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Page couverture du Journal de l’Atlantique – News Received Daily by Wireless Telegraph, s. d. BAnQ, Centre d’archives du Saguenay–Lac-Saint-Jean, fonds Famille Dubuc (P1, 134-2.12).

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Le Centre d’archives du Saguenay–Lac-Saint-Jean de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) conserve, dans le fonds de la famille Dubuc, les écrits personnels d’Anne-Marie Palardy, épouse de l’industriel du Saguenay Julien-Édouard-Antoine Dubuc [1]. Ces manuscrits, très divers, permettent de comprendre comment s’énonce l’identité d’une femme de la grande bourgeoisie canadienne-française au moment où le nord du Québec entre dans la modernité [2]. Nous nous intéresserons tout spécialement, dans les pages qui suivent, aux journaux de voyage adressés, sous forme de lettres, par Anne-Marie Palardy à sa famille et à ses enfants lors des voyages en Europe qu’elle effectue entre 1907 et 1923 [3].

Ces textes, destinés à une lecture collective à l’intérieur du cercle familial, ont une nature ambiguë au regard des classifications traditionnelles de l’histoire littéraire. Ils appartiennent par certains côtés à « l’écriture de soi », certains passages relevant clairement du genre du journal intime, mais ils sont structurés comme des journaux de voyage et, par ailleurs, affichent les caractéristiques formelles d’une correspondance. Cette complexité fait leur richesse. Ces textes, que l’on appellera ici « journaux-lettres », permettent en effet de comprendre comment les écrits de l’intime [4] contribuent, au début du xxe siècle, à la construction non seulement d’une identité individuelle mais aussi d’une culture familiale dans le milieu très particulier de la grande bourgeoisie industrielle du Saguenay. Ils éclairent par ailleurs des éléments d’histoire sociale qui, trop souvent, sont difficiles à cerner pour l’historien, tels que la conception de la famille ou l’articulation, dans l’espace privé et public, des rôles féminins de maîtresse de maison, d’épouse, de mère et de femme [5]. Destinés à être lus par les enfants de leur auteure, ils montrent aussi comment s’opère, dans le même milieu, la transmission de représentations du monde, de valeurs et de façons d’agir entre générations.

Il nous faut nous interroger sur la signification historique de ces textes. Ne reflètent-ils qu’une sensibilité particulière, une expérience unique, irréductible, ou sont-ils représentatifs d’une expérience plus générale ? Yvan Lamonde, lorsqu’il approchait pour la première fois, en 1984, les textes manuscrits autobiographiques conservés au Québec, faisait l’hypothèse que la somme des expériences individuelles rassemblées dans les écrits de l’intime renvoyait à un phénomène plus vaste, propre à une communauté. « Quelle expérience collective », se demandait-il, « les Québécois ont-ils faite de la subjectivité ? Y a-t-il une tradition écrite de la subjectivité ? Comment une conscience historique s’est-elle profilée sur des consciences individuelles [6] ? » Nous ferons ici une hypothèse du même ordre. Passant son expérience vécue au crible de son jugement, Anne-Marie Palardy réaffirme en effet, en permanence, ce qui lui semble être l’essence de son identité canadienne-française, et elle veille à en assurer la transmission. Cependant, ses écrits peuvent être réinscrits dans un contexte culturel plus vaste dont nous nous proposons d’explorer, dans les pages qui suivent, les dimensions les plus originales.

Nous considérerons dans un premier temps les procédés d’écriture qui inscrivent ces journaux-lettres dans le genre déjà codifié des journaux de voyage tout en leur conférant une tonalité singulière. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons à leur dimension épistolaire. Leur protocole de lecture, en effet, nous renseigne sur la définition des contours de la famille tandis que leur contenu met en tension les figures de la mère idéale, de l’épouse et de la femme. Nous considérerons enfin la dimension diaristique de ces textes, marqués par une vision réflexive et critique des modes de vie contemporains qui débouche sur un désir de transmission de valeurs.

Des journaux de voyage d’un genre singulier

Les journaux-lettres d’Anne-Marie Palardy ont ceci d’un peu déroutant qu’ils tiennent à la fois de la lettre, du journal intime et du journal de voyage. Si ces journaux de voyage ont une apparence épistolaire, c’est que l’auteure, lorsqu’elle accompagne son mari en Europe, doit laisser ses enfants au Canada. Au moment de son premier voyage, en 1907, les garçons ont 13 et 11 ans. Marie est née en 1903 ; Marthe naît en 1907 et Esther en 1910 [7](ill. 1). Ce sont donc de jeunes ou très jeunes enfants qui sont confiés à la garde vigilante, pour le premier voyage, d’une parente du couple, puis à une nurse d’origine anglaise. Pour maintenir le lien, ce qui est la fonction centrale d’une correspondance, Anne-Marie se dote d’une organisation précise : elle écrit chaque jour sur de petits carnets (de papier brun à petits carreaux ou de papier bleu, selon les voyages) et, chaque semaine à peu près, « malle » (envoie par la poste) ses écrits à Chicoutimi. Les journaux-lettres d’Anne-Marie Palardy ont donc les caractéristiques d’une correspondance et peuvent être abordés sous cet angle. Les historiens de l’épistolaire [8] nous ont, par exemple, habitués à prêter attention aux formes de l’adresse et de la signature, à la représentation du sujet écrivant [9]. Ces marques donnent à voir les stratégies déployées par la rédactrice pour entretenir et resserrer les liens avec sa famille absente et créer, par le seul travail de l’écriture, une sorte de présence auprès de ses enfants.

