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Introduction

Pays de rivières et de portages, l’accès des Innus à leur Nitassinan (« Notre terre ») a été progressivement entravé au cours du xxe siècle par un vaste réseau de production hydroélectrique formé de barrages, digues, centrales, et lignes de transports qui bouleversent la géographie des bassins versants. Cette transformation ne s’est pas faite sans résistance de la part des communautés. Aujourd’hui, la transition vers des énergies « vertes », dont l’hydroélectricité, ne fait qu’intensifier la pression du développement sur le réseau fluvial des territoires innus. Outre les projets emblématiques de la Côte-Nord, tels que Manic-5 (Charest 1980 ; Desbiens 2015 et 2019 ; Gagnon et Desbiens 2018) ou, plus récemment, La Romaine (Guimond et Desmeules 2019), d’autres travaux de moins grande envergure ont un impact notable sur le paysage culturel innu. C’est le cas, par exemple, de l’aménagement Péribonka IV. Mis en service en 2007, il est situé à environ 150 km au nord-est du Pekuakami (Lac-Saint-Jean) à l’endroit où la rivière – que les gens de Mashteuiatsh nomment « Pelipakau sipi » (rivière sablonneuse) – rejoint la Manouane (fig. 1). Pour les Pekuakamiulnuatsh, cette « Fourche » était un lieu clé où les familles occupant d’autres rivières et bassins versants convergeaient à différents moments de l’année :

Ça se rencontrait toute là. Y passaient parfois une semaine-là. Pis après ça, y partaient. Y’en a qui montaient par la Manouane. Y’en a qui montaient par le Péribonka. C’était juste aux fourches des deux rivières. Fait que ma mère disait, “Y’avait pas mal tout le temps du monde aux Fourches de la Manouane”.

Partenariat Tshishipiminu 2015 : 11[1]

Aujourd’hui, cette « Pointe du cran » fait face au barrage Péribonka IV et est difficilement accessible en canot dû aux forts courants créés par l’action des turbines. Avec la fluctuation des eaux, la grande plage de sable qui caractérisait la pointe a perdu de sa superficie jusqu’à devenir une étroite bordure (fig. 2). Moins fréquenté par les Innus, le site patrimonial se détériore alors que d’autres personnes y accèdent par bateau, ou en véhicule tout-terrain à partir des chemins forestiers situés à l’est. Ces usagers abiment la végétation, laissant parfois aussi des déchets. Mais surtout, les infrastructures monumentales de Péribonka IV dominent le site. Transformant l’échelle du paysage, elles transforment aussi l’esprit du lieu. Alors que la Fourche était un foyer communautaire à échelle humaine, le barrage est un haut-lieu de la modernité, du développement et de l’industrie (Bonnemaison 1992 ; Bédard 2005). Par conséquent, est-ce qu’il convient de maintenir l’ancien lieu de rassemblement sur la liste des sites culturels répertoriés par les Pekuakamiulnuatsh sur leur Nitassinan ?[2]

Les membres du partenariat Tshishipiminu se sont posé cette question lors d’une séance de travail en 2014. Toutes et tous s’accordaient sur la nécessité non seulement de maintenir le site sur la liste, mais aussi de travailler à le documenter, le protéger et le mettre en valeur[3]. Au-delà de ce contexte, la coexistence spatio-temporelle d’un lieu patrimonial autochtone et d’un complexe industriel nous amène à réfléchir sur la manière dont les concepts de « patrimoine », d’« intégrité » et d’« authenticité » influencent la compréhension de ce qu’est un site patrimonial autochtone, et encore davantage sur ce qu’est un site sacré. Dans cet article, nous explorons les défis et les opportunités pour maintenir, revitaliser et valoriser le patrimoine culturel autochtone dans les paysages accaparés par la colonisation, l’industrialisation ou d’autres formes d’appropriation, le plus souvent de façon unilatérale, par des acteurs externes. L’analyse est basée sur la recherche collaborative menée par les Pekuakamiulnuatsh et le Département de géographie de l’Université Laval dans le cadre du partenariat Tshishipiminu. Malgré les inondations, détournements, relocalisations et pertes d’accès à des sites valorisés sur la rivière Péribonka, certains membres de la communauté – dont les familles directement touchées – conservent un sens aigu de leur patrimoine dans ces environnements et veulent maintenir sa transmission. C’est parce qu’à la base, une grande part de ce patrimoine est intangible que la transformation des lieux n’altère en rien sa présence marquée dans la vision territoriale des porteurs de culture. En nous concentrant sur le site de rassemblement de la Fourche Péribonka-Manouane, nous analyserons l’importance de développer des mécanismes de reconnaissance et de protection des patrimoines autochtones qui soient à la fois alignés sur les cadres internationaux (notamment celui de l’UNESCO), tout en reflétant l’ontologie et les pratiques des utilisateurs du territoire. La capacité des Peuples autochtones à promouvoir et protéger leur patrimoine territorial est modulée non seulement par l’héritage colonial, mais aussi par les pressions liées à l’accaparement foncier et au développement industriel qui se poursuivent sur leurs territoires. Cet « enchevêtrement » (Dussart et Poirier 2017) des territorialités complique l’exercice des droits ancestraux tout autant que la transmission du patrimoine territorial (« place-based heritage », Herman 2016). Nous postulons que la part intangible des patrimoines autochtones représente néanmoins une opportunité pour leur revitalisation dans les environnements accaparés et transformés. Finalement, nous proposons des avenues pour mieux définir et encadrer la mise en valeur et la transmission de ce type d’héritage, en particulier dans les lieux où, selon les observateurs externes, cet héritage n’est plus.

