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La science politique est de plus en plus l’objet d’un travail d’introspection. Des collègues belges, français et suisses ont récemment dressé un bilan de l’avancement des connaissances en science politique dans leur pays respectif. Quelques travaux fort remarqués portent plus précisément sur le profil des chercheurs, les stratégies de publication et la productivité des départements de science politique (Bernauer et Gilardi, 2010 ; Grossman, 2010 ; Jobard, 2010). Un exercice similaire a été conduit du côté de la science politique canadienne, mais il ne fait pas référence à la singularité de la recherche francophone (Montpetit et coll., 2008).

Le contexte actuel dans lequel les institutions universitaires canadiennes et québécoises évoluent s’avère propice à l’examen des caractéristiques socioprofessionnelles des politologues nouvellement embauchés dans les départements de science politique. Même si les données strictement équivalentes permettant une comparaison avec la décennie précédente sont manquantes, notre intérêt pour les années 2000 tient compte du fait que la décennie qui se termine a connu une augmentation appréciable du nombre de nouveaux professeurs. Parmi les nombreux facteurs explicatifs de cet accroissement, mentionnons l’octroi de chaires de recherche à nombre de départements de science politique, notamment dans la foulée de la création du Programme des chaires de recherche du Canada au début des années 2000. De même, le développement de nouveaux programmes d’études aux cycles supérieurs a permis d’augmenter les recrutements. Notons que la multiplication des échanges internationaux dans le milieu universitaire doit également être prise en compte. Finalement, au cours des années 2000, le nombre de départs à la retraite de professeurs-chercheurs chevronnés a augmenté – la décennie précédente, au contraire, avait été caractérisée par des coupures gouvernementales, ce qui avait réduit considérablement les nouvelles embauches. À cet égard, un site gouvernemental canadien note :

Après avoir diminué légèrement au cours de la majeure partie des années quatre-vingt-dix, le nombre de professeurs d’université a par la suite augmenté légèrement. Ces mouvements s’expliquent par l’évolution des dépenses gouvernementales, du nombre de jeunes ayant l’âge de fréquenter l’université, du taux de fréquentation scolaire des jeunes âgés de 20 à 29 ans et de l’offre de main-d’oeuvre hautement spécialisée[2].

Pour les universités donc, l’embauche de nouveaux collègues s’est imposée. De nombreuses barrières d’accès au professorat demeurent, l’obtention d’un doctorat ne débouchant pas nécessairement sur une carrière universitaire. Selon les données compilées par Jérémie Cornut et Vincent Larivière (dans ce numéro), entre 2000 et 2010, 180 étudiants ont obtenu leur doctorat dans l’un des quatre départements de science politique québécois (Université McGill, Université Laval, Université du Québec à Montréal et Université de Montréal). De ce nombre, en janvier 2012, 79 personnes (soit 43,9 %) détenaient un poste de professeur, dont 25 hors Québec.

Au Québec et au Canada francophone, les départements de science politique n’ont ainsi pas fait exception à cet environnement en pleine transformation. Partant de ce fait, il devient important d’étudier le renouvellement des corps professoraux. Sans préjuger de l’existence d’un parcours professionnel idéal, tant en ce qui a trait au cheminement universitaire, à l’implication des chercheurs dans les réseaux scientifiques ou encore au nombre de publications dans des revues arbitrées, nous nous demanderons si des modèles identifiables se dégagent des trajectoires individuelles des nouveaux collègues.

Plus spécifiquement, notre examen portera sur le renouvellement du corps professoral dans les départements de science politique au Québec et au Canada francophone. Nous analyserons les variables socioprofessionnelles des nouvelles embauches au cours des années 2000 à 2010. Afin de brosser un portrait socioprofessionnel de cette nouvelle génération de politologues, les questions suivantes ont guidé notre analyse : qui sont les nouveaux politologues ? Quelles sont leurs caractéristiques principales ? Dans leur parcours universitaire, quelle est l’importance des publications dans des revues arbitrées ? La publication d’articles en anglais est-elle fréquente ? Les études postdoctorales sont-elles devenues un passage obligé ? Quel est le laps de temps écoulé entre la soutenance de la thèse et la première embauche ? Quels sont les sous-champs de la science politique les plus recherchés ? Quelle est l’importance du genre, du statut au Canada et de l’origine ethnoculturelle lors des processus d’embauche ?

