Abstracts
Résumé
Cet article porte sur la « démocratie sociale », un concept qui ressort avec force dans notre recherche sur les représentations sociales sur la démocratie. Nous avons interviewé 110 personnes ayant accès à l’espace public dans le but de saisir leur compréhension de la démocratie, de ses diverses dimensions et des principaux enjeux qui l’affectent. La démocratie sociale, ou démocratie comme état de société, s’oppose à la démocratie institutionnelle (pratiques politiques institutionnelles et État de droit) à l’égard de laquelle les critiques abondent. La démocratie sociale comporte deux volets : d’une part, l’insistance sur l’effervescence et la réflexivité qui s’incarnent dans l’organisation collective et dans le débat et la communication et, d’autre part, l’assimilation de la démocratie au conflit qui est pensé en termes de normalité et de processus. Cependant, la démocratie sociale a besoin d’un acteur, le citoyen, qui, comme le montrent les travaux en sciences sociales depuis des décennies, ne répond pas à l’appel de la construction de la démocratie.
Abstract
This paper deals with “democracy within society” that appears predominantly in our research on social representations of democracy. We have interviewed 110 persons who have a regular access to the public sphere to perceive their understanding of democracy, its many dimensions, and its main stakes. Democracy within society, or democracy as a state of society, is opposed to institutional democracy (that is, political practices and Rule of law) toward which critics abound. Democracy within society is twofold : on the one hand, emphasis on effervescence and reflexivity that crystallize in collective organisations and in debate and communication and, on the other hand, assimilation of democracy to conflict, considered in terms of normality and processes. Moreover, democracy within society needs an actor, the citizen, who does not respond to the call of democracy, as shown in the many social sciences studies of the last decades.
Article body
« La démocratie, c’est exactement comme le bonheur. Ce n’est pas quelque chose qu’on atteint, c’est un processus. »
un représentant d’un groupe sociocommunautaire
« Les démocraties ont besoin d’émeutes, les démocraties ont besoin de chocs d’idées, les démocraties ont besoin d’oppositions fortes, la démocratie n’évoluera jamais sans ça, ni nos sociétés […] »
un journaliste
Les analyses mettant l’accent sur la désaffection politique, la crise de la représentation, le « déclin » du politique, voire la dépolitisation, l’aliénation, le désengagement politique des citoyens et des citoyennes abondent[3]. Les diagnostics à ce sujet renvoient aussi à un déplacement du politique, la contestation de la politique institutionnelle accompagnant la création d’autres formes d’organisation de la société et d’autres lieux de pouvoir. Il y aurait en quelque sorte une « politique ailleurs[4] ». Notre texte s’inscrit dans cette perspective ; il porte sur la « démocratie sociale », un concept qui s’oppose à la démocratie représentative et aux institutions. La démocratie sociale ressort avec force dans notre recherche sur les représentations sociales sur la démocratie ; nous avons interviewé 110 personnes ayant accès à l’espace public dans le but de saisir leur compréhension de la démocratie, de ses diverses dimensions et des enjeux principaux qui l’affectent. Parmi elles, une forte proportion identifie la société – par opposition à l’État – comme lieu privilégié où la démocratie se déploie et s’épanouit. Il ne s’agit pas là d’une idée nouvelle, car, dès le xix e siècle, Alexis de Tocqueville associait la démocratie à un « état de société » en observant le mouvement vers l’égalité des conditions sociales dans la société états-unienne qu’il qualifiait de « société démocratique[5] ». L’évolution des régimes représentatifs tend vers une prise en compte accrue de la société ; de nombreux travaux en sciences sociales analysent cette évolution, explicitent les « métamorphoses du gouvernement représentatif[6] » ou assimilent cette évolution à une rupture.
Pour certains auteurs, cette démocratie sociale correspond à l’existence de mécanismes qui permettent l’augmentation de la participation des citoyens, l’étendue du principe d’imputabilité dans le secteur privé, la multiplication de processus d’initiatives populaires et un renforcement de l’espace public (débats, liberté d’expression, multiples formes de propriété des moyens de communication, etc.). D’autres auteurs explicitent en termes philosophiques l’idée d’une démocratie d’en bas ; Negri et Hardt réfléchissent à une démocratie fondée sur la libre expression et la production du commun, grâce à la « multitude ». À côté de l’Empire[7] se développeraient de « nouveaux circuits de coopération et de collaboration par-delà les nations et les continents » et ce réseau ouvert, dans lequel les différences pourraient librement s’exercer à l’ère du post-fordisme et du paradigme de la production immatérielle, rendrait les gouvernés toujours plus autonomes et capables, seuls, de faire la société. « À l’âge de la souveraineté impériale et de la production biopolitique, la balance penche du côté des gouvernés, capables désormais d’être les seuls producteurs d’organisation sociale », ce qui ne signifie pas, pour les auteurs, que les gouvernants perdent leur pouvoir, mais que leur emprise sur la production de la société se trouve considérablement amoindrie. Les « nouvelles formes de travail “immatériel”, qui s’appuient sur les réseaux communicationnels et coopératifs communs […] produisent […] de nouveaux réseaux de relations intellectuelles, affectives et sociales. Ces formes de travail offrent des possibilités inédites d’autogestion économique dans la mesure où les mécanismes de coopération nécessaire à la production sont contenus dans le travail lui-même ». Pour Negri et Hardt, ce potentiel s’applique aussi à l’autogestion politique et sociale[8].
Dans notre recherche, si des nouveaux mécanismes et des formes renouvelées de démocratie sont évoqués, il n’y a pas toujours dichotomie entre la démocratie sociale et les pouvoirs constitués, comme la démocratie représentative. En effet, la valorisation de la démocratie sociale constitue souvent un complément à la démocratie formelle, celle-ci ne prospérant que dans une dynamique particulièrement étroite entre institutions politiques et société qui laisse à cette dernière la possibilité de se définir, de se développer[9].
