Abstracts
Résumé
L’auteure se penche sur la vague de femmes humoristes qui, de 2003 à 2007, s’emparent de l’espace dévolu à des sketches dans les émissions de talk-show pour diversifier les répertoires de la féminité. Quoique numériquement inférieures aux hommes humoristes, elles incarnent la montée en puissance d’un humour qui transforme une féminité jusque-là objet de moquerie en sujet actif du rire. L’auteure défend que les femmes humoristes dans les talk-shows revisitent les ressorts du rire en faisant du corps un élément actif et révèlent les modes de catégorisation du genre à travers des « hyperféminités » et des « féminités masculines ».
Mots-clés :
- Parodie,
- humour,
- talk-show,
- féminités,
- réflexivité
Abstract
This article analyses the wave of female comedians, that appeared between 2003 and 2007 in French television talk shows and diversified the repertoire of femininity. Even though they are less numerous than male humorists, those comedians have developed a humor that transforms women and femininity from an object of mockery into an active subject of laugh. This article argues that female comedians in talk shows have renewed comic devices by introducing the body as an active element of laugh, and reveal the modes of categorisation of gender through “ hyperfemininities ” and “ masculine femininities ”.
Article body
Objet de rires, de moqueries et de stéréotypisation, les femmes sont, dans de nombreuses sociétés occidentales, bien souvent considérées comme dénuées d’humour. En tant que trait d’esprit et « sens » de la parole et du mot, l’humour conforte l’imaginaire d’un masculin rationnel, en opposition à un féminin, quant à lui, associé au domaine du sensible (Guillaumin 1992 : 86-95). Cet univers de discours sous-tend les mécanismes d’exclusion dans le monde du spectacle vivant et du spectacle solo (one wo/man show). En France, la figure de comique seul en scène qui émerge durant la période d’après-guerre au music-hall puis au café-théâtre, est avant tout masculine. Des années 70 aux années 90, les principaux comiques reconnus sont principalement des hommes – Coluche, Thierry Le Luron, Pierre Desproges ou, pour les générations suivantes, Jean-Marie Bigard, Pierre Palmade, Chevallier et Laspalès, Élie Semoun, Les Inconnus, etc.
Dès les années 70, la rareté des voies d’accès à l’arène humoristique conduit les femmes humoristes à développer des stratégies différenciées pour émerger. Josiane Balasko s’impose en tant que scénariste et actrice de théâtre et de cinéma avec la troupe mixte du Splendid. Au sein de ce collectif, elle interprète des personnages féminins souffrant du regard stigmatisant posé sur leur physique bien portant. Profitant d’un collectif aux effets intégrateurs et ouvrant des espaces d’expression à des subjectivités nouvelles, elle met en exergue les règles de minceur, de beauté et d’élégance ainsi que les exclusions qu’elles produisent. De son côté, Sylvie Joly accède à la publicité par le spectacle solo, tirant parti de l’élargissement du monde du café-théâtre durant les années 80 (Joyon 2003 : 69-81). Elle interprète sur scène un panel de femmes bourgeoises et populaires aux traits caricaturaux, à l’aide d’accents, de faciès et de jeux de langage. Muriel Robin, quant à elle, emprunte la voie de la télévision, avec des sketches hebdomadaires au Théâtre de Bouvard, émission de café-théâtre diffusée de 1983 à 1987 sur la chaîne Antenne 2. Elle développe un humour de situation, qui s’appuie sur les pertes de contrôle de l’individu devant les engrenages de la vie quotidienne. Ses personnages féminins à l’apparence androgyne (cheveux courts, corpulence forte) proposent un modèle alternatif à la féminité élégante et fragile. Pourtant, à l’instar des personnages de Sylvie Joly, ils n’évoquent à aucun moment verbalement des questions relatives au genre.
Il faut attendre les années 90 pour que les rapports homme-femme et les normes de genre soient abordés frontalement par l’humour[1]. Anne Roumanoff se démarque par des personnages de femmes ordinaires, tandis que Michelle Bernier, avec la pièce à succès Le démon de Midi (2000), raconte sur scène le dépit d’une femme quarantenaire et dévouée, quittée par un mari volage. Toutes deux affichent clairement une subjectivité féminine par l’entremise d’un récit de soi qui annonce les personnages féminins des années 2000. L’article qui suit propose de mettre en lumière les conditions d’émergence des femmes humoristes sur la scène de l’humour contemporain en France, et de se pencher sur les différentes stratégies et tactiques qu’elles déploient pour s’imposer (Certeau 1990). Le terrain qui nous intéresse est celui des émissions de talk-show[2] qui, dès les années 90, font régulièrement appel à des humoristes pour proposer des moments de divertissement hebdomadaires ou quotidiens à même de fidéliser le public. Cette forme de sketches qui domine la décennie 2000 s’appuie sur des dispositifs télévisuels qui, par leur disposition en arène, la présence du public et la place accordée à la plaisanterie et au bon mot (Lochard et Soulages 2003 : 84-85), rappelle les scènes de café-théâtre (Lochard et Soulages 1994 : 25). Espaces à la fois ouverts et régulés, intimes et publics, les talk-shows deviennent un lieu privilégié de monstration par des groupes sociaux jusque-là exclus de la sphère publique française, notamment des minorités ethnoraciales et des femmes (Quemener 2010)[3].
