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Introduction

Le patrimoine fait partie des réalités auxquelles les Autochtones ont à faire face dans leurs relations avec les acteurs et les décideurs des sociétés dans lesquelles ils sont inclus. Ils y font face aussi, entre eux, dans leurs projets de nations, de communautés et de familles, notamment parce que la transmission des savoirs locaux est un enjeu central pour les Autochtones (Wattez 2020 ; Jérôme 2019 ; Delamour 2017 ; Ariel de Vidas et Vapnarsky 2017). Pour mieux comprendre la complexité de ces rapports au Canada, j’expose les principales dynamiques historiques et actuelles qui caractérisent les relations entre les Autochtones et le patrimoine sans chercher à définir ce qu’est ou pourrait être le patrimoine autochtone. S’appuyer sur une définition générique du patrimoine semble un exercice si difficile, voire impossible, tant ce concept est mobilisé aujourd’hui pour signifier de multiples réalités et enjeux dans la plupart des pays, qu’il vaut mieux partir des principales dynamiques dont il est l’objet (Harrison 2009). Il y a en deux : la première désignant « les façons dont les idées sur le patrimoine officiel sont impliquées dans la production d’une ‘‘industrie du patrimoine’’ qui accorde le pouvoir de contrôler le patrimoine et, par extension, ses messages aux ‘‘experts’’ et à l’État », définissant ainsi une approche « descendante » ; la seconde montrant « d’autres aspects du patrimoine qui impliquent la production d’une identité et d’une communauté, qui sont liés aux pratiques officielles et non officielles du patrimoine, et qui ont le potentiel de transformer la société » selon un « un modèle de patrimoine en tant qu’action sociale » opérant selon une logique « ascendante » (Harrison 2009 : 38-39).

Dans les mondes autochtones, Jérôme (2019) adopte une démarche identique en partant d’emblée d’une définition plurielle, consacrant les patrimoines autochtones, pour souligner l’importance des « les liens entre matérialité et immatérialité du patrimoine, l’institutionnalisation des processus de patrimonialisation, et les médiateurs du patrimoine ». En suivant cette logique, j’aborde le patrimoine d’après ses fondements occidentaux, modernes et universalistes (Kirshenblatt-Gimblett 2017 ; Harrison 2013 ; Bortolotto 2011 ; Smith 2006) et leurs effets sur les stratégies des Autochtones pour continuer à affirmer leurs droits territoriaux et poursuivre leurs manières de faire et d’être au monde dans les institutions culturelles occidentales, muséales notamment, et sur leurs territoires ancestraux (Wattez 2020 ; Franco 2020 ; Jérôme 2019 ; Delamour 2017 ; Ariel de Vidas et Vapnarsky 2017 ; Norder 2012 ; Clavir 2002 ; Battiste et Henderson 2000). Mon examen s’appuie sur des propositions tirées, d’une part, des études autochtones au Canada sur les rapports politiques, juridiques, sociaux et culturels entre les Autochtones et les autorités coloniales françaises, britanniques et canadiennes (Dupuis 2010 ; Alfred 2009 ; Havard 2009 ; Dickason 2006 ; Alfred et Corntassel 2005 ; Simard 2003 ; Leslie 2002 ; Savard et Proulx 1982 ; Savard 1979) et, d’autre part, des études sur la patrimonialisation des cultures autochtones dans le monde (Jérôme 2019 ; Neufeld 2016 ; Paquette 2012 ; Hemming et Rigney 2010 ; Greer 2010 ; Clifford 2004 ; Clavir 2002 ; Battiste et Henderson 2000). Trois perspectives ressortent de l’analyse de cette littérature :

  • La perspective historique, définie par la perpétuation de la politique coloniale dans le domaine patrimonial avec le principe de « protection »[1] ;

  • La perspective ontologique, démontrant la confirmation du principe de « préservation » comme obstacle difficilement contournable à l’appréhension et à la compréhension de ce que peut être le patrimoine selon les points de vue autochtones ;

  • La perspective politique, exposant l’affirmation de la part des Autochtones de la gouvernance patrimoniale comme outil d’autonomie en la matière et d’autodétermination plus largement.

Les principes des perspectives historiques et ontologiques ont été réajustés et modifiés au gré des contestations et des critiques formulées par différents acteurs autochtones depuis les années 1960 et reprises par la suite dans les sphères politiques et scientifiques. Cette affirmation des Autochtones et les transformations qui en ont découlé sont ce qui définit la perspective politique. Ces caractéristiques des relations historiques, ontologiques et politiques entre les Autochtones et le patrimoine, exposées dans les trois parties de cet article, constituent uneontologie politique du patrimoine dans les mondes autochtones, tel que je vais le démontrer au Canada, avec des exemples en Colombie-Britannique et au Québec, sans faire l’économie d’une perspective internationale en évoquant certaines situations en Nouvelle-Zélande, en Australie, au Pérou ou encore au Botswana.

Les politiques coloniales de la « protection » envers les Autochtones, leurs territoires et leurs cultures

L’usage du principe de « protection » des cultures autochtones dans le cadre de n’importe quelle politique patrimoniale ne peut pas échapper à l’examen de l’histoire de la colonisation des Autochtones. Au Canada, comme dans les autres pays où la colonisation s’est imposée par une application spécifique de ce principe, tels que la Nouvelle-Zélande (Paquette 2012) ou l’Australie (Hemming et Rigney 2010), la stratégie coloniale peut être explicitée comme suit : sous couvert de « protéger » les Autochtones et leurs territoires, l’objectif était en réalité de les assimiler et de les accaparer. Cette dynamique de pouvoir s’est reproduite au sujet des cultures autochtones, notamment dans le domaine du patrimoine : toute politique de patrimonialisation en contexte autochtone sous couvert de vouloir « protéger » les cultures a constitué un processus d’appropriation culturelle selon la définition proposée par Vanessa Udy :

L’appropriation culturelle est définie comme un « emprunt » non autorisé des expressions, des styles artistiques, des symboles, des mythes ou du savoir-faire d’une culture dite « dominée » par un membre d’une culture dite « dominante ». L’appropriation se produit également lorsqu’une personne de la culture dominante prétend être un expert sur l’expérience vécue d’un membre d’une culture dominée ou banalise cette dernière

2015 : 855[2]

J’expose, dans cette partie, ce que je nomme les politiques coloniales de la « protection » envers les Autochtones, leurs territoires et leurs cultures. Je m’appuie sur l’exposé de la place centrale du principe de « protection » des Autochtones et de leurs territoires dans les stratégies coloniales françaises, britanniques et canadiennes. Je démontre ensuite le glissement de ce principe du domaine politique historique vers le principe de « sauvegarde » dans le domaine scientifique et dans le domaine des affaires patrimoniales.

