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Introduction

Contrairement au ballet classique, qui préconise la ressemblance des corps, la danse contemporaine fait de leur hétérogénéité l’un de ses moteurs de création artistique : les chorégraphes valorisent la singularité de chaque danseuse et danseur, invitant sur scène les corps « hors normes », traditionnellement exclus du ballet. Malgré ce discours émancipateur sur la diversité morphologique, la différence persiste, à mon sens, entre corps légitimes et illégitimes.

La légitimité des identités corporelles a été investiguée par Judith Butler à propos de la sexualité (Butler 2005) et des minorités culturelles (Butler 2004)[2]. À la question de la philosophe « quels corps comptent?[3] » (Butler 2009) je répondrai que les corps dansants exclus du ballet classique en raison de leur taille et de leur apparence accèdent dorénavant au plateau, pour autant toutefois que le stigmate soit thématisé. Il sera question ici d’analyser la tension entre un discours prônant la libération des corps (par la diversité des esthétiques corporelles mises en scène) et une réalité des pratiques qui perpétue la discrimination. Sur mon terrain ethnographique, en Suisse, j’ai constaté que ces « corps d’ailleurs » n’entrent en scène qu’au nom de leur différence : colorés, en surcharge pondérale ou en situation de handicap.

Par cela, je me distingue du discours emic[4] de la danse contemporaine comme rite d’inversion et espace liminal transgressif (Mercier-Lefèvre 1999). Bien que la danse contemporaine présente des conventions morphologiques plus laxistes qu’en ballet, je montrerai de quelle manière elle repose tout de même sur un mécanisme d’exclusion. J’étudierai aussi la capacité du corps dansant à déjouer les représentations culturelles dont il hérite : son agentivité, son aptitude à générer ses propres significations et à transformer les stéréotypes. En émettant une proposition – une version du monde (Despret 1999 : 42-43) –, un spectacle crée des représentations. Il prône des idéaux, dont la morphologie des corps, car « l’homme ne peut pas ne pas élaborer une quelconque image de lui-même » (Kilani et Calame 1999 : 6). Une performance est une « anthropopoièse » : elle « fabrique » l’humain (Kilani et Calame 1999).

Je partirai de mon ethnographie principale, en Suisse. Lors de ma première enquête (2009-2011), l’épicentre de mon terrain a été un théâtre de Lausanne actif dans la promotion/diffusion de la danse contemporaine[5]. J’ai assisté à une cinquantaine de pièces, de production locale autant qu’internationale. Ma deuxième enquête (2013-2017) s’est concentrée sur les processus de création. J’ai accompagné trois compagnies de Lausanne et de Berne dans l’élaboration de six productions. J’ai également assisté à des spectacles dans les théâtres où les compagnies répétaient. Parallèlement à cette prise de connaissance des « oeuvres chorégraphiques » (Louppe 1997) suisses et européennes, j’ai été mandatée pour une recherche sociologique appliquée sur les conditions de travail des compagnies en Suisse romande[6] (2016). Les trente entretiens semi-dirigés (1 h 30-2 h) m’ont donné une perspective globale sur les processus de recrutement et les esthétiques chorégraphiques. Trois exemples issus de ces enquêtes seront au coeur de ma démonstration : la question de la corpulence à partir de la biographie d’Eugénie Rebettez[7], la couleur de peau à partir du récit de Richard Kaboré et le handicap à partir de la danse intégrative des compagnies Danse Habile et BewegGrung.

Pour étayer ces exemples, je mobiliserai des références de trois courtes ethnographies liées à des séjours de recherche dans des instituts universitaires : à Aberdeen, au Royaume-Uni (2016), à Montréal (2019) et à Paris (2020-2021)[8]. Ce dialogue avec l’international permettra de souligner les logiques transversales de la danse contemporaine, faisant du global une catégorie analysable à la lueur du local (Trémon 2012). Me familiarisant avec les techniques contemporaines de ces lieux, j’ai donc pu confronter mes hypothèses du terrain suisse à une échelle internationale. Les exemples d’Eugénie et de Richard reposant sur le discours des artistes provenant d’entrevues, ils seront complétés par des notes d’observation de performances, de catalogues de spectacles et de sites Web.

Esthétique du corps dansant, norme et genre

La peinture a précédé la danse dans l’étude des corps en marge pour morceler et déformer le corps humain : « au lieu de nus féminins académiques et bien proportionnés, [la peinture] donne à voir la trivialité, la laideur, la vieillesse, l’infirmité ou la mort » (Détrez 2002 : 193). Ainsi, la figure anthropomorphe a été transgressée par Pablo Picasso, Francis Bacon et Yves Klein, qui ont dérogé aux tabous de la représentation classique du corps et de son idéal de beauté (Détrez 2002 : 195).

Dans l’histoire de la danse, les mouvements modernes (Huschka 2002), postmodernes (Banes 1993) et contemporains (Foellmer; Husemann 2002) sont décrits comme des formes de rupture par rapport à la danse classique. Les études en danse critiquent la figure de la ballerine comme un idéal de beauté féminine, « résultat d’un dressage des corps entrepris dès l’enfance et d’un travail sans relâche » (Sorignet 2004 : 33). Dans l’imaginaire des interprètes dont j’ai suivi les processus de création, la ballerine revêt également des connotations négatives : contrainte, instrumentalisation, discipline, mécanique, effort, intransigeance. A contrario, la « corporéité » (Bernard 2001) de la danse contemporaine est revendiquée comme une libération de normes corporelles.