Figure 1

Barrages hydroélectriques en territoire ilnu/innu

Barrages hydroélectriques en territoire ilnu/innu
Source : Département de géographie, Université Laval

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Figure 2

Fourche Péribonka-Manouane vue du haut du barrage Péribonka IV

Fourche Péribonka-Manouane vue du haut du barrage Péribonka IV
Photo de Caroline Desbiens

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Paysage culturel autochtone : évolution d’une catégorie

À la fois concept et objet, le « paysage culturel » constitue l’un des plus importants domaines d’application des politiques patrimoniales, que ce soit à l’échelle locale ou internationale. Mais ce paysage est-il une entité physique ou intangible ? L’appropriation de l’espace implique des pratiques matérielles, mais aussi des idées, croyances, valeurs, savoirs et relations qui s’entrelacent dans les lieux et, par ces associations, humanisent la terre (Cresswell 2014 ; Meinig 1979 ; Sauer 1925 ; Tuan 1977 ; Vidal de la Blache 1948). Mais, comme en témoignent la majorité des sites qui figurent sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, les politiques de patrimonialisation se sont surtout saisies des paysages physiques au détriment des paysages intangibles. L’une des raisons est que l’architecture et le milieu bâti occupent et délimitent l’espace de manière visible, surtout lorsqu’ils présentent un caractère monumental (Taylor, St-Clair et Mitchell 2014). Il demeure que les traces matérielles à elles seules ne rendent pas compte de l’ensemble des héritages qui participent à la formation des paysages culturels. Ainsi, la Convention du patrimoine mondial (signée en 1972) a connu certains remaniements pour élargir la compréhension des espaces culturalisés. Alors que, à l’origine, la Convention établissait une distinction assez nette entre la protection de la nature et la préservation de biens culturels, les « interactions majeures » entre les populations humaines et le milieu naturel sont, depuis 1992, reconnues comme constituant des paysages culturels (UNESCO 2002 : 10). Dans l’optique de mieux capter le large spectre de la dialectique nature-culture, l’adoption en 2003 de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel constitue un outil de plus. Comme le souligne Laurier Turgeon :

Le patrimoine culturel immatériel (traditions orales, connaissances et savoir-faire traditionnels, rituels et fêtes, arts du spectacle) [peut] enrichir le sens du patrimoine matériel (sites, paysages, bâtiments, objets) et ainsi fournir une vision et une pratique plus riches, complètes, inclusives et dynamiques du patrimoine.

Turgeon 2014 : 16

Cette évolution des conventions internationales crée des passerelles entre les ontologies territoriales autochtones et les politiques patrimoniales (Smith 2006). Le concept de paysage est élargi, permettant peut-être même d’en « douter », pour utiliser la formulation du géographe Augustin Berque. À partir de ses recherches au Japon et en Chine, celui-ci nous rappelle que « la notion de paysage n’existe ni partout ni toujours » (Berque 1994 : 15). Puisque la séparation entre le sujet et son environnement n’est pas universelle, il y eut donc des « civilisations non paysagères » (ibid.). Préférant la notion de milieu à celle de paysage, Berque aborde l’espace humanisé en tant que « relation d’une société à son environnement » (ibid. : 27). Profondément relationnel, le milieu se construit par les diverses « médiations » qui s’établissent entre des éléments subjectifs et objectifs. Bien qu’il soit omniprésent dans les sociétés occidentales, le paysage n’est qu’une des médiations possibles entre les humains et l’environnement (ibid.). À partir du terme milieu, Berque a forgé le néologisme « médiance » pour décrire l’ensemble des relations et des médiations qui composent un espace humanisé. Cette médiance est « trajective », c’est-à-dire qu’elle conjugue à travers le temps et dans l’espace des éléments subjectifs et objectifs, forgeant de la sorte un milieu et lui donnant un sens (ibid. : 27 ; Berque 2000). Les langues autochtones possèdent chacune des termes spécifiques pour exprimer cette médiance. Chez les innus, le terme « Innu-aitun » témoigne de cet univers relationnel qui se forme au-delà du visible : le mot englobe les pratiques matérielles, mais aussi les liens intangibles qu’elles façonnent avec le milieu et qui sont au coeur de l’identité innue (Bellefleur 2019).