« Protéger » les Autochtones et leurs territoires pour mieux les assimiler et les accaparer

Le principe de « protection » est un des principes fondamentaux sur lesquels a reposé la colonisation des Autochtones et de leurs terres au Canada, que ce soit pendant le Régime français (1604-1759), le Régime britannique (1759-1867) ou depuis la création de la Confédération canadienne en 1867. Il est le principe de la politique de tutelle. En Nouvelle-France, ses balbutiements ont été d’ordre religieux dans le but de convertir les membres des Premières Nations[3] au christianisme pour les « protéger » contre leur paganisme (Havard 2009). Sa mise en oeuvre était vouée à ce que les Premières Nations (nomades ou sédentaires) quittent leurs territoires pour qu’elles s’installent dans les « réductions » (Simard 2003). Il s’agissait de « protéger » les personnes pour mieux les assimiler à la chrétienté via leur conversion et pour mieux en accaparer les territoires. C’est en ce sens que le principe de « protection » a été au coeur de la logique d’alliance privilégiée par les autorités de la Nouvelle-France comme l’explique Gilles Havard :

S’ils ne sont pas considérés comme des sujets au sens de « régnicoles », les Amérindiens (sic) sont bien placés sous une forme de « domination » appelée « protection » (« leur souverain protecteur »). Cette notion de « protection », compatible avec l’idée d’alliance, se distinguait de celle de suzeraineté […] Loin d’être l’affirmation d’une souveraineté, la protection se comprenait ainsi comme une alliance inégale, une grande puissance pouvant placer sous son aile une puissance secondaire qui en faisait la demande […] Les princes « protégés » ne sont pas ainsi des sujets ni d’ailleurs des vassaux, mais des « alliés » […] Les Indiens des Pays d’en-Haut, dans la conception impériale française, étaient des alliés subordonnés qui avaient fait acte d’allégeance politique sans pour autant renoncer à leur souveraineté. Une rhétorique similaire, ou voisine, préside à la rédaction des traités signés entre Français et autochtones. Si les autorités françaises n’ont jamais négocié de traités de cession territoriale avec les Amérindiens, elles ont en revanche conclu avec elles plusieurs accords de paix et d’alliance

2009 : 1010-1011

Cette conception de l’alliance s’est matérialisée plus précisément du point de vue territorial par le fait que le Régime français n’a « jamais douté de son droit à s’approprier unilatéralement les terres qui n’étaient pas sous contrôle chrétien ; ni a-t-il jamais envisagé l’idée de droits autochtones » (Dickason 2006 : 1992). Cette politique coloniale de tutelle fondée sur le principe de « protection », initialement mise en oeuvre par le Régime français, s’est intensifiée sous le Régime britannique après la conquête militaire (1759-1760) de la Nouvelle-France, actée en 1763 par le traité de Paris, qui officialise sa cession aux Britanniques.

Dès lors, la politique envers les Premières Nations est passée d’une logique d’alliance à une logique de traités[4]. Les objectifs sont devenus l’assimilation des Premières Nations au reste de la population et la cession de leurs territoires ancestraux avec la « protection » des personnes et des terres non plus comme un principe de base (Savard 1979 ; Savard et Proulx 1982 ; Dickason 2006), mais comme une « politique impériale » consacrée par la création du premier Département des Indiens en 1755 par les administrateurs britanniques (Leslie 2002 : 23). L’institutionnalisation de cette politique de « protection » s’est poursuivie jusqu’à être légiférée dans la Proclamation royale de 1763, considérée comme la première constitution du Canada (Leslie 2002 ; Savard et Proulx 1982 ; Savard 1979). Ce texte a reconnu l’existence d’un « territoire indien (sic) » aux côtés de trois autres : le Québec, la Floride occidentale et la Floride orientale. Ce territoire devait garantir la protection des Premières Nations dans le contexte de l’intensification de la colonisation britannique à la suite de la création de la Nouvelle-Angleterre :

[Le territoire indien] tenait lieu de rempart contre toutes tentations expansionnistes des colonies rebelles […] Ainsi, en 1763, la stratégie de la Couronne était de miser sur une éventuelle alliance indienne contre ses propres coloniaux, anciens et nouveaux. L’année même de la Proclamation, des instructions parvinrent au gouverneur Murray, tout devait être mis en oeuvre pour garantir l’amitié des anciens alliés de la France. Un fonctionnaire devait être spécialement chargé […] de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la protection de leurs territoires contre les empiètements des colons, de leur distribuer régulièrement présents en guise d’amitié et, surtout, de les assurer qu’ils pourraient toujours compter sur la protection de la Couronne. Mais, dès que sa position se corsa et que ses propres intérêts furent en jeu, la Couronne s’écarta de cette stratégie de protection promise aux Indiens en 1763

Savard et Proulx 1982 : 43-45

La Proclamation royale de 1763 a reconnu aussi l’existence d’un titre foncier non pas uniquement sur le « territoire indien », mais sur toutes les possessions britanniques en Amérique (Ibid. : 42), et ce, pour pouvoir l’éteindre dès lors que les autorités britanniques avaient intérêt à le faire pour laisser le territoire libre à toute occupation et exploitation.

[…] la reconnaissance d’un tel titre n’a jamais eu d’autre but que son extinction, et que les autochtones n’ont à aucun moment été libres de décider si oui ou non ils acceptaient un tel corollaire à la reconnaissance de leur titre. Comme au temps de la Dutch West India Company, il s’agissait de donner une quelconque forme juridique à ce qui ne fut jamais rien d’autre qu’une pratique d’extorsion territoriale jugée indispensable à l’établissement des Blancs en Amérique

Ibid. : 43

Bien que la conquête de la Nouvelle-France n’ait pas, au départ, fondamentalement changé les relations établies avec les Premières Nations, la colonisation entre la fin du xviiie et le début du xixe siècle va offrir de multiples occasions aux autorités d’appliquer ce nouvel ordre juridique pour répondre aux nouveaux impératifs démographiques et économiques. Plus nombreux que les Français en 1760 déjà (1 500 000 contre 90 000), les Britanniques vont accroître leur nombre avec l’arrivée des Loyalistes (50 000) à la suite de la guerre d’indépendance américaine (1775-1783) et avec une importante immigration à partir du début du xixe siècle. La traite des fourrures, qui reste une activité économique importante jusqu’à cette période, laisse progressivement sa place de moteur économique à l’agriculture et à l’industrie forestière. C’est sous cette pression coloniale progressive, mais constante sur les territoires que la colonie britannique devient le Canada avec l’Acte constitutionnel de 1791, qui crée deux provinces : le Haut-Canada et le Bas-Canada.