En danse contemporaine, le ballet persiste toutefois comme une technique de formation. Rares sont les interprètes qui n’en ont aucune expérience, et les cours techniques de danse contemporaine en portent des traces, dans le vocabulaire notamment. Passage obligé, les interprètes s’en détachent par la suite, privilégiant d’autres formes d’entretien du corps (yoga, Body-Mind Centering, danse Gaga)[9]. Diehl et Lampert soulignent la variété des techniques de danse contemporaine en raison de l’individualité des styles gestuels et de leur articulation avec d’autres pratiques somatiques (Diehl et Lampert 2011 : 10). Ainsi, le collectif de danse contemporaine fait de la différence l’un des moteurs de la chorégraphie, contrairement au ballet classique, qui construit l’unité de groupe à partir de mensurations similaires (Wierre-Gore 2010 : 12). En danse contemporaine, c’est l’unité par la différence qui fait de la notion de complémentarité un principe substantiel. La danse contemporaine valorise ainsi la singularité corporelle.

Malgré cette hétérogénéité, le corps passe toujours par un apprentissage de longue haleine pour se soumettre au canon exigé : « à chaque technique du corps […] correspond un modèle du corps qui lui est spécifique », qui « se révèle être un acte d’emprise sur l’enseigné qui incorpore, “ fait corps ”, les contraintes et déterminismes techniques » (Arguel 1992 : 110-111). Ainsi même cette hétérogénéité implique un formatage, bien que la domination ne soit plus celle d’une institution totale (Sorignet 2004 : 35).

Ce sont d’abord les voix féminines qui ont cherché leur émancipation, puisque l’art chorégraphique est masculin jusqu’au xixe siècle. Apparaissent alors les premières figures féminines, d’abord comme danseuses, puis dans le rôle de chorégraphe (Sorignet 2004 : 33). Le corps dansant féminin s’affranchit de l’idéal de la ballerine : il est repensé, retravaillé et réinvesti de sens tout au long du xxe siècle (Cooper Albright 1997 : 18-19). Selon Hélène Marquié, la génération féminine française de la fin des années 1990 réclame une reféminisation du corps dansé, en réaction aux corps masculins, homosexuels, androgynes, abstraits ou asexués de la génération précédente à travers l’exagération des stéréotypes (Marquié 2011).

Aujourd’hui encore, le genre – compris en tant que « construction culturelle de la différence sexuée » (Benveniste et Miranda 2011 : 16) – fait partie des thèmes les plus exploités sur les plateaux (Boivineau 2015). La sublimation du corps féminin est ainsi explorée par Nicole Seiler (Suisse) et Alexandra Bachzetsis (Suisse); la masculinité, revisitée par Chris Leuenberger (Suisse); les catégories de genre, transgressées par Pink Mama (Suisse). Le corps sexuel est chorégraphié sous toutes ses coutures : androgyne chez Marie Chouinard[10] (Canada), queer chez James Morgan (Grande-Bretagne), prostitué chez Melanie Jame Wolf (Australie), pornographique chez Mette Ingvartsen (Danemark), homosexuel chez Steve Cohen (Afrique du Sud), et asexuel chez Valérie Reding (Suisse).

Souvent, les corps performent selon leur identité de genre ordinaire : une danseuse qui se définit comme femme dans sa vie quotidienne, performe en tant que femme. Or, l’étonnement naît lorsque les interprètes réussissent à se fondre dans un autre genre, ébranlant les catégories « de différenciation entre les sexes » (Marquié 2011 : 305). Si le costume est le premier marqueur de l’altérité (par l’ajout d’ornements tels que la moustache, les talons aiguilles, les prothèses de seins ou de pénis), la transformation des attitudes corporelles et les postures – parfois par un régime ou une augmentation de la musculature – permettent de subvertir l’idée d’un corps naturel assigné. Jouant avec les stéréotypes, Beatrice Fleischlin et Anja Meser (Suisse/Berlin) se fondent dans des personnages masculins, Louise Lecavalier (Montréal), dans celui du body builder[11], et Eisa Jocson (Philippines), dans celui du danseur « macho » des clubs de strip-tease[12].

Laurane Van Branteghem défend la thèse de la danse comme espace de déconstruction des catégories normatives de sexe et de genre (Van Branteghem 2017 : 154) : « la danse permet de réinventer le sujet, mais aussi de révéler les différents procédés et les effets de normalisation par et sur le corps », « car un corps dansant peut incarner explicitement l’imaginaire qu’il désire partager » (ibid. : 155). Si les interprètes peuvent incarner l’altérité sexuelle, dans quelle mesure les passages sont-ils possibles avec d’autres identités physiques? C’est ce que je mettrai en lumière par les exemples de cas.

