Test apporte davantage de précision, mais là encore, la bonne foi du gouvernement semble jouer un rôle important dans la prise de décision du tribunal. Force est donc de constater que ce critère demeure relativement subjectif, au même titre que le contrôle de proportionnalité tel qu’énoncé dans l’AECG.

2. L’application du Penn Central Test : l’illustration d’imprécisions persistantes

En vertu de la Loi sur la préservation des sites historiques de New York, dite loi Landmarks, qui a été promulguée pour protéger les sites historiques et les quartiers de la ville, face à des investisseurs qui souhaitent détruire ou modifier fondamentalement leur apparence, la ville de New York s’est dotée d’une nouvelle réglementation permettant de désigner un immeuble comme un « édifice historique[180] » ou une zone comme étant un « quartier historique[181] ». Le propriétaire du bâtiment désigné devra préserver l’esthétique originale de son bâtiment et l’entretenir en l’état. De plus, avant toute construction ou réhabilitation impliquant l’esthétique de l’édifice, le propriétaire devra obtenir l’approbation de la Commission responsable de faire respecter cette loi[182].

Dans l’affaire de la Penn Central Transportation Co., la société du même nom (Penn Central), propriétaire de la gare ferroviaire new-yorkaise Grand Central Terminal, qui fut désignée comme étant un bâtiment historique, s’est opposée à cette décision municipale[183]. Or, la société Penn Central a conclu un bail avec UGP Properties qui devait construire une tour de bureaux au-dessus de la gare[184]. Ce projet a été rejeté par la Commission, car il allait complètement modifier l’apparence du bâtiment et détruire les caractéristiques historiques de la gare. Penn Central a donc intenté une action devant le tribunal de l’État de New York, en faisant valoir que l’application de la loi Landmarks l’avait privé de la jouissance de sa propriété, sans aucune compensation financière[185]. La Cour d’appel de New York a conclu, en deuxième instance, qu’il n’y avait pas eu de privation de propriété, puisque la loi Landmarks n’avait nullement transféré le contrôle de la propriété à la ville de New York, mais qu’elle avait simplement limité l’exploitation du droit de propriété de l’appelant[186]. La Cour d’appel a par ailleurs déclaré qu’en dépit de cette réglementation la société Penn Central pouvait continuer de jouir de son droit de propriété, car la loi n’avait aucune incidence sur l’utilisation de la gare et qu’il n’avait point été démontré que l’appelant ne pouvait pas obtenir un rendement raisonnable de ses investissements[187]. Par l’entremise de cette affaire, le juge de la Cour d’appel de New York a dressé un certain nombre de critères permettant de vérifier l’existence d’une expropriation indirecte. Premièrement, le tribunal doit vérifier l’impact économique sur la propriété[188]. Deuxièmement, celui-ci doit tenir compte de l’interférence de la réglementation sur les attentes de l’investisseur[189]. Troisièmement, le tribunal doit déterminer le caractère de l’action gouvernementale[190]. Ce sont des critères assez vagues qui pourraient être à l’origine d’incertitudes. Que prévoient donc l’AECG et le PTP, sachant que le Penn Central Test porte uniquement sur le droit américain et ne justifie en rien son application par analogie au droit international de l’investissement?

La définition de l’expropriation indirecte au sein de l’AECG et du PTP s’est fortement inspirée du modèle nord-américain qui énonce les critères d’évaluation devant être opérés par le tribunal, à quelques nuances près. En effet, l’AECG oblige les tribunaux à tenir compte de la durée de la mesure pour déterminer son incidence sur l’investisseur étranger[191]. Les dispositions de cet accord renvoient également à l’objet, au contexte et à l’intention de la mesure[192]. De plus, les dispositions de l’annexe 8A(2)(c) de l’AECG et de l’annexe 9-B(3)a)ii) exigent que soit évaluée « l’étendue de l’atteinte portée par la mesure ou la série de mesures en cause aux attentes spécifiques[193] » à l’égard « des attentes distinctes et raisonnables sous-tendant l’investissement[194] ». Néanmoins, comment délimiter les attentes spécifiques et raisonnables qui sous-tendent l’investissement, si ce n’est dans le fait de se référer aux témoignages de l’investisseur étranger?