Ainsi, les Premiers Peuples continuent de pratiquer le monde au-delà du « grand partage » entre nature et culture propre à l’hégémonie moderne (Descola 2005). Décrivant le milieu forestier des Achuar d’Amazonie, Philippe Descola pose la question :

Peut-on parler d’appropriation et de transformation des ressources naturelles lorsque les activités de subsistance se déclinent sous la forme d’une multiplicité d’appariements individuels avec des éléments humanisés de la biosphère ? […] la nature n’est pas ici une instance transcendante ou un objet à socialiser, mais le sujet d’un rapport social.

Ibid. : 23

Dans cette optique, Tim Ingold a exploré comment l’engagement direct et sensible des êtres humains dans un environnement donné impartit une dimension phénoménologique (Merleau-Ponty 1945) au paysage qui est tout aussi constitutive de ce dernier que sa réalité matérielle. Le monde se construit par sa perception, si bien qu’il ne peut exister de scission nette entre les relations sociales et écologiques (Janowski et Ingold 2012). Chasseurs-collecteurs de tradition, les Innus du Québec perçoivent leur environnement par ces pratiques et, vice-versa, la chasse et la cueillette sont en elles-mêmes des modes de perception (Ingold 1996 et 2000 ; Craik et Namagoose 1992). Mais la perception du milieu implique nécessairement un processus de décodage : le milieu géographique est truffé de signes qui renvoient à d’autres êtres et d’autres temps. Ingold prend pour exemple les Aborigènes d’Australie pour qui le paysage est le résultat de l’action d’ancêtres des humains et autres êtres vivants : ayant parcouru, vécu et agi sur le territoire, ces êtres ont modelé la surface terrestre au même titre que l’action des forces géophysiques. Cette époque est désignée comme le « Temps du rêve » et est perceptible, en partie, dans différentes entités géographiques (Myers 1986, cité dans Ingold 2000). Voyageant d’un lieu à l’autre, les êtres d’un autre temps ont vaqué à leurs activités, tracé des lignes et des liens, ont disparu dans le sol ou se sont élevés en rochers. C’est dans ce monde fabriqué et incarné par les ancêtres que les humains du présent évoluent : « Sur les territoires parcourus par les ancêtres au Temps du rêve, les gens cheminent dans le domaine temporel de la vie ordinaire, poursuivant leurs activités quotidiennes » (Ingold 2000 : 53). La dimension historique du paysage aborigène rejoindrait donc le temps géologique jusqu’à dissoudre la division entre la géographie physique et la géographie humaine. Par conséquent, le temps des ancêtres et celui des collectivités contemporaines sont réunis dans le paysage culturel.

Cette continuité de l’espace-temps permet une interaction constante avec les trajectoires des ancêtres et confère une dimension sacrée aux paysages culturels autochtones (Delehanty Pearkes 2002 ; Doran 2008 ; Nabokov 2008 ; Ignace et Ignace 2017 ; Simpson 2018). En retour, cette géographie sacrée contribue à nourrir la dimension intangible du paysage puisque le sacré n’est ni plus ni moins que la distribution de sens, réminiscence, valeurs et affects à travers l’espace géographique (Ivakhiv 2006). Dans cet univers pénétré par le rêve, le mythe et le temps long, « tout fait signe » (Poirier 1994 : 116 ; Hirt 2012). Qui plus est, les « signes ne sont pas des modes de représentation, ils sont des manifestations » (Poirier 1994 ; Bonnemaison 1992 ; Desbiens 2008). Il existe donc des signes dans le paysage qui ne sont visibles que pour ceux et celles qui connaissent l’univers de sens auquel ils renvoient (Preston 1999 et 2002). La langue, la toponymie, l’histoire orale permettent de maintenir le lien avec cet univers : les mots et l’espace sont inextricablement liés (Basso 1988 et 1996 ; Collignon 2002 ; Saladin d’Anglure 2004) et, ensemble, consacrent l’esprit des lieux (ICOMOS 2008). Bien plus qu’une ambiance ou une caractéristique distinctive, cet esprit des lieux est engendré – en ce qui concerne les paysages culturels autochtones – par l’emboitement des savoirs, valeurs et associations humaines à des lieux spécifiques. En somme, bien que la tradition orale constitue un patrimoine intangible, le paysage matériel la supporte et l’actualise pour chaque génération : « les événements sont ancrés dans les lieux et les gens se servent d’endroits situés dans l’espace pour parler d’événements situés dans le temps » (Cruikshank 1994 : 409, cité dans Buggey 1999). Il s’ensuit que la cosmologie, les valeurs spirituelles et les valeurs associatives s’articulent dans l’espace géographique, et convergent parfois vers des lieux de puissance dont la valeur est exceptionnelle pour ceux et celles qui détiennent les savoirs nécessaires pour en mesurer la portée. C’est parce que ces sites incarnent concrètement ces récits et savoirs que, à terme, la survie de ce patrimoine – intangible – dépend de la protection accordée aux lieux – tangibles – qui en sont dépositaires.

