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En décembre 2016, la ministre des Finances du Nouveau-Brunswick, Cathy Rogers, dont la langue de travail est l’anglais, a annoncé qu’elle déposait un projet de loi qui proposait une intervention langagière afin que les titres de la fonction publique soient « gender neutral »/« sans distinction d’identité de genre ». Au moment du dépôt de la loi, la ministre a précisé que « ce changement est symbolique, mais important, car il indique aux femmes du Nouveau-Brunswick qu’elles ont les mêmes possibilités [que les hommes], peu importe la fonction » (GNB 2016).

Le gouvernement néo-brunswickois a fait le pari que les femmes se porteraient davantage candidates si les titres de poste ne renvoyaient pas à une identité de genre particulière. C’est dans une volonté de lutter contre les stéréotypes discriminatoires en rapport avec l’identité de genre que le Nouveau-Brunswick a souhaité agir sur la langue de manière à favoriser la féminisation de sa fonction publique.

Ainsi, le gouvernement néo-brunswickois (2016) considère qu’une loi exigeant des titres de fonction sans distinction d’identité de genre se présente comme une forme d’intervention linguistique qui permet de « respecter l’égalité des femmes et des hommes ». C’est pourquoi il tient à passer « en revue tous les titres de poste pour faire en sorte que ceux qui sont sexistes soient recensés et modifiés ».

Pourtant, le gouvernement du Nouveau-Brunswick n’a pas pris en considération le fait que l’intervention linguistique sur le genre ne peut pas se produire de la même façon pour une langue romane comme le français et une langue germanique comme l’anglais. L’intervention initiale du Nouveau-Brunswick a été de vouloir « neutraliser » les titres de fonction en anglais, ce qui ne se traduit pas de la même manière en français, car ces deux langues ne marquent pas le genre identiquement.

Au Canada, il existe déjà une stratégie inclusive des femmes dans la langue française, car « la féminisation des titres, des fonctions et des professions offre l’un des plus importants exemples de changement linguistique qu’une langue puisse subir. Le point de départ de ce changement est une réalité de nature sociologique : l’accès des femmes dans le domaine professionnel occupé jusqu’à maintenant par l’homme » (Montserrat 1996 : 71). Il peut donc être étonnant de constater que le gouvernement néo-brunswickois a écarté l’option de la féminisation linguistique – une idée qui sous-tend que, pour respecter l’égalité des femmes au sein de la société, il faut que celles-ci soient visibles dans la langue française (Larivière 2000) – en faveur d’une « neutralisation » linguistique du genre qui n’existe pas dans le système grammatical du genre en français. Outre la féminisation, le gouvernement néo-brunswickois aurait pu considérer la rédaction épicène qui cherche à représenter les hommes et les femmes de manière équitable dans la langue (Vachon-L’Heureux et Guénette 2007). Cependant, le gouvernement du Nouveau-Brunswick aborde plutôt le problème du sexisme langagier dans une perspective anglodominante en ne prenant pas en considération les marqueurs du genre en français. Les francophones, notamment les femmes, mais aussi les personnes avec une identité de genre non binaire, s’en trouvent donc doublement minorisés. En abordant la question du sexisme langagier à travers le prisme anglophone, le gouvernement du Nouveau-Brunswick considère que seul le terme « man » doit être ciblé comme un marqueur lexical d’exclusion des femmes. Pourtant, en français, la question du sexisme langagier est bien plus complexe et la notion même d’un langage « sans distinction d’identité de genre » exige une réflexion sur les identités de genre non binaires.