Rédigés de cette façon, l’AECG et le PTP laissent volontairement la possibilité que les attentes subjectives du demandeur soient pertinentes pour déterminer si une expropriation a eu lieu[195]. À ce niveau, il faut admettre que ces deux traités laissent la part belle au bon discernement du tribunal. De fait, tel que l’affirme Caroline Henckels[196], il serait particulièrement judicieux de penser à la possibilité de mettre en oeuvre une assurance gouvernementale, laquelle exigerait par exemple que les investisseurs étrangers indiquent de façon écrite et avant tout engagement de leur part, les attentes et les objectifs qu’ils possèdent à l’égard de leur investissement[197]. Ce serait une sorte d’engagement contractuel entre un investisseur étranger et un État d’accueil. Il faudrait également que cet engagement contractuel ait un caractère contraignant. En somme, l’examen au cas par cas ne diminue aucunement l’imprévisibilité juridique qui découle du Penn Central Test[198].

En comparant l’AECG, le PTP et le PTCI, il est possible de remarquer que c’est l’AECG qui définit le plus précisément l’examen auquel doit se livrer le tribunal, pour identifier l’existence d’une expropriation indirecte[199]. Si sont comparés les articles et les annexes qui définissent l’expropriation indirecte du PTP[200], de l’AECG et du PTCI[201], il est possible de constater que le PTP ne prend pas en compte la durée d’application des réglementations mises en cause dans le cadre d’un règlement des différends entre un investisseur et un État ni n’exige le recours à un contrôle de proportionnalité comme le mentionne l’AECG[202]. Alors que le PTCI ne précise pas que l’interférence causée par une nouvelle réglementation à l’égard des attentes d’un investisseur, y compris au niveau des profits, ne constitue pas en soi, une expropriation indirecte, l’AECG et le PTP l’indiquent clairement. Néanmoins, les autres critères énoncés dans l’AECG à l’annexe 8-A(2) affirmant notamment la nécessité d’effectuer un examen approfondi et en procédant à une évaluation « au cas par cas[203] », font également partie des critères d’évaluation de l’expropriation indirecte tant au niveau du PTP, que du PTCI[204]. Il en est de même lorsqu’il s’agit de vérifier l’impact économique de la mesure, la durée de celle-ci, l’étendue de l’atteinte portée par la mesure et la nature de cette dernière[205], ainsi que les exceptions relatives aux objectifs légitimes de politique.

En somme, bien que l’AECG fasse partie des accords qui délimitent le mieux le pouvoir discrétionnaire du tribunal, les zones d’ombres qui persistent démontrent que ces considérations ne sont pas exhaustives et qu’il est nécessaire d’approfondir davantage la délimitation et la clarté de la définition de ce qu’une expropriation indirecte représente. D’autre part, il serait également utile d’orienter les tribunaux quant à l’importance à donner à ces facteurs d’évaluation[206]. Or, quels sont aujourd’hui les liens véritables qui astreignent le tribunal à aller dans le sens de l’évolution du droit international coutumier en matière d’expropriation[207]?

3. Quand le contrôle de proportionnalité de l’AECG met en exergue des zones d’ombre

Le cas où dans de « rares circonstances[208] » les mesures prises par le gouvernement constituent une expropriation indirecte, en dépit du fait qu’elles ne soient pas discriminatoires et qu’elles poursuivent des « objectifs légitimes de bien-être public[209] », est particulièrement riche de sens. En effet, les dispositions de l’AECG exigent dans de telles circonstances que le juge effectue un contrôle de proportionnalité, reflétant certaines similarités avec d’autres traités d’investissement conclus récemment[210]. Toutefois, à quoi se réfèrent les termes : « rares circonstances » et « si grave au regard de leur but » inscrit à l’annexe 8-A(3) de l’AECG[211]?

Cette formulation suggère que le tribunal juge de l’importance de l’objectif poursuivi par le gouvernement, lors de la mise en oeuvre de la réglementation en question. Cela ne revient-il pas finalement à demander au tribunal d’effectuer un jugement de valeur[212]? L’AECG ne donne aucune précision, ni sur les questions que doit se poser le tribunal pour effectuer son contrôle de proportionnalité ni sur la méthodologie à employer pour juger objectivement des intérêts des Parties[213]. En comparaison avec les tribunaux administratifs nationaux, lesquels en l’absence de critères clairs et précis se réfèrent à la jurisprudence, il est possible de constater qu’il existe, en droit international des investissements, un ensemble de décisions qui ne contraignent nullement les arbitres.

Le terme « manifestement » apparaissant dans l’annexe 8-A(3) de l’AECG suggère tout de même que le seuil de violation du droit des investisseurs soit suffisamment élevé pour constater la présence d’une expropriation indirecte[214], même s’il ne matérialise aucunement la manière dont les tribunaux devraient l’appliquer. Pour remédier à cette zone grise, certains États d’Afrique de l’Est et du Sud[215], ainsi que certains pays d’Asie[216], regroupés au sein d’un accord économique global[217], ont opté pour la simplicité. Ils ont effectivement décidé qu’en dépit des circonstances qui peuvent survenir, toutes les mesures réglementaires non discriminatoires conçues et appliquées pour atteindre des objectifs légitimes de politiques publiques ne constituent pas une expropriation indirecte[218].