Le présent article défend que, si les femmes humoristes sont apparues tardivement, et en moindre proportion comparées à leurs collègues masculins, leurs sketches travaillent, revisitent, déplacent les cadres de l’humour en imposant de nouvelles « esthétiques[4] » et en faisant de l’incarnation de personnages, de l’interactivité et de l’improvisation les moteurs du rire. Cet article s’appuie pour cela sur l’étude de quatre séries d’interventions tirées d’un corpus télévisuel plus large : la minisérie d’Anne Roumanoff diffusée dans Vivement dimanche sur France 2 en 2003, les sketches de Florence Foresti effectués sur le plateau de l’émission On a tout essayé sur France 2 de 2004 à 2006, ceux d’Axelle Laffont dans On n’est pas couché sur France 2 en 2007 et de Julie Ferrier dans Samedi pétantes sur Canal + en 2005-2006. Il s’agit de poursuivre l’étude du pouvoir de subversion des formes comiques entamée par Kathleen Rowe (1995) à propos des femmes fortes dans les comédies de situation anglo-saxonnes (sitcoms). En faisant de leur corps un spectacle et en usant de joutes verbales souvent crues, ces dernières s’imposent et expriment, par l’intermédiaire d’excès et de débordements, leur « colère » devant les oppressions qu’elles subissent (Rowe 1995 : 7), révélant ainsi les « dilemmes de la féminité » auxquels elles doivent faire face (Russo 1986). La démarche proposée dans notre article consiste à analyser des performances contemporaines préférant au renversement carnavalesque (Bakhtine 1970) des procédés plus ou moins parodiques, basés sur une indistinction humoriste/personnage et un corps en mouvement, et à interroger leur potentiel expressif et performatif. Nous montrerons que les humoristes de notre corpus signalent la dimension artificielle des modèles binaires du genre plutôt qu’elles ne dénoncent leur seule imposition. Elles profitent de l’espace ainsi ouvert pour mettre en scène des identités de genre jusque-là irreprésentables dans une arène médiatique (Lauretis 1987 : 10).
L’interaction corps/langage occupe une place centrale dans l’analyse et la démarche méthodologique : d’une part, parce que, selon Judith Butler, elle participe à « faire » le genre (Butler 1990, 1993 et 1997); d’autre part, parce qu’elle est au coeur des ressorts humoristiques, lorsque la gestuelle et les mouvements corporels de l’humoriste produisent des significations contradictoires par rapport au texte, plus particulièrement les qualificatifs usités. Le corps s’impose dans ce cas comme le « point aveugle de la parole » (Butler 1997 : 12), échappant et montré comme échappant aux modes de catégorisation hégémoniques. L’attention accordée aux agencements différenciés du corps et du langage amène, par conséquent, à la fois à mettre à jour les versions individualisées du genre de chaque humoriste et de chaque personnage et à faire ressortir les dissonances, véritables lieux du pouvoir d’agir (Butler 1990 et 1993), proposant des espaces polysémiques (Fiske 1986) et des ressources potentiellement réflexives à destination du public (Giddens 1991).
Des dispositifs de talk-shows en mutation
La permanence des patriarches
Pour comprendre l’émergence des femmes humoristes dans les talk-shows, il est nécessaire de resituer les transformations qui ont suivi la première vague d’émissions de ce type, marquées notamment par le succès de Nulle part ailleurs (Canal +, 1987-2001) et Studio Gabriel (France 2, 1994-1997). Lieu de débats sur l’actualité et de discussion sur les produits culturels contemporains, les émissions de notre corpus, soit Vivement dimanche (France 2, 1998- ), On a tout essayé (France 2, 2000-2006), On n’est pas couché (France 2, 2006-) et Samedi pétantes (Canal +, 2004-2006), alternent divertissement et débats sérieux avec des personnalités du monde politique, de la littérature, du cinéma et d’autres domaines du monde culturel. Chaque personnalité invitée présente son oeuvre, ses mesures, son point de vue, ainsi que son enfance et son parcours lors d’entretiens personnalisés d’une durée moyenne de 15 à 20 minutes. La fonction divertissante, quant à elle, est prise en charge par des séquences à tonalité humoristique, qui font dès les années 90 des émissions de talk-show de véritables tremplins pour les jeunes humoristes. Une évaluation statistique de la présence humoristique de 1997 à 2007 dans les programmes consultables dans la base d’archives de l’Institut national des archives audiovisuelles (INA) montre que les talk-shows sont, avec les émissions de divertissement rediffusant les sketches des spectacles solos et les séries, les émissions qui contiennent le plus d’interventions d’humoristes pendant la période de l’étude. Ils se concentrent sur deux chaînes de télévision en particulier, la chaîne publique France 2 et la chaîne cryptée Canal +. Celles-ci diffusent notamment en heure de grande écoute (access prime time), soit la tranche de 19 h à 20 h, des émissions quotidiennes destinées à une audience principalement familiale. Parmi elles, On a tout essayé sur France 2 attire jusqu’à 3,4 millions de personnes, soit 20 % d’audience (audience haute atteinte en 2007), tandis que l’émission Samedi pétantes, diffusée en clair sur Canal +, compte 700 000 téléspectateurs et téléspectatrices soit 4 % d’audience, chiffres bas expliquant la faible longévité de l’émission. Vivement dimanche, quant à elle, occupe la tranche encore plus familiale du dimanche après-midi sur France 2, pouvant atteindre jusqu’à 2,8 millions de personnes pour la première partie (de 14 h à 16 h 30) et 4,4 millions pour la seconde partie (de 19 h à 20 h). Enfin, On n’est pas couché fait figure d’exception : émission du samedi soir de France 2, diffusée de 23 h à 1 h 30 du matin, elle remplace Tout le monde en parle en 2006, elle-même devenue « culte » pour ces entrevues politiques à la tonalité crue[5]. Plus consensuelle que sa grande soeur, de par l’effacement des nombreuses réflexions à connotation ouvertement sexuelles, elle recrute une audience quasiment équivalente, voire supérieure, qui varie en moyenne de 1,2 à 1,6 million de personnes.
Parmi ces émissions, c’est d’abord au sein de dispositifs gouvernés par des présentateurs issus des talk-shows de première génération que certaines humoristes se lancent dans des interventions télévisuelles à visée humoristique, à l’instar d’Anne Roumanoff, figure déjà installée du café-théâtre, en 2003. L’émission Vivement dimanche, présentée par Michel Drucker sur France 2, accueille des personnalités politiques et de divertissement, généralement prestigieuses, par exemple le chanteur Charles Aznavour ou la femme du président de la République, Bernadette Chirac. Minutieusement préparée et préenregistrée, cette émission laisse peu de place à l’imprévu et à la contradiction. Du fait de sa position au sein de la grille de programmation et de la personnalité de son présentateur Michel Drucker, véritable patriarche de l’émission, elle se caractérise par une atmosphère bon enfant et sans remous. Les chroniques qui rythment l’émission sont tenues par une panoplie d’anciens journalistes, tels Bruno Mazure ou Claude Sérillon, et d’experts en leur domaine, tel le cuisinier Jean-Pierre Coffe ou le psychanalyste Gérard Miller, chacun incarnant une figure masculine à la légitimité peu contestée. Entre les interventions de ces « experts », l’émission Vivement dimanche inclut des séquences humoristiques. D’août 2003 à mars 2004, Anne Roumanoff y propose une minisérie d’une quinzaine d’épisodes. Son statut est singulier : l’humoriste est la première femme qui joue un rôle de chroniqueuse à l’émission. Elle endosse le rôle de la rigolote, toujours souriante et de bonne composition, infantilisée par le nom de « petite » que lui attribue Michel Drucker. Sa séquence alterne un format minisérie, dont une partie est filmée hors plateau, et un format sketch joué face aux personnes invitées. Le regard de femme de classe moyenne, déjà présent dans ces spectacles, se met ici en forme dans les conseils de Roumanoff aux spectateurs et aux spectatrices et dans les thématiques de l’émission : « Ce qu’il ne faut pas dire à une femme quand on est amoureux » ou encore « Comment comprendre les contractuelles? » Il réside également dans les versions de la féminité de la série, distinctes par leur statut, leur classe ou leur profession (mère de famille, contractuelle, voyante), dans les lieux choisis (école, restaurant, rue, stationnement), dans son rejet du parisianisme (sketch sur « Paris et la Province »).
