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Introduction

La série animée Yuri!!! on ICE (ci-après Yuri on Ice) a été présentée à la télévision japonaise entre octobre et décembre 2016[2]. Ce dessin animé se déroule dans la ville fictive de Hasetsu et met en scène un jeune patineur japonais du nom de Yuri Katsuki qui est de retour dans sa ville natale pour relancer sa carrière de patineur après avoir passé cinq ans à l’étranger. Le combat de Yuri afin de demeurer suffisamment en forme pour concourir au plus haut niveau est au coeur de l’histoire. Celui-ci s’entraîne régulièrement, mais adore la nourriture locale, en particulier les escalopes de porc, et doit constamment se battre pour maintenir son poids. Ce dessin animé met également en scène Yuri Plisetsky, un jeune patineur russe qui se rend à Hasetsu pour s’entraîner et affronter le jeune japonais. Cette série a connu un succès si exceptionnel qu’ont été produits des sites de fans[3] et des DVD, et qu’elle a fait l’objet de diffusions répétées sur les services de streaming japonais.

Elle a aussi inspiré la création de ce que les amateurs de dessins animés et de mangas appellent un « seichi junrei », expression qui signifie « pèlerinage dans un lieu sacré ». Le terme seichi est composé de deux syllabes, sei (sacré, saint) et chi (lieu, site), et est principalement utilisé au Japon pour désigner les lieux à connotation religieuse tels que les sanctuaires shintoïstes et les temples bouddhistes, ainsi que les sites où se sont manifestés, selon les mythes et les légendes, certains personnages, notamment des divinités, des bouddhas et d’autres figures associées à des domaines spirituels. Quant au mot junrei, qui signifie littéralement « faire le tour et adorer », il a des origines bouddhistes et est un terme générique pour désigner le pèlerinage au Japon (Reader et Swanson 1997, 232-233).

Ce terme a été employé pour la première fois en japonais par le moine Ennin, qui s’est rendu en Chine au IXe siècle et, à son retour, a relaté son « pèlerinage » (junrei) en quête de la véritable loi bouddhiste (Reader et Swanson 1997). Par la suite, ce terme a surtout été associé aux circuits de temples bouddhistes comme le Saikoku junrei, le pèlerinage de Saikoku au cours duquel les pèlerins visitent trente-trois temples associés à la figure bouddhiste de Kannon. Ainsi, les racines historiques du seichi junrei sont liées aux institutions religieuses et aux formes normatives de pèlerinage au Japon, ainsi qu’aux lieux associés aux traditions religieuses telles que le shintoïsme et le bouddhisme[4]. Cependant, depuis le début du siècle, le terme seichi junrei est également utilisé par les fans pour faire référence à leurs visites de sites qui revêtent pour eux une grande importance parce qu’ils figurent dans des formes contemporaines de la culture populaire telles que les mangas et les dessins animés. Bien que ces derniers relèvent du domaine de la fantaisie, leurs décors se basent toutefois souvent sur des lieux réels que les fans s’efforcent d’identifier pour ensuite les visiter et encourager d’autres personnes à faire de même. Il n’est pas rare qu’ils se déguisent en personnages et reproduisent des scènes du dessin animé ou du manga en question, enregistrent leurs prestations et les publient en ligne sur des blogues qui font référence à leur seichi junrei (Okamoto T. 2015; Imai 2012)[5]. Les autorités locales, les bureaux de tourisme et les agences commerciales encouragent volontiers cette pratique en produisant du matériel publicitaire sur les seichi junrei afin de promouvoir le tourisme dans leurs villes et régions, et donc de développer celui-ci au niveau local.

C’est précisément ce qui s’est produit dans le cas de Yuri on Ice, à savoir que les fans ont identifié le lieu fictif comme étant basé à Karatsu, une petite ville possédant un château située dans la préfecture de Saga à Kyushu. Les fans s’y sont rendus afin de suivre les traces de Yuri et de ses compagnons et d’y interpréter des scènes tirées du dessin animé. Un pèlerinage de lieu sacré a ainsi vu le jour[6] grâce au soutien des autorités municipales et régionales qui ont pris conscience du potentiel touristique de telles visites. Sagaprise, la division des relations publiques du gouvernement préfectoral de Saga, ainsi que l’administration locale de Karatsu, ont produit des documents proposant un seichi junrei Yuri on Ice autour de la ville afin de faire connaître la région à un plus grand nombre de personnes.

C’est en visitant Karatsu en 2017 et 2018 que j’ai pu observer ce processus en pleine action. En mars 2018, par exemple, mon train en provenance de la ville voisine de Fukuoka transportait de nombreux fans du dessin animé, dont certains étaient déguisés en personnages de celui-ci. L’un d’eux, par exemple, s’était déguisé en Yuri russe et tirait une valise comme l’avait fait Yuri Plisetsky à son arrivée en ville. Il était accompagné d’une amie qui le photographiait pendant qu’il reproduisait des scènes du dessin animé. Dans le hall de la gare, des fonctionnaires de la préfecture installés à un kiosque publicitaire de Sagaprise distribuaient des cartes et des dépliants décrivant les sites touristiques des environs, en mettant l’accent sur l’intérêt de ce nouveau pèlerinage pour les fans. En imitant les fans, j’ai récupéré plusieurs brochures et cartes qui répertoriaient les sites figurant dans le dessin animé et décrivaient les itinéraires de seichi junrei autour de la ville[7]. Il était aussi possible de s’inscrire à des tours guidés du seichi junrei Yuri on Ice[8].

Ce que j’ai vu à Karatsu est représentatif d’un phénomène plus large qui consiste, pour les fans, à visiter des sites qu’ils considèrent comme des lieux de production de dessins animés et de mangas, à se déguiser en personnages de ceux-ci et à jouer des passages tirés de ces productions. Ces fans estiment en effet que les lieux qu’ils ont visités possèdent des significations particulières qui les distinguent du monde ordinaire (Imai 2012, 2018 ; Okamoto R. 2015 ; Okamoto T. 2015). Il en va de même pour les actions menées par les autorités locales de Karatsu, notamment leur promotion et leur utilisation de l’expression seichi junrei. De telles activités s’inscrivent dans les stratégies nationales japonaises qui visent à promouvoir le tourisme afin de stimuler l’économie nationale et régénérer les localités. Il s’agit non seulement de promouvoir le Japon en tant que destination touristique internationale, mais aussi, et surtout, d’encourager le tourisme interne vers les zones rurales et les petites villes qui ont particulièrement subi les effets de la dépopulation et de la stagnation économique (Funck et Cooper 2013; Reader 2023; Seaton et al. 2017; Sharpley et Kato 2021). Il n’est pas surprenant que le pèlerinage qui, au Japon, a depuis longtemps été étroitement lié au tourisme et a exercé une forte influence sur son industrie touristique (Kadota 2013; Kanzaki 1990; Reader 2023; Yamanaka 2012), figure dans ces stratégies ; les différentes routes historiques, les temples anciens et les sanctuaires qui attirent les pèlerins depuis des siècles y sont présentés comme des exemples du patrimoine culturel du Japon qu’il faut visiter. Toutefois, la clientèle ciblée par l’offre de pèlerinages traditionnels (par exemple, le pèlerinage des quatre-vingt-huit temples de Shikoku et celui des trente-trois temples de Saikoku), qui fut longtemps l’élément central des promotions touristiques japonaises, est aujourd’hui vieillissante, de sorte que les prêtres et d’autres personnes impliquées dans l’infrastructure du pèlerinage s’inquiètent du fait que les jeunes générations de Japonais ne s’y intéressent plus (Reader 2023, 137-138). Étant donné que les seichi junrei sont nés d’une culture de fans portée par les jeunes, les responsables du tourisme y ont vu là un moyen de pallier ce manque en attirant une cohorte de visiteurs plus jeunes. On ne peut s’étonner du fait que de nombreuses agences locales, régionales et nationales ont emboîté le pas aux autorités de Saga en encourageant le développement de tels pèlerinages.