(ill. 1)

Madame J.-É.-A. Dubuc – Anne-Marie Palardy – et trois de ses enfants, Marthe (à gauche), Esther (au centre) et Marie (à droite), janvier 1912. BAnQ, Centre d’archives du Saguenay–Lac-Saint-Jean, fonds Joseph-Eudore Le May (P90, P4067). Num.

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Écrits au jour le jour, les journaux-lettres d’Anne-Marie Palardy appartiennent cependant au genre de la littérature de voyage, à la fois par leur organisation et par les sujets dont ils traitent : traversées de l’Atlantique, découverte de lieux et de monuments, description des aléas du voyage (en particulier lors du voyage en France, en automobile, de 1909-1910). Ils présentent d’ailleurs un certain nombre des caractéristiques que Denis Saint-Jacques a repérées dans les journaux de voyage écrits par des femmes au cours de la période 1895-1918, par exemple la présence récurrente, dans le récit, d’une figure d’autorité masculine qui légitime le voyage [10]. C’est le rôle joué dans les journaux-lettres d’Anne-Marie par son époux. L’emploi du temps du couple est entièrement déterminé par ce dernier, dont l’avis est, en outre, souvent requis avant une visite, un achat, une décision… Comme la rédactrice tient ses enfants au courant de la vie de leur père, l’ensemble des textes permet à la fois de reconstituer l’activité de l’industriel, d’éclairer certains traits de sa personnalité et surtout de cerner sa relation avec son épouse, jetant un éclairage subtil sur les rapports de subordination dans le couple et sur la façon dont se négocient les décisions de la vie quotidienne. On notera, en particulier, que le monde des affaires appartient à la fois à l’espace public et à l’espace privé et que, en tant qu’épouse, Anne-Marie suit de près les décisions qui pourraient affecter la fortune familiale.

Par ailleurs, Denis Saint-Jacques note que « les femmes, dans leurs récits, se replacent dans la sphère domestique malgré leur éloignement physique ; elles projettent aussi l’image de l’épouse et de la mère dévouée, ou de la femme humble guidée par son devoir de chrétienne ». C’est effectivement une tonalité des journaux-lettres d’Anne-Marie Palardy. Mais un autre texte qu’elle a rédigé témoigne aussi du fait que, pour elle comme pour d’autres femmes de son temps, le voyage correspond à une forme d’accomplissement personnel. Évoquant ce qu’elle nomme ses « notes de voyage » dans le livre de famille – dit aussi scrapbook – où elle consigne tous les événements marquants de la vie familiale, elle affirme nettement que :

ces voyages ont toujours été splendides, […] j’y ai bien étudié sur place pays et peuples et […] je tâche maintenant de mettre en pratique ce que j’ai admiré et surtout de continuer d’agrandir et d’étendre ma manière de voir et de juger les choses. Comme le voyage est un grand livre et bienheureux sont ceux à qui cet immense avantage est départi [11] !

(ill. 2)

Mes voyages d’Europe [Le livre de famille], 1907-1914. BAnQ, Centre d’archives du Saguenay–Lac-Saint-Jean, fonds Famille Dubuc (P1, D144, P115). Num.

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On trouve l’écho des mêmes points de vue dans les journaux de voyage utilisés par Cecilia Morgan dans son étude des voyages transatlantiques effectués par la bourgeoisie canadienne-anglaise [12]. Cependant, ce qui nous intéressera ici sera non pas la vision de l’ailleurs qu’offrent les écrits d’Anne-Marie Palardy mais leur focalisation domestique qui, paradoxalement, jette une lumière précise sur la conception de la famille, les rapports individuels et les modes de vie dans le Canada français du début du xxe siècle. Ils vont nous éclairer sur un couple peu ordinaire. J.-É.-A. Dubuc et son épouse se situent en effet à la marge de la société traditionnelle. Ils appartiennent au milieu de la très grande bourgeoisie d’affaires [13] et s’inscrivent à la fois dans la culture « coloniale » des élites des dominions et dans la culture canadienne-française de leur époque, qui valorise le cercle familial élargi, l’attachement au catholicisme et une certaine conscience de soi. Les écrits de voyage d’Anne-Marie Palardy vont nous permettre de comprendre de l’intérieur les tensions auxquelles est soumis ce modèle et la façon dont l’écriture contribue à le transmettre et à le renouveler.