L’hypothèse de la subversion

Comme je l’ai posé dans l’introduction, la danse contemporaine fait aujourd’hui place à la diversité des corporéités, invitant celles qui se trouvent en rupture avec le modèle classique de la ballerine. Aujourd’hui, les corporéités noires, corpulentes, plus âgées ou en situation de handicap physique trouvent écho au sein d’un champ chorégraphique revendiqué comme libéré. Ainsi, des chorégraphes bouleversent les normes de minceur par la corpulence de leurs interprètes, des compagnies africaines se questionnent sur les identités culturelles, et d’autres focalisent sur la rencontre avec des personnes en situation de handicap physique. L’image de la ballerine comme adolescente éternelle laisse aussi sa place à des corporéités dans la force de l’âge, transformant les rides et les marques de vieillesse en atout. Loin d’incarner l’idéal actuel du corps, ces corporéités marginales acquièrent une légitimité dans cet espace de présentation de soi. À première vue, la danse contemporaine visibilise les traditionnels « exclus » de la scène.

Van Branteghem postule que les productions chorégraphiques contemporaines remettent en question les normes morphologiques (Van Branteghem 2017 : 158). De même, Betty Lefèvre et Magali Sizorn soulignent que, par la mise en scène de « formes anomiques, subversives, porteuses de rupture » (Lefèvre et Sizorn 2004 : 36), la danse contemporaine invente un nouvel ordre. Elle dévoile l’altérité corporelle et l’étrangeté physique par les « mises en chair transgressives et poétiques à partir desquelles se pensent d’autres réalités » (Lefèvre et Sizorn 2004 : 2). Lefèvre parle de « déconstruction du réel » (Mercier-Lefèvre 1999 : 6), affirmant que la danse contemporaine met en scène les « hors normes » de notre contemporanéité[13]. Cet argument est fondé, selon le chorégraphe montréalais Daniel Léveillé, interviewé en juillet 2019 :

En feuilletant la brochure de la Biennale de Venise, j’ai noté un intérêt porté sur les corps atypiques. Pour une création, il y avait une photo de nus : un homme immensément grand et une toute petite femme naine, belle, mais très petite. C’était quand même… wow! Dans une autre pièce, c’était un cul-de-jatte, aussi nu par moment. Donc on voit la volonté de montrer des corps atypiques, et de les montrer nus aussi. Ce n’est pas mon propos de chorégraphe, ni mon vocabulaire, mais je serais curieux d’aller voir ces pièces-là[14].

Par l’exhibition des corps marginaux, la danse contemporaine touche aux représentations idéales, amorçant une réflexion sur les corps légitimes et illégitimes. Lefèvre associe la danse contemporaine à un « espace liminal[15] » et à un « rite d’inversion », subvertissant les catégories instituées de beauté et d’esthétique, mettant en scène « l’envers du décor de nos corporéités [...], un corps caché, souvent tabou et désavoué » (Mercier-Lefèvre 1999 : 14). Lefèvre et Sizorn font de la danse contemporaine un espace subversif, où le corps échappe aux conventions sociales.

Or, Bourdieu nous rappelle que toute institution est un « champ de forces agissant sur tous ceux qui y entrent » (Bourdieu 1991 : 4). Si la pression du pouvoir s’exerce différemment selon les positions et les statuts, le pouvoir omniprésent produit des normes qui dressent les corps. Si tout corps peut, a priori, monter sur la scène de théâtre, la danse contemporaine tient néanmoins un discours ambigu. Certes, elle offre un espace plus grand à l’hétérogénéité morphologique que le ballet classique. Pourtant, elle ne le fait qu’à certaines conditions, et les corporéités noires, corpulentes, matures ou en situation de handicap restent, à mon sens, exceptionnelles.

La question des représentations du corps mis en scène analyse à la fois les intentions des chorégraphes et les attentes du public. En effet, la corpulence, la couleur de peau, le sexe, l’âge et la technique gestuelle sont les premiers signes fabricateurs de sens dans la réception d’un spectacle. Selon Cooper Albright, en effet, « le capitalisme et ses biens de consommation fétiches nous ont encouragés à “ lire ” nos appartenances respectives à la classe, au genre, aux identités ethniques et sexuelles, par l’intermédiaire de notre peau, de nos vêtements, de nos bijoux et d’autres formes d’ornementation corporelle » (Cooper Albright 1997 : 42; notre traduction). Liés à la lumière, à la musique et aux autres éléments scéniques, ces premiers signes iconographiques participent à la mise en récit, à ce que Ricoeur nomme la mise en intrigue. Cet ensemble d’événements enchevêtrés dans une histoire porteuse de sens (Ricoeur 1998 : 16) devient un texte à la disposition du public. Il devient « proposition de monde », dans laquelle peut se projeter le public (Ricoeur 1998 : 128). Si les chorégraphes attribuent des intentions à leurs pièces, et souhaitent fabriquer une certaine image du corps, les spectatrices et les spectateurs se recréent un sens personnalisé, de sorte que l’interprétation du récit se trouve quelque part entre la scène et les gradins (Vionnet 2017). Car « le sens du texte échappe à son auteur » (Ricoeur 1998 : 216).