Le tournant du xixe siècle est un moment charnière dans les relations entre les autorités coloniales et les Premières Nations : ces dernières ne sont plus utiles aux premières comme elles l’étaient jusqu’à ce moment-là. Les autorités canadiennes cherchent alors à trouver une nouvelle place aux Premières Nations dans la continuité du renforcement de leur statut de protégées réaffirmé en 1763 : de partenaires commerciaux dans la traite des fourrures et de partenaires militaires dans la géopolitique coloniale, les Premières Nations passent au statut de pupilles de l’État, confirmant le rôle protecteur des autorités, « premier principe de la politique » envers les Premières Nations (Leslie 2002 : 24). L’État canadien s’est développé, entre autres, sur ces bases assimilationnistes par une institutionnalisation accrue du principe de « protection » des Autochtones et de leurs territoires à partir de 1830 et jusqu’en 1969, période consacrant la politique coloniale de tutelle.

En 1830, le ministère des Affaires indiennes a renforcé le programme de civilisation et d’émancipation, qui repose sur trois principes : la protection, l’amélioration des conditions de vie et l’assimilation des Autochtones. Ce programme a été mis en oeuvre au moyen de trois outils : les traités (sauf dans le Bas-Canada), les réserves et la scolarisation (établissements de jour, écoles industrielles, pensionnats) (Ibid.). Ce programme va servir de socle aux législations suivantes[5], vouées à en renforcer la portée assimilationniste par une modalité émancipatrice. En 1876, l’objectif du Parlement fédéral canadien, qui a la compétence de légiférer sur les personnes et les terres autochtones depuis l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867[6], est de regrouper ces législations en une seule loi, une loi-cadre : l’Acte pour amender et refondre les lois concernant les Sauvages, plus connu comme l’Acte des Sauvages ou, surtout, comme la Loi sur les Indiens. Cette loi traite avec la même logique de « tous les aspects de la vie dans les réserves » (Ibid. : 25). Ses réformes, poursuivies sur un siècle, ont contribué à en resserrer les mesures discriminatoires et assimilationnistes face au constat d’échec de la politique émancipatrice (1880, 1884, 1984, 1927), à en limiter les contradictions (1951) ou à en confirmer la portée tutélaire (1969), sans qu’aucune propose un changement radical d’orientation (Dupuis 2010 : 169-172 ; Leslie 2002 : 25-27). Le prolongement entre la politique canadienne et la politique impériale britannique ne fait nul doute et peut même être établi selon une « filiation directe » (Dupuis 2010 : 167) dont la logique centrale reste de protéger les Autochtones pour mieux les assimiler, les déposséder et les acculturer.

« Protéger » a ainsi toujours signifié plus. Il s’agissait de convertir les Autochtones au christianisme, de les assimiler à la population des colons et de leur réserver des terres pour les y contraindre. « Protéger » a été un principe-parapluie, pourrais-je dire, sous lequel ces autres projets se sont abrités et ont légitimé les politiques coloniales française, britannique et canadienne. La mise en patrimoine des cultures autochtones peut être considérée dans la continuité de cette politique coloniale historique avec le glissement du principe de « protection » du domaine politique, tel qu’il a été vu dans le contexte canadien, vers le domaine scientifique, puis vers celui des affaires patrimoniales, comme en attestent les études sur la patrimonialisation des cultures autochtones dans le monde.

« Protéger » les cultures des Autochtones pour mieux les approprier

Steve Hemming et Daryle Rigney (2010) présentent les scientifiques du domaine patrimonial en Australie travaillant en contexte aborigène, soit les anthropologues, les archéologues et les muséologues, comme les « Nouveaux Protecteurs des Aborigènes ». Ces acteurs de la recherche scientifique (académique et professionnelle) participent, selon ces auteurs, à la « redynamisation du réseau colonial de relations de pouvoir » entre l’État et les peuples autochtones (Ibid. : 93). Les scientifiques, ces « Nouveaux Protecteurs des Aborigènes », se positionnent alors dans la lignée des acteurs historiques du colonialisme, de leurs prédécesseurs en d’autres mots, présentés comme les « Chefs Protecteurs », à savoir « les missionnaires, les superintendants, les explorateurs, les antiquaires [voire] les voleurs de tombe », et surtout de la figure de l’explorateur ou du proto-ethnographe, vu comme le « premier des Protecteurs des Aborigènes » (Ibid.). Ce lien particulier de l’ethnologie avec les Autochtones dans la généalogie coloniale dépeinte par Hemming et Rigney rend compte non seulement de la place centrale de la discipline dans cette généalogie, mais aussi de l’importance cruciale des Autochtones dans le développement de l’ethnologie, puis de l’anthropologie, comme des disciplines scientifiques à part entière et légitimes à ce titre.

Ces disciplines se sont affirmées en effet comme sciences entre la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle, puis comme disciplines académiques à part entière au milieu du xxe siècle, sur la base du principe de « sauvegarde » des cultures autochtones. Le principe de « sauvegarde » des cultures autochtones est fondé sur le mythe de leur extinction. Il a été développé par leurs proto-spécialistes (Paquette 2012 ; Hemming et Rigney 2010 ; Clifford 2004 ; Francis 1992), puis constamment recyclé par les experts scientifiques (Hemming et Rigney 2010 : 93). Ce mythe a été largement entretenu et entériné par l’anthropologie, ainsi que par l’archéologie et la muséologie, sur la base d’acceptions ethnocentriques et naturalistes de méga concepts, tels que culture, histoire (Hemming et Rigney 2010), tradition et identité (Clifford 2004), leur conférant une nature aussi bien anhistorique que matérialiste, passéiste et essentialiste, tantôt romantisée, tantôt dénigrée. Appliqués aux peuples autochtones ou aux minorités en ces termes, ces concepts les rendent incapables de toute négociation et actualisation de leurs réalités et de leurs enjeux. Ils en fixent, au singulier le plus souvent, la culture, l’histoire, la tradition et l’identité en un processus de folklorisation et d’objectification destiné à démontrer soit une authenticité à toute épreuve (Alivizatou 2012), soit une disparition inéluctable par extinction ou acculturation, sans que les peuples concernés aient voix au chapitre et encore moins une quelconque marge de manoeuvre (Spivak 1988). Il va sans dire que ce mythe de l’extinction contrevient aux réelles disparitions physiques et culturelles résultant des entreprises coloniales sur les cinq continents. Je parle ici des ethnocides et des génocides de nombreux peuples autochtones, de l’anéantissement de pans entiers des savoirs et des pratiques de ceux qui ont survécu à la menace de désintégration qui pèse aujourd’hui sur d’autres, et ce, dans des pays où leurs droits sont reconnus comme constitutionnels (Bellier 2021).

