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Si l’histoire du livre a toujours entretenu un lien privilégié avec les avant-gardes artistiques, ses liens avec le mouvement contre-culturel restent à préciser[1]. Au tournant des années 1960 et 1970, la transformation des champs littéraire et artistique par la formation d’une avant-garde et le climat de contestation dans lequel baigne le Québec sont des conditions favorables au travail exploratoire sur le livre comme support du texte et comme oeuvre d’art. Entre les performances collectives et la bande dessinée, entre la publication de manifestes et l’organisation d’interventions publiques, l’édition de poésie a pris part, elle aussi, à ce bouillonnement culturel au Québec. Danielle Blouin mentionne à juste titre que « les années 1970 voient les tentatives les plus échevelées de questionnement du livre comme forme apparaître au Québec et au Canada[2] ». En effet, la multiplicité des écritures et des manifestations artistiques qui émergent, souvent en opposition avec une conception dominante de la culture, favorisent tout un travail d’expérimentation qui a pour objectif de repousser les frontières de la littérature et du livre[3], occasionnant ainsi un certain renouvellement esthétique de l’édition de poésie.

Bien ancrées dans leur époque, les Éditions de l’Oeuf, fondées en 1971 par Yrénée Bélanger et Guy M. Pressault à Ottawa, offrent un cas particulier d’édition marginale, voire underground, qui participe de la diffusion d’une littérature contestataire où la remise en question du support est à l’honneur (ill. 1). Proposant des objets qui, par un important travail sur leur matérialité, amènent à revoir la notion de recueil de poésie, la maison d’édition est à l’origine d’une production de livres-objets dans lesquels les concepts de littérature et d’édition sont mis à mal. Les Éditions de l’Oeuf, en s’appropriant à la fois des éléments de la culture légitimée et des éléments de la culture populaire, ont renouvelé la tradition de l’édition artisanale et expérimentale en exploitant, entre autres, la pratique du détournement dans leurs activités éditoriales et celle du ready-made dans leur production. Cette position volontairement iconoclaste de l’éditeur exprime une méfiance face à la littérature et à ses institutions[4] qui se traduit par l’adoption de stratégies originales et d’une politique éditoriale faisant du livre un véritable objet de contestation.

(ill. 1)

Photographie des auteurs dans le livre-objet Soubremots.

Yrénée Bélanger et Guy M. Pressault, Soubremots, Ottawa, Éditions de l’Oeuf, 1973 (détail). BAnQ, collections patrimoniales (RES/CH/44 Ex. 2).

Photo : Michel Legendre © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

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Cet article se propose d’analyser la position des éditeurs face à la littérature et l’apport de la maison à une esthétique du livre de poésie liée à la contre-culture. Dans un mouvement d’opposition à une culture élitiste et de remise en question des valeurs dominantes, le nouveau paradigme esthétique du livre se définit par un ensemble de caractéristiques matérielles, formelles et poétiques qui questionnent les conventions éditoriales, artistiques et littéraires. À partir des livres-objets produits par l’Oeuf présents dans la collection patrimoniale de livres d’artistes et d’ouvrages de bibliophilie de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, nous tracerons un portrait de la maison d’édition et de ses principales stratégies éditoriales pour ensuite aborder les spécificités du livre-objet et voir son influence sur la conception de la poésie qu’ont les éditeurs. L’objectif poursuivi est double : d’une part, il s’agit de souligner l’originalité de la production peu connue de l’Oeuf et, d’autre part, de rendre compte de quelques moyens employés par des acteurs du champ littéraire pour manifester une remise en question de la littérature et de son principal support, le livre[5]. Il s’agira, en quelque sorte, de tracer les contours d’une esthétique contre-culturelle du livre de poésie au Québec[6].

Portrait d’une maison d’édition underground

Peu connus, les deux auteurs à l’origine du projet se sont impliqués dans presque toutes les étapes de la fabrication des livres, faisant ainsi de leur maison un lieu d’édition artisanale où, à l’instar de Roland Giguère et des Éditions Erta, l’éditeur est aussi l’artiste du livre. Bélanger, qui détient une maîtrise de l’Université d’Ottawa, enseigne la littérature. Critique littéraire pour quelques publications, il fait partie du comité de rédaction de la revue Co-Incidences de l’Université d’Ottawa entre 1971 et 1975. Il y publie six textes de création qui témoignent d’un intérêt certain pour la typographie et la mise en page. Quant à Guy M. Pressault, étudiant en littérature à l’Université d’Ottawa, il réalise en marge de son travail aux Éditions de l’Oeuf Transparence bafouée – poème, un recueil de poésie de facture avant-gardiste qui paraît vers 1972 aux Éditions de l’Étau-o, une petite maison d’édition au statut précaire active au début des années 1970 à Ottawa[7](ill. 2). Si l’ouvrage ne fait pas partie du catalogue des Éditions de l’Oeuf, il est tout de même considéré par les éditeurs « comme un livre-parenthèse dans [leur] cheminement laborieux vers la gloire[8] ».