Enfin, ces journaux-lettres appartiennent aussi au genre du journal intime, dont ils assurent certaines fonctions : introspection, analyse des situations, représentation de soi et des autres. Cette dimension induit des tensions dans le texte, en particulier pour ce qui se rapporte au protocole de lecture. Anne-Marie indique parfois que des passages entiers ne doivent pas être lus à certains destinataires. L’intimité à la fois cachée et dévoilée ici n’est pas celle de l’individu mais celle de la famille.

Cette triple dimension du texte produit au total des documents foisonnants, qui peuvent être abordés à partir d’un grand nombre de points de vue. Seules quelques perspectives seront considérées ici.

La dimension épistolaire et ses enjeux

Nous verrons en premier lieu comment, tout en maintenant le lien avec la famille, les journaux-lettres en redéfinissent le périmètre et permettent à leur rédactrice de réinventer son statut de mère. Dans ce cas, la dominante épistolaire l’emporte : les journaux-lettres servent avant tout à affirmer un lien.

Cerner les contours de la famille

Anne-Marie, dès son premier voyage, définit pour ses journaux-lettres un protocole de lecture singulier qui, indirectement, nous éclaire sur ce qu’elle considère comme étant « la famille ». Elle demande en effet que ses envois soient lus à haute voix, par ou pour ses enfants et quelques proches. Lorsque les destinataires ne sont pas ensemble, elle organise la circulation et la conservation de ses écrits. Certains carnets gardent la trace de réexpéditions à divers destinataires et attestent que les enfants adhèrent au dispositif instauré par leur mère [14](ill. 3).

(ill. 3)

Journal du voyage de janvier 1920, f. 37. BAnQ, Centre d’archives du Saguenay–Lac-Saint-Jean, fonds Famille Dubuc (P1/135).

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La liste des destinataires nous indique comment la rédactrice conçoit le noyau familial et l’évolution de celui-ci. Par exemple, certaines lettres, dans les premiers envois, comprennent des salutations adressées aux domestiques, salutations qui vont rapidement disparaître. Cela renvoie à un statut de la domesticité, déjà archaïque en 1907, selon lequel les domestiques sont considérés comme faisant partie de la famille [15]. Demeure en revanche, comme destinataire permanente des envois, la gouvernante des jeunes filles, mademoiselle Beckett, dite Nannie [16], qui conservera son poste pendant plus de 20 ans. Cela illustre un fait par ailleurs connu : le statut privilégié des gouvernantes, qui ne font pas partie, à proprement parler, de la domesticité. Nannie en arrive même à se substituer à la maîtresse de maison, par exemple en 1920 lorsqu’elle doit, en l’absence de cette dernière, accueillir à Chicoutimi de riches Anglais en voyage. La conversion de Nannie au catholicisme est un événement qui lui permet de prendre une place encore plus grande dans le cercle familial, comme en témoigne la relation de la cérémonie – à la cathédrale de Chicoutimi – dans le journal de famille. On ne s’étonnera donc pas qu’elle soit dépositaire des secrets et de l’intimité de la famille lorsqu’en 1923 Anne-Marie lui confie, à l’insu de son mari, des éléments relatifs à une négociation commerciale dont dépend la fortune familiale et dont elle pense qu’elle doit les partager avec son fils aîné [17].

Par ailleurs, Anne-Marie Palardy a une claire conscience des hiérarchies qui ordonnent les membres du cercle familial et amical, du plus proche au plus lointain, en suivant un ordre précis, manifesté par la formule de salutation utilisée. Signe d’une certaine émancipation vis-à-vis des codes traditionnels, Anne-Marie termine en 1920 l’une de ses missives en énumérant de façon quelque peu désinvolte des salutations à distribuer « à chacun selon son rang [18] ». Certains membres de la famille peuvent cependant être exclus du cercle des lecteurs, malgré leur proximité. C’est parfois une question de délicatesse : Anne-Marie, lors de l’un de ses premiers voyages, ne souhaite pas faire lire à une parente gravement malade des lettres qui témoignent de son plaisir de voyager. Dans d’autres cas, il s’agit de différends qui portent sur la légitimité d’un mode de vie mondain ou sur les formes de l’écriture. En 1920, elle précise :

P.S. Ne lisez mes lettres à personne qu’à mes enfants, Nannie et Hectorine. Faites bien attention à cette recommandation. Ces lettres écrites […] à la course ne peuvent affronter la censure d’une tante Ange et d’un neveu Gagnon. À bon entendeur, salut. Anne-Marie [19].