Notre texte porte sur cette démocratie sociale et, de manière plus précise, sur l’imaginaire des acteurs sociaux ayant accès à l’espace public à son sujet, ce qui renvoie à la capacité potentielle de s’organiser collectivement, de construire la démocratie à l’extérieur des structures politiques formelles. Nos interviewés sont des journalistes (25), des chroniqueurs et des patrons de presse (15), des hommes et des femmes politiques (21), des représentants de groupes sociocommunautaires (26), des représentants économiques (7), syndicaux (6), culturels, gouvernementaux et des experts (10)[10]. L’échantillon comprend 41 femmes et 69 hommes, une proportion qui s’explique par la présence plus grande des hommes dans l’espace public. Les hommes sont plus nombreux en particulier dans la catégorie des représentants socioéconomiques (présidents de chambre de commerce et d’association patronale), des représentants syndicaux (présidents de centrale syndicale au Québec et en Ontario) et, parmi les experts, les représentants culturels et ceux d’organismes gouvernementaux.
Les données qui ressortent des entrevues constituent des représentations sociales[11] ; l’imaginaire des acteurs sociaux interviewés constitue l’imaginaire publiquement exprimé sur la démocratie et non celui de l’ensemble des individus au Québec et en Ontario, lieux où s’est déroulée la recherche[12]. Nos données laissent voir à quel point le concept de démocratie sociale tel qu’il est utilisé par les acteurs sociaux est riche mais fort paradoxal. La complexité de la démocratie sociale, ou démocratie comme état de société, se manifeste par la multitude des idées exprimées à son sujet et des chaînes de sens. Elle comporte plusieurs volets. D’une part, la réflexivité et l’effervescence s’incarnent de deux manières : premièrement, dans l’organisation collective – tant les groupes organisés que les milieux de vie et de travail – et, deuxièmement, dans la communication au sens large – débat, liberté d’expression, etc. D’autre part, l’assimilation de la démocratie au conflit est pensé en termes de normalité et de processus. Cependant, la démocratie sociale a besoin d’un acteur, le citoyen, qui, comme le montrent les travaux en sciences sociales depuis des décennies, ne répond pas à l’appel de la construction de la démocratie.
Cadre d’analyse
Notre travail s’inspire des recherches sur les représentations sociales de Serge Moscovici ; ce concept renvoie à des grilles de lecture et de décodage de la réalité[13] qui ont un impact sur la manière dont les gens agissent et réagissent. Les représentations sociales articulent des idées et des actions, des pratiques et des symboles, chacun agissant sur l’autre. Il s’agit de systèmes de valeurs, d’idées et de pratiques qui ont une double fonction : premièrement, établir un ordre dans le monde matériel et social pour pouvoir l’appréhender et, deuxièmement, permettre la communication en fournissant un code d’échange, en nommant et en classifiant[14]. En bref, ce sont des images sociales qui servent de cadres organisateurs de l’action, des images structurantes[15].
Bien qu’Émile Durkheim[16] ait le premier fait état des représentations collectives, c’est à Serge Moscovici que l’on doit la conceptualisation des représentations sociales ancrées dans les rapports sociaux[17]. En effet, ce dernier a toujours été intéressé par la variété des idées qui reflètent l’hétérogénéité et l’effervescence d’une société. De cette hétérogénéité émanent des éléments de fracture et de tensions, normales dans toute communauté, et de nouvelles représentations sociales émergent de ces divisions sociales. En liant les représentations sociales aux processus sociaux qui tiennent compte des différences, Serge Moscovici suggère que celles-ci constituent la forme collective d’idéation dans la modernité[18]. Cette idéation – un enchaînement d’idées – constitue le fondement de la construction sociale de la légitimité qui se fait de manière décentrée dans les sociétés modernes alors que, dans les sociétés prémodernes, la légitimité reposait sur la parole du monarque ou sur la divinité. La naissance des sociétés modernes, qui entraîne le développement des moyens de communication de masse, permet en effet de légitimer une variété d’idées, un éventail de projets opposés, décentrés par rapport à une source unique de légitimation. Les représentations sociales sont au coeur de la légitimation de divers projets et d’idées variées, autrement dit de la légitimité de l’hétérogénéité ; comprendre la multiplicité des représentations sociales permet de faire une sorte de radioscopie du tissu social.
L’idéation s’apparente à l’articulation telle qu’elle est utilisée par Stuart Hall : c’est pour lui tant une théorie qu’une méthode qui permet de comprendre comment l’unité émerge d’éléments disparates, de tenir compte de l’une et des autres ; en bref, de comprendre comment les choses s’organisent, même dans ce qui semble être un chaos. L’articulation permet la jonction d’unités disparates en vue d’une unité, que ce soit entre deux discours, entre les discours et les pratiques, entre des forces sociales et l’idéologie[19]. L’articulation constitue un processus de création de connexions, elle renvoie à un lien incertain, à une détermination partielle, sans qu’on en indique cependant la direction[20].
Les représentations sociales sur la démocratie consistent justement en des créations de connexions, en des chaînes de sens et celles-ci apparaissent dans les entretiens semi-directifs des acteurs sociaux interviewés. Les représentations sociales ne sont en effet pas de simples définitions ou de simples dimensions, mais des ensembles d’idées liés à un objet ; il doit y avoir une articulation entre diverses idées ou divers discours pour que puissent être identifiées les représentations sociales sur la démocratie. Comme Serge Moscovici, dont le travail sur les représentations sociales sur la psychanalyse incluait bien davantage que des définitions claires et étroites, nous croyons essentiel d’étudier les images de la démocratie en lien avec des univers d’opinion sur des questions liées à la démocratie. Nous cherchons donc des schémas de messages, c’est-à-dire des constructions plus ou moins cohérentes représentant des connexions entre diverses idées liées à la démocratie, donc des systèmes symboliques. Ainsi, nous avons cherché les diverses dimensions de la démocratie (État / organisation étatique, pratiques politiques institutionnelles, participation politique non traditionnelle, culture civique, valeurs[21]) et les avons mises en lien avec quelques enjeux fondamentaux de la démocratie : la vitalité du système partisan et des institutions, la perception du conflit, le rôle des médias et le rôle des citoyens en démocratie[22]. On découvre les représentations sociales sur la démocratie en évaluant le poids des diverses dimensions ainsi qu’en examinant comment ces dimensions sont arrimées aux enjeux fondamentaux ; cela permet de comprendre comment les gens structurent leur pensée.