(ill. 2)

Couverture et poème dans Guy M. Pressault, Transparence bafouée – Poème, Ottawa, Éditions de l’Étau-o, 1972, p. 34. BAnQ, collections patrimoniales (149736 CON).

Photos : Michel Legendre © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

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En 1971, Bélanger et Pressault mettent sur pied les Éditions de l’Oeuf à l’Université d’Ottawa, pour ensuite déménager à Montréal vers 1974. Bien connus dans le milieu de l’animation culturelle, les deux éditeurs font de la maison un espace d’action culturelle qui favorise le rapprochement des artistes avec le grand public dans une volonté de questionner la légitimité culturelle et de tenter de renverser les hiérarchies dans ce domaine[9]. Suivant le modèle des petites presses, les Éditions de l’Oeuf publient, entre 1971 et 1990, 26 livres-objets. La spécialisation dans la fabrication et la distribution de ce type de livre devient rapidement l’image de marque de la maison. Et dans le contexte de l’action culturelle, le livre-objet y trouve parfaitement sa place, comme le souligne Pierre Vallières :

Le livre-objet est une forme d’expression conceptuelle et poétique surtout connue aux États-Unis. Le livre-objet y a maintes fois servi, lors de manifestations culturelles ou politiques, d’élément provocateur ou sensibilisateur. Son caractère d’« étrangeté » sert admirablement son objectif qui est d’amener le « lecteur » à remettre en question son mode habituel routinier de perception et de compréhension des choses[10].

Si cinq livres sont publiés au cours des trois premières années d’existence de la maison, la production atteint un sommet en 1974 avec la parution de près d’une vingtaine d’ouvrages. La publication de deux derniers titres en 1976 et en 1990 marque la fin des activités éditoriales de la maison. Le journaliste et auteur Jean-Claude Trait décrit la politique éditoriale des Éditions de l’Oeuf ainsi :

Elles sont underground parce qu’elles ne publient que des choses qui sortent de l’ordinaire, qui s’adressent plus au monde parallèle qu’à la société en général, qui n’apparaissent pas dans la plupart des librairies du Québec; elles sont overground parce qu’elles sont ouvertes à tous les écrivains (prose ou poésie) qui ont quelque chose à dire et qui ne peuvent le dire par le biais des maisons d’éditions [sic] habituelles, et parce qu’elles vendent leur production à un prix très bas, donc à la portée de tous les budgets[11].

Underground et ouverte à tous les écrivains, la maison publie en grande partie le travail de Bélanger et de Pressault, qui envisagent l’autoédition comme une solution de rechange à l’édition du circuit officiel. Toutefois, l’Oeuf recrute quelques auteurs pour la réalisation de neuf livres-objets. Si la plupart des auteurs sont peu connus du milieu littéraire, certains jouissent d’une certaine notoriété dans le domaine. En 1974, l’Oeuf publie un livre-objet de Claude Péloquin qui s’intitule C’est assez…(ill. 3). En entrevue, Bélanger laisse entendre que Péloquin fréquente assidûment les éditeurs et choisit la maison plutôt que l’édition courante : « Pourquoi un gars comme Péloquin accepte d’être à l’Oeuf à temps plein? Il n’y a rien ailleurs[12]. » Quant au journaliste Jean-Claude Trait, il collabore avec les éditeurs à la réalisation de Deux oeufs dans la graisse de bine[13], un travail de récupération d’un article de journal qui illustre l’intérêt pour le détournement dans la démarche des éditeurs. À ces deux noms s’ajoutent ceux de Louise Beauchesne, du journaliste Pierre Quesnel, d’André Launay, de Robert Dionne, de Gérard Comeau et de Laurier Beauchamp, qui s’adonnent tous à l’expérience du livre-objet proposé par l’Oeuf. Si les noms de Péloquin et de Trait associent la maison au mouvement contre-culturel et lui assurent un capital symbolique, ceux des auteurs moins connus informent sur la volonté de la maison de donner une voix à tout le monde.

(ill. 3)

Yrénée Bélanger, Claude Péloquin et Guy M. Pressault, C’est assez…, Montréal, Éditions de l’Oeuf, 1974. BAnQ, collections patrimoniales (RES/CH/248)..

© Claude Péloquin / SODRAC (2013)

Photo : Michel Legendre © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

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Tout au long de leurs activités, les éditeurs favorisent un travail d’édition artisanal : « Au départ, notre entreprise était plus qu’artisanale. Ça frisait l’inconscience. Et puis, petit à petit, nous nous sommes organisés, Guy Pressault et moi[14] » explique Bélanger.