Dans ce cas précis sont écartés du cercle des lecteurs une dame âgée, attachée aux valeurs traditionnelles de la société de Québec et portée à désapprouver le style de vie mondain de sa jeune parente lorsqu’elle est en voyage, ainsi qu’un neveu qui, au nom d’une conception plus traditionnelle de la culture, a émis des remarques critiques sur le style d’Anne-Marie, concis, rapide et imagé. Les indications concernant les lecteurs autorisés ont donc une fonction pratique : elles visent à éviter les conflits et à réguler les relations dans le cercle familial élargi. Ce faisant, elles nous permettent d’avoir une idée de ce qu’on désigne du nom « famille » dans ce milieu à cette époque. On ne sera pas réellement surpris, dans la mesure où c’est l’une des marques de la modernité, de voir que celle-ci se resserre sur le couple et sur ses enfants. On ne s’étonnera pas non plus de voir que la conception patrimoniale de la fortune permet d’insérer ce qui pourrait ressembler à une correspondance d’affaires dans ce courrier familial, avec une priorité donnée, dans l’accession au statut d’interlocuteur responsable, à l’aîné des fils.

Réaffirmer le lien

Ces écrits qui s’inscrivent, on l’a vu, dans une économie de l’épistolaire [20] ont pour fonction de maintenir de façon symbolique et pratique un lien en permanence réaffirmé et renouvelé entre l’expéditeur et le destinataire. Cette fonction est essentielle dans les journaux-lettres d’Anne-Marie Palardy, car ses longues absences soulèvent une contradiction entre son statut de mère (qui devrait rester auprès de ses enfants), d’épouse (qui doit et désire accompagner son mari), de maîtresse de maison (qui profite de ses voyages pour effectuer les achats nécessaires à un train de maison correspondant à son statut social) et de femme, qui prend un plaisir personnel et tout égoïste au voyage.

Les journaux-lettres sont ainsi saturés de passages dont la fonction est avant tout de maintenir le lien avec la famille restée au Québec. Dans les années 1920, alors que ses enfants sont déjà grands, Anne-Marie Palardy les supplie, ainsi que Nannie, de tenir eux aussi un journal et de le lui envoyer afin qu’elle puisse les sentir vivre au jour le jour, ce qu’ils se gardent semble-t-il de faire, sans doute par incapacité et par volonté de préserver leur indépendance. Pour la mère de famille, le maintien des liens passe par l’instauration d’une certaine transparence. La narratrice dit « tout » du menu de ses journées et parfois de ses nuits, de ses malaises, des repas. Elle espère ainsi non seulement être présente aux yeux de ses correspondants mais aussi pouvoir assurer en retour la surveillance qu’une bonne maîtresse de maison de son époque exerce sur sa maisonnée. Espoir déçu, évidemment, ne serait-ce que parce que la transmission des lettres prend une semaine au minimum et plus souvent une quinzaine, ce qui rend l’entreprise illusoire. Le texte s’emplit alors de scènes où la narratrice se montre en train de penser aux destinataires. À la vue d’un petit garçon qui les sert, elle et son mari, à Rome en 1907, elle pense à son fils laissé au Canada et fond en larmes [21]. D’autres envois, surtout au moment du retour, sont occupés plus qu’à moitié par des protestations d’attachement : à ce moment, le message n’informe plus sur rien d’autre que les sentiments de son auteur. Le fond du problème est dans la contradiction qu’il y a à laisser ses enfants pendant plusieurs mois tout en protestant de son désir de rester auprès d’eux.

Épouse, mère et femme : affrontements symboliques

Ceci peut être lu comme une émotion d’ordre individuel : la douleur d’une mère séparée de ses enfants. Cependant, on peut aussi constater qu’Anne-Marie, pour résoudre cette contradiction, supporter cette tension et la faire accepter à ses correspondants, a recours à des éléments qui sont de l’ordre de la culture collective et qui s’inscrivent dans un ordre social. Deux figures symboliques s’affrontent : celle de l’amour maternel et celle de l’amour conjugal.

Tout un ensemble de références est convoqué pour rendre acceptables ces absences. En premier lieu, l’arrière-plan social autorise les familles de la haute bourgeoisie à faire élever leurs enfants par une nurse. Mais confier les enfants à Nannie, c’est afficher l’adoption d’un mode de vie qui ne fait sans doute pas l’unanimité dans la bourgeoisie de Sherbrooke ou de Québec, où vivent les soeurs et les belles-soeurs de la famille Dubuc. C’est peut-être pour atténuer ce que cette façon de faire peut avoir de choquant qu’Anne-Marie va transformer le statut de la gouvernante des enfants. De nurse, Nannie va devenir une amie, un substitut, un autre soi-même, tout en conservant une position subalterne dans la maison.