« Sauvegarder » les cultures autochtones pour éviter leur disparition, les sauver autrement dit, est devenu le principe fondateur de ces disciplines. Il a même pris la forme d’une mission, urgente qui plus est, un impératif autrement dit, dans le contexte de l’industrialisation des sociétés occidentales dans la deuxième moitié du xixe siècle et de leur modernisation dans la première moitié du xxe. Il l’est resté dans le contexte de la globalisation depuis le début de la deuxième moitié du xxe siècle. Cet impératif a été institutionnalisé à l’international à partir de la moitié des années 1950[7] par l’intermédiaire de chercheurs et de praticiens des sciences sociales travaillant au service de gouvernements ou de compagnies industrielles (Albert 1995 : 107).

À partir des années 1960-1970, les Autochtones, ouvertement critiques envers ces disciplines, ont contribué à en remettre en question les fondements théoriques et méthodologiques dans un important mouvement de décolonisation des musées, de l’ethnologie et de l’anthropologie (Franco 2020 ; Kirshenblatt-Gimblett 2017 ; Phillips 2011 ; Poirier 2011 ; Harrison et Darnell 2006 ; Bennett 2004 ; Ames 1992), et de la recherche scientifique plus largement (Kovach 2009 ; Wilson 2008 ; L. T. Smith 1999). Le mythe de l’extinction des Autochtones a été ainsi vivement critiqué par les Autochtones et une partie des scientifiques sans que, toutefois, le leitmotiv de « sauvegarder » les cultures autochtones pour éviter leur disparition ait été complètement abandonné. Il reste d’actualité, de manière plus ou moins latente sous certaines formes d’implications et d’applications de l’anthropologie et de la muséologie via les études folkloristes, les collections et les expositions ethnologiques muséales, les musées eux-mêmes ou les inventaires ethnologiques gouvernementaux, académiques et privés (Franco 2020 ; Delamour 2017 ; Phillips 2011 ; Edwards et al. 2006 ; Bennett 2004 ; Clavir 2002). Les politiques coloniales de la « protection », telles que je viens de les exposer, en rendent compte par la persistance d’enjeux ontologiques. Ils se matérialisent autour du principe de « préservation », pouvant être qualifié de pierre d’achoppement entre l’ontologie naturaliste (Descola 2005) et l’ontologie relationnelle, et apparaître à ce titre comme le point de révélation des mondes occidentaux et autochtones.

La « préservation », pierre d’achoppement des ontologies naturaliste et relationnelle, point de révélation des mondes autochtones et occidentaux

Les études de la patrimonialisation des cultures autochtones présentent de nombreux cas où le principe de « préservation » à l’oeuvre en milieu muséal ou sur les territoires ancestraux opère comme un « obstacle ontologique » (Clammer, Poirier, et Schwimmer 2004). Afin d’en préciser les tenants et les aboutissants, j’expose les propositions de Miriam Clavir (2002) au sujet de la perspective des Premières Nations au Canada sur la « préservation » des objets au sein des musées et de sa confrontation avec la perspective occidentale, qui y est en vigueur et dont elle tire les différences entre les conceptions autochtones et occidentales du patrimoine. Ses propositions offrent des précisions fondamentales pour recouper les analyses faites sur la « préservation » des sites autochtones sur les territoires ancestraux (Santos-Granero 2017 ; Norder 2012 ; Maligne 2010 ; Fourcade 2007 ; Morin 2007 ; Bousquet 1999).

La « préservation » en milieu muséal

L’étude comparative de Clavir (2002) met en lumière les acceptions du principe de « préservation » des objets entre la perspective occidentale en vigueur au sein des musées et la perspective autochtone des Premières Nations.

Les deux perspectives valorisent la « préservation », mais ce terme a deux significations différentes : (1) celle privilégiée par les musées, qui consiste à utiliser des moyens physiques et intellectuels pour s’assurer que les fragments matériels du passé ne disparaissent pas, et (2) celle privilégiée par les Premières Nations, qui consiste à poursuivre et/ou à renouveler les traditions passées et la culture matérielle qui leur est associée, c’est-à-dire à préserver le passé de la culture en y étant activement engagé et en s’assurant ainsi qu’elle a un avenir vivant

Ibid. : 245

Ses propositions, largement appuyées (Delamour 2017 ; Jérôme 2014 ; Poirier 2011 ; Clifford 2004 ; Battiste et Henderson 2000), permettent d’estimer à quel niveau se situe la distinction ontologique quant à la perspective des Premières Nations sur la « préservation » des objets, soit en termes de sociabilité et d’utilité. Plus précisément, le mode processuel de la préservation et du patrimoine attribué aux Premières Nations peut se décliner dans un cadre relationnel où la sociabilité des objets rend compte de leur utilité, où les rapports au temps se déclinent en continu et où les rapports à la nature des objets sont inclusifs.

Pour traduire cette perspective en des termes naturalistes, Clavir s’engage dans un travail d’équivoque contrôlée avec la paire dichotomique conceptuelle en vigueur dans les musées occidentaux : invisibilité-visibilité[8], à l’inverse de ce que serait une « équivoque non contrôlée », soit une traduction non consciente de ces significations différentes, voir opposées, comme l’a proposé Vivieros de Castro (cité dans Blaser 2009b). Clavir associe, en ce sens, le mode processuel à la dimension invisible des objets, sans qu’elle se déploie selon un ordre hiérarchique en faveur de la dimension visible, comme c’est le cas dans les musées, au contraire.

[…] l’invisible, plutôt que d’exister comme une qualité à part entière, est souvent lié au visible. Par exemple, la valeur de l’objet réside dans l’acte de l’utiliser au sein de la communauté, de sorte que l’invisible (le non-tangible) – droits, lignage, perte et réparation – est rendu manifeste et attesté

Ibid. : 117

À quelque niveau que ce soit, les preuves tangibles que fournissent les objets sont importantes, mais la signification des objets réside encore plus dans les aspects intangibles de la culture qu’ils symbolisent et dans les connaissances et les normes culturelles qu’ils ont représentées

Ibid. : 119

Cette distinction non exclusive et non hiérarchique de ces dimensions porte la réflexion sur le terrain de leur différence et de leur nature propre dans la perspective autochtone. Quant au sacré, Clavir précise que le point de vue des Premières Nations est mieux expliqué par les concepts de sociabilité (Ibid. : 117-118) et d’utilité (Ibid. : 135). La sociabilité des objets renvoie à leur caractère vivant, soit à leurs « attributs sociaux intangibles » sans que ceux qui sont matériels soient négligés ni que la vie des objets soit cantonnée à ce qui, dans la sphère occidentale, est souvent défini comme sacré au sujet des cultures autochtones (Ibid. : 123) sur le fondement ethnocentrique de ce seul caractère du vivant (Delamour 2017). Clavir précise également que le principe de la « préservation » pour les Premières Nations est à prendre en compte en termes non pas d’usage, mais d’utilisation, c’est-à-dire en tenant compte de « l’intention des créateurs de ces objets » (Ibid. : 135). Norder (2012) propose une analyse similaire, mais dans le contexte de l’art rupestre en démontrant comment les récits oraux historiques et contemporains des Premières Nations du nord-ouest de l’Ontario, au Canada, positionnent les sites rupestres dans un cadre « utilisateur/créateur », alors que les interprétations scientifiques les ancrent dans une logique de « fabricant/signification ». La nuance entre utilisation et usage est fondamentale quant aux enjeux de continuité et de transmission culturelle, ainsi que d’autorité et de revendication culturelle.