Les femmes des sketches de Roumanoff sont à la fois aux prises avec les insuffisances de la gent masculine, avec sa maladresse dans les interactions du quotidien et avec les attentes qui pèsent sur elles dans le jeu de séduction, le rapport au corps, la parentalité. Elles empruntent généralement avec difficulté la voie de la conformité aux critères de retenue, de beauté, de minceur et de dévouement maternel. À la fois contraintes et idéaux à atteindre, les modèles normatifs de la féminité sont révélés par le rire que déclenchent les échecs répétés à satisfaire ses exigences. On peut, par exemple, citer l’un des épisodes de novembre 2003 dans lequel Roumanoff fait le récit des tentatives féminines en vue de faire un régime amaigrissant et les remarques plus ou moins bienvenues de leur entourage. La séquence finale montre l’humoriste croquant dans une tablette de chocolat, concluant sur « le principal finalement, c’est d’être heureuse ». Le geste, loin d’être condescendant envers les femmes qui font un régime, se veut déculpabilisant et invite ces dernières à accepter leur non-conformité à l’idéal. Au coeur de l’humour de Roumanoff se tiennent donc les frustrations liées à une condition empêchant de se conformer à la norme et aux attendus sociaux : la contractuelle ne parvient pas à susciter la sympathie (« Pourquoi personne ne me dit jamais rien de gentil? »), la voyante à prédire l’avenir (« Ce que je préfère, c’est quand les clients me parlent d’eux ») et la Parisienne à se rendre agréable (« Je vais essayer de sourire… j’y arrive pas… »). Ici la dimension parfois caricaturale sert l’humanisation des personnages féminins et la dénonciation de la norme comme un idéal le plus souvent inaccessible.
On retrouve dans la série les contradictions de l’humour de Roumanoff sur scène. À force de s’y référer, ses personnages font de l’exigence de la norme et de l’idéal féminin un objectif indépassable et toujours contraignant. Pourtant, leur multiplicité diversifie l’image de la féminité et produit une série de modèles alternatifs marqués par leur caractère ordinaire. Par ailleurs, en tant qu’humoriste, Roumanoff prend avec ces chroniques le contrepied du stéréotype qui voudrait que les femmes n’aient pas d’humour[6]. Au sein de l’émission, l’humoriste s’approprie les traits habituellement attribués au genre masculin, c’est-à-dire l’esprit, le jeu de mots, l’autodérision, échappant ainsi au rappel excessif et réducteur de son genre.
Des animateurs à l’autorité contestée
À l’inverse de ce qui se produit pour l’émission Vivement dimanche, les dispositifs télévisuels qui se développent à partir de 2001 se caractérisent par une mixité des spécialistes et personnes-ressources et des présentateurs à la légitimité professionnelle et culturelle plus contestée. Le talk-show de 18 h 50 à 19 h 40 sur France 2, On a tout essayé, est présenté par l’animateur, anciennement humoriste, Laurent Ruquier. L’émission alterne les sujets magazines autour d’invitées ou d’invités associés (promotion de livres, promotion de spectacles comiques, présidents ou présidentes d’associations, sportifs ou sportives) et des jeux et chroniques humoristiques. Mobilisant une bande de chroniqueurs et de chroniqueuses, l’émission s’organise autour d’un panel de masculinités et de féminités diversifié. Cette apparente mixité et la place laissée à chacun et à chacune sur le plateau décentrent la figure du présentateur au sein du dispositif, qui, quoique physiquement au coeur de la troupe, voit sa parole et sa médiation contestées par ses coéquipiers et ses coéquipières. On retrouve ce décentrement dans les deux autres dispositifs ayant accueilli des femmes humoristes de 2004 à 2008 : Samedi pétantes, émission remplaçant NPA de 19 h à 20 h 30 sur Canal +, présentée par Stéphane Bern connu pour ces émissions sur les familles royales; On n’est pas couché, le samedi soir, de 23 h à 2 h du matin sur France 2, également présentée par Laurent Ruquier. La diversité des personnes invitées, la disposition en arène et la régulation souple des échanges autorisent chaque personne sur le plateau, à l’instar des « spécialistes » et des humoristes, à s’emparer successivement ou dans la confrontation du rôle de médiation des débats et des relations sociales du plateau.