Pour sa part, le Nouveau-Brunswick ne précise aucunement sa volonté d’inclure une plus grande participation de toutes les identités de genre aux postes de la fonction publique, car seule l’inclusion des femmes est visée par cette mesure. Ce non-dit du gouvernement provincial est important étant donné le contexte canadien plus large qui se caractérise de plus en plus par des revendications politiques et juridiques pour un langage inclusif de toutes les identités de genre, et non seulement des femmes. La seule province officiellement bilingue du Canada fait donc preuve d’un bilinguisme de traduction (Dubois 1998), ce qui signifie qu’elle tient rarement compte des spécificités de la langue française dans ses décisions politiques. Selon Dubois (ibid. : 56), « tant les textes à caractère public appelés à être diffusés dans toute la province que les textes à caractère administratif destinés aux seuls employés de l’État (personnel hospitalier, enseignants des collèges communautaires ou encore gardes-chasse) sont presque tous rédigés en anglais, puis traduits par le Bureau de traduction ». Dans l’action contre le sexisme langagier, la province adopte la même pratique anglodominante et mobilise une idéologie binaire des identités de genre pour justifier ses actions. C’est au nom d’une plus grande inclusion des femmes que le Nouveau-Brunswick a agi sur le changement des titres, sans prendre en considération les multiples enjeux qui se superposent pour tenir compte de l’inclusion des femmes francophones ainsi que de toute personne qui ne s’identifie pas au terme « man/homme » Dans un contexte canadien où l’anglais s’avère la langue « politiquement et socialement dominante », alors que le français est la langue « politiquement et socialement dominée » (ibid.), l’intervention sur le statut n’a que partiellement infléchi les relations de pouvoir entre les communautés linguistiques.

La récente intervention linguistique à partir de motifs sur l’égalité des identités de genre n’a pas été considérée de manière distincte pour les deux systèmes de langue. De facto, la posture du gouvernement néo-brunswickois demeure qu’il suffit de traduire en français ce qui est décidé en anglais, malgré le fait que ces deux langues n’aient pas les mêmes systèmes grammaticaux de genre. La neutralisation linguistique en anglais se présente comme une indifférenciation sémantique. En français, il est préférable d’éviter les formes génériques qui sont des formes masculines (Elmiger 2015). Il y a donc des options pour que le français devienne une langue non sexiste, mais elles s’inscrivent dans un système linguistique qui diffère du système linguistique de la langue anglaise où la neutralisation se pose différemment. En français, le système du genre se caractérise par le féminin et le masculin (Viennot 2017). L’idée que le masculin serait un genre indifférencié en français est démentie par Anne Abeillé, linguiste française, qui considère que « le masculin n’est pas un genre neutre, mais un genre par défaut » (Deborde 2017).

Le présent texte cherche à comprendre en quoi l’adoption d’une loi gouvernementale qui a pour objet la modification lexicale ou graphique de titres de la fonction publique est une sorte de régulation qui reproduit une forme de domination du groupe anglophone sur le groupe francophone et une reproduction d’une idéologie binaire sur l’identité de genre. J’argumente qu’il est fondamental d’examiner les aspects qui distinguent le projet de la neutralisation linguistique en anglais par rapport au projet de la féminisation linguistique et de la rédaction épicène en français. Il importe de prendre en considération les différents systèmes linguistiques pour adopter la meilleure démarche inclusive qui n’exclut pas d’emblée les femmes francophones et les personnes non binaires au sein de la fonction publique du Nouveau-Brunswick.

Mes réflexions s’inscrivent dans une recherche qualitative qui mobilise le cadre conceptuel d’une approche féministe en sociolinguistique. Ainsi, j’examinerai les idées qui circulent sur la notion d’un langage « neutre » au Nouveau-Brunswick en tenant compte du rapport à la minorisation des francophones au sein de cette province, ainsi que du rapport à la question des identités de genre : la loi néo-brunswickoise reprend-elle une logique binaire sur le sexe? En quoi cette posture s’inscrit-elle dans un contexte canadien plus large (Coutant 2016)? En adoptant une telle approche, j’expliciterai les défis intrinsèques du projet de neutralisation linguistique dans une province officiellement bilingue telle que le Nouveau-Brunswick, où les francophones sont minoritaires et où toute intervention linguistique, même motivée par le principe d’égalité de genre, n’est pas à l’abri des relations de pouvoir. On constatera alors que les deux groupes linguistiques de cette province ne partagent pas nécessairement les mêmes visions quant aux formes que devrait prendre l’aménagement linguistique motivé par la lutte contre le « genrisme ». Pour mieux comprendre la situation du Nouveau-Brunswick, il est nécessaire de situer la lutte contre le genrisme dans son contexte canadien en considérant les tendances existantes. J’examinerai brièvement la situation ontarienne et la situation québécoise afin de mieux situer le cas du Nouveau-Brunswick.