Plusieurs autres accords commerciaux comprenant un chapitre sur les investissements indiquent également que les réglementations non discriminatoires et mises en oeuvre de bonne foi dans le but de protéger l’environnement, ne constituent pas une expropriation indirecte. À l’heure actuelle, pas moins d’une cinquantaine d’accords commerciaux à travers le monde référencés par la Chaire de recherche du Canada en économie politique internationale (ci-après Chaire) sont dénombrés[219], principalement des accords bilatéraux à l’image de l’Accord de libre-échange entre la Colombie et Israël[220]. Celui-ci indique explicitement que la protection de l’environnement constitue une exception à l’expropriation indirecte. Toutefois, il faut souligner une certaine timidité dans l’expression utilisée, certainement pour ne pas « fermer de portes ». C’est pourquoi est présente dans le PTP[221] et l’AECG[222] la possibilité que malgré tout, bien que la réglementation soit légitime et non discriminatoire, elle puisse tout de même soulever dans certaines circonstances, un cas d’expropriation indirecte. Dans l’Accord de libre-échange entre la Colombie et Israël, ce refus catégorique d’imposer la protection environnementale, comme limite absolue à l’expropriation indirecte, est exprimé de manière distincte avec l’usage des termes « ne constitue pas nécessairement[223] ». Il existe tout de même quelques rares exceptions au sein des traités référencés par ladite Chaire.

Quelques accords se distinguent effectivement, en indiquant formellement que toute réglementation non discriminatoire en vue de protéger l’environnement ne constitue guère une expropriation indirecte, et ce, quelles que soient les circonstances[224]. Ces exceptions s’illustrent dans les traités suivants : Agreement Establishing The Asean-Australia-New Zealand Free Trade Area, Malaysia-Australia Free Trade Agreement, Comprehensive Economic Cooperation Agreement Between The Government of Malaysia and The Government of The Republic of India[225], Free Trade Agreement Between New Zealand and The Republic of Korea[226]. Ils instaurent la protection de l’environnement comme limite à laquelle l’expropriation indirecte ne peut déroger. Nonobstant ces quelques exceptions, la protection de l’environnement peine encore à s’afficher comme limite absolue de l’expropriation indirecte, au sein des traités.

En définitive, l’AECG et le PTP énoncent des règles claires et précises au niveau de l’expropriation indirecte qui limitent les interprétations extensives de la notion d’expropriation indirecte. Cependant, il existe encore certaines failles que les parties à l’accord pourraient combler dans les années à venir, afin de garantir de meilleures marges de manoeuvre pour les États, en vue de protéger leur environnement.

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En conclusion, l’expropriation indirecte est une notion complexe. Tout d’abord, elle soulève la question de l’interprétation qui en est faite, et donc de la définition que lui donne le droit international de l’investissement. La définition de plus en plus précise qui lui est réservée est en partie due au travail des tribunaux chargés du règlement des différends investisseur-État, et grâce à l’initiative des États eux-mêmes. L’AECG et le PTP illustrent parfaitement la volonté des États d’offrir un meilleur encadrement de l’expropriation indirecte, en vue d’établir un juste équilibre entre les intérêts des investisseurs étrangers et ceux des États d’accueil.

L’identification d’une expropriation indirecte a posé un certain nombre de problèmes en droit international, puisque cette notion peut impliquer « une obligation de compensation financière de l’investisseur à la charge de l’État[227] ». Or, les approches centrées exclusivement, soit sur l’impact de la réglementation à l’égard de la propriété des investisseurs, soit sur les caractères de la mesure, ne sont guère satisfaisantes[228]. En effet, pour identifier l’existence d’une expropriation indirecte plusieurs paramètres entrent en ligne de compte et doivent être analysés comme un ensemble. L’impact sur la propriété de l’investisseur et les caractères de la mesure étatique doivent être confrontés, afin de juger si l’atteinte portée à l’investisseur doit faire l’objet d’une compensation[229].

[Un] État ne peut être tenu responsable pour une atteinte normale à la propriété de l’investisseur étranger, étant entendu que cette qualification dépend du rapprochement entre l’atteinte portée à la propriété et l’objectif de la norme étatique qui l’a provoqué[230].

