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Le décès de Leo Panitch en décembre dernier était un moment triste pour toutes et tous qui ont connu son influence, à la fois à travers son travail extensif en économie politique et dans son rôle de professeur pendant plusieurs années à l’Université York. Dans cet ultime ouvrage de Panitch, avec la collaboration de Colin Leys, nous avons la chance de bénéficier d’une analyse de l’actualité politique par deux grands intellectuels canadiens de mémoire longue.
Searching for Socialism raconte l’histoire de l’aile gauche du Parti travailliste britannique depuis les années 1960 jusqu’aux élections générales de 2019. Ce livre fait le suivi d’un livre antérieur par Panitch et Leys : The End of Parliamentary Socialism: From New Left to New Labour, paru en 2001 chez Verso. Les cinq premiers chapitres traitent essentiellement de la même période que ce dernier, soit de 1965 à 2000 environ. Mais le virage dramatique et même inédit du parti vers la gauche sous le leadership de Jeremy Corbyn entre 2015 et 2019 semblait nécessiter un grand travail de mise à jour.
Sur le plan méthodologique, l’ouvrage mobilise surtout une grande littérature militante qui représente les idées de plusieurs tendances du parti depuis les années 1960. L’ouvrage n’est pas lourd en concepts théoriques, mais il entretient un dialogue avoué avec les thèses classiques de Ralph Miliband et Robert Michels sur les partis politiques de gauche. Les dilemmes articulés par ces auteurs, comme les tendances oligarchiques des partis de masse, et l’imputabilité des parlementaires élus envers un mouvement socialiste extraparlementaire – bref, tout un ensemble de défis liés à la démocratie interne d’un parti socialiste – ont été vécus par plusieurs générations successives de la gauche britannique.
Dans le chapitre 2, Panitch et Leys racontent l’émergence de la « nouvelle gauche » auprès des jeunes militantes et militants travaillistes dans les années 1960. À cette époque, les gouvernements travaillistes ont provoqué beaucoup de déception au sein du parti. Ils ont adopté des mesures de déflation économique, comme un gel des salaires, et se sont positionnés contre la vague croissante de militantisme syndical dans le milieu industriel. La nouvelle gauche a d’abord rejeté le parlementarisme pour prioriser le travail auprès de divers mouvements sociaux. Mais à partir du début des années 1970, il y a eu un retour vers le Parti travailliste dans le but de le rendre plus démocratique et plus authentiquement socialiste. Le député Tony Benn, motivé par sa propre expérience de déception comme ministre sous le gouvernement de Harold Wilson, a émergé comme un personnage clé allié à la nouvelle gauche. Panitch et Leys se servent des discours et des journaux intimes de Benn comme sources tout au long du livre. Ils soulignent aussi l’importance de la montée d’une culture de plus en plus radicale parmi les dirigeants de plusieurs syndicats nationaux.
Le chapitre 3 aborde le conflit des années 1970 sur la politique économique. Cette conjoncture représentait un moment de crise pour le keynésianisme traditionnel face à la montée de la compétition économique internationale. La réponse du gouvernement travailliste de James Callaghan présageait la logique du thatcherisme qui le suivrait, ne voyant d’autre solution que de s’attaquer à l’inflation en supprimant les salaires. Au cabinet, Benn mettait de l’avant une stratégie alternative basée sur des contrôles de capitaux et d’importations. Le gouvernement n’était pas prêt à suivre cette voie, craignant l’opposition féroce du milieu des affaires et des conséquences en relations internationales. Pour Benn et ses alliés, cette expérience a démontré que les enjeux de politique économique et de démocratie intrapartisane étaient foncièrement liés. Pour appuyer un gouvernement qui veut contester sérieusement le capital, il faut un parti qui est capable de mener une lutte parallèle afin de bâtir l’appui populaire au niveau des communautés et de l’opinion publique.
Le chapitre 4 trace les efforts de la Campaign for Labour Party Democracy (CLPD) pour diminuer les privilèges et l’autonomie de la section parlementaire (Parliamentary Labour Party, ou PLP) et accroître le degré de démocratie interne. Le CLPD a remporté certaines victoires, notamment l’introduction de la « mandatory reselection », c’est-à-dire l’obligation pour un député d’être investi comme candidat par son association locale à chaque élection. Avec l’accession de Michael Foot à la chefferie en 1980, la gauche semblait gagner en influence (chap. 5). Cependant, l’attitude conciliatoire de Foot auprès des éléments plus conservateurs a amené Benn à se présenter au poste de chef adjoint en 1981. Ce dernier a perdu de peu contre Dennis Healey. Après ce point-ci, les forces plus conservatrices associées à plusieurs syndicats et au PLP ont accru leur influence progressivement dans les organes internes du parti. La réinvestiture obligatoire a été abandonnée.