Le cas de l’Ontario : que signifie la « neutralisation linguistique » dans cette province officiellement anglophone?

Actuellement, la question de l’identité de genre ne se pose plus de la même façon au Canada qu’il y a 40 ans et la visibilité des femmes n’est plus la seule préoccupation sociale en rapport avec un langage qui se veut non discriminatoire par rapport aux identités de genre. En effet, depuis juin 2017 il existe au Canada une loi (projet de loi n° C-16) qui reconnaît légalement les préjugés et la haine fondés sur l’identité ou l’expression d’une identité de genre (Parlement du Canada 2016). Cette loi souligne le caractère inclusif du Canada en proposant de protéger les personnes vulnérables et marginalisées, notamment et surtout les personnes trans[2].

Cette loi a suscité un débat linguistique autour de l’usage des pronoms pour les personnes trans. Certaines personnes, dont des professeurs d’université, ont souligné trouver ridicule que l’on puisse les accuser de haine contre une personne trans en raison de leur refus d’employer un pronom neutre/indifférencié en s’adressant à elle. Bien que la loi ne criminalise pas l’emploi des pronoms, le débat a bel et bien eu lieu et divise un certain nombre de Canadiennes et de Canadiens sur la question suivante : faut-il neutraliser/indifférencier la langue afin d’intégrer tous les genres? Depuis 2016, un professeur nommé Jordan Peterson refuse de respecter les politiques universitaires de l’Université de Toronto qui permettent aux personnes trans d’être désignées par des pronoms neutres (ex. : « ze », « they ») (Leduc 2016). Ce professeur déplore publiquement ce qu’il considère comme un nouveau type de police linguistique.

La journaliste Hélène Buzzetti (2017) s’est demandé ce « qui fait croire à tous ces gens que la loi C-16 instaurera une sorte de police de la langue ». Une partie de la réponse se trouve en Ontario puisque, depuis 2012, la Commission ontarienne des droits de la personne (CODP 2014a) a élaboré une politique énonçant que « le harcèlement fondé sur le sexe peut inclure le refus d’utiliser le nom et le pronom personnel approprié qu’utilise une personne pour s’auto-identifier ».

Il faut donc comprendre qu’en Ontario employer le mauvais pronom signifie « mégenrer » (CODP 2014b) et qu’une telle pratique peut être condamnée en justice. Depuis 2015, le gouvernement provincial ontarien a fait le choix d’éviter les termes « mère » et « père » et privilégie plutôt le terme « parent » ou « gardien » dans les documents officiels. L’argument mobilisé par l’Ontario est que cette pratique ne cherche pas à bannir les mots tels que « mère » ou « père », mais simplement à favoriser un langage plus inclusif comme société.

La politologue canadienne Cheryl N. Collier (2010) a examiné cette transformation au sein des politiques publiques canadiennes voulant favoriser un langage neutre/indifférencié et elle a problématisé l’effacement d’expériences des Canadiennes par rapport aux Canadiens. Elle soutient que les femmes pourraient être amenées à devenir invisibles en employant un langage se voulant neutre/indifférencié, mais qui masque les spécificités appartenant aux femmes et aux mères, notamment sur les questions de violence physique et symbolique.

Dans la province où siège le Parlement fédéral canadien, les questions concernent les identités de genre ne se limitent pas aux titres des fonctions de poste et vont bien au-delà de l’inclusion des femmes afin de prendre en considération les identités de genre plurielles au Canada. En tenant compte du paysage canadien sur les transformations des usages langagiers en rapport avec les questions d’identités de genre, la proposition du Nouveau-Brunswick d’adopter une mesure de neutralisation/indifférenciation linguistique (qui mobilise l’argument féministe cherchant à encourager une plus grande participation de femmes) ne semble pas se préoccuper des revendications des personnes non binaires pour un langage plus inclusif ni se soucier de l’existence de la féminisation linguistique et de la rédaction épicène en français pour refléter une plus grande égalité des identités de genre au sein de la société canadienne.