Par ailleurs, les absences d’Anne-Marie peuvent se justifier par des éléments qui appartiennent à la culture médicale du temps. En 1909, elle est convaincue par son époux de l’accompagner en Europe, car sa santé est en danger. Elle a fait deux séjours à l’hôpital à Québec et semble souffrir d’une sorte de dépression nerveuse. C’est pour son bien à elle, considérée comme un individu, qu’on décide qu’elle ne passera pas un nouvel hiver seule à Chicoutimi. Le voyage de 1909 en Europe a ainsi deux buts acceptables socialement : la Côte d’Azur, pour reconstituer sa santé (ils séjournent à Hyères), et Lourdes, afin de prier auprès de la vierge des malades.

L’amour conjugal est enfin un argument avancé et défendu par Anne-Marie elle-même pour justifier ses voyages. C’est auprès de son époux qu’elle trouve réconfort et tendresse. Elle le répète fréquemment, ce qui peut parfois paraître surprenant dans des écrits destinés principalement à ses enfants et à leur nurse. Les carnets que remplit Anne-Marie ont alors une fonction de confident, comme le journal intime, plutôt que de lettre. Mais on peut imaginer que ces longs passages, qui peuvent sonner comme une justification vis-à-vis de la famille restée au Québec, ont aussi une sorte de fonction formatrice à l’égard des enfants : Anne-Marie y réaffirme ce que, à ses yeux, doit être un couple. Lors du voyage de 1914, elle insiste, par exemple, sur la nécessité de tenir compagnie à son mari dans des circonstances professionnelles difficiles, mais elle rapporte aussi combien leurs compagnons de voyage admirent le couple amoureux qu’elle forme avec son époux.

Enfin, les activités liées au statut social de la famille forment un ensemble de justifications implicites et dessinent les contours des responsabilités d’une mère de famille dans ce milieu à cette époque. Anne-Marie Palardy décrit minutieusement les achats faits dans les grands magasins parisiens et londoniens pour ses enfants et pour sa parentèle en associant ces courses sans cesse recommencées aux responsabilités d’une bonne mère de famille. C’est « mon business », affirme- t-elle, expliquant à ses enfants que courir les magasins pour les habiller est une façon de penser à eux [22]. En 1920 et 1923, c’est la nécessité de préparer le possible mariage de sa fille dans l’aristocratie parisienne qui explique les longs séjours à Paris. Enfin, les destinations religieuses sont elles aussi légitimes dans la mesure où elles s’inscrivent dans un projet familial. À Rome, à Lourdes, Anne-Marie prie longuement et fréquemment pour ses enfants et sa famille et les recommande à la Vierge, les associant en quelque sorte au voyage.

(ill. 4)

Illustration du paquebot La Provence parue dans la brochure La Lorraine (Compagnie générale transatlantique), décembre 1911. Centre d’archives du Saguenay–Lac-Saint-Jean, fonds Famille Dubuc (P1, 1.8/183-6-1.3)

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Mais le voyage se justifie aussi en lui-même, en fonction du plaisir qu’il procure et de l’enrichissement personnel qu’il entraîne. Anne-Marie, on l’a vu, le dit explicitement dans les pages du livre de famille consacré aux voyages en Europe. Le voyage est ici considéré dans sa fonction traditionnelle comme permettant d’acquérir l’usage du monde. Le souhait d’emmener les enfants n’est que la conséquence de cette conception, alors répandue, du voyage. Elle écrit : « Le rêve de ma vie, c’est de faire un voyage en famille. Laissons grandir de quelques années notre chère Esther et alors nous songerons à exécuter ce superbe projet [23]. » Emmener les enfants permet de résoudre la contradiction qu’impose le fait de laisser ses enfants à Chicoutimi et s’inscrit dans le projet éducatif familial.

Toutes ces dimensions de la question de l’absence s’entremêlent au fil de l’écriture pour se résoudre, en général, dans les plaintes réitérées qui clôturent les carnets au moment de leur envoi à leurs destinataires : plus le moment du retour approche, plus le désir de revoir les absents devient intense. Le texte entier du journal-lettre acquiert une sorte de dynamique qui culmine dans le retour au pays. Ce moment est vécu comme un prélude au retour dans la famille. Le territoire lui-même se charge alors d’un paroxysme d’émotions où le sentiment national se confond avec l’amour maternel. En 1909, alors que le bateau du retour approche de Halifax (ill. 4), Anne-Marie écrit :

Le soleil se lève glorieux dans le ciel d’un bleu d’azur. C’est enfin notre beau soleil du Canada. C’est la belle journée d’hiver canadien. Pour rendre le spectacle plus grandiose, les dernières pluies avaient couvert de glace les branches des arbres, ce qui donnait à travers le soleil radieux des millions de reflets de diamants. C’était assurément « Glorious », aussi je me repris à chanter « O Canada, mon pays, mes amours ». […]

Nous descendons au téléphone et le soleil canadien m’a fait battre le coeur. C’est le temps de le dire que le voeu de mes rêves est accompli ! Les enfants au téléphone ! Mon coeur se dilate. Comme j’ai été vraiment heureuse de les entendre tous [24].