Le stigmate mis en scène

Embonpoint

J’en viens à présent aux exemples de cas. La pièce Gina, d’Eugénie Rebetez[16] (2010), met en scène une danseuse aux formes généreuses qui gesticule dans une robe du soir noire, moulante et échancrée, révélant les plis de son corps. Les improvisations d’Eugénie sont entrecoupées par des figures de danse classique. Eugénie joue Gina, une chanteuse-danseuse-rockeuse originaire du Jura suisse qui rêve d’une carrière d’artiste :

Regardez-moi, sinon je n’existe pas. Je danse pour me sentir vivante. Mes mouvements sont comme les collines de mon village[17].

La chorégraphie est interdisciplinaire, alliant chant, texte et musique. L’humour opère comme trame de fond, mobilisant les différents talents artistiques de l’interprète. Ici, le rire semble pallier « l’inadéquation » de l’esthétique corporelle. Gina met en scène une « fat swiss star[18] », et invite à l’autodérision du corps : « je suis moche, je suis laide, je suis nulle, je n’ai pas un beau corps[19] ». L’expression « collines de mon village » agit comme métaphore pour désigner les rondeurs corporelles. La note d’intention de la chorégraphe mentionne, dans la fiche de présentation du spectacle distribuée à l’entrée du théâtre (notre traduction) :

Je ne sais pas si j’ai le corps que je suis censée avoir, mais j’ai appris à fonctionner avec ce corps. Je devrais être heureuse. Néanmoins, il y a une tristesse logée dans mon coeur.

Eugénie thématise de front le problème de l’inadéquation de son corps. Malgré les rondeurs, le public prend acte de sa souplesse qui lui permet d’exécuter le grand écart, et ses pirouettes reflètent une technique solide acquise depuis son enfance. En créant sa propre compagnie, Eugénie a pu se faire une place au sein de la danse contemporaine. Ses deux premières pièces analysent frontalement le décalage entre son corps et les représentations du corps dansant. C’est donc en thématisant sa corpulence qu’elle entre en scène, se questionnant sur la possibilité d’être danseuse avec une surcharge pondérale. Dans un entretien par Skype en juin 2020, la chorégraphe me confie :

Oui, j’avais cette chose de me dire, je corresponds pas, je suis pas dans le moule. Mais je peux quand même le faire à ma manière. Il y avait ce côté culoté et « frech[20] ». C’est pas vous qui allez me dire comment ça doit être. J’avais tellement envie de m’exprimer comment j’en avais envie, moi, de laisser sortir les émotions, sans complexe. Gina, c’était un prétexte pour démarrer mon travail.

Lorsque je lui demande d’approfondir ce qu’elle entend par « complexe », Eugénie me répond :

Parce que j’étais ronde, et la référence des danseurs est le classique. Je devais porter ce questionnement, je devenais le symbole de cette revendication. Je trouvais injustifié dans le sens que tout le monde a un corps anormal par rapport à ce qui est normal. Pour moi, mon corps était normal parce que c’était le mien, c’était ma référence. Et c’était violent de faire ce travail à partir de moi, ce qui est très personnel et intime et rempli de tout ce que j’ai vécu, de toutes les expériences qu’il y a dans mon corps depuis mon enfance, de le partager avec le public […] Pour moi, c’était douloureux parce que c’était avant tout une recherche artistique et personnelle. J’étais tellement jeune, je n’avais aucune idée de l’amplitude de la question du corps de la femme.

Eugénie exprime ensuite sa lassitude quant au fait que la question du corps différent est thématisée dans chaque entrevue, « comme si, dans mon travail, je représentais ça, alors que finalement, c’est toujours le point de vue très occidental sur le corps ». Elle exprime son irritation d’être réduite par la presse à « l’image de la danseuse ronde qui fait rire ». Eugénie pense que cela correspond au besoin des journalistes de mettre rapidement des étiquettes sur les chorégraphes. Ses deux dernières créations thématisent les relations familiales et l’humour. Eugénie me dit : « plus ça avance, et plus je me détache de l’étiquette qu’on m’a collée car je sais que mon travail peut aller au-delà ».

Eugénie a donc fait un cheminement personnel pour se détacher de l’identité assignée, d’abord subie. Car, dès son premier cours de danse, l’institution a incité Eugénie à évaluer « la correspondance des dispositions physiques par rapport à l’idéal féminin du corps » (Sorignet 2004 : 39). Le cas d’Eugénie cristallise la notion bourdieusienne de violence symbolique, une domination qui, plutôt que de s’incarner dans des actes violents, s’exprime par le consentement et la soumission volontaire (Bourdieu 1998 : 43).

Les corps noirs

Il est fréquent de voir la notion d’« afro-contemporain » désigner les compagnies africaines. Cette catégorie a été fortement critiquée par les artistes, comme Alphonse Tiérou, installé à Paris depuis les années 1980. Le chorégraphe critique l’association à une zone géographique plutôt qu’esthétique (Tiérou 2014 : 7), et lui substitue le terme « dooplé », qui signifie « mortier » dans la langue glaé de la Côte d’Ivoire (Tiérou 2001 : 61).