Les éditeurs font usage de matériaux inusités dans la fabrication de leurs livres : plastique, velours, carton de mauvaise qualité, cendre, métal, etc. Les tirages, limités, varient entre 15 et 1000 exemplaires, souvent numérotés et signés par les auteurs-éditeurs. Le geste éditorial de numéroter le tirage s’inscrit dans une volonté de créer un intérêt pour l’exemplaire original. Dans la foulée de l’édition de luxe et du beau livre, la numérotation des tirages et la signature des éditeurs et des auteurs ajoutent une valeur symbolique à l’objet publié, le prédisposant ainsi à un intérêt bibliophilique. Or, la nature iconoclaste des livres-objets de l’Oeuf laisse penser que cette stratégie est utilisée à des fins contestataires, pastichant certaines stratégies de l’édition de luxe et de bibliophilie.

Comme c’est le cas pour plusieurs petites presses, le statut économique de la maison est précaire. Dans un article sur les petites maisons d’édition au Canada, David McKnight mentionne que celles-ci s’appuient sur l’autofinancement ou sont soutenues par une institution d’enseignement[15]. Concernant les Éditions de l’Oeuf, bien que le projet naisse à l’Université d’Ottawa, il est peu probable que l’institution ait participé à son financement; aucune mention de subvention n’apparaît dans les livres. À ce propos, Bélanger indique de façon cocasse que la maison dispose de peu de ressources financières :

Le fait que [le] tirage [de nos livres] soit petit est dû aux faibles moyens financiers dont nous disposons. Le Conseil des arts du Canada refuse de nous aider par ses subventions, car il considère sans doute que les livres que nous produisons sont merdeux. Il a raison : tous les livres sont merdeux[16]!

En effet, le service des lettres et de l’édition du Conseil des arts du Canada, mis sur pied en 1972, joue un rôle important dans l’évolution des revues et des petites presses. McKnight précise qu’« en plus du soutien qu’ils apportent aux créateurs et aux éditeurs, les programmes de cet organisme offrent une aide à la diffusion et à la distribution, à l’exportation et à la réception d’oeuvres littéraires[17] ». Malgré l’important apport financier du Conseil des arts du Canada à l’édition de poésie, certains petits éditeurs se frappent à des refus les obligeant à assurer la survie de leur entreprise par d’autres moyens et à user d’originalité pour financer leur projet. À l’Oeuf, l’écoulement rapide des tirages permet aux éditeurs d’utiliser l’argent de la vente pour produire de nouveaux livres. Comme la plupart des petites presses, la maison ne s’inscrit pas dans une logique marchande ou économique; tout au plus, elle réussit à survivre en accumulant un certain capital symbolique.

L’Oeuf publie les volumes les uns après les autres sans vraiment les regrouper sous des étiquettes communes qui fourniraient quelques repères pour le lecteur et le critique. Toutefois, les éditeurs détournent l’usage de la collection, une stratégie qui habituellement « implique une politique éditoriale et une recherche de rentabilité économique et symbolique à plus long terme[18] ». Si la rentabilité économique ne semble pas être une priorité pour Bélanger et Pressault, la recherche de capital symbolique, elle, passe par différentes stratégies de distinction. Publié vers 1976 en collaboration avec André Launay, À jeter après usage[19] est un livre-objet qui porte la mention « Collection L’objet 1er ». Unique objet au sein d’une collection qui n’en est pas vraiment une, le livre illustre la volonté des éditeurs de détourner une stratégie qui vise habituellement à assurer la pérennité d’une maison d’édition. De façon ironique, l’aspect sériel propre à toute collection est absent; la collection apparaît en 1976 avec l’avant-dernier livre produit par les éditeurs qui ont déjà à leur actif plus d’une vingtaine de livres-objets. La création de la collection bidon constitue une forme de détournement ludique d’une stratégie et participe d’une mise à distance avec l’activité éditoriale normale ou standard.

Spécialisée dans la fabrication et la distribution de livres-objets, la maison d’édition diffuse ses livres dans le réseau littéraire : « La seule certitude que nous ayons, c’est que les auteurs des Éditions de l’Oeuf destinent leurs productions au marché du livre, au réseau de distribution et à ses librairies; c’est d’ailleurs dans ces derniers endroits qu’il était possible de se les procurer[20]. » Cependant, une fois les tirages épuisés, les livres-objets de l’Oeuf, vendus à l’origine sur le marché officiel entre 1 $ et 20 $ selon le coût de fabrication, circulent sur un marché « parallèle », voire underground. Bélanger explique de façon colorée le phénomène en ces termes :

Le plus écoeurant dans notre aventure, c’est de voir que nos livres, une fois épuisés, se vendent très cher. Des bandits en profitent et font d’énormes bénéfices, alors que notre but n’est pas du tout commercial. On a du fun, on s’amuse, on cherche, et ça nous rapporte en général ce que ça nous a coûté[21].