Si les chaînes de sens concernant des enjeux sociopolitiques participent à la construction de la légitimité, celles liées à la démocratie permettent de comprendre les diverses manières d’être face au pouvoir, les multiples modes d’organisation en société. En effet, les acteurs sociaux luttent pour que soient imposés leurs points de vue sur « la démocratie », ce mot ayant diverses acceptions que nous avons regroupées en deux grandes catégories : soit structures politiques formelles et aspect procédural de la démocratie (État / organisation étatique et pratiques politiques institutionnelles), soit principes, valeurs et mécanismes d’organisation de la société hors de la sphère proprement politique (participation politique non traditionnelle, culture civique, valeurs). Dans l’un comme l’autre cas, la résolution des conflits sociaux dépend de la conception que les acteurs sociaux se font de la démocratie dans ses dimensions et du point de vue des enjeux en cause. Par exemple, la démocratie pensée en termes de participation politique institutionnelle amène à identifier le vote et les mécanismes parlementaires de consultation comme les modes privilégiés de résolution des conflits. La démocratie conçue comme culture civique encourage plutôt la discussion, le compromis, la prise en charge de son milieu et l’empowerment.
Les représentations sociales sont donc liées à la communication et à la légitimation[23]. En effet, la construction de sens n’est pas étrangère à la domination, car l’hégémonie se maintient grâce à la sphère superstructurelle, à la culture, aux représentations sur certains mots comme le pouvoir, la démocratie, le bonheur, le travail, la famille, les loisirs, bref sur tout ce qui donne un sens à la vie humaine. De toutes ces expressions, la démocratie nous apparaît la plus pertinente parce qu’elle renvoie au pouvoir et que privilégier l’une de ses diverses dimensions ou la liaison de plusieurs dimensions a un impact structurant sur la vie en société.
Résultats généraux concernant les représentations sociales sur la démocratie
Avant de présenter des données plus spécifiques liées à l’effervescence, à la réflexivité et au conflit, un portrait synthétique de quelques résultats de recherche globaux s’impose. Précisons d’abord que l’objectif de la recherche étant de comprendre à la fois le poids des diverses dimensions de la démocratie et les idées principales sur quelques enjeux de la démocratie présentes dans l’espace public – la vitalité du système partisan et des institutions, la perception du conflit dans la démocratie et le rôle des citoyens en démocratie –, nous avons privilégié une approche générale de la démocratie dans les questions sans en nommer les dimensions (État / organisation étatique, participation politique non traditionnelle, culture civique, valeurs), justement pour voir lesquelles émergeraient d’une discussion spontanée. Cette approche compréhensive vise à rendre explicite la complexité de la démocratie des acteurs sociaux dans l’espace public en imposant le moins possible une vision précise aux personnes interviewées[24]. Nous avons cependant explicitement lié la démocratie et les élections (pratiques politiques institutionnelles)[25] parce qu’il s’agit de la dimension la plus évidente de la démocratie, parce que cela permettait un point de départ sur lequel tous et toutes avaient une opinion et aussi pour susciter des commentaires sur l’état actuel du système partisan. Nos données se présentent donc en deux volets : des données sollicitées et des données non sollicitées[26]. La variété et la profondeur de ces données témoignent de l’efficacité de trois éléments méthodologiques : la longueur des entrevues, les questions générales posées aux personnes interviewées (« Pouvez-vous me donner votre définition générale de la démocratie ? ») et le questionnement constant sur divers aspects de la démocratie (autrement dit l’insistance des intervieweurs à demander des précisions sur les idées avancées par les personnes interviewées).
L’un des résultats de recherche les plus importants concerne le rattachement positif de la démocratie à la sphère sociale. Il y aurait une « démocratie sociale » plus prisée que la démocratie institutionnelle ; la culture civique et, dans une moindre mesure, les valeurs et la participation politique non traditionnelle constitueraient une sorte d’idéal de la démocratie dans les représentations sociales existant dans l’espace public. Ce point de vue est exprimé en deux temps : une vision fort négative des pratiques politiques institutionnelles ressort dans un premier temps qui sera ensuite mise en contraste avec une démocratie sociale valorisée et perçue comme une panacée aux maux liés aux structures politiques et partisanes.
La proportion élevée de l’association entre pratiques politiques institutionnelles et démocratie (106 sur 110, ou 96 %) s’explique en ce que la question du lien entre démocratie et élections a été posée aux personnes interviewées et que celles-ci ont en quelque sorte obligatoirement dû faire état de leur point de vue à ce sujet. Ces chiffres ne permettent cependant pas d’identifier la direction de l’association ; en fait, le rattachement des pratiques politiques institutionnelles à la démocratie est majoritairement négatif. Plus de la moitié des acteurs sociaux font part d’une conception négative des pratiques politiques institutionnelles alors qu’un peu moins du tiers n’émettent aucun commentaire positif ou négatif et qu’un sur sept exprime un point de vue favorable à l’état actuel des institutions et des pratiques politiques. Hommes et femmes réagissent de manière similaire aux pratiques politiques institutionnelles.
Quatre personnes vont jusqu’à nier l’existence d’un lien entre élections et démocratie avec de longues explications à l’appui. À la question « Si on met côte à côte le mot démocratie et élections, qu’est-ce que ça vous inspire ? », elles font état de l’aspect technique et purement instrumental du vote pour l’opposer à un phénomène d’acceptation du vivre-ensemble qui représenterait davantage la démocratie. Un sénateur bien en vue dans l’espace public explique :
Ça ne fonctionne pas [rires]. L’élection, c’est purement un processus, une mécanique pour choisir […] – c’est malheureux que ce soit comme ça, on en rit, mais c’est malheureux… – pour choisir des représentants de la population […] C’est certainement pas ça l’exercice de la démocratie ! C’est justement entre deux élections beaucoup plus qu’à l’occasion d’une élection que doivent se manifester l’acceptation de la gouvernance publique et l’expression des opinions des différentes composantes de la société.