Le développement du seichi junrei est un phénomène important au Japon qui a attiré l’attention des spécialistes du tourisme, ainsi que des chercheurs en études religieuses. Alors que ces derniers se sont intéressés aux significations et aux implications religieuses potentielles de ce phénomène, les spécialistes des études touristiques ont surtout abordé le seichi junrei comme un nouveau développement médiatisé au sein de la culture populaire qui se situe avant tout dans le cadre plus large du tourisme. De manière générale, bien que ces spécialistes reconnaissent que l’expression seichi junrei s’inspire du vocabulaire religieux, ils considèrent que ce phénomène n’a que peu ou pas de rapport avec la religion ou le pèlerinage tel qu’ils l’entendent (Okamoto T. 2015, 2021 (2018)). À l’inverse, les spécialistes des études religieuses comme Okamoto Ryōsuke et Yamanaka Hiroshi considèrent le plus souvent qu’il s’agit d’un nouveau développement religieux stimulé par les processus de sécularisation et de marchandisation qui influencent la situation religieuse contemporaine (Okamoto R. 2015; Yamanaka 2012, 2016).

Le présent article s’inscrit dans la foulée de ces analyses et des questions intéressantes que soulèvent les seichi junrei par rapport à la situation religieuse actuelle du Japon. Dans cet article j’aborde le thème des pèlerinages de fans en décrivant des exemples marquants qui ont attiré l’attention des universitaires, et en expliquant pourquoi ils ont été analysés de la sorte. Je propose également une critique des analyses existantes et montre qu’elles comportent des éléments problématiques, que ce soit du point de vue des études touristiques ou religieuses. En particulier, alors que je considère que les analyses des spécialistes de la religion ont certes beaucoup de mérite dans la mesure où elles enrichissent notre compréhension du religieux au Japon, j’estime que ces analyses négligent des enjeux dont les implications s’avèrent significatives, surtout pour les institutions religieuses qui ont longtemps été associées au pèlerinage.

1. Le développement des seichi junrei

L’expression seichi junrei, employée pour décrire les voyages entrepris par les fans dans des lieux associés aux dessins animés, aux mangas et à d’autres manifestations de la culture populaire, s’est développée au tournant du 21e siècle. L’idée de qualifier de « lieu sacré » (seichi) un endroit apparemment séculier (c’est-à-dire, qui n’a aucun lien avec des êtres spirituels, des traditions religieuses formelles ou des croyances) a été introduite au Japon grâce à un ouvrage de Notoji Masako intitulé Dizunīrando to iu seichi, et paru en 1990. L’autrice y présente Disneyland comme un « lieu sacré » qui symbolise une patrie imaginaire et nostalgique pour les Américains de la classe moyenne[9]. De nombreux chercheurs ont considéré Disneyland comme un lieu de pèlerinage et un site sacré au sein de la culture populaire américaine[10] et c’est principalement l’ouvrage de Notoji qui a fait connaître ces notions au public japonais. Si Imai Nobuharu reconnaît l’influence de l’ouvrage de Notoji, il affirme toutefois que la terminologie s’est en fait développée à partir des années 2000 sur la base des activités des fans sur les forums en ligne, dans le cadre de ce qu’Imai appelle la « société imaginée » (kasō shakai) des fans qui forment une communauté virtuelle au moyen d’Internet et des forums destinés aux fans (Imai 2012, 170). Yoshitani Hiroya situe plus précisément l’émergence du concept de seichi junrei en 2002, au moment où des fans ont commencé à visiter le lac Kozaki dans la préfecture de Nagano qui figure dans la série animée Onegai- Tīchā !Please Teacher ! »). Yoshitani affirme que ce sont les fans de cette série qui ont commencé à décrire leurs visites au lac comme un junrei (« pèlerinage ») (Yoshitani 2016, 18).

Il existe un consensus sur le fait que la terminologie s’est développée au sein de la communauté des fans qui adoptait une attitude respectueuse pour visiter les sites liés aux dessins animés et employait la terminologie du pèlerinage pour s’y référer (Seaton et. al 2017, 10, 21). Cela a permis de conférer une certaine légitimité à ces voyages et de signaler que ces déplacements ainsi que la forme culturelle sur laquelle ils se fondaient n’étaient pas frivoles, mais au contraire très importants et riches de sens pour les participants. La formulation a elle-même contribué à la légitimation en consolidant le lien avec des formes de voyage plus traditionnelles (par exemple, les pèlerinages), et en laissant entendre que ces voyages de fans s’inscrivaient dans la lignée des pratiques qui ont longtemps été considérées comme légitimes et enracinées dans la culture japonaise (Seaton et al. 2017, 21; Kitagawa 2014, 34). La terminologie qu’utilisaient les fans et le respect dont ils faisaient preuve lorsqu’ils visitaient ces sites indiquaient que leurs déplacements, ainsi que le monde imaginaire qui était évoqué par ces formes médiatiques, détenaient autant de significations et de validité que ceux associés aux pèlerinages traditionnels et aux figures et univers sacrés qui se rattachent à ceux-ci.

Au fur et à mesure que la notion de seichi junrei émergeait au sein de la culture des fans, ces derniers ont commencé à développer divers moyens pour identifier et promouvoir des lieux adéquats pour de tels « pèlerinages de lieux sacrés ». Comme on pouvait s’y attendre compte tenu de la dimension médiatique et de la jeune clientèle concernée, une grande partie de cette activité avait lieu en ligne : les fans produisaient des applications et de nombreux sites web, blogues et forums Internet pour discuter des seichi junrei, identifier les « véritables » emplacements des endroits présentés dans les dessins animés et les mangas, et raconter leurs propres expériences de pèlerinage tout en encourageant les autres à les imiter.

Ils étaient appuyés par divers organismes séculiers, allant des entreprises commerciales aux autorités locales et aux offices de tourisme, qui se sont rendu compte que les seichi junrei offraient la possibilité de promouvoir le tourisme, de faire avancer leurs intérêts commerciaux et de vendre leurs produits (dans le cas des maisons d’édition et des producteurs de mangas et de dessins animés). Par exemple, l’Organisation nationale japonaise du tourisme s’est rapidement approprié l’idée des seichi junrei et l’a utilisée pour promouvoir son programme de développement du tourisme au Japon (Seaton et. al. 2017, 10).

Des entreprises commerciales, y compris des maisons d’édition et des studios de cinéma impliqués dans la production de mangas et de dessins animés, ont aussi décelé des opportunités dans ce domaine et coopéré en vue de créer l’Anime Tsūrizumu Kyōkai (Association du tourisme de l’animé), association sur laquelle Kadokawa, un important éditeur et producteur de mangas, de dessins animés, de DVD et d’autres produits de ce type, ainsi que diverses agences de voyage, ont exercé une influence déterminante[11]. Cette association travaille avec les autorités touristiques locales pour développer et promouvoir les seichi junrei. Elle publie des guides à leur sujet et organise chaque année des sondages d’opinion auprès des fans pour déterminer les lieux qui devraient figurer dans sa liste annuelle des plus importants seichi junrei (Sakai 2020[12]). Le nombre total de sites choisis pour apparaitre chaque année dans son réseau national de lieux de pèlerinage liés aux dessins animés est de quatre-vingt-huit, chiffre qui revêt une signification toute particulière dans le contexte religieux japonais. Quatre-vingt-huit correspond en effet précisément au nombre de temples qui jalonnent le plus important pèlerinage bouddhiste traditionnel du Japon, celui de Shikoku, souvent dénommé « pèlerinage de Shikoku hachijū hakkasho » (Shikoku quatre-vingt-huit sites) (Reader 2005). Comme l’ont fait remarquer plusieurs commentateurs, le nombre choisi visait clairement à associer l’idée du seichi junrei à une tradition plus ancienne, ancrée dans l’histoire et considérée comme emblématique de l’héritage et de la culture religieuse du Japon[13].

