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Thomas Perrin, chercheur à l’Université de Grenoble et expert des politiques culturelles en Europe, offre dans son ouvrage Culture et eurorégions : La coopération culturelle entre régions européennes un regard non traditionnel sur la construction européenne. Il se penche sur les relations entre autorités territoriales régionales, moins médiatisées que les relations entre États membres de l’Union européenne (UE). Selon lui, ces autorités contribuent de manière significative à l’intégration européenne, en développant nombre de réseaux et de projets de coopération avec leurs homologues, conduisant à l’établissement d’organisations appelées eurorégions. L’ouvrage s’intéresse en particulier à l’action culturelle comme moteur du développement eurorégional. À travers une analyse comparative de quatre eurorégions, deux situées dans l’arc méditerranéen occidental et deux en Europe du Nord-Ouest, Perrin relate des faits saillants du développement eurorégional des communautés culturelles historiquement « coupées » en raison de leur appartenance à des États différents ainsi que des actions culturelles liées à la volonté de construire des nouvelles identités régionales dans le contexte de la mondialisation. La progression du nombre des eurorégions au sein de l’UE, passant d’une trentaine au début des années 1990 à plus d’une centaine aujourd’hui, témoigne de l’importance de cette nouvelle dimension de la construction européenne.
Les deux concepts clés de l’ouvrage, la culture et l’eurorégion, sont définis de la manière suivante. Une eurorégion représente une organisation européenne de coopération transfrontalière et transnationale, regroupant des autorités territoriales allant en général de la commune à la région, associées pour la réalisation d’actions et d’objectifs communs, en fonction d’intérêts partagés. La culture est définie sous l’angle de la politique culturelle, comme objet de politique publique, développée et annoncée à travers les actions des autorités territoriales.
Aux fins de l’analyse, Perrin compare des études de cas, à partir de deux terrains principaux : Pyrénées-Méditerranée – qui associe des régions françaises avec des communautés autonomes espagnoles – et la Grande Région – qui regroupe des Länder allemands, des départements français, des régions belges et le Luxembourg. Afin d’approfondir davantage, il ajoute des exemples complémentaires : Alpes-Méditerranée – qui rassemble des régions françaises et italiennes – et Nord-Transmanche – région qui a associé dans le passé un comté anglais, une région française et trois régions belges.
Sur le plan théorique, Perrin s’appuie sur les travaux de Stein Rokkan qui, dans son analyse géohistorique des dynamiques de différenciation et de construction territoriale en Europe de l’Ouest, a mis en évidence le maintien de communautés culturelles « périphériques » aux constructions nationales, notamment dans les zones frontalières et transfrontalières. De même, l’auteur utilise des concepts clés provenant de l’analyse de Rokkan : des périphéries-interfaces, prises entre plusieurs constructions étatiques sans jamais être complètement intégrées (la Flandre, la Lorraine, la Savoie), et centres-ratès (terme utilisé par l’auteur pour désigner des centres d’intégration échoués), des territoires qui auraient pu bâtir leur propre centralité (la Catalogne, l’Écosse, la Bavière).
Méthodologiquement, l’analyse s’appuie sur des sources documentaires, plus de 500 références, se rapportant à la fois à la littérature scientifique et spécialisée du domaine, à des ouvrages produits par les institutions parties prenantes aux coopérations eurorégionales, ainsi qu’à une revue de presse régulière. L’observation documentaire est complétée par des données collectées lors de l’enquête de terrain. Parmi les gens enquêtés se trouvent des acteurs politiques, des artistes, des analystes et des spécialistes.
Le livre est divisé en cinq chapitres. Les deux premiers chapitres de contextualisation permettent de préciser le cadre sociopolitique dans lequel s’inscrit l’action culturelle eurorégionale, ainsi que les principaux jalons institutionnels et les enjeux qui président à son développement. Le chapitre trois s’intéresse à l’action culturelle mise en place dans la région Pyrénées-Méditerranée, qui semble conditionnée par l’action des régions membres. Les conclusions concernant cette eurorégion sont confirmées par les données provenant de l’eurorégion Alpes-Méditerranée. Le chapitre quatre porte sur les exemples en Europe du Nord-Ouest : la Grande Région et l’eurorégion Nord-Transmanche. Dans la Grande Région, l’action culturelle est mobilisée principalement comme productrice d’identité, selon le souhait et l’engagement des entrepreneurs politiques de cette eurorégion. Le cinquième et dernier chapitre met en perspective l’action culturelle eurorégionale. La mobilisation de la culture au service de la légitimation identitaire des coopérations eurorégionales apparaît comme un fil conducteur de l’action politique publique. Si le dynamisme du développement culturel est un indicateur de la construction d’une Europe « par le bas », à dimension post-nationale, il révèle aussi le statut hybride et inachevé de cette construction. La politique régionale de l’UE reste déterminée par les États européens par l’intermédiaire du Conseil européen et les prérogatives des autorités territoriales restent balisées par les États membres.
Cet ouvrage est riche sur le plan empirique. Cependant, l’auteur tombe dans un écueil commun à bien des politologues qui s’inspirent des approches ethnographiques. Il s’agit de la tendance à présenter la réalité comme une simple accumulation des faits divers, sans correspondance à des schémas théoriques. Malgré la brève référence aux travaux de Rokkan, l’ouvrage de Perrin demeure largement descriptif et a-théorique. D’où l’impossibilité de l’auteur de confirmer ou de rejeter des conclusions des autres experts dans le domaine des eurorégions et de l’intégration européenne comme James Scott, Markus Perkmann, Hans Knippenberg et Gabriel Popescu.
Une autre faiblesse de l’ouvrage, cette fois spécifique à Perrin plutôt qu’à sa version de l’approche ethnographique, est l’utilisation de l’Europe de l’Ouest comme seul champ illustratif. Les quatre eurorégions décrites dans l’ouvrage font partie de l’UE d’avant la chute du mur de Berlin. Présentement, la moitié des eurorégions comprennent au moins un pays postcommuniste de l’Europe de l’Est ou de l’ancienne Union soviétique. L’analyse de Perrin aurait bénéficié d’exemples provenant de pays autres que les douze premiers membres de l’UE.
L’ouvrage de Thomas Perrin est malheureusement mal connu dans la littérature. Jusqu’à maintenant, il a été cité une seule fois dans un document de travail sur la coopération transfrontalière en Europe. Malgré cette absence, due certainement aux faiblesses déjà mentionnées, Culture et eurorégions, avec la richesse de ses données historiques et contemporaines, demeure une source d’information intéressante pour des chercheurs qui voudront donner un encadrement théorique à la même problématique. Pour cette raison, je recommande cette lecture aux politologues qui s’intéressent aux questions de l’intégration et de la coopération européenne.