L’étude des profils des personnes embauchées permettra d’identifier certaines tendances au sein de la science politique canadienne francophone. L’analyse des profils de ces personnes servira à faire ressortir les critères les plus valorisés dans la discipline. La variable « embauche » agit comme un révélateur des tendances du champ scientifique. La profession d’universitaire faisant partie d’un marché du travail fermé, il est possible que les choix individuels soient, à leur tour, influencés par les demandes des institutions universitaires. Dans un tel contexte, il s’avère pertinent de faire porter l’essentiel de notre analyse sur les trajectoires individuelles.

Après avoir fait le point sur quelques travaux portant sur les caractéristiques professionnelles des docteurs en science politique désireux de poursuivre une carrière universitaire, nous ferons état de la méthodologie utilisée pour mener à terme notre analyse, de même que de ses limites. Les données colligées seront ensuite présentées et analysées.

La carrière universitaire en science politique : un état des lieux

Les institutions professionnelles rendent accessibles beaucoup de données sur les embauches dans les universités canadiennes (Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université (FQPPU), Association canadienne des professeures et professeurs d’université [ACPPU], Fédération étudiante universitaire du Québec [FEUQ]). Plusieurs organismes publics ou parapublics (Association canadienne pour les études supérieures [ACES], Conférence des recteurs et des principaux des universités du Québec (CREPUQ), Statistique Canada, Service Canada, Conseil supérieur de l’éducation du Québec [CSE]) ont aussi la même politique. Il reste qu’il y a peu de recherches sur les profils et les parcours types des diplômés en science politique qui souhaitent entamer une carrière universitaire. Les rapports (CSE, 2005, 2008, 2010 ; FEUQ, 2008) s’interrogeant sur la formation aux cycles supérieurs négligent d’approfondir la question des exigences qui se pose à une personne détenant un diplôme en science politique et qui souhaite faire une carrière universitaire.

Il existe par ailleurs de nombreuses études en sociologie de l’éducation qui s’intéressent aux embauches des docteurs à l’université dans différentes disciplines. Ces travaux ne sont pas récents. À l’époque, l’ouvrage séminal de Theodore Caplow et Reece McGee (1958) ainsi que l’étude de Susan Cameron et Robert Blackburn (1981) confirmaient l’influence du parrainage par un directeur de thèse ou un mentor. Scot Long et ses collègues (1979) montraient, quant à eux, s’appuyant sur une analyse des diplômés en biochimie, que la productivité avant l’emploi avait moins d’impact sur le prestige du premier emploi que le prestige du doctorat, alors que la première est un bon indice de la productivité future contrairement au second. Ces auteurs avaient également étudié l’incidence des études postdoctorales sur les embauches. Plus récemment, la sociologie des professions s’est consacrée à la définition des corps professionnels, les logiques qui les animent et leurs évolutions, les caractéristiques des savoirs professionnels, les liens entre profession et société, les types de professions (Legault, 1988 ; Dubar et Tripier, 2005 ; Champy, 2009). La sociologie des carrières, qui a notamment permis de « faire ressortir l’hétérogénéité interne des professions », milite en faveur d’une approche hétérogène des groupes professionnels (Champy, 2009 : 114-115). La sociologie des professions se consacre toutefois peu aux carrières en science politique. Il faut noter par ailleurs les études statistiques d’Olivier Godechot et Nicolas Mariot (2004) qui ont porté sur les liens entre réseau et embauche, à partir de la composition des jurys de thèse des personnes embauchées en science politique en France entre 1990 et 2001. Pierre Bourdieu (1975) a pour sa part proposé une sociologie des « nouveaux entrants » ou des « prétendants ». Sans s’attarder particulièrement à la science politique, il s’est concentré sur le champ scientifique, dont il cherche à préciser les dynamiques internes.

Dans cet article, nous nous intéressons aux logiques susceptibles de conditionner les processus d’embauche à partir des trajectoires individuelles des nouveaux embauchés. Notre intérêt est de tenter de repérer le champ scientifique qui émerge de la science politique québécoise et canadienne francophone, en nous basant sur les embauches de professeurs effectuées de 2000 à 2010. Notre contribution se voulant avant tout empirique, il va de soi que l’apport théorique de notre étude ne peut être que très limité. Les données ne permettent pas de juger de la nature ou de la portée de ce nouveau champ scientifique potentiel, mais tout au plus pourrons-nous émettre des hypothèses à propos de l’évolution de la discipline dans le monde francophone. De nouvelles recherches seront donc nécessaires afin de les infirmer ou de les confirmer.