En développant et en promouvant les seichi junrei, les fans et les groupes d’intérêt tels que les autorités locales et les agences de tourisme se sont ouvertement inspirés des notions et des modèles traditionnels de pèlerinage, que ce soit en utilisant la terminologie associée depuis longtemps au pèlerinage ou en développant des circuits de sites d’animé qui imitent les itinéraires les plus célèbres. Barbara Greene en donne un bon exemple dans son étude portant sur la manière dont les autorités municipales de Sakaiminato, la ville natale de l’artiste de manga Shigeru Mizuki située dans la préfecture de Shimane, ont fait la promotion de leur ville en l’associant à Mizuki et aux lieux qu’il a représentés dans ses mangas afin d’attirer les visiteurs et de régénérer l’économie locale. Comme l’explique Greene, dans ce cas, les autorités ont utilisé des « modèles de pèlerinage traditionnels » et se sont appuyées sur des sentiments d’appartenance émotionnelle et communautaire qui reproduisent les thèmes des pèlerinages traditionnels. Greene perçoit donc qu’il existe des liens affectifs entre les pratiques religieuses plus anciennes et les cultures des fans modernes, même si ces dernières n’ont que très peu ou rien à voir avec les esprits, les divinités et les figures surnaturelles (Greene 2016).

2. Perspectives et problèmes issus des études touristiques

Les chercheurs qui se sont intéressés aux seichi junrei n’ont pas tous considéré que ces derniers avaient quelque chose à voir avec la religion et les questions religieuses contemporaines ou même avec le pèlerinage de manière plus générale. Les spécialistes du tourisme, comme nous l’avons vu plus haut, ont principalement interprété les seichi junrei comme une forme contemporaine de tourisme connue sous le nom de kontentsu tsūrizumu (« tourisme de contenu »). Il s’agit là d’un mode touristique qui se concentre sur les lieux associés à la culture populaire (notamment, mais pas exclusivement, les films, feuilletons, dessins animés et mangas) et popularisés par les médias de masse, et qui s’en inspire. Cette mode touristique est axée sur le « contenu » (c’est-à-dire sur les histoires, les personnages et les scénarios) des productions culturelles populaires dont l’on visite les sites qui leur sont associés (Okamoto T. 2015 ; Seaton et al. 2017). Selon ces analyses, les fans qui visitent Karatsu en étant déguisés en personnages de Yuri on Ice et qui reproduisent des aspects de la série exprimeraient ainsi le contenu du dessin animé, ils feraient donc du « tourisme de contenu ».

Bien que les chercheurs en études touristiques reconnaissent que l’expression seichi junrei a des origines religieuses, ils rejettent toutefois généralement l’idée que ces nouveaux « pèlerinages » possèdent des connotations religieuses. Ainsi, Okamoto Takeshi affirme que même si cette expression s’inspire de la notion de pèlerinage, les seichi junrei sont le fruit du consumérisme, ainsi qu’un exemple de tourisme de contenu généré par les médias, et qu’ils n’ont aucun rapport avec la religion ou des formes plus anciennes de pèlerinage (Okamoto T 2015, 21, 2020, 2021 (2018), 9-14, 221). En fait, selon Mark Macwilliams, Okamoto Takeshi dédaignerait l’idée selon laquelle la culture populaire peut être religieuse (Macwilliams 2024, 157). Si Akiko Sugawa-Shimada décèle un « spiritualisme superficiel » chez les jeunes femmes qui s’engagent dans de telles activités, elle affirme toutefois qu’elles « ne sont pas profondément intéressées par la religion » (2015, 51).

L’argument avancé par Okamoto Takeshi et d’autres est renforcé par le simple fait que ces pèlerinages organisés par les fans sont souvent presque entièrement basés sur des lieux ordinaires qui n’ont rien à voir avec la religion. Le seichi junrei de Karatsu en est un bon exemple ; les « lieux sacrés » que visitent les fans comprennent le château local, un restaurant de nouilles, une galerie commerciale, une douche sur la plage, un pont, une gare et une clinique vétérinaire où le chien de Yuri est emmené pour y être soigné. Un seul des quinze sites qui font partie du seichi junrei Yuri on Ice annoncé par Sagaprise possède un lien quelconque avec les traditions ou les sites religieux : l’escalier du sanctuaire shintoïste local. Ce n’est pas pour supplier les dieux de l’aider que Yuri se rend dans ce lieu, mais plutôt parce que l’escalier de pierre escarpé du sanctuaire est un site d’entraînement pratique que Yuri monte et descend en courant pour perdre les kilos qu’il a pris en mangeant trop d’escalopes de porc[14].

Il ne semble pas nécessaire d’adresser des supplications aux divinités du sanctuaire, ce qui, là encore, est courant dans ce contexte. Les participants aux seichi junrei et les entités commerciales qui les promeuvent peuvent bien les qualifier de « pèlerinages », mais il n’est pas obligatoire de les associer à des entités surnaturelles telles que des divinités, des figures bouddhistes, des esprits ou des fantômes, ni à des pratiques comme la prière ou la présentation d’offrandes, pour que les sites soient eux-mêmes qualifiés de « sacrés » et les visites, de « pèlerinages ». Les « lieux sacrés » visités dans le cadre de ces pèlerinages sont souvent des endroits tout à fait ordinaires (ponts, zones résidentielles, parcs, etc.) qui reçoivent l’étiquette de « sites sacrés » parce qu’un événement y est représenté dans un dessin animé ou un manga.

Bien que quelques seichi junrei intègrent des visites d’institutions religieuses officielles, comme des sanctuaires ou des temples (voir ci-dessous[15]), celles-ci s’avèrent très minoritaires et apparaissent souvent de manière indirecte, comme dans le cas du sanctuaire dont Yuri se sert en guise de lieu d’entraînement. Ce qui s’avère essentiel pour qu’il puisse être question de « lieu sacré » (seichi) et de « pèlerinage » (junrei) est le fait que l’endroit en question figure dans un dessin animé, un manga, un film ou une production télévisuelle de manière à retenir l’attention des fans, créer un sentiment d’engagement émotionnel avec eux et leur permettre de partager leurs expériences et d’éprouver un sentiment d’appartenance à une communauté composée d’autres personnes qui accomplissent les mêmes actes, aussi bien en se rendant sur les sites en question qu’en publiant leurs expériences en ligne.

3. Le seichi junrei en tant que phénomène religieux : interprétations et exemples

Bien que les seichi junrei ne soient pas officiellement associés à une religion, j’estime qu’il est problématique de les considérer simplement comme des activités touristiques dépourvues de tout lien avec le pèlerinage en particulier, et la religion en général. Au fil des dernières décennies, les spécialistes des pèlerinages ont reconnu que ceux-ci ne devaient pas nécessairement être explicitement religieux, c’est-à-dire, associés à des sites religieux formels tels que des églises, des temples et des sanctuaires, ou à des divinités et autres entités spirituelles. Certains lieux pouvaient être considérés comme des sites de pèlerinage sans pour autant posséder de tels liens. Quand on parle de pèlerinage, le plus important est que les lieux aient une résonance émotionnelle profonde qui attire certaines personnes vers eux, en donnant ainsi à ces visiteurs (qui peuvent se désigner eux-mêmes comme des pèlerins, et leurs voyages, comme des pèlerinages) un sens et, généralement, un sentiment de solidarité avec d’autres personnes qui en trouvent également un, ainsi qu’un but et une identité. Dans cette optique, certains chercheurs avancent que les « pèlerinages séculiers » (c’est-à-dire les visites porteuses de sens dans des lieux sans dimension religieuse formelle tels que les sites associés à des combats, des tragédies, à la littérature, à des icônes musicales, des héros politiques, des stades sportifs, etc.) peuvent à juste titre être assimilés à des pèlerinages à teneur religieuse (Reader et Walter 1993 ; Margry 2008).