Le cas du Québec : la « neutralisation/indifférenciation linguistique » est-elle possible en français?

En décembre 1970, le gouvernement fédéral avait mandaté et reçu un rapport de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada dans lequel il y avait plus de 160 recommandations en vue de réduire les inégalités entre les sexes[3] dans les différentes sphères de la société (Bird 1970). La Commission royale notait la présence de stéréotypes dans le langage et considérait que « la langue est le principal vecteur de la culture », et c’est la raison pour laquelle il était important « de veiller à une représentation adéquate des femmes à l’écrit, en particulier dans une langue comme le français, qui marque le genre » (Martin 2011).

Alors qu’au Canada le réaménagement des noms de profession s’orientait vers un genre commun (Larivière 2004), voire ce qu’on pouvait appeler une forme de nivellement linguistique (Dawes 2003), cela n’était pas le cas dans la francophonie canadienne. D’ailleurs, des linguistes ont remarqué que « ce qui vaut pour l’anglais s’applique difficilement au français et à sa morphologie du genre » (Arbour et autres 2014 : 32).

À titre d’organisme responsable de l’aménagement du français au Québec, l’Office québécois de la langue française (OQLF) s’est trouvé interpellé dès 1976 par le ministère de la Main-d’oeuvre et de l’Immigration du Canada afin d’élaborer une nomenclature en français respectant l’égalité entre les hommes et les femmes. L’OQLF a examiné la question de la « neutralisation/indifférenciation » du genre en français à partir du modèle de l’anglais pour finalement proposer des mesures particulières en français en vue d’éliminer le sexisme langagier (Bouchard et autres 1999).

L’OQLF a formulé des mesures langagières de féminisation qui prenaient en considération à la fois la structure du français et les préoccupations d’équité sociale qui caractérisaient le Canada à cette époque-là. La féminisation des termes professionnels en français a donc été un projet qui avait le souci de ne pas être calqué sur les mesures adoptées en anglais.

À titre d’exemple, le gouvernement canadien avait d’abord traduit l’expression « flight attendant » par « agent de bord » : l’OQLF a proposé d’ajouter la féminisation lexicale « agente de bord » afin de ne pas masquer la présence des femmes dans ce métier.

En 1979, l’OQLF a pris position en faveur de l’emploi des titres féminins avec son premier avis linguistique officiel qui recommandait l’emploi des variantes féminines.

Cette institution a donc joué un rôle important dans la féminisation de la terminologie des domaines professionnels au Canada et, aujourd’hui, certains doublets sont entrés dans l’usage à l’occasion d’allocutions politiques en français. Par exemple, il est courant d’entendre ou de lire : « les Québécois et Québécoises », « les Canadiens et Canadiennes », « les citoyens et citoyennes ». C’est là une formule d’appel très courante au Québec et parfois employée par Justin Trudeau (2015), premier ministre canadien. Cela dit, dans la plupart de ses discours, consultables sur le site Web du gouvernement canadien, Justin Trudeau, comme son père Pierre Elliott Trudeau (ancien premier ministre du Canada), favorise l’emploi du masculin générique[4]. Cela était également le cas pour l’ancien premier ministre francophone du Nouveau-Brunswick, Brian Gallant.

Ces hommes politiques font un choix linguistique personnel de ne pas employer la féminisation linguistique qui demeure facultative. Il n’existe aucune obligation légale en rapport avec la féminisation au Canada, mais c’est une pratique linguistique mise en avant depuis les années 70 et reprise par plusieurs institutions, y compris des universités et certains bureaux du gouvernement fédéral.