Même en ce qui concerne les objets archéologiques, pour lesquels la question de l’utilisation actuelle ne se pose pas, il est important de savoir comment ils étaient utilisés pour transmettre la culture. Transmettre la culture, c’est transmettre une identité culturelle positive [...] L’utilisation est aussi l’indication de droits et de privilèges, comme dans le cas où les prérogatives culturelles sont affichées et observées lors d’un potlatch ou d’une autre cérémonie

Clavir 2002 : 137

Enfin, l’utilisation est une indication non seulement de l’identité familiale ou lignagère, mais aussi de l’identité culturelle [...] C’est l’utilisation qui peut établir les droits dans l’arène complexe des revendications territoriales autochtones [...] l’utilisation est ce qui donne de la valeur à un objet

Ibid. : 138

Le terme « usage » peut renvoyer à une acception muséale focalisée sur le « risque physique pour un objet », alors que, pour les Premières Nations, ce qui importe le plus est « le lien culturel traditionnel entre l’utilisation des objets et leur entretien adéquat » (Ibid. : 138-139), préoccupation qui est partagée dans les sociétés autant occidentales qu’autochtones (Ibid.).

Ces considérations ontologiques, qui définissent les conditions d’usage d’un objet et de sa sociabilité (Delamour 2017 ; Poirier 2011 ; Henare, Holbraad, et Wastell 2007), s’accompagnent de considérations pragmatiques. Celles-ci sont à considérer dans une logique qui ne repose pas sur une quelconque forme d’authenticité en rapport aux usages originaux des objets – ce qui peut définir l’usage muséal, aux côtés du « risque de porter ou d’endommager » (Ibid. : 140). Ce postulat limiterait les usages avec lesquels ces objets peuvent continuer d’être employés pour satisfaire un objectif culturel. L’usage dépend, en revanche, des intentions des personnes relationnellement engagées avec l’objet. La « préservation » se définit alors comme une « continuité de la culture au travers de son expérience » (Ibid. : 145) nous renvoyant aux différences entre les régimes d’historicité autochtones et occidentaux.

En reprenant les analyses de Claudia Haagen (1990), Clavir souligne les différentes acceptions des relations aux temporalités dans les cultures occidentales et autochtones, soit, respectivement, une séparation avec le passé ou une continuité entre le présent et le passé qui ne crée pas de distinction entre patrimoine et culture contemporaine (Ibid. : 41). Ces analyses rendent compte de ce que sont le patrimoine et la « préservation » pour les Occidentaux et pour les Premières Nations en termes de relations.

Pour la culture dominante, le patrimoine s’exprime le plus souvent par des choses qui ont un lien avec le passé et qui sont des entités objectives, comme un artefact ou une exposition dans un musée. L’accès au patrimoine est généralement assuré par des organisations ou des institutions. Il est séparé de la vie quotidienne et s’obtient par un acte relativement passif (comme l’observation d’une production culturelle) plutôt que par l’action ou la participation. Le patrimoine peut être apprécié à distance, et cette appréciation peut être cultivée intellectuellement

Ibid. : 126

Pour les Premières Nations, le patrimoine est « continu et accessible par la reconnaissance et la pratique » (Ibid. : 40), et il est préservé par une utilisation active : « Le seul fait d’enregistrer la langue n’est pas considéré comme un acte de préservation ; seul le fait de parler la langue assure sa survie et donc sa préservation »

Ibid.

Cela renvoie à une logique relationnelle processuelle et non pas de production, au-delà de tout rapport dichotomique entre usage et « préservation », l’un n’empêchant pas l’autre (Ibid. : 245-246).

Les deux expériences de ce que peuvent être le patrimoine et la « préservation » ne sont pas, elles aussi, précise Clavir, à considérer dans un ordre d’importance hiérarchique qui attribuerait une valeur supérieure à l’une ou à l’autre. Ce sont, plus simplement, deux expériences différentes : l’une consacre une distanciation avec l’action de faire en privilégiant l’action de penser, d’analyser, alors que l’autre consacre l’action de faire. La coexistence de ces perspectives autochtones et occidentales illustre à quel niveau ontologique se situe leur différence et pourquoi les négociations qu’elle engendre buttent sur un obstacle ontologique tant certaines de leurs composantes sont en inadéquation les unes avec les autres. Le traitement des dommages et des détériorations des objets est le secteur d’intervention caractéristique, emblématique, de cette réalité.

La détérioration est acceptée comme faisant partie d’un processus naturel, et l’objet est considéré comme endommagé lorsque sa fonction, et non son matériau, est altérée. Le degré de gravité des dommages est également défini en termes sociaux […] En d’autres termes, les dommages causés au masque sont secondaires par rapport aux dommages causés à l’honneur de la famille

Ibid. : 151

Le bris et la destruction complète étaient parfois le résultat de certaines pratiques culturelles. Ce type de connaissances peut avoir un impact sur les décisions de conservation, par exemple, lorsqu’il s’agit de décider du réassemblage d’un objet qui n’est plus intact

Ibid. : 153-154

La conclusion à ce conflit est que la prolongation de l’existence d’un objet n’est pas naturelle et que ce processus ne prolonge pas sa vie (Ibid. : 123). En comparaison avec la culture muséale occidentale au sein de laquelle le tangible prime sur l’intangible, traiter des dommages et des détériorations répond à l’« objectif de retrouver l’immatériel » (Ibid. : 247).

Ce type de conflits met en évidence les enjeux ontologiques et politiques quant au pouvoir d’accès et de possession, de décision et de contrôle pour faire valoir la perspective autochtone et son application (Clavir 2002 : 246-248). Les musées sont, en ce sens, des « endroits inconfortables » pour les Autochtones puisqu’ils sont, pour eux, des lieux où à la perte culturelle s’ajoute l’exclusion politique. Clifford (2004) propose une réflexion percutante à propos de la notion de perte en la replaçant dans l’expérience coloniale des Premières Nations et ses traumatismes.