Ces dispositifs flexibles s’éloignent d’autant plus du modèle patriarcal qu’ils sont des lieux d’homosocialité soutenue par l’apparence dynamique et « androgyne » du présentateur principal à l’homosexualité affichée ou implicite. Ici, les dits et les non-dits de ces dispositifs autour de la sexualité ouvrent des espaces de dissidence, notamment du point de vue du genre. Laurent Ruquier, par exemple, est le premier humoriste à affirmer son identité sexuelle (coming out) sur scène en 1997 dans son spectacle Enfin gentil!, confirmant verbalement ce que la rumeur avait déjà évoqué. Une fois Ruquier devenu présentateur des émissions On a tout essayé et On n’est pas couché, l’affirmation faite sur scène vient à l’appui de nouvelles stratégies d’évitement à l’évocation de la question gaie, aboutissant à la production d’un nouveau placard. Au prétexte que l’homosexualité de Ruquier est sue, les références subculturelles qui parsèment les sketches et les entretiens de l’émission ne s’accompagnent jamais des termes « gai » ou « homosexuel ». Elles ne sont donc ni identifiées ni identifiables en tant qu’émanant d’un groupe subalterne. L’exemple de Ruquier est loin d’être isolé dans le corpus de sketches qui nous intéressent. Les relations sur le plateau de Samedi pétantes sont également largement informées par l’homosexualité sous-entendue de Stéphane Bern. Paradoxalement, ce non-dit autour de l’homosexualité des présentateurs ouvre un espace d’incertitude, de flou autour des catégories (Sedgwick 1990 : 4), favorisant les jeux humoristiques et les répliques à double sens. Il s’apparente à un espace d’indéfinition dont chaque personne cherche à s’emparer pour imposer sa propre définition des relations et des groupes sociaux. Dans la partie qui suit, nous verrons comment les femmes humoristes ont profité de ces espaces d’indéfinition pour reformuler les modèles de masculinité et de féminité hégémoniques.
Y a-t-il une humoriste dans le sketch?
Un sketch, deux énonciatrices distinctes
La dispersion de la parole et de la médiation au sein des dispositifs décrits dans la partie précédente transforme l’instant consacré à l’humour en un conflit pour garder temporairement un espace propre d’intervention. Elle incite à la mobilisation de plusieurs niveaux humoristiques au sein d’une même intervention et à une hybridité brouillant les catégorisations esthétiques de l’humour. Avec ses sketches « La folie de la night » en 2007 dans l’émission du samedi soir On n’est pas couché, Axelle Laffont occupe l’ensemble des domaines humoristiques en ayant recours à une combinaison de dialogues fictionnels, de parodie, de carnaval et d’absurde. Faisant incursion sur le plateau, elle arrive accompagnée d’invitées ou d’invités surprises, à l’instar du chanteur Julien Doré ou du groupe La Compagnie créole, avec qui elle occupe de façon intempestive l’arène du plateau et orchestre une sorte de carnaval improvisé. Dans ses interventions du 22 septembre et du 3 novembre 2007, elle a par ailleurs recours au procédé de la parodie, en remixant une chanson de la chanteuse à succès Coxy et en diffusant une fausse vidéo de présentation d’un salon de massage. Ce mélange des genres humoristiques s’apparente à une appropriation et à un réagencement par des femmes humoristes de domaines dispersés de l’humour.
Cette convergence des procédés et des styles s’accompagne d’un brouillage perturbateur de l’identité de l’instance énonciatrice. D’août 2004 à juin 2006, Florence Foresti intervient dans l’émission quotidienne On a tout essayé, présentée par Laurent Ruquier. Jouant de personnages caricaturaux, elle endosse des accoutrements qui construisent des types sociaux identifiables par un style vestimentaire et une attitude corporelle. À la différence de Roumanoff, chez Foresti la typisation de personnages[7] n’a pas pour unique fonction de créer une typologie représentative des féminités contemporaines, mais bien plus de permettre la répétition humoristique d’un personnage singulier d’une semaine à l’autre. Pour cela, les personnages sont incarnés et considérés de la même façon que toute autre personne invitée sur le plateau. Cependant, ils reposent sur un paradoxe propre à l’humoriste. En effet, leur fiction est régulièrement rappelée par les fautes et les trous de mémoire de l’humoriste. Foresti, cherchant son texte, sort ponctuellement de son personnage et se tourne vers Laurent Ruquier pour demander de l’aide. Ces allers-retours permanents entre sa posture d’actrice et ses personnages laissent ainsi entrevoir les traces de fabrication des sketches, parfois énoncés verbalement. Ainsi, lorsque Ruquier demande au personnage Anne-Sophie de la Coquillette qui déclare avoir été un jour élue « Miss Pied » (sketch du 25 février 2005) de découvrir son « pied ouzbèk », celle-ci réplique : « Non, parce que c’est un sketch imbécile! » Ces moments de flottement récurrents déstabilisent la cohérence d’un personnage certes identifiable et pourtant montré comme un artifice, une mascarade voulue et construite par Foresti.
Cette réflexivité entre le personnage et l’humoriste inclut différentes phases de brouillage et de clarification. Chez Foresti, le personnage et l’humoriste alternent les moments de fusion, pendant lesquels l’un et l’autre sont indissociables, et les moments de déconnexion. Le personnage prend parfois le dessus par la caricature, les tics de langage et la gestuelle, l’humoriste reprend ensuite la main, par les trous de mémoire et les dialogues à double sens avec Ruquier. Enfin, les deux sont souvent indistincts. Dans ce cas-là, le corps soumis à des qualificatifs par le langage est celui de l’humoriste et du personnage. Si le ton employé par le personnage laisse percevoir l’omniprésence d’une énonciatrice humoriste et d’un énonciateur personnage, il permet rarement de les délier. Le 29 juin 2005, le personnage de Michelle, cheveux courts attachés, en marcel et en salopette de travail, arborant son éternelle voix criarde, se présente sur le plateau en tant que « directrice de l’Office de tourisme de Mon Fion sur l’Orge », où « elle vient de réaliser une campagne de pub pour son petit village ». Michelle est « plombière de surcroît » et a participé à la campagne de publicité de l’office de tourisme local. L’affiche montrée à l’écran se constitue d’un slogan « Venez nombreux dans Mon Fion sur l’Orge! » et d’une photo truquée de Michelle devant un champ de pneus. En montrant la photo, Michelle s’exclame avec une assurance accompagnée d’un geste s’autodésignant : « Qui mieux que moi peut incarner la beauté et la féminité? » L’assurance du personnage mêlé au sourire contenu et complice de l’humoriste déclenche un rire qui valide le décalage entre les croyances du personnage Michelle et le regard porté par Foresti et le public. La double énonciation sert le ressort humoristique de telle manière que Foresti s’amuse à distance de son personnage en grossissant ses contradictions. Première à enclencher le rire, elle affiche ainsi son rôle de maîtresse des regards portés sur son corps et sur celui du personnage, et décourage toute forme d’objectivation par le rire.
