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Cet ouvrage devait être préfacé par feu Lucie Lemonde, professeure en sciences juridiques de l’Université du Québec à Montréal, ancienne présidente (1994-2000) de la Ligue des droits et libertés du Québec et membre fondatrice de la Coalition d’action et de surveillance sur l’incarcération des femmes au Québec (CASIFQ). En raison de son décès, qui a précédé la rédaction de la préface de l’ouvrage, des discussions entre parties prenantes ont permis qu’apparaisse, en lieu et place d’une préface sur mesure, un texte de Lucie Lemonde paru dans la revue Liberté en 2021. Portant sur les conditions de détention des femmes à la prison Leclerc de Laval, ce texte renforce les propos de Louise Henry, autrice de l’ouvrage. Intitulé « Punir la misère par la misère », il donne le ton au témoignage poignant qu’offre Louise Henry de son passage en prison.

Pendant plus de onze mois, Louise Henry a été emprisonnée à la prison Leclerc, à Laval, au Québec. Ancien pénitencier fédéral cadenassé par les autorités correctionnelles en raison de son état avancé de décrépitude, le bâtiment a définitivement fermé ses portes à la fin du mois de septembre 2013. Ouvert en 1961, le pénitencier Leclerc pouvait héberger jusqu’à 480 prisonniers et employait environ 350 personnes. Celles-ci ont toutes appris la nouvelle de la fermeture du pénitencier lors de la conférence de presse du ministre de la Sécurité publique du Canada, et ce, en même temps que l’ensemble du pays (TVA Nouvelles 2012). Point notable, le pénitencier Leclerc était un établissement de détention destiné aux hommes. À la suite de sa fermeture, le bâtiment a été loué par le gouvernement du Québec qui cherchait, à ce moment, des moyens de contrer le surpeuplement de ses propres prisons provinciales. Pour ce faire, il a autorisé la construction de quatre nouvelles prisons destinées aux hommes à travers le Québec. Dans l’attente de leur livraison, le gouvernement a loué l’établissement Leclerc désaffecté afin d’y héberger, à partir de 2014, 250 prisonniers masculins et, de la sorte, alléger la surchauffe au sein de la réserve carcérale du Québec.

Or, le 24 septembre 2015, dans une décision unilatérale et inattendue, le ministère de la Sécurité publique du Québec a annoncé la fermeture prochaine de l’établissement Tanguay, l’unique prison provinciale destinée aux femmes[1]. Il a annoncé d’une même voix le transfert rapide des prisonnières vers la prison Leclerc, celle-là même que les autorités correctionnelles fédérales avaient démantelée en raison de son état de délabrement et que le gouvernement du Québec utilisait pour loger ses prisonniers masculins excédentaires. Plusieurs mois plus tard, en février 2016, le transfert des femmes vers la prison Leclerc a commencé, peu après le déplacement précipité d’environ 160 hommes pour dégager suffisamment d’espace pour les 248 femmes retirées de la prison Tanguay décrépite. À la prison Leclerc, 84 hommes sont demeurés dans une unité séparée des espaces de vie des femmes. Une mixité non souhaitée a alors été imposée aux femmes, qui ont dû piloter leur propre incarcération dans des conditions déshumanisantes. Les hommes ont finalement été évacués de la prison Leclerc à la suite d’allégations d’intimidation et de gestes à connotation sexuelle à l’endroit des femmes (Fortier 2016).

Louise Henry a été incarcérée à la prison Leclerc pendant un total de 400 jours, peu après la fermeture fatidique de la Maison Tanguay en 2016. Son ouvrage témoigne de son expérience entre ses murs. Il est doté d’un utile « petit lexique de la vie en prison », où sont définis une vingtaine d’acronymes usuels en matière correctionnelle (ASC, MSP, PC, etc.) et des vocables propres à l’univers des personnes prisonnières (screw, baboche, trou, wing, etc.) pour que ses lectrices naviguent plus facilement dans l’ouvrage.

Le témoignage de l’autrice porte sur ses propres conditions de détention ainsi que celles de ses compagnes d’infortune : « le gouvernement sait depuis longtemps que cette prison n’est pas faite pour les femmes », confie-t-elle (p. 24). Dans les divers chapitres, Louise Henry expose, comme un cri du coeur, les raisons pour lesquelles la prison Leclerc « n’est pas faite pour les femmes ». Une fois rescapée du rituel d’« humiliation totale » (p. 40) que constitue l’admission dans une prison (transport en fourgon blindé, menottes aux poings, entrée dans l’antre des barbelés, attente, incertitude, fouille à nu indigne, attente, peur, attente, gardiens masculins, regards méprisants, attente), l’autrice dévoile sa « descente aux enfers » dans la première partie, centrale, de l’ouvrage (p. 27-77). Sa description du quotidien en prison – avec ses innombrables règles à respecter et sa monotonie crasse – est agrémentée de jurons bien sentis et ponctuée de réflexions personnelles attestant des changements qui s’opèrent chez elle. De son incrédulité de professionnelle (« je ne suis pas comme elles, je suis Louise Henry », p. 44) à sa prise de conscience d’une certaine parenté entre elle et les autres prisonnières, Louise Henry développe, en bout de parcours, une solidarité indéfectible avec elles.