Faisant face à des gouvernements conservateurs radicaux à l’époque de Margaret Thatcher, la gauche travailliste se trouvait de plus en plus contrainte par un dilemme qui avait toujours existé : la tension entre le besoin de militer pour changer le parti à l’interne, et le besoin d’appuyer le succès électoral contre les conservateurs à tout prix (p. 110). Ironiquement, la défaite dramatique des travaillistes en 1983 était liée à la brève formation d’un parti concurrent, le Social Democratic Party, par des membres du PLP plutôt de droite. Après 1983, le nouveau chef, Neil Kinnock, et ses alliés du groupe Tribune, anciens partisans de la « soft left » ou gauche molle, ont déclenché plusieurs réformes dans le but d’accroître l’influence du chef et des cadres professionnels. L’arrivée de Tony Blair comme chef en 1994 représentait un virage encore plus dramatique dans le managérialisme, influencé par le Parti démocrate états-unien.
L’analyse des détails procéduraux de tous ces développements est riche et granulaire. Les grands thèmes incluent la tension entre un modèle plutôt plébiscitaire de participation par les membres et un modèle qui accorde davantage de légitimité à des organes intermédiaires, comme les syndicats affiliés. Certaines idées, par exemple celle de faire les élections internes sur la base d’un seul vote par membre individuel, ont eu un caractère ambigu dans le temps. Elles ont peut-être été conçues dans le cadre d’un effort de consolider l’influence du chef en contournant les syndicats, mais elles ont plus tard pu jouer en faveur de la gauche, notamment quand Corbyn a été élu chef en 2015 malgré l’opposition massive du PLP (chap. 8).
Pendant que Blair était au pouvoir dans les années 2000, plusieurs des membres de gauche ont quitté le parti et le leadership a bloqué plusieurs candidats de gauche à l’étape de l’investiture. Un petit regroupement de gauche a cependant survécu dans le PLP (dont Tony Benn, Diane Abbott, John McDonnell et Jeremy Corbyn) ; il était connu comme le Socialist Campaign Group (p. 161). Ils ont maintenu des liens serrés avec les mobilisations populaires extraparlementaires, par exemple contre la guerre en Irak et, plus tard, contre l’austérité du gouvernement de David Cameron. Si l’accession d’Ed Miliband comme chef en 2010 a entraîné une rupture avec la rhétorique pro-marché de Blair, Miliband demeurait attaché à la pensée traditionnelle en matière économique qui acceptait la nécessité des mesures d’austérité à la suite de la crise financière de 2008.
La victoire de Corbyn comme chef après la démission de Miliband en 2015 témoignait de l’importance de la posture anti-austérité de plusieurs grands syndicats, qui lui ont fourni un appui organisationnel indispensable. Panitch et Leys laissent la narration de ce processus au livre d’Alex Nunns de 2018, The Candidate (chez OR Books). Les chapitres 9, 10 et 11 offrent une analyse éclairée et techniquement sophistiquée du parti sous Corbyn. D’un côté, les évolutions organisationnelles sont très intéressantes, car elles démontrent la résurgence de la vision de démocratie interne qui avait été formulée dans les années 1970. On observe une revalorisation des congrès annuels comme enceintes démocratiques, la mise sur pied d’une section vouée à la mobilisation communautaire extraparlementaire, et des débats entourant la procédure d’investiture.
De l’autre côté, les auteurs présentent les forces et faiblesses de la pensée économique de Corbyn et son porte-parole en matière d’économie, John McDonnell. Comment réaliser un projet de société basé sur l’expansion de la propriété publique et la démocratie industrielle, une redistribution importante de la richesse, et une revitalisation du secteur manufacturier sur des lignes écologiques, face aux défis importants posés par la mobilité des capitaux et les pressions spéculatives sur la livre sterling ? McDonnell offrait plusieurs pistes de réponses, sans se prononcer de façon définitive sur certains points clés, comme les contrôles de capitaux.
Leo Panitch et Colin Leys observent que même avec la défaite du Parti travailliste en 2019 et la démission de Corbyn comme chef, il y a eu un changement de paradigme dans la politique britannique qui fait que le Parti conservateur ne défend plus l’austérité comme il l’avait fait auparavant. Le livre s’arrête à l’élection de 2019, dont les auteurs offrent une analyse critique. Les développements subséquents représentent tout de même un nouveau chapitre dramatique dans l’histoire interne du Parti travailliste. Le chef actuel, Keir Starmer, a provoqué une véritable guerre interne en 2020 et 2021 avec ses attaques contre l’héritage de Corbyn, allant même jusqu’à suspendre ce dernier temporairement du parti. Sur les plans rhétorique et organisationnel, Starmer semble essayer d’opérer un retour en quelque sorte vers le style de Tony Blair.
Searching for Socialism fournit du contexte historique très riche pour comprendre les dynamiques internes du Parti travailliste qui continuent à évoluer aujourd’hui. L’ouvrage exige parfois certaines connaissances de base en histoire économique et en parlementarisme britannique de la part du lecteur, et les descriptions détaillées de controverses procédurales et factionnelles pourraient s’avérer ennuyeuses ou difficilement accessibles pour certains. Mais pour les spécialistes des partis politiques et du mouvement syndical, ainsi que les lecteurs avec de l’expérience directe dans des partis ou des mouvements sociaux, il y a plusieurs discussions pratiques et stratégiques qui seront familières.