Méthodologie

L’analyse concerne les départements de science politique des universités francophones du Québec et du Canada, soit l’Université Laval (UL), l’Université de Montréal (UdM), l’Université d’Ottawa (UO) et l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ces choix s’expliquent par le fait que nous y trouvons les principaux départements francophones de science politique au Québec et au Canada. Ces quatre institutions regroupent en grande partie les nombreux professeurs qui interviennent dans les différents domaines des activités et des processus « considérés comme politiques » (sur cette question, voir Schemeil, 2010 : 57). Autrement dit, les professionnels de la science politique qui font partie de ces départements participent à la définition du contenu de la discipline et à la délimitation de ses frontières. Certes, d’autres départements francophones de science politique partagent ces préoccupations sans toutefois avoir la même importance, notamment en termes du nombre de professeurs. Nous pensons ici à l’École nationale d’administration publique (l’ENAP), à l’Université de Sherbrooke (l’US) et à l’Université de Moncton au Nouveau-Brunswick : tandis que l’ENAP dispense une formation plus appliquée, les deux autres institutions n’ont pas de programme de doctorat.

Notre échantillon comprend une institution qui dispense une formation en anglais et en français, l’Université d’Ottawa, une université bilingue comportant, dans sa Charte, un mandat spécial à l’égard de la francophonie ontarienne ; nous verrons que sa spécificité se traduit dans nos résultats, notamment à propos de la variable de la langue. Les départements de science politique des universités officiellement bilingues, soit l’Université Concordia, l’Université Laurentienne et l’Université de Moncton, ont été exclus de l’échantillon parce que la proportion de professeurs francophones y est moindre qu’à l’UO.

Les curriculum vitae des professeurs embauchés au Québec et au Canada francophone dans les départements de science politique entre 2000 et 2010 constituent le matériel de base de notre analyse[3]. Plus précisément, il s’agit des CV archivés des professeurs, présentés au moment des entretiens d’embauche[4]. Au total, l’analyse porte sur 81 CV, ainsi répartis : 10 proviennent de l’UL, 17 de l’UdM, 39 de l’UO et 15 de l’UQAM. Cela représente la totalité des embauches effectuées par les départements de science politique faisant partie de notre échantillon.

Une grille d’analyse construite pour cette recherche a permis de codifier les 81 CV. Sept catégories ont été constituées afin de regrouper la soixantaine de critères retenus au moment de l’élaboration de la grille d’analyse[5]. Avant de procéder à l’examen des résultats, une discussion sur les limites méthodologiques de notre travail s’impose. Ces limites doivent être prises en compte dans la présentation et la lecture des résultats.

Les CV sont des outils de travail pertinents, mais leur interprétation comporte plusieurs difficultés. Ainsi, nombre de dossiers d’embauche sont structurés selon une logique propre à chaque candidat, ce qui complique sérieusement la collecte et l’agrégation d’informations communes. En outre, l’imprécision de plus d’un CV n’a guère facilité le travail de classification. L’absence de normes de présentation générales énonçant les caractéristiques requises dans un CV d’embauche universitaire fait en sorte que les données recherchées pour notre étude n’étaient pas toujours incluses. Certaines informations lacunaires ont pu être complétées, d’une part par des recherches bibliographiques, d’autre part en interrogeant directement les personnes concernées. De cet exercice, il ressort tout de même un manque de données dans certains cas, et ce, pour plus d’un indicateur[6].

Tout en regroupant des données objectives, les CV accessibles dans un contexte d’embauche font état d’informations difficilement vérifiables, dont le degré de maîtrise d’une langue, alors que certaines données sont volontairement vagues. Le processus de classification s’en trouve perturbé, entre autres au moment d’établir la distinction entre un article en cours de rédaction, soumis ou accepté. De même, le classement dans les catégories « publication arbitrée » et « conférence arbitrée » a été problématique.

En vue d’atténuer ces biais, il a été possible de consulter les revues dans lesquelles les articles litigieux ont été publiés. En dépit de ce qui précède, bon nombre des critères utilisés pour l’analyse excluent toute interprétation, notamment eu égard au genre, à l’année de naissance, à l’université d’obtention du doctorat, au titre de la thèse et au nom du directeur de recherche, pour n’en mentionner que quelques-uns. Bien entendu, l’énoncé des limites méthodologiques de cette recherche ne vise pas à décourager la poursuite des travaux sur des sujets connexes. Tout chercheur désireux d’entreprendre une recherche plus vaste sur les trajectoires socioprofessionnelles des professeurs d’université doit avoir en mémoire les irritants dont nous venons de faire état[7]. En dépit des obstacles rencontrés et tout en reconnaissant que chaque embauche constitue un cas unique, nous avons regroupé les données tirées des CV de manière à dégager les propositions d’analyse suivantes :

  • Proposition 1. Le contexte dans lequel les universités se développent étant de plus en plus concurrentiel, la qualité moyenne des CV évolue constamment. Nous supposons que les personnes embauchées détiennent une forte expérience professionnelle ou ont fait des études postdoctorales.