En 2008, cinq linguistes québécoises partagent leurs réflexions dans la revue Recherches féministes : elles s’entendent pour dire que le principe de la féminisation linguistique est une pratique courante au sein de la société québécoise en ce qui concerne la féminisation lexicale et grammaticale[5], notamment chez les nouvelles générations. La linguiste Céline Labrosse considère que les jeunes générations québécoises ont tendance à rejeter la règle syntaxique de prédominance du masculin sur le féminin en français en raison de son symbolisme social pour les femmes (Dumais et autres 2008 : 178).

Chez les jeunes au Québec, la féminisation des titres semble aller de soi, et c’est pourquoi les travaux actuels de l’OQLF s’orientent davantage vers des avis de recommandation sur la rédaction épicène. Cette dernière est une technique de rédaction qui met en évidence de façon équitable la présence des femmes et des hommes. Parfois, cela peut prendre la forme d’un épicène : donc d’un terme qui s’emploie de la même façon pour le masculin ou le féminin comme le terme « fonctionnaire ». En 2015, l’OQLF a réaffirmé sa position en matière de féminisation linguistique et a encouragé le personnel de la fonction publique du Québec à rédiger de manière épicène et à nommer les femmes au féminin. À noter que l’OQLF peut recommander des changements linguistiques sans pour autant les imposer.

Les procédés de « neutralisation linguistique », inspirés par les pratiques au Canada, n’ont pas été revendiqués au Québec de la même façon, car ces procédés sont une forme d’effacement des femmes dans les textes et dans la langue. La linguiste québécoise Gabrielle Saint-Yves (Dumais et autres 2008) souligne le danger d’effacer les femmes dans la langue dans un contexte sociopolitique où la droite extrémiste cherche à s’imposer de plus en plus en Amérique du Nord. Selon elle, il ne faut pas considérer la féminisation linguistique comme une réalité acquise, mais comme une lutte qui se poursuit.

D’ailleurs au Québec, la publication de livres sur la féminisation linguistique est toujours d’actualité avec des parutions aussi récentes que septembre 2017. Ce principe est suffisamment ancré dans les moeurs pour que des non-linguistes produisent des ouvrages encourageant cette pratique. C’est ainsi qu’une avocate et un avocat de formation, Suzanne Zaccour et Michaël Lessard, ont publié la Grammaire non sexiste de la langue française (Lessard et Zaccour 2017) et ont dirigé le Dictionnaire critique du sexisme linguistique (Zaccour et Lessard 2017) en faisant valoir le retard dans le monde juridique quant à la mise en pratique de ces usages.

La féminisation linguistique est une pratique revendiquée au Québec de nos jours, mais à celle-ci s’ajoute depuis janvier 2018 une prise en considération des personnes non binaires dans le langage. En effet, l’OQLF a diffusé un communiqué qui indiquait une évolution quant à sa posture traditionnelle en rapport avec la « neutralisation linguistique ». L’OQLF fait preuve de son caractère évolutif en phase avec les réalités sociales actuelles en proposant une réflexion sur la rédaction bigenrée et la rédaction non genrée. Dans son communiqué, l’OQLF (2018a) précise ceci :

[En français,] le genre naturel et le genre grammatical, féminin ou masculin, sont étroitement associés lorsqu’il s’agit de personnes. Toutefois, on constate de plus en plus, chez certaines personnes qui ne se définissent ni comme homme ni comme femme, un besoin d’échapper à la binarité du genre grammatical. Ainsi, des formulations voulues neutres sont créées pour répondre à ce besoin. Cela dit, il est encore trop tôt pour parler de changement dans l’usage général […] Pour le moment, des cercles intellectuels et des départements d’universités mènent des recherches sur un nouveau type de rédaction, neutre, à la croisée de la linguistique et de la sociologie. L’Office suit ces travaux de près et documente les propositions qui en découlent.