D’autres acteurs sociaux vont plutôt évoquer la mauvaise qualité des rapports entre gouvernants et gouvernés et les artifices utilisés par les premiers pour justifier leur cynisme envers les pratiques politiques institutionnelles :
À l’égard [des pratiques politiques institutionnelles], vous allez me trouver d’un cynisme fini, total et presque répugnant, j’en démords pas, je pense que c’est une gigantesque mascarade […] Renaud chantait : « si les élections permettaient de changer la vie, ça ferait longtemps que voter serait interdit ». Je déplore que les élections servent à mettre en scène des partis politiques qui sont dupes de leur propre jeu. J’ai bien aimé – vous l’avez probablement lu – le Pinocchio d’André Pratte sur le mensonge en politique. Il n’est pas allé assez loin mais il a dit tout ce que je voulais dire… J’ai couvert la politique quotidiennement pendant trois ans… bon Dieu, ça n’a aucun sens ! Comment peut-on dire autant de… sinon des menteries disons contourner le sujet pour ne rien dire vraiment et comment se fait-il que les gens achètent encore ce genre de balivernes ? ! ! (un chroniqueur)
À la question d’introduction de l’entrevue, « Pouvez-vous me donner votre définition générale de la démocratie ? », 30 personnes sur 110 (soit 27 %) débutent spontanément en critiquant les pratiques politiques institutionnelles, en faisant état de leurs manques, de leurs travers, de leurs illusions. Un peu moins de la moitié (45 %) des acteurs sociaux interviewés croient que les pratiques politiques institutionnelles en général et les élections en particulier constituent une « démocratie minimale », insuffisante, réductrice et défectueuse. Parmi les personnages politiques, 38 % font référence à cette « démocratie minimale ». Les élections ne sont qu’une des facettes de la démocratie, nous dit-on. « Le plus important se vit entre deux élections » affirment plusieurs. Une femme politique nous dit, en parlant du mode de scrutin : « The system is broken… We need to change this archaic system. » « Les élections, c’est réducteur de la démocratie », croit un homme politique.
Les propos admiratifs envers les pratiques politiques institutionnelles (provenant de 15 % des acteurs sociaux interviewés) concernent trois éléments : la loi sur le financement des partis politiques, une admiration pour les travailleurs d’élection et la possibilité au Canada et au Québec d’être élu nonobstant son niveau d’éducation ou son statut social.
Les critiques des pratiques politiques institutionnelles portent tant sur les structures que sur les pratiques. Seules 7 % des personnes interviewées affirment que les élections constitueraient une source réelle de pouvoir, bien que 39 % en parlent comme d’un moment charnière. La participation électorale déclinante constitue l’une des illustrations les plus flagrantes de l’aliénation des citoyens face au système partisan et parlementaire. Trente-trois pourcent des acteurs sociaux interviewés insistent aussi sur la nécessité de la réforme électorale. Un chef de parti politique explique que le système actuel « n’encourage pas la proportionnalité, n’a pas de mécanismes pour garantir que les gens sont bien représentés, pas suffisamment de représentants des minorités peuvent se porter candidats ou vont être choisis, pas suffisamment de femmes […] ce qui ne donne pas le meilleur miroir de la réalité, de la chose sociale elle-même[27] ». Les partis politiques sont spécifiquement pointés du doigt ; plusieurs affirment que les partis, contrôlés par de petits groupes, sont devenus de véritables « machines à élections », laissant la part congrue à la fonction de liaison avec l’électorat autrefois dévolue à ces organisations. Les pratiques politiques institutionnelles sont aussi critiquées pour leur insistance sur la politique spectacle et sur le contrôle de l’image, pour leur incapacité ou leur manque d’intérêt à expliquer la complexité des enjeux, Enfin, l’existence de lieux de pouvoir ailleurs que dans les structures institutionnelles, et en particulier dans la sphère économique, impose la nécessité de relativiser le pouvoir détenu par les institutions politiques.
Les critiques nombreuses et détaillées des pratiques politiques institutionnelles ouvrent la voie à une « dénonciation » en bonne et due forme par le tiers des acteurs sociaux interviewés ; ils qualifient ces pratiques de manière assez virulente en les assimilant à du faux, du « tordu », de la manipulation, de la malhonnêteté (schéma 1) ! Cette proportion d’interviewés qui expriment un ras-le-bol, une colère ou un dégoût profond pour la politique institutionnelle constitue un résultat de recherche tout à fait spectaculaire, considérant qu’il s’agit de propos non sollicités, spontanément déclarés, et qu’ils sont le fait d’individus socialement et politiquement intégrés, quelquefois à l’intérieur même des structures politiques. Les critiques portent sur le fait qu’on manipule l’électorat durant les campagnes électorales, que les vrais décideurs ne sont pas où l’on croit (il y aurait des décideurs économiques, entre autres) et que l’influence prépondérante des ressources monétaires nuit à la bonne marche du processus électoral, entre autres. Le quart des personnages politiques interviewés se trouvent dans ce groupe.