(ill. 5)

Illustration au dos de la brochure intitulée Saloon Passenger List (Empress of Britain, Canadian Pacific Railway Company), 1907. BAnQ, Centre d’archives du Saguenay–Lac-Saint-Jean, fonds Famille Dubuc (P1, 1.8/183-6-1.2).

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Journal de voyage, journal intime : les secrets de la transmission

Les écrits d’Anne-Marie Palardy ont aussi pour but d’assurer la transmission d’un savoir-vivre dans un groupe social en transition. C’est alors la fonction d’introspection attachée à l’écriture quotidienne qui peut sembler la plus importante puisqu’il faut méditer sur le monde pour en transmettre la complexité (ill. 5). Le texte se fait alors à la fois journal de voyage et journal intime [25]. Du journal de voyage, le texte conserve la structure. Il est écrit au jour le jour et relate les événements dans l’ordre où ils ont eu lieu. Cela suppose évidemment un travail de choix et d’interprétation : qu’est-ce qui mérite d’être raconté ? Et si on le raconte, comment le fait-on ? Avec quel degré de précision ? Anne-Marie Palardy s’arrête souvent sur la question. En premier lieu, elle est sensible au fait que le genre impose de se tenir à l’intérieur de certaines bornes : on ne peut relater que ce que l’on a vécu. Une deuxième limite se trouve dans l’adéquation du propos aux attentes supposées du lecteur. Quand ses enfants sont petits, Anne-Marie se rend bien compte qu’ils peuvent difficilement apprécier certains récits. Elle spécifie alors que le récit s’adresse à l’aîné ou à Nannie… Jamais, en revanche, elle n’adapte son écriture à l’âge des destinataires, bien qu’elle s’inquiète à l’idée d’ennuyer les garçons, par exemple lorsqu’elle est réduite à passer de longues journées à magasiner à Londres.

Très variés dans les sujets abordés, les journaux d’Anne-Marie Palardy semblent remplir une grande diversité de fonctions. Nous nous arrêterons ici sur trois d’entre elles : la fonction classique d’introspection ; la fonction d’analyse de la situation ; enfin, moins classique, la fonction de démonstration qui a une dimension pédagogique : « C’est ainsi qu’il faut vivre », semble écrire Anne-Marie à ses enfants alors qu’elle relate par le menu ses activités.

Introspection et religion

La forme d’un journal-lettre dont on ne maîtrise pas la diffusion au sein du cercle des proches n’est pas particulièrement favorable à l’introspection. Les passages de cet ordre sont donc rares et appartiennent plutôt au registre religieux. Anne-Marie n’hésite pas à faire partager à ses lecteurs les émotions religieuses qu’elle éprouve, sans doute parce que celles-ci sont licites et valorisées dans sa culture. Ces émotions religieuses servent de médiation pour dire les sentiments qu’elle porte à ses enfants, à sa famille, à son mari, même.

La prière du soir est l’occasion d’un retour sur soi. Anne-Marie remercie beaucoup la Vierge, lui fait part de ses craintes, lui demande des choses, promet en retour. C’est une forme de religion familière (et familiale) très tournée vers les protections matérielles. L’hypertrophie de la famille y est saisissante (et peut être accentuée par le contexte du voyage) : on prie pour que les enfants ne soient pas malades, que le retour se fasse bien, que les affaires du mari prospèrent ; on remercie pour les grâces accordées… La famille proche et les enfants sont seuls présents dans ce registre de prières qui suscite à la lecture une sensation d’enfermement [26]. La religion est aussi le vecteur par lequel l’auteure cherche à dompter son caractère : trop vive, prompte à se fâcher avec son mari, elle s’exerce à la patience et, pour les drames qui la touchent, met « ses douleurs au pied de la croix ». On touche ici du doigt la façon dont le culturel s’inscrit dans ce qui est le plus individuel. C’est dans le registre appris du religieux que l’auteure de ces textes exprime et, donc, vit ses émotions intimes.