Lors d’une conférence au festival Juilletdanse de Fribourg en 2013[21], Richard Kaboré a publiquement contesté cette catégorie en vogue, mettant au jour les enjeux liés aux politiques d’assignation identitaire des artistes. Durant notre entretien en octobre 2014, Richard s’est à nouveau plaint de l’exigence de la mention de l’adjectif « afro » par les programmatrices et les programmateurs. Il a reproché à la notion de perpétuer la différence entre une danse occidentale blanche et une danse afro-contemporaine noire. Richard considère que la notion d’« afro » est une marque d’exclusion, car elle le distingue des autres chorégraphes.

Le terme « afro-contemporain » a aussi été critiqué par les anthropologues de la danse qui ont mis en exergue l’exotisme, l’ethnocentrisme et l’essentialisme auxquels ce terme était associé (Lassibille 2004). Lefèvre écrit que la danse africaine se voit exclue de la danse contemporaine en raison de son affiliation aux notions de tradition et de rituel, alors que la danse contemporaine fait de la transgression et de la nouveauté ses principes d’exploration artistique (Lefèvre 2011 : 71). De plus, « l’appellation danse contemporaine africaine répond aux catégorisations esthétiques de l’Occident » (Lefèvre 2011 : 76).

Originaire du Burkina Faso et installé en Suisse depuis le début des années 2000, Richard parle de sa difficulté à obtenir des contrats avec des compagnies suisses, notamment en raison de l’absence de diplômes dans les formations africaines :

Des portes se sont fermées sous mon nez parce que j’étais quelqu’un qui n’a pas été à l’école, qui n’a pas de diplôme. Malheureusement, c’est la réalité. J’ai pas fait une formation d’art ou quoi que ce soit, parce qu’il y en a pas. C’est autodidacte. On a appris comme ça en Afrique. Ici, les gens ont besoin d’un papier écrit qui prouve que t’as l’expérience. Que tu danses, ça suffit pas.

Comme autre facteur d’exclusion, Richard mentionne sa couleur de peau. Il précise que le noir est une couleur saillante qui attire les regards et propulse dans l’ombre les autres corps de couleur blanche. Il dit que s’il est le seul Noir de sa compagnie, sa couleur de peau « écrase » les autres corps. En effet, les corps noirs renvoient inéluctablement à un imaginaire construit historiquement, ancré dans l’histoire des civilisations. Un corps noir ne porte pas le même récit qu’un corps blanc. Les images font référence à un imaginaire historique spécifique. Il n’y a pas de corporéité neutre. Lorsqu’il performe sur scène, le corps de Richard porte avec lui un héritage historique. Même si des référents de sens sont partagés, l’interprétation du spectacle se décline de manière singulière dans le regard du public, mêlé à des référents culturels, éducatifs et sociaux.

Les interprètes africains ne sont que peu nombreux dans les productions des chorégraphes suisses. Face à la difficulté d’obtenir d’autres contrats, Richard a laissé tomber l’interprétariat. Il a d’abord essayé de se maintenir dans le réseau en créant sa propre compagnie. Or, une autre contrainte majeure s’est imposée :

Je suis incapable de faire beaucoup de choses pour le métier de chorégraphe, comme l’administration. C’est pas mon métier, je peux pas! Les projets que j’ai faits, ça me demande plus de temps que les gens normaux, ceux qui ont été à l’école. Pour les gens, ça prend deux heures pour faire quelque chose, moi, ça me prend une demi-journée. Une personne doit le faire, me l’envoyer, je dois lire, après corriger. Ça prend du temps. Ces gens-là ne vont pas travailler gratuit pour moi. Je dois les payer.

Non seulement Richard y consacre plus de temps, mais il doit aussi engager du personnel pour rédiger ses dossiers, puisque ses connaissances rédactionnelles sont limitées. S’ajoutent des coûts à cette charge temporelle. Richard m’explique aussi qu’il n’a pas reçu les subventions de la région parce qu’il ne peut pas prouver qu’il a déjà trois créations à son actif.

J’avais fait des créations avant de venir en Suisse. Mais on n’a pas de traces en Afrique. Ça veut dire que c’est pas considéré. Donc je dois refaire tout à zéro. Je me suis retrouvé là, prêt à créer, mais j’ai pas les moyens pour créer. À cause du système des dossiers et des subventions.

Ne pouvant faire face à la précarité artistique, Richard a aujourd’hui interrompu ses activités. La couleur de peau et l’absence de diplôme ont porté préjudice à l’interprétariat; le système des subventions et la labellisation, à la chorégraphie.

Les interprètes africains ont acquis plus de visibilité en France qu’en Suisse. Les productions sont alors fortement marquées par des référents à l’Afrique, notamment par les thèmes suivants : identité culturelle (Récréation Primitive, de Merlin Nyakam), racines africaines (Tchourai, de Germaine Acogny), tribalisme (Empreintes Massaï, de Georges Momboye), rituel et sacré (La Beauté du Diable, de Koffi Kôkô), politiques étatiques (Voix intérieures, de Yves Mwamba) ou violence de l’histoire africaine (Mailles, de Dorotée Munyaneza). Dans ces pièces, la gestuelle renvoie fortement aux danses traditionnelles africaines, sans compter la présence de percussions, artefacts, costumes et autres décors du folklore. La chorégraphie africaine est donc fortement ancrée dans son répertoire folklorique.