Le tableau 1 montre que l’État de droit comme dimension de la démocratie est identifié par 40 % des acteurs sociaux interrogés, dont 43 % d’hommes et 34 % de femmes. Les éléments ciblés pour illustrer l’État de droit sont le système judiciaire, le droit et les chartes, d’une part, et la fonction publique, d’autre part ; l’indépendance de ces pouvoirs constitue l’essence de l’État de droit aux yeux des acteurs sociaux interviewés. Nos données indiquent qu’une proportion semblable de personnages politiques et de l’ensemble des acteurs sociaux se réfèrent à l’État de droit d’une façon ou d’une autre. Considérant que ces élus ou aspirants élus vivent tout « à côté » de l’administration publique, qu’ils sont appelés (ou voudraient être appelés) à légiférer, il est extrêmement étonnant qu’ils soient si peu enclins à considérer l’État de droit comme une des dimensions de la démocratie. Ce relatif aveuglement des hommes et des femmes politiques face à la dimension « État de droit » nous amène à questionner le rôle subjectif que ceux-ci se donnent ; en effet, leur distance face à cette dimension s’inscrit en faux contre leur fonction officielle, qui est de tenir compte des mécanismes liés à l’élaboration, à la mise en place et à l’évaluation des politiques publiques, soit la fonction publique. De plus, comme législateurs actuels ou potentiels, ils doivent intégrer les principes supérieurs et des valeurs du droit et des chartes (transparence, imputabilité, égalité). Dans notre enquête, non seulement l’« État de droit » n’est que peu identifié comme une dimension de la démocratie, mais les propos tenus à son sujet sont brefs, peu argumentés, peu associés à des anecdotes, des explications ou des précisions.
Parmi les rares personnages politiques interviewés à s’intéresser à la dimension État de droit, un sénateur insiste sur l’indépendance et la compétence des fonctionnaires, expliquant que, « entre les partis et le gouvernement, il y a la fonction publique, qui sont aussi des gens de pouvoir et font partie de la démocratie ». Il insiste sur la qualité des fonctionnaires au Québec, sur leur compétence à tous les échelons de la hiérarchie et sur leur indépendance face au pouvoir politique. Ils doivent « savoir lire » le programme du parti légitimement élu et le « traduire » en politiques. Les sous-ministres respectent « l’agenda » du parti élu et la plupart font leur carrière sans que les changements de partis au pouvoir ne les affectent. Malgré leurs convictions personnelles, ils sont disposés à servir le parti que la population choisit, précise-t-il.
Le tableau 1 montre qu’à côté de la démocratie institutionnelle (État de droit et pratiques politiques institutionnelles) qui essuie de multiples critiques existe une « démocratie sociale » qui comporte trois dimensions : la culture civique, évoquée par 82 % des acteurs sociaux interviewés, les valeurs par 75 % et la participation politique non traditionnelle par 38 %.
Quelques précisions sur le concept de culture civique s’imposent. Dans la littérature d’inspiration libérale, la culture civique constitue l’un des volets de la culture politique démocratique qui renvoie aux attitudes et aux prédispositions personnelles face au politique (institutions, acteurs et principes). L’étude phare sur la culture civique de Gabriel A. Almond et Sidney Verba[28] s’intéresse à la culture politique de cinq pays (États-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie et Mexique) dans une perspective fonctionnaliste visant à mesurer la contribution de la culture civique à l’évolution de la démocratie. La recherche, menée à l’aide d’un questionnaire administré à un millier de personnes par pays, fait voir les dimensions cognitive, affective et évaluative face au politique. Les critiques à l’ouvrage de G.A. Almond et S. Verba, nombreuses, portent sur le « comparatisme audacieux » des chercheurs qui homogénéisent des pays complexes et parfois fragmentés, ne donnent aucune définition de la démocratie, évitent d’évaluer les significations différentes des gestes politiques en contextes variés (au Mexique, un seul parti dominait la vie politique à cette époque par exemple)[29] et adoptent un fort parti pris normatif (on oppose la culture de sujétion de l’Italie et de l’Allemagne à la culture de participation anglaise et américaine). Carole Pateman fait également porter ses critiques de l’ouvrage de G.A. Almond et S. Verba sur sa circularité et son aveuglement face aux structures politiques. Elle écrit en effet :
In their opening discussion Almond and Verba state that the conception of political culture provides “the connecting link between micro- and macropolitics” [p. 33], between individual political attitudes and the operation of the political structure. This seems to me to be a mistaken view of political culture. If, as Almond and Verba intend, one is going to investigate the interaction between culture and structure, it is difficult to see how political culture itself can provide a link when it is one side of the process to be investigated. Something else is needed to provide the link between political culture and political structure, and to provide a basis for an explanation of their interaction [30].
Depuis G.A. Almond et S. Verba, la confiance politique représente le point nodal de l’intérêt des chercheurs qui étudient un ensemble de thèmes gravitant autour de la culture civique, soit la culture politique ou l’engagement civique. Après le cri d’alarme de Michel Crozier et Samuel P. Huntington[31] sur « l’excès de démocratie » néfaste aux démocraties libérales, un grand pan de la recherche en sociologie politique s’est concentré sur des tentatives d’explications de l’existence ou de la faiblesse de la confiance politique des citoyens. On a mis en lien des variables individuelles (âge, genre, caractéristiques socioéconomiques et professionnelles, prédispositions envers le régime politique, ses acteurs, ses institutions, etc.) et des variables contextuelles (niveaux de démocratisation et de développement économique) pour essayer de comprendre les conditions les plus favorables produisant la confiance politique. Outre le caractère fonctionnaliste flagrant de ce type de travaux, il faut souligner qu’il s’agit d’analyses fondées sur l’individualisme méthodologique, c’est-à-dire prenant pour point d’entrée privilégié l’individu resitué dans un contexte politique ou économique. La même critique que celle de C. Pateman face à l’ouvrage de G.A. Almond et S. Verba peut être faite ; nulle recherche sur la structure politique en soi ne vient informer l’analyse. On ne trouve pas non plus de définition de la démocratie ni de réflexion analytique sur les pratiques liées à la vie en société.