Analyse des sentiments et des relations

Le fait que le journal-lettre est adressé aux enfants lui donne une dimension particulière : il montre comment on doit vivre en société, et plus précisément dans une certaine société où Anne-Marie Palardy fait ses premiers pas seule, sans modèle. Son expérience et celle de son mari doivent servir à leurs filles et à leurs fils. Le texte témoigne de la façon dont la transmission des codes sociaux et des modèles de comportement se fait à l’intérieur de la famille. En premier lieu, il enseigne à décoder les situations. Parce que sa lecture est confinée dans le cercle familial, le journal-lettre est non seulement le lieu où peuvent être examinés les sentiments de son auteure mais aussi celui où peuvent être évaluées, jaugées, les émotions des autres. C’est l’endroit où, en les mettant par écrit, on peut revenir sur les paroles dites, soupeser les actions, tenter de comprendre les relations réelles, les motifs avoués ou cachés. Dans une société où l’une des fonctions des femmes est d’assurer la régulation des relations mondaines et familiales, l’expertise en ce domaine est une compétence. Anne-Marie Palardy l’exerce et, en le racontant, en transmet l’expérience à ses enfants, exerçant son double rôle de mère de famille et d’éducatrice. Évaluer les intentions des uns et des autres est un art : on le voit très bien dans les journaux des voyages de 1920 et 1923 à Paris, où ce qui est en jeu, c’est le mariage de la première fille de la famille, Marie, au sein de la haute aristocratie parisienne. Comme mère de famille, Anne-Marie doit démêler les intentions exactes des uns et des autres, jauger le milieu dans lequel pourrait entrer la jeune fille, évaluer ses chances de bonheur. Ce qu’elle fait, non sans finesse, et que le statut du journal-lettre lui permet de soumettre au jugement de Nannie et des enfants les plus grands. Témoin ce compte rendu d’une réception en présence des princes d’Orléans en juin 1923 à Paris :

Pour ma part, cette nouvelle expérience m’a mise très peu enthousiaste de tous ces gens. Il n’y a que le nom qui compte. Peu de valeur intellectuel [sic] ou pas du tout, valeur moral [sic] non plus, extérieur atroce. Bref ! Je faisais toutes ces réflexions après mon retour et je me disais : Eh ! bien une réunion chez nous est infiniment plus intéressante et moins ordinaire. Pour ma part, quoique on a été très aimable pour nous, je n’accepte plus aucune de ces sortes d’invitations [27].

Éducation des filles et des garçons aux relations mondaines

En cette occasion, il apparaît que le journal-lettre a une dimension éducative, même si cette dernière demeure implicite. À l’adresse des jeunes filles et des garçons, le texte fourmille d’indications sur la façon de se tenir dans le monde et, plus précisément, sur la nécessité de jauger les inconnus en fonction d’un système social de représentation du monde qui est celui de ce milieu et de ce temps. À cet égard, les rencontres faites pendant la traversée de l’Atlantique posent un problème particulier dans la mesure où l’on sort du système des relations réglées par les présentations qui permettent à l’aristocratie et à la bourgeoisie de limiter et de contrôler la qualité et le nombre des individus avec lesquels les gens sont mis en relation.

(ill. 6)

Dans l’ordre habituel :

J.-É.-A. Dubuc et le personnel administratif de la pulperie de Chicoutimi, juillet 1913 (détail). BAnQ, Centre d’archives du Saguenay–Lac-Saint-Jean, fonds Joseph-Eudore Le May (P90, P69978). Num.

Pulperie de Chicoutimi, après 1905. BAnQ, Centre d’archives du Saguenay–Lac-Saint-Jean, fonds Joseph-Eudore Le May (P90, P67883). Num.

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Ce souci d’évaluer avec précision la qualité d’une relation est une dimension de la vie de couple dans la mesure où les activités mondaines auxquelles est invitée la narratrice sont directement liées à l’évolution des affaires de son mari. J.-É.-A. Dubuc, en effet, voyage en Europe pour trouver des capitaux et des débouchés à ses entreprises canadiennes (ill. 6). Il noue ainsi, avant 1914, une relation essentielle avec Frederick Becker, importateur de pâte à papier en Grande-Bretagne, qui lui ouvre par ailleurs l’accès à des capitaux anglais et écossais. L’épouse de M. Becker va piloter Anne-Marie Palardy dans diverses réceptions londoniennes qui ne sont pas toutes des parties de plaisir pour l’épouse de l’homme d’affaires canadien. Elle relate à ses correspondants qu’elle s’y sent parfois méprisée : comme catholique, par exemple. Il faut distinguer les invitations que l’on peut refuser de celles auxquelles on ne peut se soustraire. En 1923, alors que Frederick Becker est au bord de la faillite et que des conflits importants affectent ses relations avec J.-É.-A. Dubuc, les relations d’Anne-Marie Palardy et de madame Becker sont tendues sous un vernis de politesse. Anne-Marie s’épanche dans son journal : jusqu’où peut-elle aller sans nuire à la position de son mari ? Avoir été obligée, à la demande de ce dernier, de rendre visite à madame Becker alors que cette dernière arborait une grande toilette de présentation à la cour la met en rage :

Les plumes blanches dans la tête donnaient grand air. Malgré ces toilettes et ce fla fla, ce sont des mal élevés, tous tant qu’ils en sont. Je suis rentrée rageant, pestant et suppliant mon cher mari de nous délivrer de ces gens dont la compagnie m’est odieuse à cause de leur insolente omnipotence [28].