La perte culturelle subie par les Premières Nations étant le résultat d’une politique délibérée de la part d’une culture dominante, le sentiment qui l’entoure est particulièrement chargé d’émotion. Bien que la « perte » soit un catalyseur de la « préservation », les pertes et les bris que les conservateurs de musée réparent et préviennent sont très différents des pertes et des perturbations culturelles dont se remettent les peuples des Premières Nations. Les conservateurs analysent et traitent les restes de la culture matérielle après les pertes dues aux accidents, à la négligence, etc. Les Premières Nations ressentent leur perte. La perte pour les Premières Nations […] est personnelle, récente et émotionnelle

Ibid. : 130

Comment les Autochtones peuvent-ils, dans ces conditions, se sentir « écoutés [ou] considérés comme des décideurs adéquats au sujet de leur propre patrimoine » (Ibid. : 247)? Les Autochtones n’échappent pas non plus à cette double peine sur leurs territoires ancestraux. L’étude de la chronique de la mise en patrimoine au Canada du village de SG̱ang Gwaay en territoire haïda, proposée par Cindy Morin (2008 : 216-228), expose ces considérations ontologiques et politiques conduisant à une appropriation patrimoniale territoriale[9], ce que d’autres nations autochtones vivent également en Nouvelle-Zélande (Paquette 2012), en Australie (Hemming et Rigney 2010), au Pérou (Santos-Granero 2017) ou encore au Botswana (Glon et Chebanne 2013).

La « préservation » des sites ancestraux

Occupé jusqu’au milieu du xixe siècle par les Haïdas habitant les réserves de Massette et Skidegate depuis, le village de SG̱ang Gwaay a été l’objet d’une mise en patrimoine mobilisant sur plus d’un siècle (entre 1897 et la fin des années 1990) tous les acteurs historiques de la patrimonialisation de cultures autochtones au Canada et à l’international (les gouvernements du Canada et de la Colombie-Britannique, des anthropologues, des conservateurs de musée et leurs institutions, et l’Unesco). Si Morin (2008) constate que ces interventions extérieures ont été « bienfaisantes et salvatrices », il n’en demeure pas moins que, malgré la participation des Haïdas au processus institutionnel entre 1974 et 1993, des « positions antagonistes » persistent entre les Haïdas et Parcs Canada (Ibid. : 220). Cette situation se cristallise autour d’une incompréhension ontologique quant au principe de « préservation » des mâts héraldiques et de leur destinée ou cycle de vie.

S’il est évident pour Parcs Canada que des mesures efficaces doivent être prises pour assurer la conservation des mâts totémiques, la nation haïda maintient toujours un point de vue traditionnel, selon lequel il ne faut pas empêcher la nature de faire son oeuvre et le bois de retourner à la terre. Un tel laisser-aller entraînera de toute évidence la disparition totale du village d’ici la fin du siècle, fait qui est connu et accepté par la communauté haïda

Ibid. : 224

Cette situation correspond à un processus de « zombification », comme Fernando Santos-Granero (2017) l’a proposé au sujet des politiques patrimoniales péruviennes envers les Yanesha.

Tout effort de patrimonialisation en relation avec des sites défectueux est donc perçu comme une « zombification » du patrimoine culturel, c’est-à-dire une tentative futile de donner un semblant de vie à quelque chose de mort depuis longtemps et privé de pouvoir mystique. Je propose que la propension occidentale et la réticence des Yanesha à l’égard de la patrimonialisation expriment non seulement des régimes d’historicité contrastés, mais surtout des stratégies culturelles opposées pour la construction d’identités collectives – l’une fondée sur une « mémoire omnivore », l’autre sur une « amnésie sélective ».

Santos-Granero 2017 : s.p.

Ce problème ontologique est exacerbé, car Parcs Canada constitue à la fois le cadre politique occidental dans lequel il est négocié et le cadre ontologique naturaliste dans lequel une solution aménagée est offerte aux Haïdas pour y inclure leur perspective.

Dans la mesure où un consensus est requis, Parcs Canada est obligé d’espérer que le Conseil de la nation haïda change son point de vue avant de mettre en oeuvre toute mesure de conservation. En attendant, les deux parties se sont néanmoins entendues sur certaines mesures visant à retarder le processus de dégradation naturelle. Les mousses et autres végétaux qui s’enracinent dans les mâts totémiques et autres biens culturels sont coupés chaque année et quelques mâts ont été redressés ou fortifiés afin d’éviter qu’ils ne tombent. Les gravures ne sont toutefois pas retravaillées et il est exclu d’utiliser des produits chimiques

Morin 2008 : 223

Ce contexte place donc les acteurs dans un rapport de force en défaveur des Haïdas, plutôt que dans une relation vouée à une « réelle conciliation » comme l’analyse Morin. Les antagonismes ontologiques se cristallisent autour des acceptions de la « préservation » et du principe de sélection dans la conception du patrimoine et son application.

Un autre problème subsiste, cette fois-ci dans la conception même de la notion de patrimoine, qui diffère largement pour les Occidentaux et les Autochtones. Les premiers ont élaboré un système de reconnaissance qui compartimente, catégorise, classe et sépare les différents types de patrimoines selon leur niveau de reconnaissance (local, national, mondial, etc.) et le type de patrimoine (historique, naturel, immatériel, etc.). Cette façon de faire occidentale est très éloignée de la vision holistique amérindienne. En effet, pour les Haïdas, il n’est pas suffisant de protéger les seuls mâts totémiques, ou encore simplement le village ou même l’île. Au contraire, les rochers avoisinants, la mer, les ressources sous-marines, la faune et la flore de l’île et de l’archipel, de même que l’air qui transporte les oiseaux sont autant d’éléments qui font partie d’un tout indivisible. Les Haïdas ne comprennent donc pas l’importance accordée par le gouvernement à ces quelques rares objets culturels. Si, par exemple, la mer et ses ressources sont menacées, les mâts totémiques le sont tout autant puisque le patrimoine haïda est formé de tous ces éléments

Ibid. : 225-226

Si la conciliation politique défavorable aux Haïdas dans le cas du problème de la « préservation » des mâts héraldiques n’en dénoue pas le noeud ontologique, elle ne leur offre pas non plus les moyens de devenir les décideurs majoritaires, voire uniques, et ce, même dans une logique d’inclusion, même alimentée par la rhétorique de la (ré)conciliation. Les conflits d’ordre ontologique présentés ici sont entretenus et exacerbés par les conditions politiques soit défavorables, soit inclusives, qui règlent au mieux en partie des obstacles ontologiques, mais pas leurs sources, c’est-à-dire le cadre de référence dans lequel ils ont été élaborés.