Le trouble dans l’énonciation
Dans le cas de Foresti, les moments de brouillage et de flou sur l’identité de l’instance énonciatrice font partie des ambiguïtés humoristiques, clairement assumées et désignées au fil du sketch. Dans les cas d’Axelle Laffont et de Julie Ferrier par contre, ces ambiguïtés entre instance énonciatrice et personnages ne font pas l’objet d’allers-retours réflexifs et de brouillages ostensiblement volontaires. En 2005 et en 2006, l’humoriste alors inconnue, Julie Ferrier, comédienne, ancienne danseuse, dont le spectacle solo commence à trouver son public, fait une série de sketches basés sur des improvisations, dans l’émission Samedi pétantes, sur Canal +, présentée par Stéphane Bern. Elle adopte sur le plateau les traits des différents personnages tirés de son spectacle, à l’instar de Juliette, personnage central et fil directeur de son spectacle, qui apparaît à trois reprises dans les quelques apparitions qu’elle fait sur le plateau de l’émission. Les sketches de Ferrier dans Samedi pétantes ne révèlent pas les ficelles de fabrication de la performance scénique et ne suggèrent à aucun moment la présence de l’humoriste sous les personnages. L’absence d’éléments métafictionnels construit des sketches et des personnages caractérisés par une force d’incarnation imperturbable, reposant sur l’incorporation des traits, des attitudes corporelles, des origines sociales. Les personnages sont les énonciateurs souverains de sketches dont le fil directeur est le corps de l’actrice, qui lui-même se disperse en multiples subjectivités. Ils créent, plutôt que des éclats de rire, un trouble chez les chroniqueurs et les chroniqueuses de même qu’au sein du public. Les rires discrets voire inexistants sur le plateau de Samedi pétantes, le regard hagard du présentateur Stéphane Bern et les commentaires nourrissent cette sensation de trouble qui semble reposer sur l’impossibilité de borner et de cadrer les limites de la performance, la frontière entre, d’une part, la « réalité émotionnelle » du personnage produite par l’interprétation « réaliste » de l’actrice (Schechner 2006 : 276) et, d’autre part, la présence et le contrôle de l’humoriste. Caractérisés par un jeu basé sur l’attitude et la présence corporelle, les sketches de Ferrier perturbent par l’absence de clarification verbale ou réflexive de son jeu. Ils semblent activer la crainte d’un dépassement corporel de l’humoriste par ses personnages, une prise de pouvoir des personnages sur la raison des mots et du langage.
Les excès d’impertinence et les postures corporelles aguicheuses d’Axelle Laffont sur le plateau de l’émission On n’est pas couché provoquent des malaises appréhendables dans la faiblesse des rires et le regard des personnes invitées. Ces dernières rendent compte de cette indistinction entre la provocation du personnage et celle de l’humoriste, et de la difficile identification d’un sujet sous celle qui se montre comme un objet de désir en jouant la « pute » (terme qu’elle-même emploie dans ses sketches pour se qualifier). L’un des traits saillants des sketches de l’humoriste est le dévoilement de certaines parties du corps par des vêtements au décolleté plongeant (un dos nu, par exemple) qu’elle accompagne de petits cris, d’insultes et de postures suggestives. Imposant sa présence hypersexualisée et attirant ainsi les regards sur son corps dénudé, Axelle Laffont trouble non seulement par son absence de retenue, mais également par l’impossible distinction entre son personnage et elle-même. Les regards apposés sur ce corps s’adressent-ils à Laffont-humoriste ou à Laffont-personnage scénique? La spectatrice ou le spectateur, notamment celui-ci, se trouve alors devant un dilemme : répondre à ce qui ressemble à une invitation en apposant un regard sexualisant ou, au contraire, éviter la sexualisation de la relation au prétexte de la dimension fictionnelle, voire de l’intention manipulatrice qui le sous-tend? Contrairement à Ferrier, Laffont résout néanmoins une partie de ces ambiguïtés en ne proposant qu’un seul personnage et en introduisant parfois, comme dans son spectacle La folie du spectacle (2003), les traces de la construction de ses sketches : « Vous avez vu, je fais un dialogue là! »; « Vous avez compris, quand je regarde par là, c’est que Stanislas (son amant dans le spectacle) est là »; « Je suis une actrice professionnelle hein! » Elle formule clairement l’idée d’un récit par Laffont sur Laffont, affichant à la fois son contrôle sur le sketch et la liberté qu’elle prend à travers ces excès. Sa performance se rapproche alors des excès d’une bouffonnerie contemporaine, qui, chez les humoristes Stéphane Guillon et Christophe Alévêque, les autorise à la condition de reconnaître verbalement leur caractère excessif (Quemener 2012).
Les stéréotypes réappropriés : la figure de la blonde et ses déclinaisons
La blonde parodique
Les troubles dans l’énonciation des sketches de notre corpus peuvent apparaître sous l’angle d’une stratégie de résistance locale à l’hégémonie masculine. Mis au service de personnages stéréotypiques et de formes parodiques ou hyperboliques, à l’instar de la figure de la blonde, ils participent au décloisonnement des modes de catégorisation du genre. Chez Foresti, par exemple, le personnage de Brigitte porte une perruque tantôt blonde, tantôt brune, des tee-shirts décolletés de couleur claire dévoilant un soutien-gorge noir. Brigitte intervient sur les sujets de société, qu’elle comprend au premier degré, et fait, apparemment sans le faire exprès, sans cesse des références sexuelles. Elle parle d’une voix aiguë, quasiment enfantine, et multiplie les fautes de français et les non-sens. La blonde est montrée dans sa plus simple caricature : bête, peu instruite, mais inconsciente de sa bêtise, et dans d’autres sketches, ramenée à des jeux de mots à connotation sexuelle. Pourtant, à chaque apparition, Foresti finit par désigner les éléments de construction du sketch et du personnage, laissant entendre que ce dernier est une mascarade dont Foresti s’amuse avec le public. Foresti est dans et hors la représentation de genre de Brigitte, elle se fond et adopte une féminité caricaturale; elle s’en extrait tout aussi rapidement pour en montrer le ridicule. Autrement dit, le sketch se construit sur une contradiction : l’incarnation de Brigitte donne une existence au personnage et au stéréotype, mais l’exagération et la réaffirmation finale du rôle d’instance énonciatrice de Foresti rendent visible l’artificialité du personnage et, à travers lui, de sa construction de genre. Les normes de féminité que Foresti répète à travers Brigitte sont alors mises en évidence, le procédé d’incarnation/extraction montrant que le genre est une imitation de codes et de normes à l’origine incertaine et instable (Butler 1990). Si ces codes et ces normes de féminité s’exhaussent dans la cohérence globale du personnage, ils sont aussi montrés comme détachés du corps qui les adopte et qui les répète. Dans ce cas, la figure de la blonde est l’occasion d’une mascarade de féminité.