Violence de l’exhibition

Ces deux exemples renvoient aussi à celui des interprètes en situation de handicap, marginalisés au sein de compagnies spécialisées. En Suisse, BewegGrund (Berne) et Danse Habile (Genève)[22] font de la différence physique la raison de la rencontre : fauteuils roulants et autre matériel technico-médical deviennent des composantes de scène. Le label d’« artiste handicapé » apparaît dans la présentation de ces compagnies. Il semblerait que le corps en situation de handicap ait accès à la scène dès lors qu’il est introduit comme corps atypique. Même si cette catégorie est assumée, comme c’est le cas de l’Écossaise Claire Cunningham[23], qui émerveille son public par la dextérité avec laquelle elle manie les béquilles entièrement intégrées à ses performances, cette étiquette rend compte, à mon sens, d’une logique discriminatoire qui sépare le corps « sain » du corps inadéquat. Autrement, pourquoi mentionner cette caractéristique?

Les pièces thématisant le handicap le sont principalement par les compagnies qui s’y destinent dans leur mission. D’autres chorégraphes s’intéressent ponctuellement à la déficience, comme à la surdité (Hélène Blackburn, à Montréal) ou au langage audiodescriptif pour aveugles (Nicole Seiler, à Lausanne); Marie Chouinard (Montréal) a chorégraphié à partir des technologies d’assistance pour mobilité réduite. Dans bODY_rEMIX/les_vARIATIONS_gOLDBERG[24], la chorégraphe montréalaise revisite les contraintes physiques des corps des dix interprètes qui se munissent de béquilles, prothèses, harnais et barres pour réinventer leurs codes gestuels. Dotés d’une technique impeccable, les corps sur pointe font l’éloge de virtuosité plus qu’ils n’ébranlent les conventions sociales régissant les normes des corps. Il convient donc de se demander dans quelle mesure l’esthétique peut problématiser de manière critique le handicap.

Cooper Albright affirme que toute production avec des interprètes ayant un handicap doit négocier l’oscillation des discours entre un corps idéal et un corps déviant, jugé comme passif, dépendant, à capacité réduite, désavantagé (Cooper Albright 1997 : 64). Par leur mission, Danse Habile et BewegGrund remettent toutefois en question le paradigme dominant de la danse professionnelle basée sur un processus de sélection des corps performants. Selon Butler, les corps inappropriés génèrent de l’anxiété lorsqu’ils apparaissent publiquement. Si Butler développe son hypothèse à partir de l’homosexualité, nous pouvons l’extrapoler à la présente étude de cas, et nous demander « quelle anxiété suscitent des personnes […] dont le corps ne correspond pas à certains idéaux morphologiques » (Butler 2012 : 49). Cooper Albright y répond par le fait que le corps avec handicap est un corps liminal associé à l’idée de grotesque (Cooper Albright 2001), car il touche à ce qui répulse : la fragilité de la santé et de la beauté, et la perte d’autonomie (Cooper Albright 1997 : 59). Le corps handicapé représente donc une menace symbolique rappelant la fragilité du modèle idéal (Cooper Albright 1997 : 73).

Si nous revenons à la thèse de Lefèvre, Sizorn et Van Branteghem, qui fait de la danse contemporaine un espace transgressif qui libère les corps, je souhaite proposer une autre interprétation. La danse contemporaine embrasse bel et bien d’autres corporéités. Néanmoins, nous avons vu à travers les exemples d’Eugénie et de Richard à quel point il est difficile de se faire sa place. En étant exposé, le caractère hors norme est souligné : le public s’extasie devant la capacité différente de ces corps à se mouvoir, devant l’exotisme et le folklorisme du corps noir ou la capacité à « quand même bien » savoir danser avec un embonpoint ou une déficience physique. Le stigmate est donc au coeur du processus d’exhibition.

Foucault a précisément montré que la violence sur les corps n’est pas toujours associée à l’interdit. Dans son analyse sur l’histoire de la sexualité, le philosophe montre que la répression a été conduite par une prolifération de discours (Foucault 2006 : 12). Il explique que, plutôt que de réprimander la sexualité, on en a beaucoup parlé de manière à ordonner l’hétérogénéité sexuelle. Ici, le pouvoir n’est donc pas celui qui interdit, mais celui qui prescrit et forme. Il ne proscrit pas la sexualité, mais dresse les corps pour les formater à un idéal (bio-pouvoir) (Foucault 2006 : 64). Les discours sont performatifs et normatifs, produisant des corps légitimes et des corps illégitimes.

Si nous transposons la thèse de Foucault au cas de la danse contemporaine, nous pouvons en conclure que ce discours « inclusif » – visant à intégrer les corps d’ailleurs – est aussi générateur de violence. Exhibés, les corps hors normes deviennent, à mon sens, la projection des normes et de la déviance. Ils sont posés en contraste : en dansant aux côtés des danseuses et danseurs professionnels, le corps en situation de handicap est comparé au corps perçu comme « normal ». Butler rappelle que les normes « fonctionnent d’une certaine manière pour un groupe et de manière inverse pour un autre » (Butler 2012 : 21), pointant ainsi les limites de l’universalité des normes. S’appliquant différemment selon les corps, elles produisent des injustices basées sur l’hétérogénéité morphologique.