Donc, d’une part, les livres-objets prennent place sur les rayons de quelques librairies et s’inscrivent dans le circuit normal de vente du champ littéraire. D’autre part, une fois les tirages écoulés, les livres-objets réapparaissent dans un réseau underground de collectionneurs qui fonctionne probablement par le bouche à oreille. Vendus à gros prix, les livres-objets accumulent un capital symbolique que leur procurent les faibles tirages et tout le travail artisanal qui est à leur origine. La numérotation des tirages, de même que la signature des auteurs et des éditeurs, sont des stratégies empruntées à l’édition de livres de luxe qui contribuent à « authentifier » le travail sur le livre et à lui donner une valeur symbolique. Utilisées ici à titre subversif, c’est-à-dire non pas pour créer un objet de luxe, mais plutôt pour faire une critique de l’édition de poésie et questionner le système-livre établi, ces stratégies favorisent la mise en place d’un réseau parallèle, sorte de trafic du livre rare en marge du circuit plus officiel.

Née d’une insatisfaction face au champ de l’édition littéraire, la maison s’affiche en tant que solution de rechange à l’édition courante, comme le mentionne Bélanger :

Tout le monde a une grande oeuvre en tête, saufs les grands écrivains. Ceux-là, d’ailleurs, ne peuvent plus écrire parce qu’ils ne se trouvent plus de maison d’édition. L’Oeuf, c’est une petite « gang » de fatiguants [sic] réunis et qui sont en train de faire quelque chose. […] Des petites maisons naissent, produisent un ou deux recueils de poésie, puis disparaissent. Quant aux grandes maisons, ce que l’on y publie c’est : « Prenez soin de vos rêves », « L’astrologie dévoilée par les cartes », « Le livre des recettes millénaires du Québec », etc[22].

L’étude du parcours des Éditions de l’Oeuf révèle l’originalité de quelques « (anti-)stratégies » éditoriales qui utilisent et détournent celles de l’édition courante et de l’édition de luxe afin de distinguer la maison dans le champ culturel. Dans cette volonté de proposer quelque chose de nouveau, les éditeurs conçoivent ainsi un espace éditorial qui affiche une nette méfiance envers la production courante.

Récupération de textes et recyclage d’images : poésie ready-made et collages poétiques

Si l’étude du parcours et de la politique éditoriale de l’Oeuf informe sur la nature contestataire des activités de la maison, l’étude des livres-objets permet, quant à elle, de mettre au jour d’autres stratégies de distinction qui relèvent aussi du détournement. À la fois auteurs et éditeurs, Bélanger et Pressault ont développé dans leurs livres une esthétique de la provocation qui remet en cause la poésie et le livre de facture traditionnelle. Dans le but de déstabiliser l’ordre établi, la maison publie quelques livres dont le contenu poétique est créé à partir d’images recyclées et de textes détournés de leur fonction initiale et mis dans un contexte nouveau. Ces formes de récupération, puisant parfois dans la culture littéraire légitimée, souvent dans la culture populaire, participent à l’élaboration d’une poésie sur le modèle du ready-made dont la maison deviendra un des principaux diffuseurs au milieu des années 1970.

Le livre-objet Soubremots constitue un exemple de ce collage poétique. Issu d’une collaboration entre Yrénée Bélanger et Guy M. Pressault, l’ouvrage paraît en 1973 (ill. 4). La couverture est illustrée par une sérigraphie rose d’un « bolo », sorte de petite raquette, au centre de laquelle une balle réelle est retenue par un élastique. À l’intérieur du livre, des collages de textes et de lettrages sont imprimés en rose fluo en tous sens sur la page.

(ill. 4)

Yrénée Bélanger et Guy M. Pressault, Soubremots, Montréal, Éditions de l’Oeuf, 1973. BAnQ, collections patrimoniales (RES/CH/44 ex.2).

Photo : Michel Legendre © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

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D’entrée de jeu, l’intégration au livre d’un objet d’usage courant comme le « bolo » avec sa balle de caoutchouc fait écho au titre et a pour effet de prolonger l’espace du livre hors de celui-ci. La couverture remplace ainsi la raquette, le livre se révélant alors comme un instrument ludique.

Le contenu textuel s’élabore comme un collage de titres de journaux et de réclames publicitaires (ill. 5). D’un rose éclatant et disposé en tous sens sur la page, le texte affiche une grande variété de caractères de grosseurs différentes. Détournés de leur fonction initiale et mis dans un contexte littéraire et livresque, les fragments de textes créent, de façon aléatoire, des jeux de mots et des phrases qui ont peu de liens entre elles, outre le fait qu’elles sont issues du hasard du collage : « La tête brûle ses produits polluants », « l’imagination ne vous écoute pas», « Le réseau téléphonique, c’est moi », etc[23]. Pierre Vallières explique à juste titre qu’« avec Soubremots, le lecteur peut inventer une infinité de jeux de mots, tous plus drôles, plus insolites et gratuits les uns que les autres. De l’automatisme à volonté, quoi[24]. » Les titres de journaux et les réclames publicitaires, objets issus de la culture populaire, deviennent la matière poétique. Par la mise en page et la typographie très voyante, et par la nature fragmentaire des vers, les auteurs-éditeurs donnent une réalité matérielle au texte.