Le journal-lettre a clairement ici une double dimension : il sert à son auteure à épancher des sentiments qu’elle ne peut énoncer en public et qui seront gardés en sûreté à l’intérieur de sa famille par les lecteurs autorisés ; il montre aussi aux enfants comment l’épouse d’un homme d’affaires doit se comporter. La frontière entre vie privée et vie publique est ici ténue, et le confinement de la femme dans la sphère privée, subtilement renégocié.

Acheter : un système de signes

Les journaux-lettres ont une autre dimension éducative implicite, visible dans les pages apparemment triviales consacrées aux achats faits dans les grands magasins londoniens ou parisiens. En effet, fidèle à sa promesse de raconter « tout ce qu’elle fait », Anne-Marie Palardy tient un compte minutieux des achats de vêtements, d’accessoires de voyage, de linge de maison et même de bijoux ou de meubles qu’elle effectue pour elle-même ou pour ses connaissances et ses parentes de Québec ou de Chicoutimi. Il y a là un rituel qui nous renseigne sur la façon dont une famille canadienne-française adopte les modes de vie de la grande bourgeoisie ou de l’aristocratie européenne du temps [29].

Dans l’économie symbolique du début du xxe siècle, le vêtement est à lire comme un signe, plus précisément comme un signe d’appartenance. Les vêtements masculins seront faits à Londres chez certains tailleurs particuliers dont on reconnaîtra la coupe ; les robes du soir, à Paris ou à Londres, selon le cas ; les vêtements d’enfants seront plutôt achetés à Londres, tout comme ceux qui seront fournis à Nannie ou à quelques domestiques, tandis que la lingerie viendra de Paris. Il y a là toute une grammaire du vêtement qu’Anne-Marie s’enorgueillit de maîtriser. Elle répète d’ailleurs à plusieurs reprises que ces achats représentent son « business » et décrit ses courses dans les magasins comme un travail. Cela demande aussi des compétences sur le plan symbolique : acheter à Paris une robe « trop jeune » est une erreur ; reconnaître le « chic » parisien est difficile. À cet égard, l’après-guerre demande un réapprentissage fastidieux : le raccourcissement des robes et la transformation des coupes remettent en question les repères ; pourtant, l’enjeu peut être important. Ainsi, en 1920, Anne-Marie doit réussir à acheter rapidement à Londres des robes qui permettront à sa fille Marie et à elle-même de prouver qu’elles maîtrisent les codes du milieu parisien dans lequel la jeune fille pourrait entrer. L’épreuve est passée avec succès, comme en témoigne le soulagement perceptible dans le récit d’un après-midi mondain chez la princesse de Bourbon. Il a fallu faire une révérence : « Marie dit qu’elle s’en est bien tirée », et pourtant, « Marie n’avait pas la robe qu’il lui fallait [30] ».

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Au cours des 20 dernières années, de nombreux travaux, en particulier la publication des journaux personnels et des écrits d’Henriette Dessaulles [31] et de Joséphine Marchand-Dandurand [32], ont permis de cerner la figure privée et publique de femmes auteures éduquées dans un milieu assez analogue à celui dans lequel est née Anne-Marie Palardy, fille d’un médecin de Saint-Hughes, près de Sherbrooke [33]. Peut-on rapprocher les écrits d’Anne-Marie Palardy de ceux de ces pionnières de la littérature féminine au Québec ? La différence essentielle est que les écrits d’Anne-Marie Palardy étaient conçus pour demeurer au sein du cercle familial, dont ils ne sont jamais sortis. Certes, le journal de jeune fille d’Henriette Dessaulles a une tonalité assez proche de celui que tient Anne-Marie Palardy un peu plus tard dans le siècle, tonalité dont nous n’avons pas parlé ici. Centré sur les menus événements du quotidien, il permet de voir l’évolution psychologique d’une jeune fille. On est assez loin, cependant, de ce qui forme la trame des journaux-lettres : la confrontation d’Anne-Marie Palardy, épouse et mère de famille, avec la société cosmopolite de son temps. Par ailleurs, les préoccupations féministes et sociales de Joséphine Marchand-Dandurand demeurent, pour l’essentiel, étrangères à l’épouse de J.-É.-A. Dubuc. Ce qui fait l’intérêt des écrits d’Anne-Marie Palardy, c’est qu’ils permettent de voir, dans le cas particulier de la grande bourgeoisie industrielle du Québec, comment, à travers mille interactions, se construit et se transmet une expérience originale de la modernité. Le contrôle de la circulation de l’écrit au sein du cercle familial permet de s’y exprimer librement ; dès lors, la famille se révèle à la fois un vecteur puissant de transmission d’un modèle social et le laboratoire de sa relative modernisation.