Dans notre recherche sur les représentations sociales de la démocratie, si l’imaginaire des acteurs sociaux sur la démocratie est sollicité, cela ne signifie pas que le point d’entrée de l’analyse soit l’individu car ce n’est pas par le biais de variables individuelles (mises ou non en lien avec des variables contextuelles) que nous expliquons la culture civique, contrairement aux ouvrages de Susan J. Pharr et Robert D. Putnam, Pippa Norris, ou Gérard Grunberg, Nonna Mayer et Paul Sniderman[32] par exemple. Notre recherche ne met pas l’accent sur les prédispositions à l’égard des institutions, des acteurs ou des valeurs politiques, mais elle s’intéresse plutôt aux pratiques et aux processus concrets liés à la culture civique tels qu’ils sont « vécus de l’intérieur » (dans les partis, les syndicats, les comités d’écoles, les garderies, les groupes sociocommunautaires, etc.) ; il s’agit d’une approche compréhensive.
Notre recherche ne met pas non plus l’accent sur le politique comme « produisant la société ». En effet, comme nous l’avons mentionné plus haut, chez les 110 acteurs sociaux interrogés, les aspects institutionnels de la démocratie se révèlent soit peu appréciés (le rattachement aux pratiques politiques institutionnelles est négatif) soit peu évoqués (l’État de droit n’apparaît que dans 4 entrevues sur 10). Les interviewés privilégient les aspects sociologiques de la démocratie qu’ils associent à un idéal. C’est donc la démocratie comme état de société qui informe le mieux la culture civique et non les prédispositions individuelles à l’égard du politique.
Notre approche s’inspire de Daniel Cefaï pour qui la culture politique consiste en « opérations d’alignement des manières de percevoir, d’agir et de juger hétérogènes, d’articulation des modalités du vivre-ensemble dans des représentations de la collectivité […] de légitimation ou de critique de règles et d’usages de droit, d’échange d’arguments sur le sens d’événement[33] ». Le vivre-ensemble représente bien davantage que l’organisation politique ; les représentations de la collectivité ne renvoient pas à des opinions ou à des prédispositions individuelles ; enfin, la référence à l’échange d’arguments ouvre la voie à l’aspect dialogique des pratiques liées à la vie en société. Dans cette perspective, les pratiques, les structures et les débats sont intégrés à l’étude de la culture civique. Ainsi, la démocratie sociale dans notre recherche consiste en un ensemble de principes, de valeurs, de mécanismes existant dans de multiples sphères : éducative, culturelle, syndicale, etc. Nous verrons plus loin que cette démocratie sociale fait écho à l’effervescence et à la réflexivité de la société et qu’on y retrouve le reflet des rapports conflictuels qui agitent celle-ci.
Les hommes et les femmes interviewés s’intéressent à la culture civique dans une forte proportion (au total, 8 sur 10) et ils le font de manière extensive, souvent engagée et enthousiaste. On associe la culture civique à la participation citoyenne dans de multiples lieux (écoles, conseils de quartiers, syndicats, etc.), à l’importance du débat, à l’éducation à la citoyenneté chez les jeunes, à la recherche du bien commun, au pouvoir de changer des choses en se regroupant et à la nécessité de s’informer, entre autres. Rappelons que ces réponses n’ont pas été sollicitées ; elles émergent spontanément des entretiens semi-directifs qui laissent toute liberté aux acteurs sociaux interrogés d’exprimer leurs points de vue et leurs sentiments sur la démocratie.
La valorisation de la culture civique ne correspond pas toujours à une critique hyper-politisée, il s’agit quelquefois d’une revendication tranquille du pouvoir des citoyens et des citoyennes, une sorte de « morale du bien public » davantage qu’une conception proprement politique. On distingue donc deux volets au sujet de la culture civique : d’une part, des questions d’organisation sociale (milieux de vie…) et de choix que les citoyens doivent faire (choix de consommation équitable, d’institutions financières, etc.) ; d’autre part, une vision plus politisée et revendicatrice, une vision fondée sur la conscience des conflits, comme l’illustre l’idée qu’en se regroupant, on a le pouvoir de changer des choses.
La deuxième dimension privilégiée de la démocratie sociale concerne les valeurs ; les trois quarts des acteurs sociaux en nomment une ou plusieurs sans toujours les lier aux propos explicatifs présentés sur divers sujets ; cela nous renvoie au fait que la démocratie trouve ses assises les plus fortes dans le pragmatisme. Les femmes davantage que les hommes évoquent les valeurs, quelquefois en rafales. Les principales valeurs associées à la démocratie sont la liberté d’expression (43 %), la liberté (20 %), la transparence (18 %), l’égalité (15 %), l’imputabilité (6 %), la justice (6 %) et le pluralisme (6 %). Les représentants économiques (présidents de chambre de commerce et d’association patronale) sont les répondants qui font le moins référence aux valeurs (4 sur 10). Le traitement rapide accordé aux valeurs par les acteurs sociaux tranche avec leurs commentaires sur la culture civique qui fait l’objet de longs développements, donne lieu à de nombreuses anecdotes, suscite un enthousiasme remarqué.
La troisième dimension de la démocratie sociale concerne la participation politique non traditionnelle. Près de quatre acteurs sociaux sur dix y font référence, surtout pour établir la signification politique de la manifestation de rue. Pour la quasi-totalité des personnes qui s’y intéressent, cette forme d’expression politique a un impact non négligeable ; on cite les manifestations contestant le déclenchement de la guerre en Irak (300 000 personnes à Montréal par grand froid), celles liées aux défusions municipales, celles liées aux combats altermondialistes ou aux luttes pour les centres de la petite enfance. Une journaliste souligne qu’après l’enthousiasme lié à l’opposition au Sommet des Amériques à Québec en 2001, la flamme contestataire dans la rue semble cependant s’être affaiblie.
La démocratie comme état de société
Nos données concernant les représentations sociales sur la démocratie démontrent le désir des acteurs sociaux interviewés d’assimiler démocratie et société – celle-ci étant mise en opposition à l’État –, comme si les lieux de pouvoir se trouvaient davantage dans la société que dans les institutions et comme si les acteurs sociaux jouissant des pouvoirs politiques, juridiques ou économiques n’étaient pas un peu plus actifs ou un peu plus puissants que les autres. Jacques Rancière explique :
À l’entendre, la sagesse démocratique ne serait pas tant l’attention scrupuleuse à des institutions assurant le pouvoir du peuple par les institutions représentatives que l’adéquation des formes d’exercice du politique au mode d’être d’une société, aux forces qui la meuvent, aux besoins, intérêts et désirs entrecroisés qui la tissent […] Le succès proclamé de la démocratie s’accompagne […] d’une réduction de celle-ci à un certain état des relations sociales[34].