(ill. 5)

Yrénée Bélanger et Guy M. Pressault, Soubremots, Montréal, Éditions de l’Oeuf, 1973, p. [1]. BAnQ, collections patrimoniales (RES/CH/44 ex.2).

Photo : Michel Legendre © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

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Bélanger et Pressault ont pris soin d’inclure dans le texte fabriqué par le collage plusieurs allusions au livre en train de se faire. La dédicace, « Pour ceux qui lisent », s’affiche comme un clin d’oeil non seulement à l’acte de lire qui sera saboté dans les pages suivantes, mais aussi à la nature des écrits lus. Sur une page vers la fin, la phrase « La salle de bains : endroit où vous vous consacrez à des poètes à part. » fait écho à une autre phrase qui prend place, seule, sur la page suivante : « La poésie fout le camp en zône [sic] interdite. » L’allusion autoréférentielle participe d’une mise à nu du rôle du média dans la constitution du poème et inscrit l’ouvrage dans une visée conceptuelle.

La même année, l’Oeuf fait paraître un ensemble de 66 cartons ornés d’une sérigraphie et reliés par un anneau intitulé Écrire partout défense d’écrire(ill. 6). Tiré à 100 exemplaires numérotés, le livre se présente avec une couverture cartonnée sur laquelle se trouve le titre ainsi qu’une impression représentant une paire d’yeux. Une petite reproduction de la photographie des auteurs avec leur nom collé sur l’image est imprimée sur la page suivante. Véritable stratégie de labellisation à la fois éditoriale et auctoriale, la reproduction photographique des auteurs est un élément essentiel du péritexte éditorial de la maison qui s’infiltre dans plusieurs livres-objets. Chaque page présente une phrase accompagnée d’une image récupérée et trafiquée sous la forme d’un montage. L’ensemble, de petite dimension, prend place au centre de la page allongée à l’horizontale. L’achevé d’imprimer présente les informations sur le tirage ainsi que le livre en tant que « catalogue / manifeste ».

(ill. 6)

Yrénée Bélanger et Guy M. Pressault, Écrire partout défense d’écrire, Montréal, Éditions de l’Oeuf, 1974. BAnQ, collections patrimoniales (RES/CH/11 Ex. 2)

Photo : Michel Legendre © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

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Les auteurs utilisent le collage d’éléments textuels et visuels afin d’exploiter l’aspect manifeste du livre; les phrases sont lancées comme des affirmations provocatrices : « touchez aux vices », « la poésie dans [...] rue pisse », « pas de répit dans l’agitation sociale », « demandons de la culture cheap », « vomir c’est un point de départ. » se présentent sous la forme impérative des revendications. De plus, l’image redouble le sens du fragment textuel qu’elle accompagne : le fragment « les serviettes féminines sont maintenant plus sûres que la guerre civile » est accompagné d’une image de serviette hygiénique, et ainsi de suite.

La nature des fragments visuels et textuels, la forme du livre et la mise en page participent d’un effet transgressif et, souvent, provocateur. L’acte d’écrire est aussi le sujet du livre; l’ouvrage s’attaque à l’écriture et à ses conventions. Le titre Écrire partout défense d’écrire réfère à la transgression d’une limite. À l’intérieur, les phrases courtes aux allures de slogans, placées au centre de la page, font du livre un espace qui renvoie à la rue, voire à la ruelle avec ses graffitis sur les murs, faisant ainsi écho au titre :

les mots, signes, images, lettres ou graffitis intégrés à l’objet s’ajoutent à ce dernier pour exprimer une idée ou un concept rebelle à toute forme de discours; tout comme les graffitis que l’on trouve parfois sur certains tableaux ou certaines sculptures, et qui font partie intégrante de la structure d’ensemble, organique, de l’objet[25].

La provocation du texte et de l’image, en partie due à la nature de leur contenu, accentue l’impression d’agression littéraire et visuelle. Remplacée par un anneau de métal qui retient les feuillets cartonnés, la reliure donne à l’ensemble un aspect bricolé. La forme du livre esquisse ici une zone interdite de la poésie, une zone surveillée, comme le rappelle l’impression des deux yeux sur la couverture, où l’écriture est partout sans en avoir le droit.

Entre tes lèvres, ma chair… poursuit l’exploration de l’espace du livre et de la récupération de textes et d’images issus d’autres supports (ill. 7). Réalisé en 1974, l’ouvrage comprend 10 cartons blancs avec une sérigraphie en noir rassemblés par une tétine insérée dans une perforation au centre de la page couverture. Dans une perspective contre-culturelle, le livre s’affiche comme un objet provocateur; d’emblée, la couverture présente l’illustration, probablement récupérée d’un ouvrage médical, d’un sexe de femme avec la description détaillée de ses différentes parties et au centre duquel une tétine retient l’ensemble du livre. Faisant écho au titre et agissant comme reliure, la tétine empêche le lecteur de bien saisir l’ensemble du contenu sur les pages, le plaçant ainsi en position de voyeur.