Le fait de nier que les seichi junrei aient des connotations religieuses parce qu’ils n’incluent pas d’institutions religieuses comme des temples et des sanctuaires est donc absurde et démontre un manque de sensibilité analytique à l’égard de l’évolution de la recherche contemporaine portant sur le pèlerinage. De même, considérer que les seichi junrei n’ont rien à voir avec la religion (ou le pèlerinage) parce qu’ils s’inscrivent dans un cadre consumériste et touristique et qu’ils peuvent avoir été construits par des entités commerciales comme des maisons d’édition et des agences de tourisme repose sur une perception erronée selon laquelle la religion serait forcément dissociée des questions relevant du commerce et du tourisme. Cette approche ne tient certainement pas compte du fait que le consumérisme et le tourisme font depuis toujours partie intégrante des pèlerinages et que la religion et les pèlerinages religieux peuvent être traversés par ces thèmes au Japon comme ailleurs (Badone et Roseman 2004; Kadota 2013; Kanzaki 1990; Reader 2014; Yamanaka 2012, 2016, 2017).

En outre, lorsque l’on envisage ces seichi junrei uniquement dans le cadre du « tourisme de contenu » l’on néglige un élément signalé par Imai et d’autres, à savoir que les fans affichent souvent des modes d’engagement dévotionnel et agissent de manière similaire aux personnes qui s’engagent dans des pratiques de pèlerinage traditionnelles. Plusieurs gestes des fans lors de leurs « pèlerinages dans les lieux sacrés » pourraient refléter ce que les gens font lorsqu’ils se rendent en pèlerinage dans des temples et des sanctuaires. En outre, la « société imaginée » des fans et les mondes virtuels qu’ils conçoivent ne sont pas si différents des royaumes légendaires des esprits et des récits associés aux traditions religieuses (Imai 2012, 2018). Imai (2015) affirme par ailleurs que dans le milieu culturel des fans qu’il a étudié, les seichi junrei constituent une forme de voyage spirituel tandis que les lieux qui figurent dans les dessins animés servent à sacraliser le monde quotidien (Imai 2012, 186).

Pour toutes ces raisons, et parce que des sanctuaires ou des temples figurent parfois dans les itinéraires de seichi junrei, comme en témoignent certains exemples marquants de fans qui participent, dans ces lieux, à des activités de la même manière que les fidèles, les spécialistes japonais de la religion et de domaines connexes (notamment des études folkloriques[16]) ont souvent considéré les seichi junrei comme une forme de pratique religieuse et un nouveau mode d’engagement religieux qui était explicitement lié aux modes traditionnels de pèlerinage ou pouvait être mis en parallèle avec ces derniers. Par exemple, selon Yamanaka Hiroshi, l’un des plus éminents spécialistes japonais du pèlerinage contemporain et de la relation entre la religion et le tourisme, les travaux d’Imai menés sur la culture et les pratiques des fans fournissent de solides arguments qui permettent de considérer que les seichi junrei occupent un terrain semblable et contiennent des motifs similaires à ceux des pèlerinages religieux traditionnels (Yamanaka 2020). Okamoto Ryōsuke (2015) estime quant à lui que les seichi junrei représentent un élargissement du champ de la religion au Japon. La présence de sanctuaires et de temples dans certains seichi junrei conduit également certains observateurs à rejeter l’idée selon laquelle il ne s’agirait là que d’une forme de tourisme de contenu et à soutenir que cette pratique possède des connotations religieuses évidentes (Yoshitani 2016, 27-28).

Le sanctuaire de Washinomiya, situé dans la préfecture de Saitama, est l’un des sites qui ont joué un rôle-clé dans l’élaboration de ces affirmations scientifiques. Ce sanctuaire et la ville dans laquelle il se trouve ont été identifiés par les fans comme le lieu où se déroule Raki Suta (Lucky Star), un manga qui a connu un grand succès lorsqu’il a été transformé en dessin animé en 2007 (Imai 2012, 2015). Le sanctuaire (appelé Takamiya Shrine dans le dessin animé) y figure clairement puisque les personnages principaux du dessin animé, deux jeunes filles, y travaillent comme miko (auxiliaires) (Yamamura 2015a, 60). Par conséquent, les fans ont commencé à visiter le sanctuaire et les rues avoisinantes où se déroulent diverses scènes du dessin animé et un seichi junrei s’y est développé. L’afflux de visiteurs et la relance de l’économie locale qui en a découlé ont été accueillis favorablement et encouragés par les entreprises et les autorités locales. Bien que certains aient considéré ce seichi junrei de fans comme un exemple de tourisme de contenu (Yamamura 2015a, notamment), d’autres ont en revanche estimé que la prééminence du sanctuaire et les actions des fans à cet endroit constituaient une preuve d’engagement religieux. Au départ, les responsables du sanctuaire se sont montrés méfiants envers les intentions des fans, lorsque ces derniers l’ont intégré à leur itinéraire, puisque ceux-ci semblaient le visiter non pour les divinités qui y sont abritées, mais pour des personnages fictifs de dessins animés. Cependant, les responsables ont fini par reconnaître que les fans se comportaient correctement, qu’ils accomplissaient des gestes habituels lors de la visite de sanctuaires et de temples au Japon, notamment celui consistant à écrire des messages sur des tablettes votives (ema), et qu’ils apportaient quelque chose de nouveau au sanctuaire.

Le geste consistant à écrire sur les ema et à les laisser dans les lieux sacrés est une pratique courante dans les sanctuaires et les temples japonais, elle permet d’adresser des demandes aux figures de culte qui s’y trouvent. En général, les ema comportent des motifs et des inscriptions propres au sanctuaire ou au temple que l’on visite, tels qu’une image d’une figure de culte (Iwai 2007, Reader 1991). Cependant, au lieu de prendre part à cette pratique, les fans qui effectuent un seichi junrei à Washinomiya fabriquent généralement des ema sur lesquelles figurent les personnages de Lucky Star et les messages qu’ils y inscrivent se rapportent à ceux-ci plutôt qu’aux divinités du sanctuaire. Ce n’est pas seulement le cas du sanctuaire de Washinomiya, mais plutôt une tendance qui touche les sanctuaires figurant dans les seichi junrei. Les fans fabriquent normalement leurs propres ema qui mettent en scène des personnages de dessins animés et leur adressent des messages au lieu d’acheter des ema auprès de l’institution religieuse concernée et d’adresser des propos aux divinités qui s’y trouvent (Andrews 2014, 219-220; Yoshitani 2016). Ces créations de fans sont devenues la forme d’ema dominante dans certains sanctuaires ; l’enquête menée par Yoshitani dans un sanctuaire a montré que près de la moitié de tous les ema fabriquées dans ce lieu étaient liées à des personnages de dessins animés et dépassaient de loin les thèmes qui étaient traditionnellement privilégiés dans le cadre de ces pétitions (par exemple, les prières pour la réussite scolaire ou la santé) (Yoshitani 2016, 24).

Les fans se sont également impliqués dans d’autres activités à Washinomiya, notamment en décidant de participer au festival annuel du sanctuaire. Plutôt que de se contenter de participer aux activités déjà offertes dans le cadre du festival - en suivant la procession derrière le mikoshi du sanctuaire (un sanctuaire portatif), par exemple, ou en aidant à le transporter - les fans ont décidé de fabriquer leur propre mikoshi basé sur la série Lucky Star et de le porter lors de la procession annuelle. Ainsi, la procession du festival compte désormais deux mikoshi : celui du sanctuaire qui transporte les divinités et celui des fans de Lucky Star. La présence des fans est elle-même devenue un pôle d’attraction, ce qui a amené un nombre de plus en plus important de personnes à visiter la ville pour observer les fans et leurs activités, en particulier pendant le festival du sanctuaire (Imai 2012, 2018; Yamanaka 2020; Okamoto R. 2015, 191-193; Macwilliams 2024, 156-161). Les activités des fans sont devenues un thème prépondérant dans le sanctuaire, au point de supplanter ou de marginaliser les aspects plus traditionnels de l’engagement et de la vénération. Si Washinomiya est sans nul doute un sanctuaire shintoïste traditionnel, il a également été adopté par une nouvelle vague de visiteurs qui se décrivent comme des pèlerins et l’ont transformé en une nouvelle forme de lieu sacré centré sur les personnages et les scènes du dessin animé qu’ils vénèrent. Les fans affirment ainsi qu’ils peuvent être les protagonistes de la construction du sacré. Il s’agit toutefois d’un sacré qui n’est pas ancré dans le monde des dieux, des mythes et des miracles, mais plutôt dans les formes culturelles populaires, les films et les oeuvres de fiction.