  • Proposition 2. Les publications scientifiques étant un indicateur de la qualité des dossiers universitaires, l’enseignement semble avoir perdu ses lettres de noblesse. Nous suggérons dès lors que la carrière de chargé de cours ne constitue pas une voie de passage vers le professorat.

  • Proposition 3. Au cours des dernières années, les programmes en études internationales ont foisonné et la science politique canadienne et québécoise a pris un virage comparatiste. En conséquence, les embauches dans les domaines des relations internationales et de la politique comparée risquent de dépasser celles observées dans les autres champs de la science politique.

  • Proposition 4. Dans le but de favoriser la diversité ethnoculturelle et de genre, les universités ont mis en place des programmes d’accès à l’égalité. Il est raisonnable de supposer que le pourcentage de femmes et celui de personnes issues des minorités ethniques se rapprochent de celui des personnes disponibles et qualifiées au sein de la population.

  • Proposition 5. Les universitaires canadiens et québécois valorisent le système universitaire américain. Nous supposons que les détenteurs d’un doctorat américain possèdent une longueur d’avance sur les autres candidats et que cette supériorité se traduit dans les choix effectués.

  • Proposition 6. Étant donné le contexte international, les postulants qui publient en anglais bénéficient d’un avantage sur les autres candidats. Nous supposons donc que ce contexte défavorise l’embauche de francophones, étant donné qu’il est souvent plus difficile pour ces derniers de publier en anglais.

  • Proposition 7. Compte tenu de l’importance relative du milieu universitaire francophone québécois et canadien, les embauches relèvent souvent du localisme et de l’endorecrutement. Nous supposons que, pour réduire l’incertitude, les départements de science politique recrutent des personnes impliquées dans des groupes de recherche déjà constitués, nonobstant le nombre de publications ou l’expérience acquise en enseignement.

Présentation des données

Propositions 1 et 2 : cinq profils différents

Les CV, notamment en ce qui a trait à l’année de l’obtention du doctorat par rapport à l’année d’embauche, permettent de définir cinq profils types. Le premier correspond à une personne embauchée en fin de doctorat, soit un peu avant son obtention ou un peu après (un an maximum). Le deuxième profil regroupe les individus recrutés après un an ou plus de recherche postdoctorale. Le troisième renvoie à celui d’une personne occupant déjà un poste permanent ou menant à la permanence dans une autre université. Le quatrième correspond à un candidat possédant une expérience professionnelle importante en dehors du milieu universitaire (avant ou après le doctorat). Quant au cinquième profil, il décrit une personne chargée de cours dans une université pendant plusieurs années. Ce dernier groupe ne témoigne ni d’une autre expérience professionnelle d’importance, ni d’un parcours postdoctoral.

Tableau 1

Répartition des profils

Répartition des profils

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Le tableau 1 permet d’identifier plusieurs tendances : d’abord, environ le tiers des personnes embauchées le sont à la fin du doctorat ou sans avoir encore obtenu ce diplôme, et un cinquième des embauches ont été complétées après une ou plusieurs années de recherche postdoctorale. Ensuite, les données révèlent qu’un quart des personnes embauchées ont également été recrutées au sein du corps professoral d’autres universités, et 14,8 % témoignent d’une expérience professionnelle en dehors de l’université. Finalement, peu de personnes recrutées, soit 3,7 %, sont des chargés de cours. De ce point de vue, le Département de science politique de l’UQAM a la particularité de compter une proportion importante de personnes détenant une expérience professionnelle acquise en dehors du milieu universitaire (plus du quart des embauches) ; l’UQAM a également embauché des chargés de cours (soit une personne sur cinq) (voir le tableau 8).

Proposition 3 : sous-champs de la science politique

À quel sous-champ de la science politique les personnes embauchées appartiennent-elles ? Pour répondre à cette question chaque recrue a été classée dans l’une des cinq catégories suivantes : politique comparée, relations internationales, philosophie et théorie politiques, administration et politiques publiques et politique canadienne et québécoise[8].