La blonde fantasmée
Chez Ferrier, la figure de la blonde est beaucoup moins parodique que chez Foresti. Elle est incarnée par Sandrine Moulé. Celle-ci fait une apparition remarquable dans une intervention du 15 mars 2006 sur le plateau de Samedi pétantes, face aux invités : le chanteur Jérémy Chatelain et les acteurs Pierre François Martin Laval et Thierry Lhermitte. Les cheveux lâchés, vêtue d’un bustier et d’une robe longue rose bonbon, elle s’exprime avec un phrasé hésitant, ponctué de nombreuses fautes de français et de petits rires gênés. Elle s’adresse ce jour-là à Thierry Lhermitte, acteur « vieux beau » issu de la troupe du Splendid, âgé d’une cinquantaine d’années : « Je suis très contente d’être ici pour mes preuves. C’est un honneur, je suis une grande admiratrice de vous, Thierry, et j’adore ce que vous faisez… » Elle propose de jouer une scène de Molière « pour montrer tous ses talents », faisant au détour « une petite parenthèse » : « Déjà en tant qu’actrice, je mesure 1 m 68 pour 38 kg, ce qui est quand même hyperrare pour une actrice. Et du fait que mon père était poissonnier, depuis ma plus tendre enfance, je ne me mange que du poisson. De ce fait, je retiens tous les textes hyper simplement et hyper rapidement. » Après une tentative désastreuse de jouer Molière, la scène est écourtée par Ariel Wizman, chroniqueur de l’émission, qui demande à Sandrine de sortir. Cette dernière laisse sa photo et son contact à Thierry Lhermitte : « N’hésitez pas! » Lhermitte ouvre la photo, c’est Sandrine Moulé en bikini sur la plage. Bern s’écrit : « Oh oui!! » comme pour conclure à l’évidence du contenu.
La force d’incarnation de Ferrier transforme le spectacle de cette séduction maladroite et de cet abandon en une « réalité », un événement vrai pour les personnes présentes sur le plateau. Les invités hommes notamment, réagissent avec un intérêt non dissimulé pour la jeune femme Sandrine, quand cette dernière leur propose sa carte de visite. Cependant, une méfiance reste perceptible dans les hésitations à rire. Les apparitions de Sandrine Moulé, au même titre que celles des autres personnages de Julie Ferrier, provoquent en effet une tension entre ce qui est perçu par les personnes sur le plateau et le public et ce qui est suggéré par le dispositif. D’une part, chaque membre du public voit un personnage authentique, incarné, qui déstabilise par sa témérité, son assurance maladroite et sa correspondance avec le stéréotype. D’autre part, l’arrivée par l’arrière-scène, le cadre du talk-show dans son ensemble et la courte durée du sketch ne laissent aucune ambiguïté quant à l’artificialité et la préparation de cette intervention. Le sketch repose alors sur un trouble autour de l’existence du personnage et place les spectatrices et les spectateurs, notamment ces derniers, devant des émotions contradictoires, visibles dans leur réaction médusée, et les plonge dans le doute quant à la « réalité » de cette figure fantasmatique. Une fois la séquence passée, il s’opère un glissement constitutif de la séquence et de son efficacité : à l’abandon, à la passivité et à la maladresse de Sandrine Moulé se substitue la force de l’actrice Ferrier, qui non seulement réussit à faire douter de la réalité de son personnage, mais en plus ose un personnage conforme aux attentes du stéréotype. Ce renversement final prend le contrepied de la promesse du sketch : la figure de la blonde révèle par les réactions qu’elle suscite les désirs et les attentes du public, autrement dit sa part de fantasme et de fiction, ici gouvernée par le regard masculin.
La blonde castratrice
La révélation des mécanismes de subjectivation par la stimulation des envies et des désirs des personnes invitées sur le plateau est également la stratégie adoptée par Laffont. Il a déjà été dit que les ressorts de ses sketches reposent sur la création d’un malaise, la répétition et la déconstruction dans l’excès des attributs d’une féminité aguicheuse, hypersexualisée et dominatrice. Dans un sketch avec le chanteur Julien Doré, Laffont exige une chanson qui lui serait dédiée et fait subir au chanteur l’humiliation de s’agenouiller face à elle. Laffont lui demande de s’abaisser, de s’excuser, avant de le traiter de « nul ». Dans un autre sketch du 3 novembre 2007, elle se pavane dos nu face aux personnes présentes sur le plateau, puis se tourne sans prévenir vers l’écrivain et réalisateur Bernard Werber assis derrière elle pour lui lancer : « Ça te plaît mon salaud! » Elle projette alors sur l’invité les plaisirs et les désirs sexualisants « typiquement masculins ». Cette mise en mots de la situation d’interactions déclenche le rire par la formulation d’un non-dit, ici le processus d’assujettissement du corps féminin par le regard masculin, et par le renversement de ce processus : Laffont se sert des mots telle une arme qui ramène Werber à des considérations basses et sexuelles. Elle opère un retournement castrateur qui transforme les éléments de vulnérabilité d’un féminin en pouvoir de désignation et de destruction du désir masculin.
Contrairement au personnage de Sandrine Moulé, Laffont mise sur le double tableau de l’exacerbation des traits positifs et négatifs qui constitue l’image de la femme autonome et active : émancipée, indépendante, en dehors des codes d’une féminité passive et demandeuse, elle peut se révéler castratrice, dépravée, insensible et sadique dans sa relation aux hommes. Cette ambivalence conduit à l’impossible anticipation de ses actions et de ses limites, et participe à créer l’image d’une féminité libérée et potentiellement hystérique et dangereuse, justifiant implicitement la permanence de son contrôle et de son désarmement (McRobbie 2009 : 35). Cela étant sans compter sur le rôle essentiel joué par les rires que les interventions de Laffont suscitent dans le dispositif du plateau. Leur discrétion est en effet significative de l’incertitude quant à la position à adopter à l’égard du sketch et de la frontière floue entre fiction et réalité du personnage scénique. Selon que le personnage est considéré comme réel ou, au contraire, fictif, les rires peuvent valider soit l’humiliation que l’humoriste fait subir aux personnes invitées à l’émission, soit la mise en scène hyperbolique révélatrice des processus de sexualisation du corps féminin. Sur le plateau, leur caractère aléatoire rend compte du contenu polysémique et de l’indécidabilité de la finalité de la performance.