Un autre seichi junrei important qui incorpore une institution religieuse et est devenu partie intégrante des débats sur le caractère religieux de ces pèlerinages est basé dans la ville de Chichibu de la préfecture de Saitama. Là, les fans visitent des sites et reproduisent des scènes associées à Ano hi mita hana no namae o bokutachi wa mada shiranai (littéralement « Nous ne connaissons toujours pas le nom de la fleur que nous avons vue ce jour-là » (Macwilliams 2015), ci-après Ano hana). Ano hana était au départ une série télévisée diffusée en 2011, puis un dessin animé mettant en scène un groupe d’amis qui vivent dans un endroit qui, selon les fans, serait vraisemblablement Chichibu[17]. Après que Menma, l’une des amies du groupe, s’est noyée accidentellement dans une rivière de la région, le groupe se dissout. Dix ans plus tard, Menma apparaît dans le rêve de Jinta, l’un de ses amis qui était auparavant le leader du groupe, mais s’était éloigné des autres à la suite de la mort de Menma. Au moment de son apparition dans le rêve de Jinta, Menma lui demande de l’aide pour passer à la vie suivante, Jinta sort de son isolement, contacte le reste du groupe et rassemble à nouveau les membres pour qu’ils apportent leur contribution à cette entreprise. Ce dessin animé relate le parcours des amis avec la ville en guise de toile de fond. Les lieux et les scènes qui y figurent forment donc le cadre du seichi junrei Ano hana qui s’est développé à Chichibu.

Chichibu est bien connu comme le site de l’un des pèlerinages les plus célèbres du Japon, le Chichibu junrei, un pèlerinage de trente-quatre temples bouddhistes consacré à la figure bouddhiste Kannon qui attire les pèlerins depuis des siècles. Cependant, ces dernières années, et particulièrement depuis la dernière décennie du siècle précédent, le nombre de pèlerins a connu une baisse importante (Satō 2004, 154-160 ; Reader 2014, 6), comme cela a été le cas pour d’autres pèlerinages bouddhistes au Japon (voir ci-dessous). Le nombre de pèlerins à Chichibu était déjà en baisse lorsque le pèlerinage d’Ano hana a commencé à se développer. Étant donné que les visiteurs, et notamment les pèlerins, représentaient une ressource économique importante pour la région, il n’est pas surprenant que les autorités locales, ainsi que diverses agences commerciales ayant des intérêts dans la région (comme la Seibu Railway Company, qui y assure le service ferroviaire et la relie à Tokyo) aient commencé à s’intéresser à ces visites de fans.

En fait, un changement s’est opéré dans la manière dont ces agences abordent cette source de visiteurs. Alors qu’elles continuent à produire du matériel publicitaire qui promeut le pèlerinage dans les temples bouddhistes, les activités promotionnelles locales se sont tournées vers le plus populaire seichi junrei Ano Hana (Kawasaki 2015). Les autorités touristiques locales ont également créé un « bus de pèlerinage » (junrei basu) décoré de pancartes à thèmes et à bord duquel les arrêts sont annoncés en utilisant la voix de la défunte Menma (Macwilliams 2015). Elles ont aussi produit une carte du pèlerinage d’Ano Hana et mis en place un « rallye des timbres d’Ano Hana » (qui consiste à obtenir un carnet de timbres oblitérés dans divers sites associés au seichi junrei Ano Hana). Cette activité reflète et reprend la pratique traditionnelle du nōkyō, selon laquelle les pèlerins, dans le cadre de pèlerinages tels que le Chichibu junrei, transportent des livres et des rouleaux spéciaux sur lesquels des inscriptions sont apposées dans chaque temple (Reader 2014, 151-158). En ce sens, le seichi junrei semble avoir supplanté le pèlerinage traditionnel, tout du moins en termes économiques. Les données indiquent qu’en 2011, le nombre de fans visitant les pèlerinages centrés sur le dessin animé a dépassé celui des pèlerins qui effectuent l’ancien pèlerinage bouddhiste traditionnel, et rien ne semble indiquer que cette situation va changer[18].

L’un des temples du pèlerinage de Chichibu, le Jōrinji, figure dans le dessin animé et dans le seichi junrei qui lui est associé, quoique de façon assez marginale. Mark MacWilliams, qui a mené des recherches approfondies sur les pèlerinages à Chichibu, ainsi qu’à propos des dessins animés et mangas dans des contextes religieux, affirme que si les fans visitent l’enceinte du Jōrinji dans le cadre de leur seichi junrei, ils font rarement usage du temple en tant que tel ; seuls six pour cent des fans qu’il a répertoriés et qui ont visité l’enceinte du temple munis de cartes du seichi junrei Ano hana ont tenté de prier sur place. La plupart d’entre eux se sont contentés de visiter les lieux précis où se déroulent les différentes scènes du dessin animé (notamment la rencontre des amis) (MacWilliams, 2015).

Bien que le temple Jōrinji ne soit qu’une composante marginale du seichi junrei, ses responsables ont clairement cherché à tirer parti de sa popularité. On retrouve désormais des personnages du dessin animé dans l’ema et le matériel publicitaire du temple (Yoshitani 2016, 20-22), ce qui démontre que ce dernier cherche à accroître sa popularité et le nombre de ses visiteurs en s’associant au dessin animé. Parmi les institutions religieuses de Chichibu, le Jōrinji n’est pas le seul à vouloir tirer profit du phénomène d’Ano hana. Le sanctuaire Chichibu, la plus grande institution shintoïste de la ville, a fait figurer des personnages d’Ano Hana sur les affiches promotionnelles du Chichibu Yomatsuri, son festival annuel qui se tient le 3 décembre de chaque année, même s’il n’existe aucun lien entre le festival et Ano hanai, et qu’aucune scène du dessin animé n’a lieu dans le sanctuaire (Macwilliams 2015).

4. Seichi jurei : entre sécularisation et fluidité religieuse

Parmi les analyses japonaises les plus perspicaces et les plus intéressantes des seichi junrei et des raisons pour lesquelles ils peuvent être considérés comme religieux, on peut citer celles d’Okamoto Ryōsuke et de Yamanaka Hiroshi. Okamoto Ryōsuke considère les seichi junrei comme une manifestation moderne et une extension du concept de religion découlant de la sécularisation croissante de la société japonaise. En raison de cette sécularisation, l’influence de la religion institutionnelle s’est affaiblie et la société s’est libérée de ses influences, ce qui a permis de mettre davantage l’accent sur la privatisation (shijika) de l’engagement religieux (Okamoto R. 2015, 10-14). Dans ce processus, les individus ne sont plus contraints par des liens sociaux antérieurs et plutôt que de ressentir le besoin de suivre des modèles plus anciens (tels que l’appartenance familiale aux temples bouddhistes et les pratiques rituelles coutumières qui y sont associées), ils peuvent progressivement faire leurs propres choix et adapter leurs pratiques en fonction de leurs désirs personnels. Dans la mesure où ils réduisent l’influence de la religion et des traditions religieuses, les processus de sécularisation permettent aux individus d’agir de manière autonome, de revendiquer toutes sortes de choses qui revêtent un caractère sacré pour eux et de les traiter comme les manifestations d’une religion individualisée. Ainsi, le fait que la religion formelle et institutionnelle a perdu de son influence ouvre la voie à de nouveaux développements et à l’utilisation de terminologies autrefois réservées au monde religieux pour s’y référer. Les pèlerinages et l’idée des lieux sacrés (seichi junrei) font partie de ce processus. Alors qu’autrefois les récits (légendes, mythes, récits de miracles, etc.) qui façonnaient le cadre des pèlerinages et encourageaient le développement de la foi étaient effectivement l’apanage des traditions religieuses, ils ne sont plus aujourd'hui qu’un groupe d’intérêts doté d’un potentiel et d’un pouvoir se manifestant dans la construction de la religion. Ils ne représentent plus qu’un ensemble de récits parmi d’autres qui cherchent à rendre des lieux spéciaux et sacrés (Okamoto R. 2015, 2021).