(ill. 7)

Yrénée Bélanger et Guy M. Pressault, Entre tes lèvres ma chair…, Montréal, Éditions de l’Oeuf, 1974. BAnQ, collections patrimoniales (RES/CH/9 Ex. 2).

Les règles de manipulation ont été respectées lors de la prise de photo.

Photo : Michel Legendre © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

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À l’intérieur se déploient des montages-collages de reproductions de photos et d’extraits de journaux. Le contenu entier du livre s’affiche comme anti-poétique. L’intégration de coupures de journaux à sensation traduit une volonté de provocation qui passe par le détournement d’une culture populaire pour en faire de la littérature; le poème est fabriqué à partir de matériaux non nobles. De son côté, l’image récupérée s’imbrique au texte et occupe une fonction plus subversive qu’illustrative; provocatrice dans son contenu et en interaction constante avec le texte, elle donne au livre l’aspect d’une publication illicite qui s’inscrit en porte-à-faux avec la production littéraire courante. La forme composite du livre masque le geste d’écriture, qui devient un geste de sélection. De plus, contestant les formes habituelles de l’illustration, les éditeurs en renouvellent le statut : celle-ci n’est plus l’oeuvre d’un illustrateur, mais bien une image empruntée, tout comme le texte. La récupération d’images d’un répertoire populaire, le refus de l’illustration ou de la gravure originale, la mise en page conjointe du texte et de l’image sont autant de stratégies employées par les auteurs-éditeurs pour remettre en question la tradition du livre illustré. Ces déplacements du geste de création s’inscrivent pleinement dans une esthétique de la transgression qui met à distance la littérature.

Comme le montre l’analyse des trois livres-objets, la fabrication d’une poésie de l’ordre du ready-made permet à Bélanger et à Pressault de remettre en question la nature du texte poétique. Le détournement, qui relève de l’entreprise conceptuelle, permet aussi aux éditeurs de questionner le statut d’écrivain en remplaçant le geste d’écriture par un geste de sélection dans un répertoire d’écrits déjà existants qui n’ont rien, à première vue, de poétique.

Du ready-made à l’objet littéraire : questionner les limites du livre

En parallèle à la diffusion de collages poétiques et d’une poésie ready-made, l’Oeuf publie des objets littéraires à « la fonction objectale maximum[26] ». Ces objets, qui rompent de manière importante avec la forme traditionnelle du livre, questionnent aussi la littérature et l’édition par l’entremise du détournement. La notion de ready-made s’étend non plus au texte, mais au livre comme support. Par une opération de déplacement d’un objet banal dans le contexte éditorial, le ready-made livresque produit à l’Oeuf remet en question à la fois la notion de livre, celle de littérature et celle d’édition. S’il emprunte certaines caractéristiques conceptuelles du livre, notamment son péritexte éditorial, c’est pour mieux faire la critique de la fonction éditoriale. L’étude de quelques-uns de ces objets littéraires permet d’éclairer quelques stratégies utilisées par Bélanger et Pressault dans leur entreprise de mise à distance de la littérature.

Publié en 1974, le livre-objet La fin du repas est une boîte de carton de forme carrée sur laquelle est collée une étiquette rouge qui présente le titre et le nom des auteurs (ill. 8). Sous le couvercle, une autre étiquette de la même couleur, servant d’achevé d’imprimer, indique le tirage. Un collage en matière plastique imitant la vomissure se trouve à l’intérieur de la boîte.

(ill. 8)

(à gauche) Yrénée Bélanger, La fin du repas, Montréal, Éditions de l’Oeuf, 1973. BAnQ, collections patrimoniales (RES/CH/13 Ex. 2).

(à droite) Achevé d’imprimé apparaissant sous le couvercle.

Photos : Michel Legendre © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

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En tant qu’attaque au bon goût, La fin du repas est une provocation littéraire qui poursuit l’entreprise de détournement et de désacralisation de la littérature et du livre de la maison. L’auteur évacue tout texte poétique pour faire place à un objet qui n’a plus rien, à première vue, d’un livre. L’aspect contestataire de l’oeuvre se manifeste dans la tension entre l’objet populaire et le livre de poésie. Le péritexte éditorial – titre, mention d’auteur et de la maison d’édition, achevé d’imprimer et tirage – ajouté à l’objet courant a pour fonction de le recontextualiser. L’achevé d’imprimer est utilisé à des fins explicatives et présente le livre comme un « objet scatologique à fonctionnement para-littéraire ». D’un point de vue esthétique, les éditeurs n’économisent pas les moyens pour provoquer; l’objet entier est imprégné de références scatologiques. Le livre de poésie est dégradé pour être remplacé par une forme de livre-déjection anti-poétique dans son ensemble. Cette stratégie esthétique traduit une volonté des éditeurs de sortir la poésie de son statut élitiste. L’aspect subversif de l’objet littéraire réside aussi dans le geste éditorial qui consiste à marquer du sceau de l’éditeur des choses qui n’ont rien à voir avec le livre; par cette action, Bélanger et Pressault questionnent les fondements même de l’activité éditoriale.