Tout corps dansant passe par une entreprise de façonnage. Sorignet (2014) a mis en exergue la « violence ordinaire » à laquelle sont soumis les interprètes. Les modalités du pouvoir s’exercent quotidiennement sur les corps dansants pour qu’ils maintiennent leur technique. Le sociologue écrit que ce pouvoir s’institue dès les instances de formation qui choisissent les candidates et les candidats, dressent quotidiennement les corps par la technique, l’hygiène de vie (alimentation, sommeil), et les consacrent au métier de danseur par des examens (Sorignet 2014). Même si la violence ordinaire est moins contraignante que celle des institutions de ballet classique, elle est bel et bien présente et agit sur les corps, et encore plus sur le corps féminin. Sorignet a aussi mis l’accent sur les inégalités de sexe produites par l’institutionnalisation de la danse, disqualifiant les femmes par rapport aux hommes[25] (Sorignet 2004).

La danse contemporaine étant une institution de dressage, les corps d’Eugénie, de Richard et de Danse Habile échappent encore moins à cette emprise violente de normalisation, en raison de l’inégalité des chances qu’ils présentent au départ. Eugénie cristallise même deux contraintes sujettes à l’oppression : le genre et l’embonpoint. Dans quelle mesure ces corps d’ailleurs ne doivent-ils pas redoubler de prouesse technique, de virtuosité (avec le fauteuil roulant, par exemple), de sensibilité ou d’humour pour séduire le public? Dès lors, nous pouvons nous demander si la danse contemporaine a réellement libéré les corps dansants, malgré le discours de la « subversion de la morphologie archétypale de la danseuse » classique (Bernard, dans Pidoux 1990 : 74).

Les corps produits/producteurs

Jusque-là, nous avons pris connaissance des normes institutionnelles qui assujettissent. Si nous en restons là, le corps dansant, privé d’agentivité, devient le simple réceptacle de normes dont il ne peut s’émanciper. Il nous faut donc encore nous questionner sur la possibilité de déjouer les identités assignées. Selon Butler : « être un corps, c’est, en un sens, être offert aux autres, même si un corps est avant tout “ à soi ”, et c’est pourquoi nous devons revendiquer le droit à l’autonomie » (Butler 2012 : 35). Si le corps préexiste à l’individu, Butler reconnaît son agentivité : « le corps ne devient que plus tard, et avec une incertitude, ce dont je revendique l’appartenance » (Butler 2012 : 36). Le corps peut donc se réinventer malgré la contrainte (de l’identité, du sexe, de la couleur de peau). Par conséquent, il est fait autant qu’il fait (Butler 2012 : 15).

Cooper Albright applique cette même réflexion au cas de la performance : quelles significations culturelles le corps transmet-il? Et dans quelle mesure la performance peut-elle détourner ces représentations pour en produire d’autres? (Cooper Albright 1997 : 3). Cooper Albright écrit que le corps dansant peut résister aux stéréotypes, par exemple en performant une identité en devenir plutôt que figée – cf. « identité-relation » de Glissant (1990 : 154) – ou en jouant avec les codes de la performance. En créant ses propres significations, le corps est lui-même reformé : « les corps sont en même temps producteurs et produits par les discours culturels de genre, race, aptitude, sexualité et âge » (Cooper Albright 1997 : xxiii; notre traduction). Même s’il est le produit d’une culture, le corps est capable de générer ses propres représentations.

Quant à Susanne Foellmer, elle pense que c’est par l’indétermination et l’ambiguïté que les performances reformulent l’ordre social établi. Parce qu’elles proposent autre chose de ce qui est usuel, elles deviennent « performatives, médiateurs biopolitiques de protestation qui peuvent, au moins temporairement, subvertir les frontières établies des attitudes politiques » (Foellmer 2016 : 68; notre traduction). À partir de deux performances de protestation à Istanbul et à Tel Aviv, Foellmer démontre que l’irritation générée par l’enchevêtrement des frontières entre l’art, le quotidien et le politique permet de subvertir.

Foellmer s’intéresse à des performances explicitement protestataires, ce qui est bien différent de la présente investigation. Quelques exemples permettent de montrer que le corps peut contourner les stéréotypes. Par exemple, dans les productions Lonesome cowboy (Philippe Saire) et Making Of Spectacles (Foofwa d’Imobilité) – dans lesquelles Richard a joué – ou dans Another Distinguée (La Ribot), la couleur de peau n’apparaît pas saillante ni significative : il n’y a aucun référent à l’Afrique, ni par la parole, ni par la gestuelle, ni par la musique. Le corps noir n’est pas associé à son origine ethnique, du moins pas dans les intentions chorégraphiques[26]. L’inclusion d’interprètes blancs dans les productions africaines peut également générer un discours alternatif, permettant de contourner le binarisme entre danse contemporaine blanche et noire. C’est le cas d’Hominideos (2020), pièce dans laquelle une danseuse blanche est entourée de cinq danseurs noirs. Le chorégraphe camerounais Merlin Nyakam m’a expliqué dans une entrevue Skype en février 2021 : « pour moi, c’est une manière de dire que la couleur de peau, elle ne compte pas. La danseuse représente la matrice, donc elle représente toutes les femmes ». Installé depuis 20 ans à Paris, c’est la première fois que Merlin a intégré une Française dans sa compagnie.