L’OQLF fait donc acte de reconnaissance de l’existence d’une rédaction bigenrée, qui « consiste en l’utilisation de termes hybrides comme froeur ou freure en remplacement de frère/soeur », ainsi que de la rédaction non genrée ou agenrée, qui « fait disparaître les genres grammaticaux masculin et féminin en ce qui concerne les personnes ». Ce type de rédaction « fait appel à des pronoms neutres où ni le masculin ni le féminin ne sont visibles, comme ul ou ol (au lieu de il ou de elle) » (OQLF 2018a). À ces deux procédés s’ajoute la formulation neutre ou la rédaction épicène qui peut être considérée comme « une rédaction non genrée ». Alors que la féminisation linguistique a été le processus privilégié pour lutter contre le sexisme langagier et social au sein de la francophonie canadienne depuis les années 70, l’évolution du contexte social en rapport avec les identités de genre et la volonté de créer une société plus inclusive signifie aussi que l’OQLF a été amené à prendre en considération la réalité des personnes trans pour réfléchir en termes de rédaction bigenrée ou non genrée en français.

Le cas du Nouveau-Brunswick : des titres de fonction « sans distinction d’identité de genre »?

Au Nouveau-Brunswick, le ministère responsable de l’égalité des femmes a piloté un projet de loi concernant le changement des titres des fonctions pour la location de locaux d’habitation et la Loi sur l’Ombudsman (GNB 2017) afin de masquer les termes masculins qui pourraient décourager les femmes de postuler pour certains emplois. Le Nouveau-Brunswick adopte alors une loi en mars 2017 pour renommer deux titres de la fonction publique provinciale : soit le Bureau du médiateur des loyers qui devient le « Tribunal sur la location de locaux d’habitation » et le Bureau de l’ombudsman dorénavant appelé « Ombud Nouveau-Brunswick> ».

Cela marque le premier pas du gouvernement néo-brunswickois vers une intervention sur la langue motivée par le principe d’égalité des identités de genre. Alors que le Nouveau-Brunswick se prononce sur la langue depuis 1969, où il abordait la question de la parité linguistique entre francophones et anglophones, la question de l’identité de genre n’avait jamais été mobilisée auparavant pour justifier une intervention linguistique.

D’ailleurs, au Nouveau-Brunswick, la notion de parité linguistique renvoie au rapport entre anglophones et francophones, alors qu’en Europe la notion de parité linguistique est mobilisée dans les écrits de sociolinguistes féministes pour examiner la prise en considération des identités de genre dans la langue (Baider, Khaznadar et Moreau 2007).

Le terme « ombudsman » vient du suédois et signifie « médiateur », « défenseur » ou « protecteur ». Les anglophones du Nouveau-Brunswick considèrent qu’il suffit de tronquer le terme « man » pour le rendre gender neutral. Depuis la sortie du premier communiqué de presse sur cette question, le gouvernement du Nouveau-Brunswick a justifié sa décision en précisant que c’était une orientation non sexiste des titres de cette fonction déjà retenue par d’autres provinces canadiennes. En effet, la Colombie-Britannique ainsi que Terre-Neuve-et-Labrador ont remplacé le mot « ombudsman » par d’autres variantes excluant le terme « man ». Ces expressions sont respectivement The Office of the Ombudsperson et The Office of the Citizen’s Representative. Au Québec, le titre « ombudsman » a été remplacé par Le protecteur du citoyen. Contrairement à ce que disent certaines linguistes québécoises, la féminisation lexicale ne semble pas un fait acquis pour toutes les instances du Québec, notamment pour son propre gouvernement provincial. Au Nouveau-Brunswick, la décision de privilégier le terme « ombud » en anglais et en français a fait réagir des personnes dans la presse locale. Dans un journal francophone, un citoyen écrit (Otis 2016) :

[Dans] la seule province bilingue au Canada, nos oreilles « bilingues » saisissent bien le son « man » dans le terme Ombudsman, mais saisissent tout aussi bien le son « om » dans Ombud.

Pour les francophones, Ombud est tout aussi repoussant que l’est Ombudsman pour les anglophones. Qui veut châtrer doit s’assurer de le faire… complètement. Il fallait dire « Bud NB » pour contenter tout le monde.

Cela dit, ne croyez pas qu’il ne soit pas de la plus haute importance d’être inclusif et non sexiste dans son langage. La façon la plus simple, la plus facile, c’est de commencer par les mots. S’il y a les lettres « man » dans un mot, c’est louche. Pas nécessairement grave, mais louche. Même chose en français : tout ce qui s’écrit « homme » ou se prononce comme tel est louche.