Tableau 2

Répartition des sous-champs[*]

Répartition des sous-champs*
*

Dans tous les tableaux, lorsqu’une personne embauchée est classée dans deux catégories, elle est comptabilisée dans chacune d’elle ; voilà pourquoi elle ne compte que pour 0,5, contrairement aux autres personnes qui comptent pour 1.

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Le tableau 2 indique que si les relations internationales sont le sous-champ où il y a eu le plus d’embauches, aucun sous-champ n’a été laissé pour compte par ailleurs ; dans chacun d’eux, le pourcentage d’embauches oscille entre 10 et 20 % de l’ensemble. Le « tournant comparativiste », fort présent dans la science politique canadienne, commence à faire partie du paysage disciplinaire québécois[9]. Il importe également de souligner que des candidats n’appartenant à aucun des sous-champs principaux de la discipline (6,2 %) sont également recrutés par les départements. Le recrutement de quelques candidats en communication et politique, économie politique et sociologie politique, pour ne nommer que ceux-là, est sans doute révélateur de la flexibilité disciplinaire de la science politique francophone et témoigne d’une ouverture à l’interdisciplinarité.

Proposition 4 : diversité des départements

On peut se demander si les mesures d’accès à l’égalité en emploi mises en place au sein des universités sont efficaces. En effet, le libellé des appels à candidatures stipule généralement que :

[L]’université souscrit à un programme d’accès à l’égalité en emploi et un programme d’équité en emploi pour les femmes, les membres des minorités visibles, les autochtones et les personnes handicapées. Toutes les personnes qualifiées sont invitées à poser leur candidature, mais la priorité sera donnée aux Canadiennes, Canadiens et aux résidentes, résidents permanents.

Tableau 3

Diversité des candidats embauchés

Diversité des candidats embauchés

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Il faut souligner que puisque les données pour cette recherche portent sur les CV des personnes embauchées, et non pas sur ceux des personnes qui ont fait acte de candidature, il est impossible de savoir si certains groupes spécifiques ont bénéficié d’un programme d’accès à l’égalité. Il est toutefois possible de voir si les embauches des départements reflètent une certaine diversité.

Comme l’indique le tableau 3, dans l’absolu, les départements sont relativement ouverts à la diversité : s’il faut souligner que la parité homme/femme n’est pas atteinte, il reste toutefois que les femmes représentent 38,3 % des embauches depuis les dix dernières années. Une personne embauchée sur dix est membre d’une minorité visible et environ la même proportion a une autre langue maternelle que le français ou l’anglais. Environ un tiers des personnes embauchées sont nées hors du Canada. Elles sont 14,8 % à n’être ni résident ni citoyen au moment de l’embauche, comparativement à 8,6 % des personnes recrutées qui résident au Canada sans avoir été naturalisées. Finalement, 76,5 % des nouveaux recrutés ont la citoyenneté canadienne[10].

Tableau 4

Origine des doctorats

Origine des doctorats

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Proposition 5 : origine des doctorats

Concernant le pays de provenance des diplômes des nouveaux embauchés, force est de constater que la diversité est au rendez-vous : certes la moitié de ces diplômes ont été obtenus au Canada ; en revanche, l’autre moitié ont été décrochés au-delà des frontières canadiennes, principalement en France et aux États-Unis (voir le tableau 4).

Bien que les détenteurs d’un doctorat canadien dominent, on constate que, lors du processus de recrutement, les départements sont loin de bouder ceux qui possèdent un diplôme français ou américain, ces deux derniers semblant avoir la cote auprès des départements de l’étude. En effet, ils représentent chacun environ 20 % de tous les nouveaux titulaires. Notons par ailleurs que les personnes nées au Canada sont nombreuses à détenir un doctorat d’une université étrangère, soit 39,6 % d’entre elles. En somme, tandis que les départements n’hésitent pas à recruter des candidats étrangers, pour leur part, les nouveaux recrutés canadiens sont nombreux à avoir fait leurs études doctorales hors du Canada[11].

À cet égard, nous remarquons des différences notables entre les départements. À titre d’exemple, aucune des personnes embauchées à l’UQAM n’a obtenu son doctorat aux États-Unis, tandis que c’est le cas d’environ le quart des recrutés à l’UdM et à l’UO et de 40,0 % de ceux-ci à l’UL. Le désir de ces trois dernières universités de recruter des personnes maîtrisant les méthodes quantitatives qui sont généralement valorisées dans les universités américaines permet sans doute d’expliquer en partie ces différences. Par ailleurs le Département de science politique de l’UO recrute peu de docteurs français, contrairement aux autres départements (environ le quart des embauches). Pour leur part, les départements de l’UdM et de l’UL embauchent relativement peu de docteurs canadiens (voir le tableau 8).