Finalement, le framing me semble être une autre stratégie des chorégraphes pour éviter les processus d’exclusion. Par exemple, la note d’intention de 10xThe Eternal, de Massimo Furlan, créée en collaboration avec la compagnie BewegGrund, ne contient aucune allusion à la présence de corps en situation de handicap. Ainsi, il n’y a pas d’étiquetage de corps marginaux dans la présentation de la pièce.

Pour Cooper Albright, c’est dans les corps que la perception rencontre les politiques de la représentation. Selon elle, « bien que le public lise les signes visibles de la race et de l’ethnicité, il doit réinterpréter ces signes à la lumière de l’expérience somatique » (Cooper Albright 1997 : 27; notre traduction). Or, le public est tellement attaché à l’idéologie classique des corps dansants (perfection morphologique) que même la présence des corps marginaux ne peut réellement subvertir (Cooper Albright 1997 : 80). En effet, est-il possible de faire abstraction du fauteuil roulant pour considérer les interprètes dans leur humanité au-delà de leur déficience?

La question du rapport entre la chorégraphie et le monde a été analysée à maintes reprises dans les études en danse (Foster 1986; Banes 2007). S’intéressant aux liens entre performance et politique, Taylor met aussi l’accent sur l’efficacité de la performance. Elle s’intéresse à ses effets sur la réalité, affirmant que la performance peut exercer de l’influence, qu’elle peut générer de la critique et du changement par la répétition (Taylor 2016 : 6-9). Par conséquent, la performance est autant produite par la culture que productrice de culture. De plus, la performance attire l’attention sur ce qui doit être vu, et projette dans l’ombre « l’obscène et l’off-scène » (Taylor 2014 : 337-338). Elle « visibilise et invisibilise; elle clarifie et obscurcit » (Taylor 2016 : 41; notre traduction). Également, selon Taylor (2014 : 342; notre traduction) :

La performance en tant que politique rend l’absence visible […] Mais elle rend aussi invisible la présence continue des inégalités sociales et économiques, des violations des droits humains, des discriminations.

Selon Cooper Albright et Taylor, la performance oscille entre la critique et la reproduction de l’ordre établi. Si elle peut subvertir, la présence des inégalités ou la persistance des stéréotypes dans le regard du public demeurent. À la question de l’aptitude des corps à recréer leurs propres significations, je pense que chaque production peut y répondre, par un engagement minutieux des artistes autour de la signification des accessoires scéniques, des référents associés et de la labellisation.

Conclusion

Cet article avait pour objectif de démontrer que la scène de théâtre, plutôt qu’interdire les corps marginaux, les invite sur scène en leur offrant l’occasion de se montrer. Elle en fait des corps publics, applaudis, désirés. Néanmoins, c’est en faisant de leur déficience un atout que la scène devient accessible aux corps opulents, noirs ou en situation de handicap. La différence devient garante de légitimité et de reconnaissance. Par la problématisation de leur marginalité, ces corporéités thématisent de front leur différence. Le contraste avec la norme dominante instaure néanmoins une stigmatisation silencieuse, qui apparaît en filigrane chaque fois que Richard doit écrire « afro-contemporain » dans son dossier de subvention, qu’Eugénie doit dire qu’elle n’a pas le bon corps pour danser, ou que le terme « handicap » apparaît sur le site de Danse Habile. Ainsi, la violence sur les corps dansants s’exerce moins par l’interdit que par l’exposition. Il s’agit d’une visibilité par l’étiquette de la différence.

Partant de la question butlérienne « quels corps importent en danse contemporaine? », cet article a mis en exergue l’oscillation entre le discours qui prône une danse émancipatrice, et une pratique de l’exhibition par le stigmate. L’objectif était de nous questionner sur les potentiels de la performance en tant que reflet ou résistance des normes culturelles. Par cela, j’ai remis en question la thèse défendue par Lefèvre, Sizorn et Van Branteghem, selon laquelle la danse serait un espace de transgression de l’idéal corporel.

En ce qui concerne la capacité de la performance et du corps dansant à recréer de nouvelles significations, nous avons constaté une ambivalence dans les études en danse : une agentivité possible et, simultanément, le maintien des inégalités de chance et des préjugés dans le regard du public. De plus, peu nombreux sont les exemples chorégraphiques en Suisse qui soutiennent la thèse défendue par Cooper Albright, Foellmer et Taylor, selon laquelle la performance peut subvertir. Je pense que, théoriquement, la performance peut déjouer les représentations dominantes. Dans la pratique, l’institution de la danse impose sur le plateau ses contraintes avec une force proportionnelle à l’enjeu. Par conséquent, je tendrais à soutenir que la danse contemporaine oscille sans cesse entre une tentative de libérer les corps et de subvertir l’ordre institué, tout en reproduisant, réitérant et légitimant les normes régissant les corps dansants. Chaque production écrit sa propre histoire selon les intentions des chorégraphes, des interprètes, de l’interprétation du public et du contexte de performance. L’analyse doit donc être reconduite pour chaque cas particulier, la généralisation s’avérant une entreprise risquée.