L’intérêt pour la démocratie comme « état de société » se retrouve tant chez les acteurs sociaux que dans la recherche en sciences sociales. En effet, Pierre Rosanvallon étudie maintenant les pouvoirs de surveillance, des formes d’empêchement et des mises à l’épreuve de jugement de la société, ce qu’il appelle « la société de la défiance » envers le système politique institutionnel, qu’il propose d’appeler une contre-démocratie. Il ne s’agit pas du contraire de la démocratie, « c’est plutôt la forme de démocratie qui contrarie l’autre, la démocratie des pouvoirs indirects disséminés dans le corps social, la démocratie de la défiance organisée face à la démocratie de la légitimité électorale[35] ». Quant à Jean-François Thuot, il utilise l’expression « démocratie fonctionnelle » pour qualifier l’émergence d’un nouveau modèle d’organisation politique qui se situe hors du champ de la représentation : « [l]e pouvoir comme chose sociale, cela veut dire situer la légitimité du pouvoir dans la société. Sur ce plan, il y a coïncidence de la démocratie et de la modernité politique, puisque la modernité politique consiste à désigner le fondement de la société à l’intérieur de celle-ci plutôt qu’à l’extérieur ». La démocratie comme état de société renvoie au mode de constitution de la société comme production volontaire de ses membres : « [La société] entend produire son propre ordre et déterminer son évolution[36]. »
Effervescence et réflexivité
Deux volets dans la recherche illustrent parfaitement cette démocratie comme état de société. Le premier consiste à valoriser l’effervescence de la société et sa réflexivité et le second volet renvoie au conflit, à la fois dans sa normalité et dans les processus de résolution (schéma 2). Presque les deux tiers des acteurs sociaux interrogés lient la démocratie à la réflexivité de la société, c’est-à-dire à une auto-institution à la fois en pratiques et sur le plan des symboles, les deux allant de pair. La réflexivité de la société est liée à l’effervescence, souvent sans dissocier les deux (tableau 2). L’effervescence sociale renvoie à la multiplicité des pratiques sociales et communicationnelles de tout ordre (politique, communautaire, économique) ; une véritable démocratie proviendrait « d’en bas » et ne serait pas constituée autoritairement, « d’en haut », c’est-à-dire des institutions. La réflexivité et l’effervescence s’inscrivent dans la durée : « La démocratie, c’est du travail, c’est comme la vaisselle, toujours à recommencer ! » (une représentante d’un groupe sociocommunautaire). Les données laissent voir deux chaînes de sens liées à l’effervescence et à la réflexivité de la société : premièrement, il est question d’organisation collective – dans les groupes communautaires, dans les milieux de vie (famille, travail, études, garderie, ainsi de suite) et dans les milieux décisionnels locaux (conseils de quartier, entre autres) ; deuxièmement, l’accent est mis sur l’importance de la communication au sens large – le débat public, la discussion, voire la délibération, la persuasion et la transmission de signes et de symboles.
L’organisation collective dans les organisations communautaires fait l’objet de longs développements ; plusieurs représentants de groupes sociocommunautaires expliquent les processus de prise de décision de leur groupe, les compromis qu’ont dû faire leurs membres, l’apprentissage de la discipline, de la tolérance, des différences. On établit des liens entre travail interne et efficacité externe :
Pour créer un rapport de force, il faut une structure de représentation. Ce n’est pas toi ou juste un petit groupe qui décide… En l’espace de quelques mois, [l’organisation] a récolté beaucoup de crédibilité auprès des gouvernants même si on était étiqueté « radicaux » parce qu’on développait une culture de représentation et on a balayé tous les autres environnementaux. J’avais fait cinq ans [dans une centrale syndicale] et j’ai été vraiment marqué par la démocratie syndicale […] Il y a des règles de solidarité qui vont de pair avec la démocratie ; quand la décision est prise, après le vote, il faut mettre de côté la dissidence. Sinon on retombe dans l’anarchie et l’organisation n’a plus d’impact politique !
L’exercice de discussion, de conciliation et de compromis dans les groupes, que certains qualifient de « démocratie de concertation », s’accomplit aussi sur la scène internationale. L’un des acteurs sociaux interrogés a expliqué avoir participé au Sommet mondial de la société de l’information en 2003, événement où la société civile, « une nébuleuse d’acteurs inimaginables », était invitée. « On a dû apprendre à travailler, à dialoguer, à entendre l’autre, à être tolérant. C’est un véritable exercice de démocratie », affirme-t-il. Bien qu’il considère comme un échec la participation de la société civile à ce sommet, il évalue fort positivement le travail accompli par les groupes représentant la société civile « qui a vécu la démocratie de manière dialogique et en est arrivée à des consensus… dans la douleur ! Ça se passe dans la douleur, ces choses-là ! »
D’autres acteurs sociaux font référence à l’organisation collective dans des milieux de vie (famille, garderies, milieux de travail, etc.) ou de décision à un niveau régional : corporations de développement économique et communautaire, régies régionales de la santé et des services sociaux, commissions scolaires, conseils d’arrondissement, conseils de quartier, etc. Pour un bon nombre, l’engagement dans ces lieux devra être précédé par une éducation citoyenne, conçue comme la voie royale à la démocratie sociale. Une cadre de la presse écrite explique : « Notre démocratie bouge constamment […] c’est quelque chose qu’il faut re-créer chaque jour à travers l’éducation, à travers les médias, à travers les familles. La façon dont on va expliquer aux nouvelles générations leurs droits et leurs responsabilités va faire en sorte qu’on aura une démocratie plus ou moins forte. »
L’effervescence de la société renvoie aussi de manière marquée à la communication, au débat public, bref à la notion d’espace public qui correspond à la publicité d’un éventail d’opinions, ce qui permet en théorie au peuple de s’autogouverner. Selon un représentant syndical qui conçoit la démocratie comme nécessairement « délibérative » parce qu’« aller voter ne suffit pas », les citoyens doivent s’impliquer dans divers groupes, partis, organisations non gouvernementales (ONG), à divers paliers : municipal, provincial, fédéral, etc. Il résume ainsi sa pensée : « Je pense que la démocratie acquiert tout son sens quand il y a des espaces, des lieux de débat et qu’on peut construire la cité progressivement et dégager des tendances qui correspondent, je dirais, au plus large ensemble possible. »
Parmi ces espaces de débat se trouvent évidemment les médias, dont les rôles sont de transmettre l’information, d’éduquer et de simplifier les enjeux complexes ou de mettre à jour les scandales[37]. Cependant, l’évaluation globale que font les acteurs sociaux interrogés des médias est fort mitigée, et les critiques sévères ; 69 % de ceux-ci déplorent la commercialisation des médias et la convergence et 35 % considèrent que l’information emprunte trop à la forme du spectacle.
