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Partant de l’idée que le féminisme est un élément essentiel de l’histoire du XXe siècle, ce collectif d’historiennes entreprend d’en analyser certains parcours, tout en tenant compte que le féminisme est une réalité plurielle, d’où l’emploi du terme au pluriel dans le titre et dans plusieurs des articles. Sans prétendre à l’exhaustivité, en procédant à un découpage thématique plutôt que « national » ou chronologique, l’ouvrage aborde successivement les questions liées à l’histoire, aux militantismes et à la sociabilité, aux revendications et aux combats féministes, au politique, à la critique des savoirs et aux féminismes extra-occidentaux. Il se conclut par une évaluation des acquis et aussi de ce qui reste à conquérir à travers le féminisme.
Celles qui ont mis en place ce projet étant des historiennes, il n’est pas étonnant que la première section aborde la question des rapports entre féminismes et histoire. De façon peu surprenante, le premier article (écrit par Brigitte Studer et Françoise Thébaud) pose d’emblée que les féminismes ont été négligés dans l’histoire universitaire, bien que la documentation existe à ce sujet. Elles en attribuent la cause à la fois à la faible présence des femmes dans la discipline et à son découpage interne. En même temps, elles soulignent que les mouvements féministes ont très tôt ressenti le besoin d’histoire et ont entrepris non seulement de faire l’histoire mais aussi de la transmettre. Ces auteures abordent ensuite les deux mouvements successifs dans l’histoire des féminismes : d’abord, une histoire compensatoire, qui veut faire émerger les grandes figures du passé; ensuite, une étude des mouvements nationaux et de leur insertion dans l’histoire politique de leur époque ou encore les études comparatives. Enfin, il est question des enjeux que soulève l’histoire des féminismes : premièrement, la définition et la délimitation du féminisme; deuxièmement, la diversité du mouvement et la caractérisation de ses composantes; troisièmement, ce qui conditionne l’apparition du féminisme dans l’espace public. Cette interrogation se poursuit dans le texte d’Üte Gerhard qui souligne la double dimension du féminisme, soit comme mouvement social et théorie politique. Celle-ci met en évidence trois enjeux non tranchés tout au long du XXe siècle : le rapport entre national et international dans le féminisme, mouvement à dimension internationale mais structuré nationalement; le rapport à l’État, principalement sous sa forme providentialiste, avec les deux pôles du maternalisme et de l’égalitarisme; le dilemme égalité/différence.
La deuxième section, qui aborde les enjeux liés au militantisme et à la sociabilité, essaie de circonscrire certains traits communs qui se posent à l’engagement féministe (rôle de la parole, mixité) et soulève des différences entre le féminisme du début du siècle et celui de la fin des années 60 sur un axe convenance/transgression. Andrée Lévesque souligne d’emblée le coût supplémentaire associé au militantisme féminin, principalement au début du siècle, alors que la stricte délimitation entre l’espace public et l’espace privé rend problématique l’occupation du premier (et notoirement de la rue) par les femmes. Elle montre aussi à quel point les revendications liées au contrôle du corps peuvent apparaître choquantes, d’autant plus qu’elles échappent au registre usuel de l’action revendicative. Elle donne en exemple l’appel à la « grève des ventres » lancé par Nelly Roussel à l’occasion de la « journée des mères de famille nombreuses » en 1920 (p. 90). Gabriella Bonansea, pour sa part, évalue que la question du corps a occupé une place centrale dans le féminisme italien des années 70. Elle pose également la question de la transmission et de l’institutionnalisation, de même que celle de la transgression et de la résistance à travers l’idée de « politique transversale » développée par Nira Yuval-Davis (p. 108).
Christine Bard aborde la place du lesbianisme dans le féminisme. Elle montre, d’abord, que la deuxième vague féministe fournit le terreau pour une affirmation publique des lesbiennes, car « une nouvelle manière d’être homosexuelle se dessine et s’invente, formulée cette fois comme un choix : on ne naît pas homosexuelle, on le devient. Et ce choix est politique » (p. 115). Cependant, cela fait aussi apparaître les différences entre celles qui sont devenues lesbiennes dans le mouvement féministe et les autres lesbiennes. Et cela ne permet pas de faire face aux enjeux actuels de la mixité, tant pour les lesbiennes que pour les féministes, principalement depuis l’apparition du courant queer.
Catherine Jacques conclut cette section par un texte sur le féminisme international portant sur l’expérience du Conseil international des femmes. Dès 1888, les mouvements féministes de plusieurs pays cherchent à unifier leurs efforts et à faire circuler leurs expériences. Cette auteure montre le rôle des féminismes dans la constitution d’un mouvement international des femmes et dans la mise en oeuvre des institutions internationales comme la Société des Nations puis l’Organisation des Nations unies (ONU), de même que de leurs agences spécialisées.
La troisième section porte sur les revendications et les combats féministes. Y sont successivement abordés l’éducation, le travail, les droits politiques, la maternité et le corps. Micheline Dumont, en prenant l’exemple québécois, pose une série de questions sur l’accès à l’éducation et les ruses qui ont été nécessaires jusqu’à la démocratisation scolaire du milieu des années 60. Cependant, l’accès à l’éducation n’a pas produit l’effet escompté, puisque, malgré leur indéniable réussite sur le plan scolaire, les femmes continuent d’occuper des fonctions subalternes sur le marché du travail et dans l’accès à la richesse.