À propos de l’université émettrice des diplômes des personnes embauchées, nous constatons que les universités de Toronto et McGill ainsi que l’École des hautes études en sciences sociales [EHESS] se classent premières, suivies de l’Université du Québec à Montréal, à égalité avec l’Université de la Colombie-Britannique [UBC] et l’Université Carleton, puis l’Université de Montréal, sur le même pied que l’Université Johns Hopkins. Soulignons que l’université non canadienne qui arrive en tête est française. Celle-ci est également la première université francophone de notre classement, les deux autres universités du premier peloton étant des universités canadiennes anglophones (voir le tableau 9).

Proposition 6 : francophones et anglophones

Plusieurs éléments indiquent que, même si l’anglais occupe une place significative dans les universités francophones au Canada, la langue française reste néanmoins dominante. Le pourcentage de personnes embauchées incapables d’enseigner en français au moment de leur entrée en fonction hors UO est faible, soit 7,1 %, comparativement à 12,8 % pour l’UO. De la même manière, si on exclut l’UO (qui privilégie une fois sur trois une personne anglophone), on compte peu de nouvelles recrues ayant l’anglais comme langue première dans les départements francophones (7,1 %). En revanche, il est de plus en plus demandé aux francophones d’être bilingues ou encore d’avoir un bon niveau d’anglais. À cet égard, nos données indiquent que le tiers (33,9 %) des francophones ont obtenu leur doctorat dans une université anglophone[12] et que la plupart des docteurs de notre étude disent maîtriser l’anglais.

Tableau 5

Langue parlée par les personnes embauchées

Langue parlée par les personnes embauchées

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Proposition 7 : importance du réseau

Lors d’une embauche, de nombreux critères entrent en ligne de compte, comme les réseaux au sein desquels un doctorant peut circuler. À cet égard, nous avons regardé de près les liens existant entre le département d’embauche et l’embauché. Pour le dire autrement : les professeurs choisissent-ils une personne qu’ils connaissent ? Pour répondre à cette question, nous avons pris en compte les éléments suivants : l’affiliation du candidat à un centre de recherche de l’université d’embauche ; la détention d’un diplôme d’études universitaires (baccalauréat, maîtrise, doctorat ou postdoctorat) de cette université ; la publication d’articles ou de chapitres de livres avec des professeurs de l’institution ; une expérience d’enseignement à titre de chargé de cours au sein de cette institution.

D’après nos données, plus du tiers des personnes embauchées (35,8 %) n’étaient pas inconnues au moment où elles ont posé leur candidature. Bien que la grande majorité des nouvelles recrues aient complété leur doctorat dans une autre université, elles sont plus nombreuses à y avoir fait une partie de leurs études (24,7 %). En outre, près d’une personne sur cinq était affiliée à un centre de recherche de l’université qui engage ou avait publié avec un ou des professeurs y enseignant. Sans conclure que l’appartenance à un ou des réseaux universitaires constitue la voie royale pour les nouvelles recrues, il semble bien, pourtant, qu’elle constitue un avantage certain pour l’obtention d’un poste de professeur d’université. De l’avis d’Olivier Godechot et Nicolas Mariot (2004 : 22), « des individus en concurrence [peuvent] tirer parti de la diversification de leurs relations, avantage à la fois stratégique et relationnel, pour obtenir des biens rares ».

Tableau 6

Liens entre la personne embauchée et l’université d’embauche

Liens entre la personne embauchée et l’université d’embauche

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Pour conclure sur cet aspect de notre étude, soulignons que le Département de science politique de l’UdM est celui qui a recruté le plus grand nombre de ses anciens étudiants. Quant aux départements de science politique des autres universités, on constate que l’UO n’embauche pas les docteurs qu’elle forme, contrairement à l’UdM, à l’UQAM et à l’UL (voir le tableau 8)[13].

Caractéristiques des nouveaux docteurs embauchés

En nous appuyant sur les données disponibles, nous avons établi les caractéristiques des « nouveaux docteurs » ayant été recrutés : certains en fin de parcours doctoral (profil 1), d’autres ayant complété quelques années de postdoctorat (profil 2). Combinés, ces deux profils regroupent la majorité des personnes embauchées (41 CV). L’étudiant de niveau doctoral désireux d’entreprendre une carrière universitaire dans un département francophone au Québec et au Canada trouvera, dans les tableaux 7a et 7b, réponse à certaines de ses questions.