Ce bref survol nous permet d’affirmer que, pour les peuples autochtones, la part intangible des paysages culturels n’est pas un simple accessoire du paysage matériel : au contraire, l’un existe par l’autre. En phase avec la réflexion de l’UNESCO sur le paysage culturel en tant que catégorie (Fowler 2003), Susan Buggey de la Commission des lieux et paysages historiques du Canada tentait en 1999 de définir un cadre culturellement approprié pour la prise en compte des caractéristiques propres aux paysages autochtones dans les désignations nationales, si bien que – entre 1999 et 2015 – les désignations relatives à l’histoire autochtone ont augmenté de 31 % (Parcs Canada 2019 : 18 ; Buggey 1999). La création, en 2016, du Cercle autochtone du patrimoine est signe que ces actions sont de plus en plus pensées et portées par les Premières Nations elles-mêmes, tant au niveau des pratiques que des politiques patrimoniales. Parmi diverses avancées notables, les inscriptions récentes de Pimachiowin Aki (2018, bien culturel-naturel) et Writing-on-Stone / Áísínai’pi (2019, bien culturel) à la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO témoignent d’une meilleure intégration du patrimoine intangible dans la vision du paysage. Et pourtant, la capacité – voire le « droit » (McGrath 2016) – de protéger les paysages autochtones selon les ontologies locales et savoirs intangibles continue d’être modulée par l’accaparement de ces espaces par les industries qui, trop souvent encore, associent l’absence de traces matérielles à un vide d’occupation. Que faudrait-il percevoir dans un paysage autochtone pour enclencher les mécanismes de protection ? Et à qui appartient ce regard ? Nous nous tournons maintenant vers l’exemple des Fourches Péribonka-Manouane pour aborder ces questionnements.

Figure 3

Visite à la Fourche Péribonka-Manouane avec des jeunes de Kassinu Mamu

Visite à la Fourche Péribonka-Manouane avec des jeunes de Kassinu Mamu
Photo de Caroline Desbiens

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Figure 4

Cran dans la falaise rocheuse à la Fourche Péribonka-Manouane

Cran dans la falaise rocheuse à la Fourche Péribonka-Manouane
Photo de Thomas et Louise Siméon

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Un cran dans la roche : l’univers des Katimaweshu

Les membres du partenariat Tshishipiminu ont visité ensemble le site des Fourches à deux reprises, la première fois pendant l’été 2013 et la deuxième, à l’automne 2018 (fig. 3). Le contraste entre ces deux journées n’aurait pas pu être plus marquant. La première visite se fit en petit groupe sous un soleil resplendissant. Après avoir observé le paysage en surplomb depuis le belvédère aménagé près du barrage Péribonka IV, nous sommes ensuite descendus jusqu’aux berges de la rivière Péribonka afin de poser un autre regard sur les lieux. La deuxième visite quant à elle s’est faite sous un ciel gris et orageux. Nous étions en compagnie d’étudiants de l’école secondaire Kassinu Mamu et, malgré la pluie battante, nous avons cette fois traversé la rivière en canots à moteur pour marcher sur la « Pointe du cran ». Sous nos pieds se trouvaient peut-être des traces archéologiques de l’occupation des Pekuakamiulnuatsh, mais il suffisait de lever le regard pour repérer le « cran » qui donne son nom au site, soit la fente dans la roche qui agit comme une charnière entre les mondes et les générations. Lors d’entrevues qualitatives menées au début de nos travaux, une jeune participante au projet Tshishipiminu décrivait ce même paysage qu’elle avait connu avant la construction du barrage :

Il y avait un cran, sur le bord de la rivière. Y’avait comme une fissure dans la roche, comme une porte. Mon grand-père m’a toujours dit “Ça, c’est Katimaweshu, c’est là que les ancêtres passent, c’est l’habitat des ancêtres. La porte où ils vont passer”.