Les fans peuvent donc mobiliser le vocabulaire du sacré pour élaborer une aura de sacralité autour de lieux qui les intéressent particulièrement, tandis que les autorités séculières, tout comme les agences de tourisme, peuvent elles aussi utiliser ce vocabulaire pour faire la promotion des sites et favoriser ainsi le tourisme (Okamoto R. 2015, 161). Cette sécularisation permet donc de revendiquer beaucoup plus de choses comme sacrées et, par conséquent, étendre le domaine de ce qui peut être considéré comme du religieux dans une société en cours de sécularisation. Ainsi, Okamoto Ryōsuke réfute, dans un premier temps, la vision normative des études touristiques, selon laquelle les seichi junrei ne seraient qu’une sorte de tourisme, puis il interprète les seichi junrei comme un moyen par le biais duquel la religion s’étend au monde du tourisme. Les seichi junrei représentent, tout à la fois, une forme de religion et une expansion de la notion de religion, selon laquelle des sites apparemment profanes deviennent sacrés et religieux et constituent en fait des pèlerinages en raison de leur signification personnelle et émotionnelle profonde pour ceux qui les visitent (Okamoto R. 2015).

Yamanaka Hiroshi considère également que le seichi junrei s’inscrit dans les structures religieuses contemporaines. Il affirme que la « religion » n’est pas une entité fixe, mais qu’elle est fluide, s’adapte et est travaillée par ses contextes. Le tourisme, le consumérisme et la marchandisation ne sont pas distincts de la religion mais font partie de sa dynamique, tandis que la modernité et les processus de sécularisation ont permis de mettre davantage l’accent sur ces éléments dans les contextes religieux. Ce processus a donné naissance à ce qu’Hiroshi appelle le karui shūkyō, qu’il traduit en anglais par « light religion » (religion légère) ou « floating religion » (religion flottante), des expressions qui expriment un sentiment de fluidité. Selon Yamanaka, cela indique également que les gens peuvent s’engager dans ce qu’ils qualifient de pratiques religieuses sans pour autant ressentir un désir de foi, d’engagement ou d’affiliation. A l’image d’Okamoto Ryōsuke, Yamanaka reconnaît qu’au Japon, les institutions et les traditions religieuses sont en déclin mais, de la même manière, il ne considère pas que la religion recule en soi, mais plutôt qu’elle est refaçonnée par de nouveaux développements, ainsi que par sa fluidité elle-même. Le seichi junrei en est un bon exemple, puisqu’il s’agit là d’un nouveau mode d’engagement religieux contemporain qui a vu le jour et a été propulsé en avant non par des organismes religieux, mais par des fans (Yamanaka 2012, 2014, 2016, 2017).

Mark Macwilliams a lui aussi étudié les seichi junrei dans le contexte du pèlerinage et de la religion traditionnels (2015, 2024). Il affirme que dans les seichi junrei, les fans se rendent dans des lieux décrits et transforment ainsi ce qui était fictif en un mode de réalité qui revêt pour eux une grande importance. Macwilliams établit un parallèle entre le seichi junrei et le pèlerinage traditionnel, où, selon la tradition et les récits associés à celui-ci, des thèmes et des récits de miracles et d’intercessions imaginaires par des entités spirituelles font irruption dans ce monde et deviennent réels aux yeux des pèlerins. Si les fans qui entreprennent ces « pèlerinages sacrés » ne sont motivés ni par des croyances en des divinités ou des figures de bouddha, ni par les récits des miracles qui leur sont associés, leurs activités sont néanmoins axées sur des récits qui évoquent et représentent un monde fantastique. Dans Ano hana, l’on assiste essentiellement à un « récit miraculeux » (Macwilliams 2015) dans lequel les amis, grâce à leurs efforts, aident l’esprit de Menma à atteindre le salut et la paix. Leurs actions reflètent une forme de discours sacré empreint d’un sentiment et d’une signification spirituels. En outre, les seichi junrei reprennent de nombreux thèmes propres aux pèlerinages religieux traditionnels et, comme ces derniers, ils permettent de « passer un bon moment, de découvrir quelque chose de significatif, d’acquérir un sentiment de solidarité partagée avec d’autres fans et d’éprouver le bonheur d’être sur la route » (2024, 150). À l'instar des pèlerins traditionnels, dont les attentes sont souvent façonnées à l'avance par des histoires et des récits portant sur les lieux et les figures de culte qu'ils visitent, les fans anticipent ce qu'ils verront avant de voyager ; ainsi, leur « voyage physique est en grande partie un acte imaginatif » (2024, 162). Macwilliams décèle donc de nombreuses similitudes entre le seichi junrei et les modes de pèlerinage plus traditionnels. Bien qu’il décrive les activités et les pratiques des fans comme « apparentées à la religion » plutôt que « religieuses », il se demande si la première catégorie est si différente de la seconde.

5. Contextualisation des pèlerinages de fans et discussion des problématiques

Dans un travail antérieur, j’ai soutenu que l’on ne pouvait pas séparer le pèlerinage du monde du quotidien et des domaines du commerce et du marché. J’ai également critiqué la notion de frontière impénétrable entre le religieux et le séculier (Reader 2014). J’ai par ailleurs affirmé que les voyages et l’engagement dans des lieux qui ne possèdent aucun rapport formel avec la religion ou qui ne sont pas associés à des entités spirituelles telles que des divinités, mais possèdent une signification profonde et une résonance émotionnelle pour ceux qui les visitent, pouvaient être légitimement considérés comme des pèlerinages (Reader 1993; Reader et Walter, 1993). Sur ce sujet, je suis d’accord avec Okamoto Ryōsuke, Yamanaka et Macwilliams qui considèrent que les seichi junrei japonais ne sont pas, ou pas uniquement, des modes contemporains de tourisme de contenu et qui y décèlent des ressemblances avec l’activité et l’engagement religieux. Les études d’Imai et d’autres auteurs, qui mettent en évidence le dévouement intense des fans et la manière dont ils s’investissent émotionnellement et tirent un sens de leurs pratiques et de ce qu’ils appellent leurs pèlerinages, indiquent également que les seichi junrei peuvent à juste titre être considérés comme ayant des dimensions religieuses et donc qualifiés de pèlerinages. Ces études démontrent aussi que la « religion » (shūkyō) ne peut être assimilée à une entité fixe, immuable et autonome, séparée du monde ordinaire, mais doit plutôt sans cesse être repensée à la lumière de circonstances et de contextes sociétaux changeants, comme le fait Okamoto Ryōsuke en soutenant que les processus de sécularisation sont eux-mêmes un facteur déterminant de ces phénomènes. En montrant à quel point les partisans des seichi junrei et ceux qui participent à des pèlerinages plus traditionnels partagent un terrain d’entente et un sens commun, Macwilliams remet forcément en cause la notion de seichi junrei en tant que manifestation de la sécularisation caractérisée par le déclin de la religion. Je retiens les arguments avancés, selon lesquels la sécularisation n’est pas nécessairement synonyme de déclin religieux et qu’elle peut ouvrir la voie au développement de nouveaux modes de religiosités en dehors des cadres religieux institutionnels formels, ainsi que d’autres activités de type religieux qui peuvent se manifester sous des formes apparemment séculières, mais possèdent beaucoup de points communs avec les pratiques religieuses. Les diverses façons dont des groupes d’intérêt tels que les fans et les autorités touristiques, qui ne possèdent pas d’association religieuse formelle, ont pu utiliser des termes et des thèmes associés à la religion et aux pratiques religieuses (tels que le seichi junrei lui-même et le nombre quatre-vingt-huit), en sont des exemples.