Jusque-là, nous avons vu comment les sketches des femmes humoristes reprenaient certains éléments des stéréotypes, des catégorisations du féminin, insistaient sur leur artificialité. Dans la partie qui suit, nous voudrions insister sur l’émergence d’une frontière floue entre masculin et féminin, à travers un humour dont nous avons déjà montré la dimension réflexive. Ce brouillage ne se contente pas de déplacer les modèles du masculin et du féminin dans la matrice binaire hétérosexuelle, il rend possible ce qui était jusque-là du domaine de l’irreprésentable : des personnages inclassables d’un point de vue « genré » ou bien hybride, c’est-à-dire qui présentent des caractéristiques féminines et masculines.
Vers une « queerisation » de l’humour?
L’échappée aux binarismes traditionnels se manifeste par la mise en action du corps. Jusque dans les années 2000, le spectacle solo avait certes déjà été le lieu de construction d’une féminité en mouvement, mais ce dernier traduisait souvent une perte de contrôle et de pouvoir du personnage dans une situation donnée. C’est le cas de Muriel Robin dépassée par son corps en situation, mais aussi des personnages de Sylvie Joly contraints par un hexis de classe et de genre. L’arène des talk-shows devient le lieu privilégié d’une prise d’espace et de mouvements corporels expansifs. Les trois humoristes citées, Ferrier, Foresti et Laffont, occupent l’espace du plateau, interpellent les personnes qui y ont été invitées voire le public, se meuvent d’une personne à l’autre. Le corps devient non seulement l’instrument du rire, mais aussi l’outil d’une imposition de soi. Quand il débarque sur les plateaux, il n’est pas en abandon et passif, mais en mouvement et dans l’action. En cela, il contredit les attentes traditionnelles des corps féminins empêchés de se mouvoir par les vêtements, tels la jupe et les talons (Guillaumin 1992 : 132), ainsi que la liquidité qui leur est habituellement associée. Ce corps provoque, s’impose, touche, contraint autrui à des réactions et à des mouvements de recul. Quand il mime l’abandon, à l’instar de Laffont qui pousse souvent des cris et feint de s’évanouir, il le fait de manière tellement excessive que son attitude devient hyperbolique. Cette prise d’espace par le mouvement fait par ailleurs écho à la posture scénique des corps lourds et bedonnants, à l’instar de celle de Muriel Robin ou de Josiane Balasko, que Kathleen Rowe propose d’interpréter comme une « indocilité » et une manière de faire de la visibilité un pouvoir (Rowe 1995 : 11). De la même manière, les corps en mouvement ne permettent pas seulement d’influer sur la façon dont les femmes regardent mais aussi sur la façon dont elles sont regardées. En adoptant le rôle de la blagueuse, de la briseuse de règles, et proposant le spectacle d’un corps en action, les personnages de Foresti, de Laffont et de Ferrier déplacent les formes et les termes des représentations de telle manière qu’elles transforment le corps en instrument du pouvoir pendant la séquence qui leur est consacrée.
Cet usage du corps est aussi ce qui distingue l’humour féminin de cette période à l’humour masculin qui avait jusque-là pu être proposé. Non pas que les hommes humoristes négligent totalement le corps, même si la majorité use d’un humour de parole et d’un statisme scénique[8], mais le corps est paradoxalement l’outil d’un désengagement et d’une mise à distance de la scène jouée. Comme c’est le cas chez Coluche ou le duo de l’émission Nulle part ailleurs, Antoine de Caunes et José Garcia (Canal +, 1991-1995), le corps est un instrument d’apparat et de mascarade permettant d’occuper tout autant les territoires de la masculinité, excessive, machiste, bourgeoise ou populaire, que de la féminité ou encore de l’animalité. Dans ce cas, le ressort humoristique repose sur la discordance entre le corps masculin, ostensible sous le déguisement grossier, et les traits caricaturaux du personnage, résidant dans les vêtements et les prothèses. Il implique une déconnexion entre la matérialité corporelle et les signes vestimentaires, entre l’humoriste et le personnage. À l’occasion d’un travestissement par exemple, il contribue à montrer la féminité comme un artifice, une série de codes, de normes, d’apparats, qui peuvent être répétés et produire un personnage féminin, sans qu’il y ait de correspondance avec le sexe de celui qui interprète. Suivant cette logique, la masculinité du corps visible sous le déguisement n’est à aucun moment déstabilisée ni resignifiée par la féminité du personnage.
À l’inverse, chez les femmes humoristes, le corps ainsi travaillé par la performance devient le lieu d’un brouillage des modes de catégorisation du genre de l’humoriste comme du personnage. Le sketch du 31 décembre 2004 de Foresti offre un bel exemple d’une indécision quant à la catégorisation « genrée » de son corps, indécision qui traverse plusieurs de ses personnages et sketches de cette période. Il met en scène le personnage de Lady Zbouba, jeune fille de banlieue à l’allure garçon manqué, au langage rythmé par des insultes, tel « bâtard »[9], au corps penché en avant, au dos courbé et aux cheveux tirés ou courts. D’habitude vêtue de vêtements larges, Lady Zbouba arrive cette fois-ci accoutrée d’une robe courte noire, d’une perruque de cheveux bruns longs, de gants blancs et de chaussures à talons. Elle raconte sa candidature au concours de Miss France qui, malgré les efforts faits pour se pomponner et se conformer aux critères de sélection, s’est conclue par un échec. Le rire qu’elle déclenche repose sur le contraste entre les aspirations du personnage à coller aux normes de féminité attendues dans un concours Miss France et son attitude corporelle. Quand Lady Zbouba se lève pour faire la démonstration de ses tentatives de défiler à la manière des miss, elle échoue piteusement à adopter une démarche élégante, ses bras pendent le long de son corps, les épaules remontent, ses hanches restent droites et ses jambes sont légèrement courbées. Au milieu du sketch, Lady Zbouba se concentre sur son entraînement et se transforme temporairement en Brigitte, personnage qui incarne chez Foresti la femme écervelée et l’hyperféminité. Brigitte parle d’une voix aiguë, elle jette ses cheveux en arrière, elle bombe le torse pour montrer ses seins et lance un petit cri de surprise. La figure caricaturale de la candidate Miss France, incarnée à travers Brigitte, apparaît clairement comme une parodie moqueuse des Miss France. La chute du sketch marque un retour au personnage de Lady Zbouba qui conclut par ceci : « L’année prochaine, je vais peut-être me présenter à Mister France, j’aurai sûrement plus de chance! » Le sketch se termine donc par l’hypothèse d’une identification au genre masculin de ce corps qui n’entre pas dans les normes de féminité classique.