Cette question fait l’objet du texte suivant, celui d’Éliane Gubin, qui montre que les féministes ont oscillé dans ce domaine entre « protection » et égalité, mode de déclinaison du dilemme différence/égalité. On lui doit également des informations très intéressantes sur une organisation de l’entre-deux-guerres, l’Open Doors International (ODI) qui militait pour le travail des femmes, dans un contexte qui lui était très hostile dans tous les pays industrialisés, et également pour l’individuation des femmes (p. 175) :
Rétrospectivement, l’ODI a posé d’intéressants jalons pour comprendre les mécanismes d’exclusion et pour identifier les modes et les lieux de domination entre les sexes. Mais à une époque de « familialisme intense » il est resté isolé dans sa dénonciation de la famille comme lieu cardinal d’oppression des femmes, dans sa conception de l’indépendance économique par le travail comme condition nécessaire à l’émancipation, dans sa demande d’une libre disposition de soi (y compris dans la maternité) comme exigence humaine.
Steven C. Hause, quant à lui, aborde la question des droits politiques des femmes et fait une bonne synthèse des luttes suffragistes dans les pays occidentaux. Il montre que l’obtention du droit de vote n’est pas seulement liée aux deux guerres mondiales mais aussi aux révolutions et aux mouvements de décolonisation. Il fait remarquer que les « alliances les plus efficaces contractées par les suffragistes le sont […] avec les protagonistes d’un nouvel ordre politique » (p. 190), puisque c’est usuellement à l’occasion de la proclamation de nouvelles constitutions que les femmes ont obtenu le droit de vote.
Cette section se termine par deux textes, soit celui d’Ana Cova sur la maternité et celui de Michelle Zancarini-Fournel sur le statut du corps dans la deuxième vague féministe. La première insiste sur le fait que, malgré leurs divergences, toutes les féministes s’accordent au sujet du caractère social et non simplement naturel de la maternité. Elle met également en lumière le caractère paradoxal du lien maternité/citoyenneté en ce qu’il est susceptible de produire autant de l’inclusion que de l’exclusion quant aux droits politiques. Michelle Zancarini-Fournel, de son côté, souligne l’importance du thème du corps dans le féminisme des années 70 et les nombreux enjeux qui en découlent : l’avortement et la contraception, la lutte contre les violences, la revendication de la liberté amoureuse, y compris la liberté d’orientation sexuelle, et de nouveaux débats sur la question de la pornographie.
La quatrième section concerne les rapports au politique. Extrêmement éclatée, elle aborde la question de l’autonomie des mouvements féministes, celle du nazisme, le rapport que les féministes scandinaves ont entretenu avec l’appareil d’État et, finalement, la question de la parité. Michelle Zancarini-Fournel s’attaque à la question de l’autonomie des mouvements féministes en France en montrant les liens qui les rattachent soit au catholicisme social, soit à la gauche et en s’arrêtant à l’expérience des années 70. Rita Thalmann montre que la prise de conscience de la rupture que représente le nazisme par rapport à la culture politique occidentale n’a pas davantage été le fait des féministes que des autres mouvements sociaux. Elle expose ensuite comment le mouvement féministe a été désarmé devant la montée du nazisme, certaines de ses organisations, comme la Bund Deutscher Frauen (BDF), étant absorbées par les nazis. Enfin, Ida Blom met l’accent sur le rapport que les féministes ont noué avec l’État dans les pays nordiques, ce qui a amené certaines féministes à parler des États nordiques comme étant women friendly; elle conclut cependant en mentionnant que la reconversion actuelle des États-providence laisse planer quelques interrogations sur l’intérêt de cette stratégie d’association entre les féministes et l’État.
La cinquième section, traitant de la critique féministe de certains savoirs, comporte beaucoup de lacunes et se révèle pauvre au regard de ce qui a été produit depuis le début des années 80 sur ces questions. Quant à la sixième et dernière section, sur les féminismes non occidentaux, elle amène certainement des informations pertinentes sur le Maghreb, l’Iran, l’Inde et l’Amérique latine, quoique, dans ce dernier cas, il y a lieu de s’interroger, comme le font d’ailleurs Bérengère Marques-Pereira et Sophie Stoffel, sur le caractère « non occidental » des pays latino-américains. Cependant, l’ouvrage regroupant des situations extrêmement diverses dans une section à part, le féminisme occidental y est érigé dès lors en modèle, ce qui n’est pas sans soulever quelques difficultés d’ordre théorique et politique.
Dans l’ensemble, cet ouvrage fait un bon tour d’horizon et soulève un certain nombre d’enjeux. La conclusion fournit une synthèse intéressante d’acquis qui demeurent à la fois fragiles et géographiquement limités ainsi que d’enjeux qui perdurent. L’approche choisie permet également des recoupements intéressants et originaux. Voilà donc un ouvrage fort utile, principalement pour les cours d’histoire des femmes.