Partenariat Tshishipiminu 2015 : 21 [fig. 4]

Qu’est-ce que cette porte à laquelle la participante se réfère ? Née en 1982 et relatant les propos de son grand-père en 2015, la personne interviewée situe sur la rivière Péribonka un élément bien connu du paysage innu qui est documenté à l’échelle de l’aire culturelle algonquienne, et au Québec plus spécifiquement par des historiens, ethnologues et archéologues de l’Université Laval. Dans son livre sur les croyances et rituels des Innus, Jean-Louis Fontaine note que les anciens « acceptaient la présence d’une puissance mystique dans chaque composante de la nature » et « requéraient l’aide des forces invisibles non seulement pour faire bonne chasse, mais également pour entreprendre de bons voyages » (Fontaine 2006 : 35). Fontaine souligne que ces suppliques de bonne fortune s’inscrivaient souvent dans des lieux particuliers : « De temps à autre, et aux endroits désignés depuis des générations, les gens s’arrêtaient tout au long de leur route afin de rendre hommage et de prier les esprits » (ibid.). Comme l’analyse de Fontaine est fondée sur les archives du Régime français, il se réfère aux relations du Père Paul Le Jeune pour illustrer l’importance et le sens conféré à ces lieux d’arrêt le long des routes de canot :

Ils m’ont aussi montré plusieurs puissants rochers sur le chemin de Québec, auxquels ils croyaient que présidait un esprit, et entre autres ils m’en montrèrent un à quelque cent cinquante lieues de là, qui avait comme une tête et les deux bras élevés en l’air ; au ventre ou milieu de ce puissant rocher, il y avait une très profonde caverne de très difficile accès. Ils l’ont en vénération et lui offrent du pétun, en passant devant avec leurs canots.

Le Jeune, cité dans Fontaine 2006 : 35

Figure 5

Katimaweshu, sculpture de Thomas Siméon

Katimaweshu, sculpture de Thomas Siméon
Photo de Caroline Desbiens

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Tout voyage en canot nécessite des arrêts ponctuels pour se reposer, se rencontrer ou se ravitailler : en certains lieux précis, ces arrêts ont aussi une fonction rituelle. Les études en archéologie démontrent les relations topologiques entre les voies de déplacement, de rassemblement et de rituel (Dumais et Poirier 1998). Dans un article paru en 1998, l’archéologue Daniel Arsenault mobilise la notion de « paysage sacré » pour décrire l’articulation entre les pratiques rituelles, les savoirs intangibles et la géographie de l’aire culturelle algonquienne. C’est par le maintien de pratiques signifiantes – explicitement rituelles ou non – qu’un espace physique devient sacré et/ou culturellement valorisé. Arsenault note que l’on retrouve des peintures rupestres dans certains lieux de rituel le long des routes de canot, mais que la sacralité du paysage – ou le nombre de sites sacrés – déborde largement de ces sites archéologiques (Arsenault 1998 et 2008). Même s’ils relèvent de l’intangible, les toponymes et les lieux-dits peuvent eux aussi fonctionner comme des marqueurs de lieux sacrés. Pour certains de ces endroits, leur sacralité vient du fait qu’ils sont liminaires, permettant aux individus de franchir le seuil du réel pour entrer en contact avec d’autres êtres et d’autres sphères d’existence.

Alors que les Katimaweshu peuvent surgir à la grandeur du territoire, certains lieux sont parfois identifiés dans les récits familiaux comme des endroits de rencontres notables avec ces entités surnaturelles. Le lieu-dit auquel se réfère la participante au projet Tshishipiminu en 2015 est l’un de ces endroits caractéristiques arborant un cran rocheux qui servait de porte aux Katimaweshu pour passer d’un monde à l’autre :

Ils sont là, grands et élancés aux visages sans expression, remontant la rivière, sautant un rapide ou prenant un thé sur une pointe. Ils disparaissent si quelqu’un tente de leur parler. Parfois, ils ont été aperçus entrant dans la fissure d’un immense cran à l’entrée de la rivière Manouane. Légende, illusion ou réalité, le lieu nommé Katimaweshu demeure un autre charme du territoire de chasse.