Ce citoyen fait valoir qu’en français la prononciation de « om » dans le terme « ombud » qui remplace « ombudsman » rappelle le mot « homme » que le gouvernement provincial cherche à masquer dans sa mesure contre le sexisme langagier. Sans aucun travail de réflexion pour expliciter ce que l’expression « sans distinction d’identité de genre » signifie en français, le gouvernement néo-brunswickois s’est lancé dans une démarche qui manque de sérieux. Un autre citoyen francophone fait valoir ce qui suit (Morin-Rossignol 2016) :

[Au] lieu de trouver un équivalent féminin au titre de cette fonction quand elle est détenue par une femme, ils n’ont trouvé rien de mieux que de castrer le titre « masculin »! La castration orthographique comme moyen d’émancipation de la femme : il fallait y penser.

J’avoue que je ne vois pas du tout en quoi châtrer des mots fera plus de place à la femme. Ce n’est certes pas en évitant de nommer les choses qu’on les rend plus égalitaires, c’est au contraire en les nommant comme il se doit, c’est-à-dire, au masculin quand c’est un homme et au féminin quand c’est une femme.

En quoi le message voulant que les titres soient plus « neutres » favorise-t-il l’insertion professionnelle des femmes? Rino Morin-Rossignol (2016) souligne que, pour être conséquente avec son choix de ne pas féminiser les titres en français, la ministre anglophone devrait changer l’appellation de la « Direction de l’égalité des femmes » pour la « Direction de l’égalité des genres ».

Le gouvernement néo-brunswickois a précisé que le titre de la fonction qui concerne la direction des enjeux sur l’égalité des femmes ne changerait pas en faveur de « l’égalité de toutes les identités de genre » en raison de l’inégalité criante des femmes dans cette province par rapport aux hommes. Il réitère donc sa posture idéologique de binarisation entre les hommes et les femmes. Pourtant, certains citoyens anglophones ont considéré que le Nouveau-Brunswick rendait possible une plus grande inclusion de toutes les identités de genre par cette mesure langagière non sexiste. Par exemple, Eldon Hay (2016), activiste de longue date pour la communauté des lesbiennes, gais, bisexuels, trans, queer et autres (LGBTQ+) considère ceci :

There is an additional benefit. The proposal suggests a welcome undermining of traditional man-woman, male-female categories and ways of thinking.

The simple, two sex, binary model of speaking and thinking no longer serves our society well.

The boy who dresses as a girl or the girl who plays with trucks – these are increasingly accepted as appropriate ways of being.

Transgender persons, young and older, welcome the loosening of the binary model of dress and behavior.

Hay estime que l’élimination du terme « man » des titres de fonction favorise une plus grande inclusion de toutes les identités de genre, malgré la non-revendication du Nouveau-Brunswick à cet effet. Pour un autre citoyen anglophone, cette mesure d’action sur le changement de titres de fonction peut amener à remettre en question la légitimité de l’identité de genre de la personne qui occupe cette fonction. Ainsi, Wayne Guitard (2016) s’interroge à savoir si, en éliminant le terme « man » du titre d’une fonction occupée par un homme, le Nouveau-Brunswick cherche à délégitimer l’identité de genre masculine.

En ce qui concerne l’homme qui occupe le poste ombud au Nouveau-Brunswick, il considère ceci : « Language use evolves constantly to reflect changes in society. Using a gender-neutral term reflects the reality of our work and the people who do it. Everyone benefits when we avoid gender stereotypes in the workplace » (Morris 2016).