Les rapports entre les Autochtones et les Allochtones dans la gestion des affaires patrimoniales sont complexes et pluriels (Clavir 2002 : 154-155 ; Jérôme 2019 ; 2014 ; 2013). Cette réalité participe à l’absence de neutralité politique du patrimoine en raison de sa dimension éminemment culturelle (Clifford 2004, 8). Pour Jonathan Paquette, qui a étudié les relations au patrimoine entre les Maoris et les Néo-Zélandais, seule la remise en cause de la « normativité occidentale du patrimoine » peut garantir la production d’un « rapport patrimonial interculturel véritablement inclusif » (2012 : 2). Au Canada, sous l’impulsion des Autochtones, les avancées notables en ce sens sont de plus en plus nombreuses depuis les années 1970 dans les musées et sur les territoires ancestraux. Le contexte actuel propice à une plus grande inclusion de leurs perspectives sur le patrimoine reste une dynamique à soutenir avec l’obtention de plus de moyens de contrôle de leurs affaires patrimoniales, comme ils s’évertuent à le faire en matière d’éducation, de santé ou d’économie par exemple. Dans ces domaines, plusieurs nations autochtones ont obtenu une autonomie plus ou moins entière. D’autres continuent de réclamer le droit d’acquérir un niveau de contrôle politique suffisant pour atteindre un certain pouvoir décisionnel. Le domaine des affaires patrimoniales ne fait pas exception à cette quête d’autonomie : plusieurs nations autochtones la réclament et l’expérimentent sous diverses formes appelant à une gouvernance patrimoniale.

La gouvernance patrimoniale autochtone

Que ce soit aux échelles internationales, nationales ou locales, les revendications contemporaines des Autochtones en matière de patrimoine se rejoignent sur l’objectif d’obtenir davantage d’« autorité culturelle » (Clifford 2004 : 23). À l’« ère de gouvernance » de nos sociétés contemporaines (Moreau Defarges 2015), cette revendication appelle à une gouvernance patrimoniale autochtone. Bien que le concept de gouvernance ne présente pas de définition unique (Guay et Thibault 2008 : 640), il est possible de le définir comme « l’ensemble des situations de coopération qui ne peuvent plus être ordonnées par la hiérarchie et dont [le terme] de ‘‘gouvernement’’ ne permettait plus de rendre compte de façon satisfaisante à lui seul » (Simoulin 2007, cité par Otis 2007 : 3, dans Guay et Thibault 2008 : 640). Reste à la préciser eu égard aux enjeux patrimoniaux dans les contextes autochtones au Canada d’après les deux principales formes de coopération qui s’en dégagent : une cogestion entre Autochtones et allochtones favorisant une inclusion plus grande des points de vue ontologiques et des positions politiques des Autochtones (Jérôme 2019 ; Morin 2008 ; Clifford 2004), et une gestion pleine et entière des Autochtones destinée à répondre à leurs propres préoccupations et priorités culturelles, politiques, économiques et sociales (Jérôme 2019 ; Maligne 2010 ; Clifford 2004). Aucune n’est une panacée, puisque l’une comme l’autre n’est entièrement satisfaisante pour les Autochtones, tant il est difficile, comme il a été vu précédemment, de s’affranchir d’une forme de colonisation par la patrimonialisation de leurs cultures tant sur le plan historique que sur le plan ontologique et politique.

Cogestion entre Autochtones et Allochtones

Les formes de cogestion patrimoniales sont nombreuses et variées entre les acteurs autochtones et allochtones du domaine du patrimoine et de la culture plus largement (décideurs, scientifiques et praticiens). Elles peuvent prendre la forme de pratiques patrimoniales participatives (Paquette 2012 : 6 ; Greer 2010 ; Chirikure et al. 2010) ou collaboratives (Clifford 2004). Elles peuvent aussi se concrétiser par des recherches autochtones dont l’objectif est, comme cela a été le cas pour les Ngarrindjeri du centre de l’Australie, de « décentrer » les acteurs actuels du domaine du patrimoine pour éviter de retomber dans les débats et les pratiques ethnocentrés (Hemming et Rigney 2010). Elles donnent lieu, en outre, à des règlements voués à satisfaire les réclamations politiques d’autonomie et les points de vue ontologiques des Autochtones. Ces avancées restent néanmoins problématiques pour les Autochtones dans le cas d’une cogestion avec les Allochtones (Jérôme 2019 ; Morin 2008 ; Clifford 2004), car elles ne parviennent pas malgré tout à transcender les inégalités de longue date ni à résoudre les luttes pour l’autorité culturelle (Clifford 2004 : 23).

Par exemple, l’étude comparée entre le site SG̱ang Gwaay des Haïdas en Colombie-Britannique et le site d’Áísína’pi des Niitsítapis en Alberta que propose Morin (2008) interroge le niveau d’implication de ces Premières Nations dans les « processus de désignation et de gestion de leur patrimoine » et leurs perceptions de l’« incursion […] de l’État dans leur culture » (Ibid. : 215). Ses conclusions aboutissent au constat d’une grande variété de situations complexes et instables entre les Premières Nations et l’État canadien dû aux tensions entre la mobilisation des Autochtones pour réclamer le droit de gestion et d’appropriation de leur patrimoine d’un côté et, de l’autre, l’ouverture des organismes gouvernementaux à intégrer des Autochtones dans leur gestion du patrimoine sans leur laisser pour autant totalement le contrôle (Ibid. : 236). Les situations de gestion des Autochtones ne sont pas exemptes, elles non plus, de ces constats problématiques.

Gestion pleine et entière des Autochtones

Dans son étude des différents niveaux de contrôle des Premières Nations au Québec sur leur patrimoine et le processus de la patrimonialisation de leurs cultures, Olivier Maligne (2010) souligne, au-delà du niveau d’ouverture des institutions allochtones (musées, universités, gouvernements) à l’expression des cultures des Autochtones, la question de l’inclusion professionnelle des membres des Premières Nations. Dans plusieurs cas, leur sous-représentation ne fait pas de doute, bien qu’il constate en parallèle une série d’avancées, comme un « respect nouveau des valeurs autochtones » se traduisant par un effort croissant d’« intégration de pratiques rituelles », notamment la purification par la fumée, et de valorisation des perspectives autochtones, par égard envers « certains usages et interdits rituels ou par le recours aux comités consultatifs » (Ibid. : 433). Au contraire, dans les cas où les membres des Premières Nations sont responsables des « dispositifs patrimoniaux », tels que les festivals (musicaux, littéraires ou cinématographiques par exemple), les commémorations ou tout autre événement culturel – un cas de figure de plus en plus courant –, ils ont alors « toute latitude pour fixer les limites et les modalités de la valorisation patrimoniale » (Ibid.). Toutefois, pour Maligne, même lorsque les Premières Nations ont « un droit de parole et se trouvent en position de jouer un rôle croissant dans la patrimonialisation de leurs propres cultures », cela n’exclut pas pour autant le risque de voir leurs patrimoines être « assimilés aux patrimoines nationaux canadiens ou québécois » (Ibid.).