Parmi les 41 personnes embauchées correspondant aux profils 1 et 2, 39,0 % ont obtenu leur doctorat l’année de leur recrutement, ou étaient sur le point de recevoir leur diplôme. Une sur quatre (23,1 %) ne témoigne d’aucun article dans une revue arbitrée, tandis qu’une sur dix (10,0 %) n’a participé à aucun colloque scientifique. Toutes affichent une ou des publications. En somme, il est préférable pour les nouveaux embauchés d’avoir à leur actif des publications dans des revues scientifiques et des participations à des rencontres universitaires. À cet égard, les données révèlent qu’une personne sur deux (45,5 %) a publié avec d’autres chercheurs. On peut voir là un signe de la capacité à travailler en équipe ou encore de l’intégration à des réseaux scientifiques. Finalement, notons qu’une majorité avait publié en français (70,0 %) ou en anglais (87,5 %) et que presque tous (85,0 %) possédaient une expérience d’enseignement.

L’âge moyen des personnes embauchées correspondant aux profils 1 ou 2 est de 33 ans (minimum 28 ans, maximum 40 ans), tandis qu’il leur a fallu en moyenne 5,9 années pour faire leurs études doctorales (maximum 9 ans). L’entrée dans la carrière universitaire semble avoir lieu tardivement et la durée des études doctorales des nouvelles recrues dépasse souvent celle qui est prévue par les programmes (3 ou 4 ans) ; notons qu’ils ont, en moyenne, commencé leurs études de doctorat à l’âge de 26 ans. Certes, les doctorants sont fortement encouragés à terminer leurs études le plus rapidement possible ; en revanche, les retards dont certains d’entre eux témoignent ne semblent pas les avoir pénalisés outre mesure. Pour les futures recrues, il est important de noter que si elles échouent à décrocher un poste immédiatement après avoir obtenu leur diplôme, elles devront se résigner à attendre avant d’intégrer le marché du travail – en moyenne 2,6 années. Selon nos données, l’attente peut être longue et se prolonger sur cinq ans. Ce temps écoulé, les chances d’être recruté sont quasiment nulles ; cette perte de valeur des doctorats dans les concours d’embauche est aussi observée ailleurs, particulièrement aux États-Unis (Patton, 2012).

Tableau 7

a

Caractéristiques des profils 1 et 2

Caractéristiques des profils 1 et 2

b

Autres caractéristiques des profils 1 et 2

Autres caractéristiques des profils 1 et 2

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Quelques compléments d’analyse

Nos données permettent-elles de valider les sept propositions énoncées précédemment ? Répondons à cette question en reprenant les éléments les plus saillants de notre analyse empirique. Contrairement à la proposition 1, nous apprenons que les nouveaux docteurs forment une proportion importante des recrutés pour la période étudiée. Bien que l’accès au professorat apparaisse de plus en plus difficile (Nossal, 2006 ; D’Aoust, 2012), il s’avère que nombre de nouveaux diplômés réussissent à se distinguer avantageusement auprès des départements recruteurs, soit peu de temps après avoir obtenu leur doctorat, soit après une ou deux années de postdoctorat.

Conformément à l’énoncé de la proposition 2, notre étude indique que le statut de chargé de cours se traduit rarement en celui de professeur d’université. Au Canada, l’évolution de la science politique (Nossal, 2006) est marquée par l’importance grandissante accordée à la recherche, au détriment de l’enseignement. À cet égard, nous pouvons logiquement supposer que les départements vont préférer un postulant qui témoigne d’un bon dossier de recherche à un autre dont le parcours est davantage axé sur l’enseignement. Il faut toutefois nuancer une telle supposition dans la mesure où la grande majorité des personnes embauchées de notre étude affichaient une expérience d’enseignement. En réalité, on attend des candidats qu’ils démontrent leur capacité à s’acquitter des charges d’enseignement qui leur seront attribuées, compte tenu de leur expertise. Bref, au moment du recrutement, les qualités d’enseignant sont une condition nécessaire, mais largement insuffisante pour obtenir un poste.