Dans la même foulée, Bélanger fait paraître en 1974 Scrap book, une boîte de plexiglas remplie de petits objets pêle-mêle : lame de rasoir, ciseaux, balle, bout de film, miroir, jouet, etc. (ill. 9) Tiré à seulement 15 exemplaires, le livre-objet présente un usage original du colophon par les éditeurs.

(ill. 9)

Yrénée Bélanger, Scrap book, Montréal, Éditions de l’Oeuf, 1974. BAnQ, collections patrimoniales (RES/CH/21).

Photo : Michel Legendre © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

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Le déplacement de l’objet banal vers la sphère littéraire s’opère ici aussi par l’ajout d’éléments du péritexte éditorial : une étiquette collée sur la boîte fait office de page de titre sur laquelle se trouvent le nom de l’auteur, le titre et la maison d’édition. Une seconde étiquette collée à l’intérieur de la boîte, face au contenu, agit comme colophon et comprend un texte :

(… en boîte (pêle-mêle) ……parmi (tant) d’autres objets fabriqués/utiles à l’usage clandestin d’une urgente confusion écrite …...ce peu (par maints mots tus) de texte …...encore là …… subversif …… se lit : «… What a junk Wo/Man …! » (possiblement tactile/s ou introuvables …)[27].

L’achevé d’imprimer a une double fonction : d’une part, il est un acte éditorial qui recontextualise l’objet dans la sphère littéraire; d’autre part, il agit comme espace littéraire où se déploie un texte poétique qui renvoie à la fabrication de l’objet même. Le livre-objet, en tant que forme littéraire autoréférentielle, est conçu dans un rapport étroit entre ses composantes matérielles et textuelles. Tant pour l’auteur que pour l’éditeur, l’achevé d’imprimer et le péritexte sont des zones à explorer qui permettent de donner à un objet le statut de livre et de sortir la poésie de l’espace conventionnel des pages. Véritable geste transgressif, la rédaction du colophon par les éditeurs leur permet de renverser certaines conventions littéraires.

La question du ready-made littéraire et du détournement de l’objet du quotidien est aussi explorée dans le livre-objet Des mêmes auteurs. Publié en 1974 et édité à 1000 exemplaires, l’objet se conçoit sous la forme d’un tube métallique rempli de petites pâtes alimentaires en forme de lettres de l’alphabet (ill. 10). Sur le tube se trouve la mention du titre et de la maison d’édition, le copyright, les informations sur le tirage ainsi que le nom de la compagnie qui a fabriqué l’objet, Montebello Metal, Ltd.

(ill. 10)

Yrénée Bélanger et Guy M. Pressault, Des mêmes auteurs, Montréal, Éditions de l’Oeuf, 1974. BAnQ, collections patrimoniales (RES/CH/12 Ex. 2).

Photo : Michel Legendre © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

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Si l’ensemble du péritexte a pour fonction de replacer le tube dans le contexte littéraire, il imprègne aussi l’objet d’un humour qui participe de la mise à distance de la littérature et de l’édition. De façon ironique, le titre Des mêmes auteurs illustre le questionnement sur la notion d’auteur et inscrit le livre-objet dans l’ensemble d’une production controversée. La reproduction photographique de Bélanger et de Pressault, véritable procédé de labellisation disséminé un peu partout dans leurs publications, ajoute à la signification du titre. Même la fabrication et la reproduction de l’objet sont détournées; à l’imprimeur qui reproduit le texte et qui s’occupe du tirage se substitue un fabricant de métal qui conçoit et multiplie les copies du livre-objet. Quant au contenu, les nouilles alphabet deviennent littérature dans la mesure où le tube est considéré comme un livre. En choisissant un tube métallique rempli de pâtes alimentaires, Bélanger et Pressault font de la poésie un jeu qui prend ses distances face à l’institution littéraire et à ses conventions.