Le constat est sans appel : il est difficile pour les Autochtones de sortir du cadre hiérarchique colonial, peu importe la forme de gouvernance patrimoniale dans laquelle ils opèrent leur autorité culturelle. Producteurs d’un discours et de pratiques critiques face à la normativité patrimoniale occidentale depuis les années 1960, les Autochtones au Canada, comme ailleurs, continuent d’investir plusieurs espaces de la société occidentale (Jérôme 2019 ; Clifford 2004) pour occuper une place de premier plan dans la « régulation des affaires patrimoniales » (Paquette 2012 : 2). En ce sens, le patrimoine fait partie des domaines politiques d’élaboration et de négociation de l’autodétermination politique des Autochtones. Il n’est pas un « substitut » aux réclamations territoriales et aux questions de droits, de développement ou d’éducation, il y est « étroitement relié » (Clifford 2004 : 8). Cette position lui confère une place à part entière dans le projet d’autodétermination, tant dans les musées et sur les territoires ancestraux que dans les réserves, les espaces urbains des grandes, moyennes et petites villes, les espaces diplomatiques et institutionnels internationaux, nationaux, régionaux et locaux, où se déploient des pratiques patrimoniales et culturelles.

Conclusion

Les rapports des Autochtones à ce qu’est ou peut être le patrimoine pour eux sont à considérer dans le contexte politique de leur colonisation historique et contemporaine au sein de laquelle la « protection » des personnes et des territoires, ainsi que la « sauvegarde » de leurs cultures, ont perpétué leur assimilation et le mythe de leur extinction en dépit de leurs nombreuses et importantes critiques depuis les années 1960 ainsi que des nouvelles pratiques qui en ont découlé. Pour les Autochtones, le chemin vers la gouvernance patrimoniale n’échappe pas, en ce sens, aux complexités des dynamiques issues de la généalogie coloniale. C’est pourquoi la question « éminemment culturelle » du patrimoine et de la patrimonialisation en contextes autochtones doit être traitée autant du point de vue politique que scientifique (Clifford 2004 : 8). Cet article fait, en ce sens, la démonstration que les réalités et les enjeux du patrimoine en contextes autochtones au Canada définissent ce que Mario Blaser a nommé l’« ontologie politique » (2009a ; 2009b).

Le terme « ontologie politique » a deux significations connexes. D’un côté, il fait référence aux négociations, chargées de pouvoir, impliquées dans la création des entités qui composent un monde ou une ontologie particulière. De l’autre côté, il fait référence au domaine d’étude qui se concentre sur ces négociations, mais aussi sur les conflits qui en découlent lorsque différents mondes ou ontologies s’efforcent de maintenir leur propre existence en interagissant et en se mêlant les uns aux autres

Ibid. :10

Ce cadre analytique place les observations aux niveaux dialogiques et transformateurs qu’engendrent les négociations et leurs effets sans faire le jeu de la stigmatisation d’une opposition entre une vision occidentale et une vision autochtone ou de leur essentialisation respective au point où tout rapport entre elles serait soit uniquement inconciliable, soit exempt d’irréconciliabilités. Appliquée aux relations qu’entretiennent les Autochtones à la patrimonialisation de leurs cultures, l’ontologie politique appelle, dans la lignée des propositions de Clavir, à partir du cadre de référence autochtone (modes processuel et vivant) – non pas à partir du cadre de référence occidental (modes invisible et visible) – et des expériences des Autochtones de ce que peut être le patrimoine pour eux (Franco 2020 ; Wattez 2020 ; Delamour 2017 ; Onciul 2015 ; Jérôme 2013 ; Poirier 2011).

Ce renversement et le travail de reconceptualisation qui l’accompagne restent à faire et ce n’est pas chose aisée tant le réflexe naturaliste reste à portée de main. Il est tellement peu convaincant toutefois. L’invisibilité et la visibilité de la « préservation » sont donc à remettre en question radicalement dans les études des rapports des Autochtones avec le patrimoine et la culture. Il ne s’agit pas d’en réconcilier la nature dichotomique et positiviste par l’affirmation de leur « indissociabilité » (Morin 2007), ce qui reviendrait à ne pas réexaminer leur cadre naturaliste de production et d’application. Employer ces termes dichotomiques en essayant de les réconcilier ne règle pas leur incompatibilité avec les philosophies autochtones, au contraire. C’est un subterfuge qui les renforce en continuant d’employer ces mêmes termes comme catégories d’analyse et d’observation des pratiques. L’indissociabilité entre l’invisibilité et la visibilité confirme le cadre de référence non seulement de production et d’application, mais aussi d’analyse de cette paire, donc de son inadéquation pour comprendre le cadre de référence autochtone dans lequel ces concepts n’ont pas de sens. Pour tenter de partir du cadre de référence autochtone et éviter ces pièges naturalistes, peut-être faut-il se poser la question des relations des Autochtones avec le patrimoine et la patrimonialisation avant ou plutôt que de chercher une définition du patrimoine autochtone.

Ce travail appelle non seulement à un renversement de la position classique en sciences sociales quant à l’examen du patrimoine pour passer d’une approche descendante à une approche ascendante (Harrison 2009), mais aussi à un renversement du cadre de référence pour inscrire les analyses dans l’ontologie relationnelle autochtone plutôt que dans l’ontologie naturaliste moderne. Les approches et positions théoriques que j’ai présentées dans cet article sont le fruit de ce travail et sont constitutives d’uneontologie politique du patrimoine dans les mondes autochtones. Elle se compose des multiples rapports historiques, ontologiques et politiques des Autochtones à ce qu’est ou peut être le patrimoine pour eux aujourd’hui dans leurs mondes qu’ils continuent d’élaborer par l’adaptation et la reconfiguration de leurs propres espaces et temporalités. Ce modèle est propice à identifier et à caractériser les alternatives autochtones par rapport aux pratiques allochtones en matière de patrimonialisation de la culture, dans une démarche interculturelle donc, et aussi par rapport aux pratiques au sein d’un même peuple autochtone en matière d’acquisition, de transmission et de protection des savoirs autochtones, dans une démarche intraculturelle.