Cependant, je considère également que les analyses qui abordent les pèlerinages de fans de la manière décrite ci-dessus comportent certaines lacunes, notamment en raison de leur tendance à traiter le seichi junrei essentiellement comme une nouvelle facette du pèlerinage en plein essor, sans examiner de plus près ce qui se passe dans le cas des pèlerinages plus traditionnels tels que le Saikoku et le Shikoku. En outre, les travaux en question n’ont pas suffisamment pris en compte les implications potentielles des pèlerinages organisés par les fans pour les institutions religieuses existantes. Dans la suite de cet article, je me penche sur ces points et j’aborde les implications du seichi junrei pour les institutions religieuses traditionnelles comme les sanctuaires et les temples - en particulier celles qui dépendent dans une certaine mesure des pèlerins - ainsi que pour la réflexion sur la dynamique de la religion contemporaine au Japon.

6. Le déclin religieux et l’affaiblissement de l’autorité

Comme je l’ai indiqué ailleurs, qu’il s'agisse de sectes bouddhistes, de shintoïsme ou de nouvelles religions, les institutions religieuses officielles ne se portent généralement pas bien aujourd’hui au Japon. Les gens se dissocient des affiliations religieuses et de nombreux domaines de pratique (Reader 2012, 2023). Des pèlerinages historiques bien connus, tels que ceux de Saikoku et de Shikoku, font face à une diminution considérable du nombre de pèlerins alors que leur communauté vieillit. Comme me l’ont souligné des prêtres et d’autres informateurs associés aux temples et aux infrastructures de pèlerinage de Shikoku, de Saikoku et de plusieurs autres, l’on compte peu de jeunes pèlerins de nos jours. Cette situation fait craindre l’absence d’une « nouvelle génération » de pèlerins pour assurer la continuité des pèlerinages historiques et plus anciens du Japon (Reader 2023, 137-138, 148-150). C’est cette génération plus jeune qui se montre la plus active dans le domaine du seichi junrei ; il est bien possible que les jeunes préfèrent les seichi junrei aux pèlerinages plus traditionnels puisque cela leur permet d’agir de manière autonome, de participer à la vie virtuelle et de développer des liens avec d’autres voyageurs, sans devoir pour autant s’engager sur le plan religieux comme c’est le cas en ce qui concerne les modes de pèlerinage plus anciens.

En outre, même s’ils s’approprient des motifs et des termes religieux, les seichi junrei et les activités des fans semblent rejeter les structures et les orientations religieuses traditionnelles, tout en sapant l’autorité des traditions religieuses existantes et en les remodelant en fonction de leurs propres objectifs. L’exemple de Menma et de ses amis dans le dessin animé Ano hana en est une bonne illustration. Comme nous le fait remarquer Macwilliams, lorsque l’esprit de Menma cherche à se libérer, il passe par les amis plutôt que par les temples bouddhistes, les prêtres ou les rituels (c'est-à-dire par les moyens traditionnels employés pour gérer les esprits des morts au Japon), et c’est grâce aux amis et à leurs actes que l’esprit de Menma finit par y parvenir (Macwilliams 2015). Ce processus constitue un rejet implicite des modes traditionnels de la religion, chose évidente également au regard des activités des fans qui visitent le Jōrinji mais n’y prient pas. Pour eux, le temple n’est que l’un des nombreux lieux sacralisés non en raison de ses figures de culte bouddhistes, mais parce qu’il apparaît dans un dessin animé. Comme l’a constaté Macwilliams, leurs gestes ont certes une signification spirituelle et procurent le salut à Menma, mais ils sont menés sans qu’il soit nécessaire de recourir à la religion au sens formel et institutionnel.

De plus, lorsque les fans interagissent avec les institutions religieuses pendant leur seichi junrei, ils le font à leur manière, en manifestant une agentivité et une autonomie qui ébranlent l’autorité de ces sites religieux et les soumettent aux souhaits des fans. Les fans qui fabriquent leurs propres ema qui dépeignent généralement des personnages de dessins animés plutôt que des divinités ou d’autres figures de culte ne se limitent pas à contourner les modes d’engagement normatifs des sanctuaires ou des temples qu’ils visitent ; ils ne tiennent nullement compte des figures de culte qui y sont consacrées. Les fans utilisent le sanctuaire ou le temple en question pour rendre hommage aux personnages de dessins animés qui, à leurs yeux, font de ces lieux des endroits sacrés. On retrouve un phénomène similaire à Washinomiya lorsque les fans, au lieu de se joindre à la procession du festival du sanctuaire et de suivre ou d’aider à transporter le mikoshi du sanctuaire, portent un mikoshi qu’ils ont eux-mêmes fabriqué, de sorte qu’ils semblent mettre les personnages de Lucky Star sur un pied d’égalité avec les divinités du sanctuaire.

Il existe de nombreux autres exemples de fans qui exercent leur influence sur ces institutions religieuses ou de prêtres qui jugent opportun d’accéder aux souhaits des fans malgré leurs propres réserves. Par exemple, Yamamura explique qu’un festival de lanternes fictif figurant dans le dessin animé Hanasaku iroha (2011), qui se déroule dans une station thermale inspirée du Yuwaku Onsen près de Kanazawa, est devenu un vrai festival dans ce lieu grâce à la coopération entre les autorités touristiques de la ville et les personnes impliquées dans la production de ce dessin animé. On a même demandé à un prêtre shintoïste local de créer des rituels et des prières pour ce festival (Yamamura 2015b, 36-37 ; Seaton et. al 2017, 221). Yoshitani Hiroya, quant à lui, cite l’exemple du sanctuaire d’Oarai Isosaki situé dans la préfecture d’Ibaraki qui a figuré de manière marginale dans le dessin animé Girls Und Panzer diffusé de 2012 à 2013. Une scène de celui-ci qui montre des chars d’assaut passant devant le sanctuaire a incité les fans déjà présents dans la région à cause du dessin animé à visiter le sanctuaire. Selon Yoshitani, le prêtre du sanctuaire s’est, tout d’abord, opposé à ce que le sanctuaire soit représenté dans le dessin animé. Toutefois, à mesure que les visites de fans augmentaient et qu’ils commençaient à y installer des ema, le prêtre a semblé se plier à leurs souhaits et a fait ériger dans son enceinte un ema géant dédié à Girls und Panzer, affirmant ainsi son association avec le dessin animé (Yoshitani 2016, 22-23). Il semblerait que dans de tels cas, l’attrait des coutumes des fans ait influencé et peut-être même dicté, les actions des prêtres concernés.

L’agentivité des fans plutôt que celle des institutions religieuses paraît primordiale dans le cadre des seichi junrei. Lorsqu’un temple ou un sanctuaire est incorporé dans un seichi junrei lié à un dessin animé ou à un manga, c’est grâce à la capacité d’action externe des réalisateurs de ce dessin animé, des dessinateurs de manga, des fans, des médias et des courants consuméristes, et non grâce à une quelconque action de la part des prêtres ou des personnes associées au sanctuaire. Le principal recours des sites religieux consiste à refuser d’être intégrés au seichi junrei, ou d’essayer d’empêcher les fans d’utiliser leur site comme étape de pèlerinage. Ils peuvent aussi insister sur le fait que les visiteurs souhaitant installer des ema doivent suivre les normes et acheter les ema que vend le sanctuaire ou le temple concerné (ce qui apporte un soutien économique à l’institution), qui contiennent des symboles et des images associés audit sanctuaire, au lieu de fabriquer leurs propres ema sur lesquels figurent des personnages de dessins animés plutôt que des divinités du sanctuaire. Or, cela semble se produire rarement, voire pas du tout. Le seul exemple que j’ai rencontré dans la littérature jusqu’à présent est celui mentionné ci-dessus, du sanctuaire d’Oarai Isosaki et même dans ce cas, ce sanctuaire s’est rapidement adapté aux fans et à leurs activités au lieu de les rejeter.