Cette ouverture sémantique montre les potentialités ouvertes par l’alliance d’une gestuelle caricaturale et d’une présence implicite de l’humoriste. Le passage de Brigitte à Lady Zbouba et le changement de gestuelle, de manière de parler et de posture corporelle qu’il implique produisent un corps « féminin féminin », celui de Brigitte, et par contraste un corps pouvant être assimilé au masculin ou à une « féminité masculine » (Halberstam 1998; Quemener 2010), celui de Lady Zbouba. Foresti-humoriste reste pourtant le fil directeur du sketch, orchestrant la transition d’un personnage et d’un corps à l’autre et rappelant par ces fautes de texte la dimension artificielle du sketch. Avec ces deux personnages, elle montre toutes les significations possibles d’un même corps, à la fois masculines et féminines. Or ce corps étant aussi son propre corps, elle affiche l’instabilité de son identité de genre et l’enfermement que constitue l’assignation d’un genre ou d’un autre. Chaque personnage semble constituer une version possible du genre de Foresti, la dimension parodique rappelant en permanence l’incomplétude ainsi que la part d’artifice et de construction sociale que cette version recouvre.
Marquant fortement la scène humoristique, les présences de Roumanoff, Laffont, Ferrier et Foresti ont contribué à ouvrir un canal de visibilité aux femmes humoristes et à élargir les régimes de monstration de la féminité (Fraser 2001). Chacune de ces humoristes délivre un récit des tensions et des contradictions d’une féminité contemporaine, à laquelle le sujet du féminisme, homogène et à l’identité de genre cohérente, ne semble pas correspondre. Au centre de ces sketches, l’hybridité, l’irreprésentable et l’indétermination sont les moteurs d’un rire réflexif et polysémique, qui laisse au public la responsabilité de décider des significations à donner aux mots et aux corps. Quand détermination il y a, elle est poussée dans des excès déstabilisateurs des équilibres du plateau et des modèles hégémoniques. Se dessine avec les femmes humoristes un humour qui use des réflexifs de l’incarnation pour pointer les processus de formation discursive du sujet et le pouvoir de résistance de ce dernier qui réside dans l’expression de subjectivités multiples. Sans doute faut-il voir dans ces régimes de monstration le résultat d’une négociation avec les contraintes liées aux dispositifs médiatiques. Néanmoins, ils sont aussi l’expression d’un contexte culturel donné, très imprégné de principes républicains défendant une forme d’« indifférence aux différences » et incitant à user de techniques d’affirmation de soi autres que la verbalisation d’une identification particulière.
Appendices
Note biographique
Nelly Quemener est maître de conférences en cultural studies et sociologie des médias à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 et membre du laboratoire Communication, information, médias. Docteure en sciences de l’information et de la communication, elle étudie les problématiques du genre, de la classe et de la race dans les représentations médiatiques. Membre du comité de rédaction de la revue Poli – Politique de l’image, elle a publié dans les revues Questions de communication, Recherche en communication, Mots. Les langages du politique, Sexualities et dans l’ouvrage New Queer Images (New York, Peter Lang, 2011). Elle a aussi coordonné l’organisation du congrès Crossroads in Cultural Studies 2012 et a enseigné au King’s College de Londres.
Notes
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[1]
Ici les normes de genre sont entendues au sens de Judith Butler (1990) : elles ne dictent pas seulement la « nature » ou les caractéristiques associées au masculin et au féminin, mais elles produisent discursivement le lien de causalité entre sexe mâle et masculinité, et sexe femelle et féminité.
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[2]
Nous avons choisi de conserver le terme anglo-saxon de « talk-show » pour qualifier les émissions du corpus : il s’agit en effet du terme consacré par les écrits en France sur ce genre télévisuel singulier qui apparaît dans les années 1990 (Lochard et Soulage 1994 : 16) et par les classifications de l’INA.
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[3]
En cela, il est possible de considérer les talk-shows telle une arène publique qui se développe autour d’un contrepublic subalterne et de l’évocation des questions de moeurs, des modes de vie et des identités (Fraser 2001 : 138). Les travaux sur les talk-shows américains ont par ailleurs montré la manière dont ceux-ci ont été des lieux de mises en scène des sexualités subalternes (Gamson 1998).
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[4]
Les esthétiques sont comprises comme des « techniques de soi », ressources dont s’emparent les groupes, les artistes, les individus, dans une optique de contournement et de distinction des normes et des valeurs produites comme universelles (Maigret 1004 : 139).
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[5]
La réplique la plus célèbre étant la réponse de Michel Rocard, ancien premier ministre du président François Mitterrand, à la question du présentateur d’alors, Thierry Ardisson : « Est-ce que sucer, c’est tromper? », « Non plus! » (France 2, 31 mars 2001).
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[6]
Sur le contrestéréotype, voir Macé (2007 : 81).
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[7]
La typisation du personnage diffère ici d’une stéréotypisation en ce sens qu’elle est un processus de marquage et d’étiquetage personnalisé. Le personnage « type » est constitué d’un certain nombre de traits immédiatement reconnaissables, qui ne changent pas et ne se développent pas au cours de l’histoire, mais il ne se veut pas à l’image d’un groupe social dans son entièreté (Dyer 1984 : 29).
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[8]
On pense notamment aux spectacles solos de Pierre Desproges, au cours desquels la force provocatrice des mots est conditionnée à un corps détaché de l’expression des affects.
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[9]
L’usage d’insultes participe ici à créer une impression de masculinité (Yaguello 1978).
Références
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