Partenariat Tshishipiminu 2015 : 20 [fig. 5]

Ainsi, malgré l’absence de peintures rupestres, le lieu-dit Katimaweshu indique la sacralité du cran qui fait face à la Fourche Péribonka-Manouane. Analysant à la fois les lieux et les récits, l’ethnologue Florence Parcoret s’est penchée sur la présence de cette figure mythique – désignée Memekueshuat – dans les territoires et l’histoire orale des Innus de la Haute et la Basse Côte-Nord[4]. Elle indique la parenté des Memekueshuat avec différentes traditions folkloriques européennes où l’on retrouve des « “entités énergétiques” qui habitent la matière et les éléments qui la composent, soit l’eau, l’air, la terre et le feu » (Parcoret 2000 : 1). Chez les peuples algiques du Bouclier canadien, ces êtres sont le plus souvent associés à des montagnes et massifs rocheux, dans la terre ou à proximité de cours d’eau, lacs et rivière (ibid. : 2). Ils sont considérés comme des êtres bienveillants, oeuvrant au maintien d’un mode de vie et de relations harmonieuses entre les humains, le territoire, les animaux et les plantes « qu’ils veillent et animent de leur énergie » (ibid. : 64). Les sources secondaires, de même que les entrevues collectées par Parcoret, renvoient fréquemment au lexique de la maison : serrures, passages, seuils, entrées, sorties (ibid. : 57). Élément clé de ce lexique, la porte représente le « seuil minéral d’une autre réalité », menant vers une « dimension autre, un lieu physique et pourtant intangible où les [humains] qui s’y aventurent naviguent sur les fibres fragiles du temps » (ibid. : 61, nous soulignons). Il est impossible d’aborder ici toutes les facettes de l’étude de Parcoret – retenons surtout le trait d’union entre le physique et l’intangible qu’elle analyse via un autre terme lié à la maison, soit les « memekueshiutsuahp » qui sont la demeure des Memekueshuat :

La tradition orale innue conserve en mémoire certains endroits du milieu physique et environnant comme des lieux privilégiés, marqués par des manifestations insolites d’une réalité tout autre. Les memekueshiutsuahp, généralement décrits comme des formations rocheuses lisses, abruptes et surplombant des étendues d’eau, lacs ou rivières, furent principalement le théâtre d’événements historiques importants et mémorables au cours des générations.

La demeure lithique des Memekueshuat, au-delà de ses apparences premières, est reconnue socialement dans des contextes particuliers. La reconnaissance de ces lieux sacrés se révèle lors de la manifestation visuelle et auditive des Memekueshuat, mais aussi par des indices et des traces laissés au cours de leurs actions, comme des pictogrammes ou des portes sur ou dans la paroi rocheuse. En de tels endroits, la tradition orale innue témoigne parfois d’une continuité́ diachronique d’activités rituelles telle l’offrande de tabac pour manifester, entre autres, du respect aux occupants du lieu. C’est dans ce paysage sacré et dans son périmètre que les Innus ont établi des interrelations complexes avec les Memekueshuat. Les parois rocheuses socialement désignées comme des lieux de puissance devinrent donc des lieux de mémoire, chargés intangiblement d’histoire.

Ibid. : 105

Situé lui aussi sur une paroi rocheuse au-dessus d’une étendue d’eau, le cran de la Fourche Péribonka-Manouane conjugue mémoire, histoire et rituel : il agit comme une charnière entre des entités, espaces et temporalités distinctes, mais néanmoins inter-reliées. L’absence de pictogrammes ne signifie pas l’absence de fonction rituelle. Tel que le soulignait Arsenault dans son analyse du paysage sacré innu, alors que le bâti ou les traces matérielles peuvent conditionner l’usage religieux d’un espace, « l’appropriation à des fins religieuses de lieux particuliers n’est pas nécessairement marquée par l’érection d’édifices monumentaux ou d’autres formes d’aménagement pérenne » (Arsenault 1998 : 23, citant Bradley 1991 et Hardin 1991). Qui plus est, « l’intégrité physique originelle de certains emplacements naturels est parfois préservée avec soin » (ibid.). Dans cette optique, le patrimoine le plus précieux que les Innus lèguent d’une génération à l’autre s’incarne dans une action plutôt qu’un objet : soit le geste – de même que les valeurs qui le motive – de maintenir l’intégrité physique du territoire en minimisant les traces matérielles. Découlant de ce caractère intangible du patrimoine, ce sont les pratiques rituelles ou de mémoire qui réactivent les lieux sacrés, ce qui pousse Arsenault à considérer ces emplacements comme des « “monuments naturels” à fonctions religieuses » (ibid. : 23, reprenant l’expression de Bradley 1991). La documentation et analyse de ce patrimoine doivent donc aller au-delà des traces matérielles pour renseigner un questionnement plus vaste, à savoir, quel était le sens et l’intention de ce paysage pour les générations successives qui l’ont créé ?