Beaucoup plus près de l’objet sculptural que du livre proprement dit, le livre-objet décrit plus haut est « une espèce de produit littéraire ready-made, ni tout à fait livre, ni tout à fait littérature, ni tout à fait “objet d’art”; à la limite même de ce qui peut se nommer “oeuvre littéraire / oeuvre artistique”[28] ». Les auteurs jouent sur le réflexe institutionnalisé : « à stimulus donné (la mention de l’éditeur) correspond une réaction prévisible (repérage de textes plus ou moins longs)[29] ». Ce faisant, ils remettent en question le processus même d’écriture qui devient ici partie prenante du processus de fabrication du livre. Se démarquant du ready-made et du collage poétiques, le texte de l’objet littéraire, lorsqu’il est présent, n’est plus une suite d’emprunts d’éléments non littéraires; il est la trace même d’un acte poétique conceptuel qui se matérialise par le livre. De plus, l’objet littéraire de l’Oeuf s’inscrit pleinement dans l’esthétique du pop art, qui s’approprie le réel, le quotidien et le monde concret et qui appelle le « dépassement des catégories traditionnelles et l’abolition de la hiérarchie entre la nouvelle culture populaire et la culture savante qui, élitiste, fonctionne en vase clos[30] ».

***

L’étude des activités éditoriales des Éditions de l’Oeuf fait ressortir l’entreprise conceptuelle de détournement à laquelle s’adonnent Yrénée Bélanger et Guy M. Pressault. Leur position à la fois iconoclaste et contestataire illustre la méfiance qu’ils éprouvent face à la littérature et à ses institutions. L’aspect ludique des activités de la maison et de sa production participe aussi de cette mise à distance des valeurs établies dans le champ littéraire. En effet, les éditeurs-auteurs semblent s’adonner à un jeu avec l’ensemble du processus éditorial; s’ils utilisent plusieurs stratégies traditionnelles, ils n’hésitent pas à les modifier à leur avantage afin de montrer leur suspicion à l’égard de ce qui est considéré comme de la littérature et des livres de poésie. L’Oeuf brise ainsi les règles en vigueur et se joue de la norme.

Le portrait de la maison montre que les éditeurs affichent leurs différences par rapport à l’édition littéraire qui leur est contemporaine. Dans une perspective contre-culturelle, l’Oeuf occupe une position en marge des champs littéraire et éditorial. La production artisanale des livres, la rareté des tirages, le choix d’auteurs en lien avec la contre-culture et d’auteurs inconnus, le prix abordable des livres et la quasi-absence de publicité sont autant de stratégies qui ont tôt fait de donner un statut culte et underground à la maison. L’émergence d’un marché parallèle où le livre devient un objet à collectionner et où la publicité se fait par le bouche à oreille ne peut que confirmer ce statut.

Dans le contexte plus général de l’édition de la fin des années 1960 et du début des années 1970, l’Oeuf s’inscrit dans l’essor des maisons plus spécialisées en poésie. À la fois inspirés par la contre-culture et le structuralisme, Bélanger et Pressault offrent un espace de création qui permet aux auteurs de questionner les catégories de « genre » et d’« auteurs » ainsi que la définition même de la poésie. Pour les éditeurs, le livre-objet devient un nouveau genre, « la littérature du livre-objet », qui inverse les rapports entre le texte et son support, ou, à tout le moins, qui place le support dans une relation d’équivalence avec le texte.

La volonté des éditeurs de proposer un espace de création marginal où la littérature tente de se redéfinir n’est pas sans lien avec leur position d’animateurs culturels à une époque où l’action sociale tente de renverser les hiérarchies culturelles. Le détournement de certaines stratégies éditoriales constitue une façon pour Bélanger et Pressault de questionner la pratique même de l’édition, voire le métier d’éditeur.

Parmi les initiatives de publication de livres-objets qui voient le jour au tournant des années 1970, les Éditions de l’Oeuf ont sans contredit participé à la diffusion du genre en lui dédiant l’ensemble de leur production. En effet, peu d’éditeurs ont, à l’époque, une politique éditoriale faisant la promotion du livre-objet. L’esthétique du livre qui émerge du contexte dans lequel baigne la maison reflète des visées proprement contestataires et participe à l’entreprise de saccage littéraire et éditorial à laquelle s’adonnent les éditeurs. Sur des assises conceptuelles et en parallèle aux activités de détournement de stratégies éditoriales, le livre-objet constitue une tentative de déplacement de la poésie vers des lieux inexplorés. La désacralisation de l’objet livre passe par la recontextualisation d’un objet trivial, savamment choisi par les éditeurs pour ses qualités non poétiques, vulgaires et irrévérencieuses, dans la sphère littéraire. Qu’il constitue le contenu (anti-)poétique du livre-objet ou le livre lui-même, l’objet détourné a pour fonction de questionner le champ littéraire et l’édition de poésie. Le renouvellement esthétique proposé par les Éditions de l’Oeuf est ainsi basé sur une prise de distance avec la littérature et son institution au tournant des années 1960 et 1970.

Si le livre-objet des années 1970 est principalement issu d’initiatives d’auteurs ou d’éditeurs du champ littéraire, celui de la décennie suivante devient l’apanage des artistes qui l’érigeront en nouveau paradigme du livre d’artiste. Cette mutation reste encore, jusqu’à aujourd’hui, quasi inexplorée.