Les fans deviennent ainsi un pouvoir qui influence le fonctionnement des sanctuaires et des institutions de ce type qui apparaissent, souvent de façon marginale, dans les dessins animés et les mangas. Cette dynamique est déjà connue à certains égards ; il existe depuis longtemps au Japon une dimension consumériste dans la pratique religieuse. L’attention portée à ce que désirent et recherchent les pèlerins et les autres visiteurs de sanctuaires, de temples, entre autres, a toujours été un élément intrinsèque du fonctionnement de nombreuses institutions religieuses japonaises, notamment des temples bouddhistes et des sanctuaires shintoïstes (Reader et Tanabe 1998 ; Reader 2014). Cependant, même si ces institutions ont souvent adopté un mode réactif qui tient compte des souhaits de ceux qui les visitent, en créant par exemple de nouveaux mécanismes de prière et de nouveaux rituels, il est difficile de voir comment les sanctuaires et les temples qui figurent dans les itinéraires de « lieux sacrés » des fans ont incorporé leur présence et leurs activités, simplement dans la continuation de ce modèle. Dans les exemples cités ci-dessus, ce sont les fans plutôt que les autorités religieuses qui ont le dessus et qui manifestent un sentiment d’autonomie qui ne dépend pas des souhaits, des opinions ou des inclinations religieuses des institutions et de leurs prêtres.

On peut également établir des parallèles avec la façon dont les institutions religieuses ont été de plus en plus intégrées aux stratégies touristiques et aux activités promotionnelles japonaises, ainsi que dans la dynamique de l'industrie du patrimoine au Japon. Comme je l'ai expliqué ailleurs (Reader 2023), cela a contribué à une orientation de plus en plus sécularisée des pèlerinages et à une marchandisation accrue conditionnée non seulement par le marché du tourisme, mais aussi par la faiblesse des institutions religieuses et leurs inquiétudes vis-à-vis des facteurs qui les rendent de plus en plus vulnérables, notamment l’éloignement de la religion et le déclin du nombre de pèlerins. La capacité des fans et des agences impliquées (telles que les offices de tourisme locaux et les sociétés de production de dessins animés) à s’approprier des expressions et des symboles normalement associés aux institutions religieuses afin de conférer une plus grande solennité à leurs activités, ainsi qu’à influencer et agir en tant qu’entités autonomes lorsqu’ils entrent en contact avec les sanctuaires et les temples dans le cadre de leur seichi junrei, peut être considérée de la même manière, c’est-à-dire comme une manifestation de l’affaiblissement du statut et des structures de soutien dont disposent les institutions religieuses. Il convient également de rappeler que les institutions religieuses ne sont en aucun cas une composante majeure du seichi junrei. Comme je l’ai noté précédemment, les exemples utilisés par les spécialistes de la religion pour souligner les dimensions religieuses du seichi junrei sont peu nombreux comparativement à la prépondérance de sites ordinaires et quotidiens, tels que les bancs et les ponts.

Conclusions

Il serait tout à fait spéculatif de prédire l’avenir à long terme des seichi junrei ; il est à présent impossible de déterminer si un seichi junrei donné survivra à la période de popularité que connaissent le dessin animé ou le manga auquel il est associé. Selon certaines études, les sites de pèlerinage peuvent prospérer avant de connaître un déclin important et il existe de nombreux exemples de sites qui attirent un nombre important de pèlerins au cours de leurs premières années de développement, mais subissent un déclin prononcé par la suite. Ce phénomène est souvent dû à la concurrence qui règne dans le secteur du pèlerinage, mais aussi au fait que peu de sites de pèlerinage semblent maintenir un niveau de soutien durable (Reader 2014 ; Kaufman 2004). Ne serait-ce que pour cela, il est impossible de dire combien de temps un seichi junrei spécifique, qui est si intimement lié à la culture populaire contemporaine et au public d’un certain film ou manga, pourra perdurer - surtout dans un marché concurrentiel qui produit autant de dessins animés et de mangas. On peut cependant affirmer que l’existence des seichi junrei suscite des questions au sujet de ce qui constitue ou peut être considéré comme un « pèlerinage », étant donné que ceux qui y prennent part les considèrent en tant que tels, mais aussi comme sacrés, et ce, même s’ils sont centrés sur des formes médiatiques modernes (films et mangas) et n’ont aucun lien avec des lieux ou des personnages plus communément associés à la religion. On peut également supposer que ce phénomène représente un tournant probablement important au niveau des pratiques de pèlerinage, dans la mesure où les sites et les pèlerinages plus anciens « religieux » se trouvent menacés et que la « nouvelle génération » attache désormais davantage d’importance aux voyages chargés d’émotion et de signification personnelle en se tournant non vers des sites religieux « officiels », mais vers des lieux associés à la culture populaire contemporaine. C’est d’ailleurs ce qui préoccupe les prêtres et d’autres personnes impliquées dans les temples bouddhistes lors des pèlerinages à Shikoku et ailleurs.

Les seichi junrei sont devenus un aspect important des voyages et des pèlerinages au Japon. Ils illustrent la fluidité du pèlerinage et le fait que la religion n’est une entité ni fixe ni immuable. Ce qui peut être considéré comme une religion au Japon peut être recalibré en raison des processus de sécularisation qui y opèrent. Les pèlerinages conçus par les fans de dessins animés témoignent également de la faiblesse des religions établies et montrent comment les secteurs autrefois dominés par de telles traditions sont actuellement récupérés et concurrencés par de nouvelles formes non institutionnalisées. Si, comme l’affirme Okamoto Ryōsuke, les seichi junrei constituent une expansion de ce que les spécialistes considèrent comme étant religieux, ils sont aussi une manifestation de la faiblesse de ce qui a longtemps été présenté comme le propre des sanctuaires et des temples. Dans le monde des pèlerinages dans les sites sacrés, ces sanctuaires et temples ne sont aujourd’hui que des points de contact pour les fans, au même titre que d’autres lieux qui détiennent le même statut aux yeux des participants. Ces lieux sont sacralisés non en raison de leurs divinités et de leurs figures de culte situées dans le monde spirituel, mais du fait de leur présence dans des productions médiatisées et de leur association à des personnages qui figurent à l’écran. Ainsi, les temples, sanctuaires et autres édifices de ce type se voient accorder le même statut que des lieux tels que les restaurants nouilles, les gares, les bancs publics et tout autre endroit apparaissant dans les films et d’autres productions médiatiques. Les personnages de dessins animés sont quant à eux installés aux côtés des divinités et des figures du culte bouddhiste et se voient accorder un statut similaire à ces dernières.

Les seichi junrei érodent ainsi toutes les frontières supposées entre le religieux et le mondain, le sacré et le profane. Ils abolissent toute différenciation entre les sites religieux et non religieux, de sorte qu’une clinique pour animaux peut être aussi sacrée qu’un sanctuaire et qu’un pont ou un banc constitue un site de pèlerinage au même titre qu’un temple. Bien que l’on puisse en déduire qu’ils représentent un élargissement des structures religieuses, il est plus judicieux de considérer qu’à bien des égards, les seichi junrei constituent aussi une preuve du déclin des pèlerinages traditionnels, un signe que les institutions religieuses telles que les sanctuaires et les temples perdent de leur autorité, et un exemple de l’affaiblissement de la religion dans le Japon actuel.