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La nécessité de faire une analyse de la droite en Alberta s’impose, selon Frédéric Boily, à la lumière des changements majeurs en politique et en économie canadiennes, tels que l’essor démographique/politique de l’Ouest canadien et l’importance des sables bitumineux dans l’économie nationale. La droite en Alberta demeure méconnue parce que la littérature existante ne tient pas suffisamment compte de la culture et de l’histoire politiques de la province. En mettant l’accent sur la culture politique albertaine ainsi que l’application des théories de la droite en science politique, Boily fait ressortir les grandes influences historiques, idéologiques, politiques et culturelles de la droite albertaine.
L’ouvrage est divisé en six chapitres qui analysent les différentes dimensions de la politique albertaine et canadienne. Le premier chapitre décrit la naissance de la culture politique albertaine comme un curieux mélange de radicalisme économique et de conservatisme religieux-social. Avant la montée de l’industrie pétrolière dans les années 1940, c’est l’économie politique du blé qui incite les fermiers albertains, assujettis aux banques et aux compagnies de chemins de fer, à développer une culture de contestation radicale. Certains leaders établissent une tradition de populisme qui rejette les partis politiques en faveur de la démocratie directe. Le pasteur William Aberhart, leader du Crédit social, ajoute un discours religieux conservateur à ce radicalisme et remporte les élections de 1935. Toutefois, selon Boily, le Crédit social d’Aberhart ne peut pas être qualifié de parti de droite, car celui-ci prône des interventions étatiques dans l’économie provinciale ainsi qu’une certaine égalité socioéconomique pour toute la population. C’est plutôt Ernest Manning, successeur d’Aberhart, qui amène le Crédit social plus à droite sur les plans économique et social afin de contrer le socialisme qui s’implante en Saskatchewan.
L’histoire politique de l’Alberta comporte donc de deux « droites » différentes : l’une est héritière du passé radical et prône un rôle actif de l’État dans la vie économique ; l’autre adopte des idées plutôt classiques de la droite. Au chapitre deux, Boily explique la continuité de cette tradition chez deux grands leaders des Progressive Conservatives (PC) dans cette province, Peter Lougheed et Ralph Klein.
Lougheed, comme Aberhart, n’est pas un premier ministre qu’on peut qualifier de « purement de droite », car il ne s’oppose pas à l’intervention de l’État dans l’économie albertaine. Lougheed cherche à établir un État actif et moderne afin de diversifier l’économie provinciale ; toutefois, d’une certaine manière, celui-ci peut être décrit comme un leader de la droite puisque, pour lui, c’est l’initiative individuelle et non la bureaucratie qui est à la base de la vie économique.
Klein, par contre, s’apparente davantage à Manning par sa vision et son style. Son programme de néolibéralisme mène à un retrait de l’État et à des coupures budgétaires ; il est plus populiste que Lougheed, se servant notamment des médias pour se donner l’image de l’homme du peuple. Mais Klein continue aussi la tradition du leader dominant en démantelant plusieurs comités du cabinet et en faisant preuve d’une grande autorité de prise de décision comme premier ministre.
Au chapitre trois, Boily explique la façon dont le Wildrose Party s’impose comme une nouvelle force dans la politique albertaine. Après la démission de Klein en 2004, le PC est affaibli par de nombreux conflits internes, et ce, jusqu’en 2012. C’est pendant ces années que le Wildrose Party gagne de plus en plus de vitesse. La popularité de ce parti, issu surtout de l’aile droite du PC, se nourrit de l’incapacité du PC à définir son conservatisme. Lorsque Alison Redford devient la nouvelle leader du PC en 2012, elle repositionne le parti en l’amenant plus à gauche afin de contrer l’essor du Wildrose ; les idées de Redford ressemblent plus à celles de l’administration de Lougheed qu’à celles de Klein. Par contre, la chef du Wildrose Party, Danielle Smith, adhère plutôt à la tradition articulée par Manning, Klein et Harper. Selon Boily, Smith et le Wildrose Party représentent une synthèse des idées de ces trois chefs.
Au chapitre quatre, Boily analyse les journaux albertains afin d’explorer la perception du Québec en Alberta. Selon lui, il faut comprendre le développement historique de l’Ouest canadien et de l’Alberta pour arriver à comprendre la façon dont l’Alberta perçoit le Québec, perception qui n’est pas aussi négative qu’on le croit. En effet, on voit souvent le Québec comme étant une inspiration en matière de relations fédérales-provinciales et d’autonomie provinciale. La critique du Québec relève surtout des différences majeures dans l’histoire politique des deux provinces. Par exemple, le multiculturalisme de l’Alberta – issu d’une immigration massive au début du XXe siècle – fait en sorte que la province a un caractère politique très différent de celui du Québec. De plus, cette histoire a tendance à marginaliser l’élément francophone de l’Alberta et de rendre l’identité francophone du Québec difficile à comprendre pour les Albertains. Ces différences n’empêchent pas ces derniers de construire une culture politique à travers leurs perceptions du Québec ; dans ce sens, Boily affirme que le Québec joue un rôle de « miroir » politique pour l’Alberta.