Captive de ses « pensées hautaines » (p. 36 et 44) et s’estimant suffisamment distinguée pour se situer au-dessus de la mêlée des miséreuses incarcérées à la prison Leclerc, Louise Henry tombe de son piédestal au fur et à mesure qu’elle prend conscience de la similitude entre ses propres souffrances d’incarcérée et celles des autres prisonnières (« une fois rendues [en prison], on se rend bien compte qu’on est toutes pareilles », p. 44). La première partie du livre se centre surtout sur le parcours de l’autrice à travers les dédales judiciaires et certaines de leurs conséquences sur son intelligence sociale et émotionnelle à mesure que croît l’inintelligibilité de l’univers carcéral à ses yeux. Cette partie est gorgée de descriptions saisissantes de situations vécues par elle-même ou ses consoeurs au sein de la prison : erreur sur la personne en matière de distribution de médicaments; suicides; délais judiciaires fréquents nécessitant un rallongement du séjour en prison; usage de moyens de contention superflus; dénomination par le nom de famille (« sans le “ Madame ” », p. 65); manque de tact, d’humanisme et d’empathie.

Réalisant que les femmes qu’elle côtoie sont incarcérées pour des crimes mineurs, elle prend la mesure du décalage entre la faible gravité de ces actes criminalisés et la démesure de leur punition dans des conditions qui violent souvent les normes nationales et internationales élémentaires. Louise Henry devient alors combative et solidaire : « c’est à partir du moment où j’ai commencé à m’intéresser plus sérieusement aux conditions de détention que mon combat a vraiment débuté. Plus les jours avançaient, plus je découvrais la prison Leclerc dans toute son horreur » (p. 83). C’est ce à quoi se consacre la seconde partie au coeur de l’ouvrage, intitulée « Mourir à petit feu » (p. 79-122). Cette portion relate et dénonce essentiellement les conditions de détention qui sévissaient à la prison Leclerc au moment de l’emprisonnement de Louise Henry. Tout y passe : vermine parfois en « état de décomposition avancé » (p. 91), mouches drosophiles (mouches à fruits), bris coutumiers du système de chauffage, électrocutions, « profil chimique anormal » de l’eau potable (p. 86), moisissures et autres champignons, refoulements des eaux usées, coupes d’eau fréquentes et asticots dans la tuyauterie des douches. La portion de ce chapitre portant sur l’infirmerie et les soins de santé (p. 96-100) est particulièrement percutante. Elle s’ouvre sur la transcription presque textuelle d’échanges par mémos entre certaines femmes incarcérées et le personnel en soins de santé. On y constate une désinvolture quant à la détresse des femmes, de la trempe de l’extrait suivant :

Message (21 juillet 2019) : « J’ai été hospitalisée il y a un mois pour la bactérie mangeuse de chair et j’ai peur que cela soit revenu. »

Réponse (30 juillet 2019) : « Vous serez rencontrée en temps et lieu, mais pas maintenant. »

Réflexion d’une détenue : « Vous allez me rencontrer lorsqu’elle m’aura toute mangée? En attendant, un gros merci de m’avoir rassurée! ».

p. 96-97

Nulle ne sort indemne de sa lecture du témoignage de Louise Henry. La résistance à l’oppression y est palpable, tout comme l’est la lumineuse solidarité entre les prisonnières. La mise à nu des conditions de vie dégradantes de la prison Leclerc à laquelle se consacre courageusement Louise Henry, force la réflexion collective sur l’emprisonnement comme passage obligé de la punition pénale. Moult écrits scientifiques, enquêtes ou commissions gouvernementales ont décrié, au cours du vingtième siècle, l’inadéquation de la peine d’emprisonnement à l’endroit des femmes dont les actions criminalisées sont essentiellement des actes de survie. Ces écrits ainsi que plusieurs autres ont également souligné la faible dangerosité des femmes criminalisées pour leur collectivité ainsi que leur infime taux de récidive. Carcéraliser la vulnérabilité sociale de ces femmes est sans nul doute une manière de « punir la misère par la misère », comme l’entendait Lucie Lemonde en préface de l’ouvrage. Louise Henry fait maintenant partie de ces voix qui ont dénoncé par le passé, et dénoncent toujours, la reconduction historique de la prison, cette forme de dépendance politique et culturelle à l’idée de la prison comme d’un incontournable de la rationalité pénale moderne. À juste titre, le livre s’achève sur les paroles bouleversantes de la chanson « Elles vivent à l’ombre », écrite en 2022 par le compositeur Manuel Brault (p. 135) :

  • Et quand les portes se referment

    C’est pas seulement sur leur corps

    C’est leurs peines qu’on enferme

    Leurs souffrances et leurs remords

    Y’a-t-il quelqu’un à l’écoute? / De ces femmes mal aimées

    Brisées par leur passé

    Y’a-t-il quelqu’un à l’écoute? / De ce qu’elles ont à offrir

    Les écouter, c’est leur ouvrir un avenir