Selon la proposition 3, le domaine des relations internationales constitue le sous-champ dans lequel on compte le plus grand nombre de nouvelles recrues. Nos données sont loin de confirmer une telle affirmation, les embauches dans ce sous-champ représentant seulement le quart de l’ensemble. Par ailleurs, tous les sous-champs de la discipline ont connu un certain renouvellement, de sorte que, en dépit de l’accroissement des relations internationales et de la politique comparée, les autres domaines disciplinaires ont aussi connu leur lot de nouveaux venus.

Nos données confirment également que les départements sont ouverts à la diversité, conformément à la proposition 4 : les femmes, même si elles restent minoritaires, sont (relativement) bien représentées dans les nouvelles embauches, tout comme les membres des minorités visibles. Cette ouverture relative est également observable dans le nombre de personnes embauchées ayant obtenu leur doctorat à l’étranger. Le marché du travail canadien francophone semble bien intégré au marché international : depuis quelques années en effet, il semble en mesure d’attirer des candidats détenteurs d’un doctorat obtenu à l’étranger. Par ailleurs, outre les diplômés nord-américains, la science politique francophone recrute également ailleurs, notamment en France (dans une moindre mesure à l’UO) et dans d’autres pays européens. Compte tenu de ce qui précède, la proposition 5 ne peut être validée.

Notre étude fait état de l’importance du facteur linguistique pour la science politique francophone. Nous apprenons ainsi que les candidats francophones constituent l’essentiel des nouveaux embauchés et ce résultat infirme la proposition 6. Il n’en demeure pas moins que l’anglais occupe une place de plus en plus importante dans les dossiers de candidature, les nouveaux embauchés témoignant presque tous (87,5 %) d’au moins une activité de publication ou de communication en anglais. En revanche, comme l’indique le tableau 7a, seulement deux nouveaux recrutés sur trois font état dans leur CV d’une activité de publication ou de communication en français. Sans aller jusqu’à conclure de ces données que la science politique francophone effectue un virage linguistique, il est tout de même intéressant d’observer qu’un grand nombre de francophones nouvellement embauchés ont estimé nécessaire de se faire connaître du monde anglo-saxon. Par ailleurs, cette recherche confirme les conclusions d’autres études sur les rapports entre francophones et anglophones au Canada (Cornut et Roussel, 2011), à savoir que les francophones franchissent le fossé linguistique plus que les anglophones : tandis que 81,1 % des francophones embauchés ont publié en anglais, seulement 23,1 % des anglophones embauchés ont déjà publié en français.

L’endorecrutement ne fait pas l’unanimité et est même l’objet de controverses (Bouba-Olga et coll., 2008 ; Godechot et Louvet, 2008). Globalement, nos données ne permettent pas d’accorder trop de crédit aux impressions qui ont cours à propos de ce phénomène, peu de candidats de notre étude ayant été recrutés dans l’université où ils ont obtenu leur doctorat. Il n’en demeure pas moins que l’existence de liens avec l’université qui recrute, même indirects, est un atout.

Conclusion

L’objectif de ce texte était d’étudier le renouvellement du corps professoral dans les départements de science politique au Québec et au Canada francophone, en dressant un portrait socioprofessionnel des nouvelles embauches de professeurs entre 2000 et 2010. Cette décennie nous paraît particulièrement importante, étant donné que de nombreuses embauches ont été effectuées au sein des départements de science politique – même si les universités québécoises commencent à peine à se renouveler. L’UO, quant à elle, a fait le plus grand nombre d’embauches.

De fait, les données sont révélatrices de certaines tendances, dont : i) l’embauche de doctorants récemment diplômés et de postdoctorants, ii) l’importance accordée à la recherche par rapport à l’enseignement dans le cadre des nouvelles embauches, iii) l’équilibre entre les profils, iv) la présence de femmes, et v) la bonne place des francophones. Ces tendances ont été dégagées sur la base des données empiriques disponibles grâce aux CV des personnes embauchées, mais, pour mieux comprendre les logiques et les dynamiques qui jouent lors des processus d’embauche, il serait intéressant de prolonger cette recherche avec des données qualitatives (par exemple des entretiens). Sur le plan de l’analyse, la question est de savoir si ces tendances sont révélatrices de logiques suffisamment importantes pour y voir la mise en place d’un nouveau modèle professionnel dans le milieu de la science politique québécoise et francophone. Nos données ne permettent pas de répondre de façon satisfaisante à cette question. Toutefois, elles constituent un premier jalon en vue d’approfondir la connaissance des logiques du champ en émergence et de ses transformations à venir.

Tableau 8

Particularités des départements

Particularités des départements

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Tableau 9

Université d’obtention du doctorat

Université d’obtention du doctorat

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