Transmis d’une génération à l’autre, ce sens peut perdurer malgré le deuil lié à la modification du paysage par le développement. Il est certain que, pour les générations qui ont navigué la Péribonka et connu les rassemblements sur la pointe, le site des Fourches est chargé d’émotions douloureuses car, aujourd’hui, les turbines de Péribonka IV tournent au coeur du rocher où était le cran. Avec la construction du barrage, la Pointe du Cran est devenue un paysage à la fois ancestral et moderne, simultanément innu et industriel, où deux temporalités sont réunies de même que deux types de sacralité : la sacralité de l’ingénierie hydroélectrique, presque mythique pour la société québécoise, et celle des entités surnaturelles gardiennes de la terre – les Katimaweshu (Memekueshuat) – pour les Innus. En prévision des travaux de construction du barrage Péribonka IV, une descente en canots avait été organisée avec des jeunes de l’école Kassinu Mamu afin qu’ils puissent connaître le cours original de la rivière avant sa métamorphose imminente. Quelques années plus tard, en 2007, les Pekuakamiulnuatsh ont tenu une cérémonie d’adieu avant le remplissage du réservoir : moment encore plus pénible de toute cette période puisque la mise en eau allait inonder nombre d’endroits significatifs et effacer définitivement le tracé de la rivière. Même si ces événements constituent des gestes d’adieu par la communauté, ils peuvent être vus comme des cérémonies marquant un passage, mais pas l’abandon de ce patrimoine (Partenariat Tshishipiminu 2015 : 22). Leur charge émotive constitue en soi un témoignage de la persistance du patrimoine intangible innu lié à ce site, en particulier son sens et sa dimension sacrée. L’idée de responsabilité envers ce patrimoine fait aussi partie de la volonté de le maintenir. Ne retrouvant plus cette « porte où ils vont passer », les esprits bienveillants, que sont les Katimaweshu, sont-ils désormais prisonniers de leur demeure lithique ? Est-ce dire qu’ils n’ont plus accès au monde des Pekuakamiulnuatsh qu’ils chérissent tant ?

Les travaux menés dans le cadre du partenariat Tshishipiminu nous permettent de demeurer optimistes face à ces questions. Contre la destruction des lieux physiques, l’approche particulière au paysage qui caractérise la culture innue subsiste dans les récits oraux. Encore une fois, nous revenons aux propos de la participante citée plus haut. Sans renier la disparition du lieu sacré, « Le cran, tu le vois plus. Y’en a plus de Katimaweshu […] t’es plus capable de dire “Elle est là, la porte” », la jeune femme a tenu à préciser que « Ça veut pas dire qu’il y a plus de référence traditionnelle » (Partenariat Tshishipiminu 2015 : 21). On peut voir le maintien de cette référence traditionnelle, de ce récit, comme une autre porte que les familles les plus touchées gardent ouverte afin que les ancêtres puissent continuer d’accéder au paysage innu, continuer de l’habiter. Fonctionnant lui aussi comme un seuil et une porte, le patrimoine autochtone permet de circuler entre les générations, récits, pratiques, espaces et temporalités. Mais, à terme, il importe qu’il soit transmis et mis en valeur dans l’ensemble du Nitassinan, y compris les sites industrialisés.

Nos recherches collaboratives ont démontré que Katimaweshu persiste dans le paysage hydroélectrique de Péribonka IV en tant que toponyme et récit : bien que le cran ne soit plus visible, il demeure possible d’éduquer et d’orienter le regard vers le sens de ce lieu pour les Pekuakamiulnuatsh. Cette orientation peut se faire en valorisant le patrimoine intangible au même titre que le patrimoine bâti ou matériel. Tout n’est pas patrimoine assurément, et certains lieux sont trop détériorés – ou fortement accaparés – pour que le patrimoine territorial autochtone (« place-based ») puisse recouvrer sa pleine dimension. Toutefois, si le patrimoine autochtone doit seulement être reconnu et valorisé dans des territoires « vierges », difficiles d’accès ou non-urbanisés, c’est que la vision occidentale du paysage culturel est encore trop présente dans nos approches au patrimoine. L’exemple de la Pointe du Cran souligne la difficulté, pour les peuples autochtones, de maintenir l’intégrité de leurs paysages culturels face aux multiples processus coloniaux qui se croisent dans le temps et l’espace. Mais il démontre aussi que la part intangible des patrimoines autochtones est une opportunité à ne pas négliger pour enrichir les catégories d’analyse et de classement à partir de l’ontologie des populations autochtones qui ont culturalisés le paysage. Si les contextes géohistoriques varient d’une communauté à l’autre, l’expérience du colonialisme et de l’accaparement territorial peut être vue comme un point commun pour l’élaboration de catégories patrimoniales mieux arrimées aux savoirs locaux.