Le chapitre cinq traite de l’exploitation des sables bitumineux, une question de plus en plus incontournable de la politique albertaine (et canadienne). Selon l’auteur, il est important de comprendre la dynamique politique de cette exploitation, puisque c’est un élément central autour duquel les différentes formations politiques se définissent. Par exemple, la vision et la stratégie d’Alison Redford et de Stephen Harper en matière des sables bitumineux démontrent les différences entre les deux droites albertaines. Redford, héritière de la tradition de Lougheed qui veut un État entrepreneur, mène une campagne de publicité positive que Boily nomme « le multiculturalisme de l’énergie ». Celle-ci renforce l’idée de diversité géographique et économique du Canada et évoque les effets économiques positifs des sables bitumineux. Le gouvernement Harper, quant à lui, utilise une stratégie de « guerre culturelle » plus agressive basée sur la confrontation et des politiques économiques plus à droite.
Le dernier chapitre du livre offre une nouvelle perspective des « évolutions politiques » de Harper. Selon Boily, au lieu de mettre l’accent sur la fixité des idées de Harper, on doit plutôt comprendre ce dernier comme étant un amalgame de différents moments intellectuels de sa vie politique : sa formation idéologique et ses premières expériences politiques (années 1980 à 1997) ; ses années avec la National Citizens’ Coalition avant de prendre le pouvoir (de 1997 à 2006) ; et, une fois au pouvoir, son pragmatisme qui lui permet d’instaurer un programme politique qui change profondément le Canada. Même si certains éléments de la formation idéologique/philosophique de Harper n’ont pas changé depuis ses années de formation, il reste que son expérience professionnelle et politique a influencé sa façon de concevoir le Canada et l’Alberta. Par conséquent, c’est le réformisme et la tradition albertaine de conservatisme plus « pur » (le conservatisme de Manning et de Klein) et les idées de la droite albertaine qui ont le plus influencé Harper, que l’on voit présentement en politique fédérale.
La droite en Alberta a une richesse et une portée auxquelles il est difficile de rendre justice. Sur le plan de la méthodologie, le caractère multidisciplinaire du livre est une de ses plus grandes forces. Boily réussit à unifier de nombreuses théories sur la culture politique, les partis politiques, les leaders politiques et les médias aux recherches les plus récentes en fédéralisme canadien, en politique québécoise et en politique provinciale albertaine. Cette approche lui permet de bien situer la culture politique particulière de l’Alberta dans le contexte canadien et dans la littérature scientifique. L’analyse est non seulement ancrée dans une connaissance approfondie de l’histoire et l’historiographie de l’Ouest canadien, mais aussi dans l’usage de nombreuses sources journalistiques/politiques et dans une littérature théorique de sciences politiques canadienne, américaine, québécoise et européenne.
Une autre force de ce livre est son utilisation de la méthode comparative à de nombreux niveaux de l’analyse. L’auteur compare, par exemple, la culture politique de l’Alberta et du Québec afin de mieux présenter leurs ressemblances et le contexte de certaines particularités albertaines. Ainsi, pour éclairer l’importance de la religion dans la politique provinciale en Alberta, Boily souligne quelques ressemblances avec l’ère du Crédit social et le règne de Maurice Duplessis au Québec. Les lecteurs québécois et francophones seront très intéressés par la lecture des ressemblances et des divergences entre les deux provinces que Boily souligne. D’ailleurs, la comparaison et la juxtaposition des différents leaders albertains aident à bien comprendre que la culture politique de l’Alberta n’est pas monolithique. Finalement, la comparaison synchronique de la pensée/action politique de Harper permet à Frédéric Boily de dresser un portrait beaucoup plus complexe que celui de l’idéologue rigide.
Somme toute, cet ouvrage est une excellente synthèse de l’histoire politique de l’Alberta et du cheminement idéologique de la province. Le lecteur en retirera une meilleure compréhension de l’histoire politique de cette province ainsi que la politique canadienne contemporaine. La droite en Alberta est à recommander pour des spécialistes et des étudiants qui s’intéressent à la politique albertaine, au conservatisme au Canada et à la pensée politique de Stephen Harper.