Encore faut-il que l’objectif de la norme soit licite en droit international[231]. Par conséquent, une évaluation qualitative doit s’accompagner de l’examen quantitatif visant notamment à déterminer l’atteinte portée à l’investisseur étranger[232]. Tel que le souligne Arnaud de Nanteuil : « tout dépendra de l’objectif poursuivi par la mesure, et des sacrifices en termes d’atteinte au droit de propriété et/ou à l’investissement qui sont nécessaires pour atteindre cet objectif[233] ». L’AECG et le PTP mentionnent de façon explicite qu’une mesure légitime de politique telle que la protection de l’environnement ne devrait pas entrainer de compensation financière, sauf dans des circonstances exceptionnelles.

Cette étude a mis en valeur le fait que les tribunaux arbitraux ne jouent pas forcément le jeu des investisseurs étrangers face aux États d’accueil, car « le droit de l’expropriation indirecte est un régime qui porte en lui-même[234] » la sauvegarde du pouvoir réglementaire des États et la garantie des droits des investisseurs étrangers[235]. Les tribunaux limitent régulièrement les tentations des investisseurs étrangers à interpréter de manière extensive, et à leur profit, la notion d’expropriation indirecte. Cela prouve que l’évolution du droit international des investissements s’orienterait vers un juste équilibre entre la poursuite de politiques légitimes et la protection des investissements étrangers.

Il est pertinent de souligner la précision et la clarté des clauses relatives à l’expropriation indirecte, présentes au sein de l’AECG et du PTP, bien qu’il reste encore un certain nombre d’améliorations possibles, à apporter. Toutefois, les précisions énoncées à la fois par l’AECG et le PTP permettent de garantir un niveau élevé de prévisibilité juridique.

Les seules différences notables entre le PTP et l’AECG au niveau de la définition de l’expropriation indirecte, demeurent d’une part dans la prise en compte de la durée de la mesure, et d’autre part, concernent le contrôle de proportionnalité, tous deux effectivement énoncés par l’AECG et notablement absents du PTP. En revanche, ces deux traités rappellent que la protection de l’environnement constitue une exception à l’expropriation indirecte[236].

Pour répondre à la problématique de ce travail de recherche, il est donc possible d’affirmer que l’AECG et le PTP ne restreignent nullement le pouvoir réglementaire des États en matière de protection de l’environnement. Bien au contraire, celui-ci est garanti dans les clauses relatives à l’expropriation indirecte. D’autre part, ces accords n’ouvrent pas non plus la voie à davantage de réclamations de la part des investisseurs étrangers, contre les États qui démontreraient une exigence plus élevée en matière de protection de l’environnement.

Nonobstant ces aspects prometteurs et rassurants pour l’opinion publique, il est utile de s’interroger sur le devenir de l’AECG et du PTP. En dépit de l’application partielle de l’AECG, concernant uniquement les éléments appartenant à la compétence exclusive de l’UE et le retrait des États-Unis du PTP, il paraît clair de se ranger derrière Jules Renard, lequel déclarait, non sans une certaine audace, que « le projet est le brouillon de l’avenir. Parfois, il faut à l’avenir des centaines de brouillons[237] ».

Plusieurs éléments devraient tout de même servir de leçon en cas d’échec. Tout d’abord, un accord trop ambitieux, tant au niveau des mesures envisagées que de son champ d’application, peut conduire ce dernier dans l’impasse. Ensuite, les disparités entre les Parties peuvent jouer en défaveur d’un accord multilatéral sur les investissements. Enfin, il s’avère pertinent de tenir compte des critiques adressées à l’égard de l’AECG et du PTP, en vue notamment d’améliorer la définition de l’expropriation indirecte. Malheureusement, les questions ne sont bien souvent posées que d’un point de vue technique, comme si les termes du débat n’illustraient pas un conflit d’intérêts intrinsèque à la libéralisation des flux commerciaux et d’investissements, et qu’il suffisait d’être pragmatique et rationnel pour réaliser une bonne politique.

Pourtant, il s’avère que le conflit d’intérêts est au centre de la vie en société. Afin de maintenir une certaine cohésion sociale, il semblerait donc important que les accords méga-régionaux soient approuvés socialement par une majorité de la population. Or, qu’en est-il de la représentation de la société civile ou de la participation démocratique, lors des négociations de ces accords? La protection de l’environnement et de l’investissement dépasse bien évidemment la simple question des bénéfices et des pertes pour les investisseurs, et correspond davantage à un projet sociétal.

Au demeurant, le droit de l’expropriation indirecte soulève des questions relatives aux conflits d’intérêts qui sollicitent des réponses beaucoup plus larges que celles proposées par cette étude. Toutefois, il est bon de retenir que l’expropriation indirecte telle qu’énoncée par l’AECG et le PTP ne permet pas aux investisseurs étrangers d’obtenir une réparation pour des pertes qui sont essentielles à la satisfaction de l’intérêt général[238].