Conclusion

Nous avons abordé dans cet article la dégradation d’un paysage patrimonial innu dû au développement hydroélectrique. Le cas de la Fourche Péribonka-Manouane n’est pas unique. Nombre d’autres sites culturels autochtones endommagés par les activités extractives et industrielles auraient pu être inclus dans notre analyse et les Premiers Peuples s’activent pour protéger ces lieux chargés de savoirs et d’histoire. Est-ce que le sort du cran aurait été différent si la paroi avait été ornée de peintures rupestres ? Il faut l’espérer mais, comme le note Daniel Arsenault, la peinture rupestre n’offre parfois qu’une mince trace des rapports qui unissent les humains et les lieux. C’est en la jumelant aux récits oraux qu’on peut affiner la compréhension d’un tel univers, surtout lorsqu’il s’agit d’un espace sacré car celui-ci « peut comporter aussi bien du visible et du tangible que de l’invisible et du supra-sensible » (Arsenault 1998 : 23).

En raison des conditions météorologiques peu favorables, nous n’avons pas séjourné bien longtemps sur la Pointe du Cran lors de notre visite avec les élèves de l’école secondaire Kassinu Mamu, pas assez pour aborder toute la richesse des récits sur ce lieu. L’excursion nous a toutefois démontré l’importance des approches collaboratives et communautaires, et de la participation des jeunes, pour ce qui est de la recherche sur les paysages culturels autochtones. Finalement, c’est eux qui mettront en marche la « reconnaissance » et promotion des droits et cultures autochtones, non pas par l’État colonial, mais par les Premiers Peuples eux-mêmes (Coulthard 2018). Nous n’avons pas abordé dans cet article la complexité de l’imbrication des échelles et des catégories en ce qui concerne les mécanismes de classement et de protection de tels paysages. On peut toutefois affirmer que la Fourche Péribonka-Manouane correspond à l’une des trois catégories majeures de paysages culturels mises de l’avant par l’UNESCO dans ses orientations, soit celle du « paysage culturel associatif » (UNESCO 2008 : 124). Ce type de paysage est caractérisé par la « force d’association des phénomènes religieux, artistiques ou culturels de l’élément naturel plutôt que par des traces culturelles tangibles, qui peuvent être insignifiantes ou même inexistantes » (UNESCO s.d.). On peut aussi arguer que la Fourche correspond à une deuxième catégorie, celle du « paysage évolutif » qui « résulte d’une exigence à l’origine sociale, économique, administrative et/ou religieuse et atteint sa forme actuelle par association et en réponse à son environnement naturel » (ibid.). Le plus intéressant dans la notion de paysage évolutif est qu’elle comprend deux sous-catégories : le paysage « relique (ou fossile) » et le paysage « vivant » que l’UNESCO définit en ces termes :

Un paysage relique (ou fossile) est un paysage qui a connu un processus évolutif qui s’est arrêté, soit brutalement soit sur une période, à un certain moment dans le passé. Ses caractéristiques essentielles restent cependant matériellement visibles.

Un paysage vivant est un paysage qui conserve un rôle social actif dans la société contemporaine étroitement associé au mode de vie traditionnel et dans lequel le processus évolutif continue. En même temps, il montre des preuves manifestes de son évolution au cours des temps.

Ibid., nous soulignons

Dans quel sens la Fourche Péribonka-Manouane va-t-elle évoluer ? Bien sûr, il revient aux Pekuakamiulnuatsh de décider du statut – relique ou vivant – à donner à la Pointe du Cran suite à la construction du barrage. Dans un cas comme dans l’autre, le patrimoine intangible demeure un important « lieu de mémoire » (Nora 1997) pour continuer de transmettre le paysage innu. Au Québec et ailleurs, la mise en valeur de sites patrimoniaux enchevêtrés aux paysages industriels permettrait d’aborder de front la dislocation territoriale propre au colonialisme pour enfin décoloniser les concepts d’« authenticité », d’ « intégrité » et de « continuité » à partir des expériences autochtones. Que ce soit par la valorisation topographique, in situ, de ces sites ancestraux ou encore par la transmission de leurs récits dans d’autres espaces (musées, écoles, villes, communautés), le sens des lieux autochtones n’est pas cantonné au passé, mais doit être tourné vers l’avenir – ceci encore plus dans les sites industrialisés, notamment les barrages-monuments de la Révolution tranquille tant valorisés au Québec. Dans une optique de réparation et, à terme, de réconciliation, la porte à peine entrouverte du patrimoine intangible peut servir de passage vers un patrimoine autochtone à faire revivre, et ce sur l’ensemble des territoires non-cédés.