Malgré l’adoption d’une loi pour le changement de titre de cette fonction en mars 2017, la presse anglophone continue d’employer « ombudsman » dans sa couverture médiatique un an plus tard[6]. Le Nouveau-Brunswick a voulu susciter une plus grande participation des femmes en « démasculinisant » les titres de sa fonction publique mais, en français, l’absence de féminisation n’est jamais neutre. De plus, il n’y a rien de « neutre » dans l’adoption d’un projet de loi qui favorise des titres « sans distinction d’identité de genre », car cela suscite la question suivante : quelles sont les distinctions entre les identités de genre légitimes au Nouveau-Brunswick? La logique binaire selon laquelle les identités de genre légitimes sont masculines ou féminines semble persister dans le discours du gouvernement du Nouveau-Brunswick. Pourtant, l’égalité pour les femmes est souvent à l’intersection de plusieurs identités. Une femme trans et francophone peut favoriser une féminisation des titres qui lui reconnaît une identité revendiquée. Une personne trans fluide peut choisir de ne pas vouloir s’identifier ni par le masculin ni par le féminin en français. D’où l’importance des options non genrées. Par la présentation d’un projet de loi qui tente de changer la langue en masquant des « distinctions d’identités de genre » (GNB 2017), le Nouveau-Brunswick passe à côté de l’élément fondamental du débat sur les identités de genre au sein de la société canadienne actuelle : la distinction de genre se veut plurielle et inclusive. En cherchant à masquer les marques des identités de genre, le Nouveau-Brunswick essayait aussi d’échapper au débat sur les pronoms neutres/indifférenciés et les réalités non binaires dans les deux langues. Malheureusement, derrière un discours teinté de bonnes intentions pour l’intégration de femmes dans la fonction publique, on semble croire que les femmes francophones et les femmes anglophones se représentent de la même manière dans leur langue respective et que les femmes ou personnes trans devraient aussi s’y retrouver. Dans la démarche du Nouveau-Brunswick en vue de changer des titres de fonctions, il y a une tentative de taire un débat réel qui doit pourtant avoir lieu concernant l’enjeu de ce que signifie un langage neutre au sein d’une province officiellement bilingue.

Conclusion

En voulant favoriser un langage « sans distinction d’identité de genre », le Nouveau-Brunswick dissimule les relations de pouvoir entre les groupes linguistiques et entre les différentes identités de genre. La ministre, Cathy Rogers[7], a décidé de prendre position en faveur des femmes à travers un langage qui ne marque pas le genre dans les titres de fonction. Cela dit, cette décision passe sous silence les revendications des personnes trans et non binaires au Canada qui luttent pour un langage neutre dépassant la féminisation linguistique en français.

Au Nouveau-Brunswick, une couche supplémentaire s’ajoute puisque cette mesure gouvernementale fait fi des procédés de féminisation linguistique et de rédaction épicène existant dans le monde francophone canadien qui ne sont pas calqués sur l’anglais. La décision gouvernementale[8] se présente alors comme unilatéralement ancrée dans un modèle anglophone et peu avisée sur les rapports sociaux de genre en transformation.

Les voix francophones se distinguent nettement des voix anglophones sur la question de la neutralisation linguistique au Nouveau-Brunswick. Ce qui est considéré comme « neutre » par a des différences sur le plan de la forme et du contenu entre les deux communautés linguistiques. Les francophones ressentent vivement la question du corpus, soit l’intervention sur la langue, en raison de la non-considération du gouvernement provincial des spécificités langagières du français; les anglophones, pour leur part, ne se sentent pas heurtés par l’intervention lexicale en anglais qui masque le terme « man » des titres, même si cette mesure suscite à leurs yeux une interrogation quant à l’identité de genre.

En anglais comme en français, la neutralisation linguistique est mise en avant comme solution, mais permet-elle pour autant de sortir des logiques binaires dans les arguments symboliques de ces changements linguistiques? L’évacuation de la binarité contribue-t-elle à effacer les luttes féministes langagières? Sur le plan de l’interventionnisme linguistique, la prise en considération des personnes trans déplace le débat qui oppose le groupe minorisé des femmes au groupe majoritaire des hommes vers un débat qui concerne moins l’opposition ou la lutte entre groupes dominants masculins et groupes dominés féminins : il est maintenant davantage question de confronter une inclusion de toutes les identités de genre et une exclusion implicite de certaines identités de genre.