Un espace public dynamique dans lequel il y a des confrontations et des désaccords représente l’effervescence des sociétés démocratiques à l’opposé de la tranquillité des sociétés autoritaires[38]. Il faut lier ce résultat de recherche à la valorisation de la liberté d’expression comme valeur la plus prisée par les acteurs sociaux interrogés (43 %). Cette liberté, illustrée par une foule d’expressions (manifestations, sondages, contacts avec les élus, sans compter les médias), doit s’appliquer à l’ensemble des membres de la société pour être effective. Ainsi, selon un journaliste, la liberté d’expression ne s’exerce pleinement que lorsque tous les membres de la société, y compris les moins dotés en capital social, peuvent comprendre minimalement les politiques publiques qui ont un impact sur eux et peuvent s’exprimer ; bref, lorsque cette capacité d’expression n’est pas réservée aux « individus qui peuvent déjeuner avec le premier ministre ». Selon ce journaliste, « il ne faut pas laisser une certaine frange de la population se marginaliser », la justice sociale constituant un préalable à l’exercice de la liberté d’expression.
Les acteurs sociaux interviewés associent le débat à la démocratie ; non seulement l’expression d’opinions constitue-t-elle un geste démocratique en soi, mais prendre la parole et participer sert à construire la démocratie. Un chroniqueur établit ainsi un lien entre le geste individuel et le projet collectif :
Pour qu’une démocratie républicaine fonctionne, il y a des conditions […], il faut que les citoyens soient capables d’être efficaces dans le débat public. Et pour moi, le grand enjeu des prochaines années sur le plan démocratique, c’est ce qu’on appelle en anglais l’empowerment des citoyens. C’est-à-dire qu’il faut donner aux citoyens les outils pour qu’ils soient autonomes, pour qu’ils puissent se sentir compétents de participer. À la fois lors d’audiences publiques comme celles concernant la centrale du Suroît, dans le domaine environnemental ou autre, autant d’être capables de fonder des associations, des mouvements. Autant pour éventuellement être candidat à des postes de représentation, au niveau local comme au niveau national. Il ne faut pas espérer une démocratie plus saine si on n’a pas plus d’épaisseur au sein de la société démocratique, s’il n’y a pas davantage de lieux et de possibilités de participation pour les citoyens, des lieux dans lesquels ils apprennent à devenir compétents, ils apprennent à découvrir leurs propres compétences.
Cette valorisation du débat et de l’expression publique est illustrée au tableau 3 sur les données concernant le rôle des citoyens en démocratie, qui fait ressortir l’importance liée à l’engagement et à l’expression. Mais cet idéal démocratique se heurte à une perception bien douloureuse, puisque seuls deux acteurs sociaux sur 110 croient que le citoyen joue correctement son rôle : 43 acteurs sociaux (39 %) croient qu’il ne le fait pas et 38 (35 %) affirment qu’il le joue « moyennement ». Cette démocratie est donc fort paradoxale, puisqu’elle se déploie et se développe principalement dans la société – par opposition à l’État – où l’acteur par excellence, le citoyen, ne joue pas correctement son rôle ! Celui-ci étant passif, la démocratie repose sur le dynamisme d’une minorité hyperactive dont une partie agit d’abord et avant tout clairement dans la sphère sociale :
Ce désintérêt [des citoyens pour la politique] va aller en s’agrandissant, ça ne veut pas dire que tous se désintéressent de la chose sociale, car il y a parallèlement à ça un véritable foisonnement de l’implication des citoyens dans d’autres formes d’expression démocratique qui est celui de s’organiser en communautés, s’organiser pour défendre des points de vue, pour mener des luttes, ce qui ne se répercute pas dans les structures du pouvoir… ça ne passe pas par l’intermédiaire du système électoral. Il y a quand même une démocratie qui s’organise par le bas, où il y a des débats qui sont menés, il y a des dossiers qui avancent, c’est quelque chose qui bouge constamment, qui change parce que le monde change (un représentant d’un groupe sociocommunautaire).
Un homme politique identifie cette minorité hyperactive à la sphère sociale en évoquant le travail des groupes sociocommunautaires, mais reconnaît que ces derniers, pour être pleinement efficaces, doivent rejoindre la sphère politico-administrative. Un portrait plus complexe de la démocratie apparaît, qui lie l’État de droit, les pratiques politiques institutionnelles et la culture civique :
La démocratie n’est ni linéaire ni descriptive, c’est une vie où il y a de l’action, de la réaction, des complots, il y a des associations… Pas au sens péjoratif du terme… Il y a des stratégies, chacun a sa stratégie. Les groupes de femmes, les environnementalistes, les groupes préoccupés par le logement, les syndicats, les groupes communautaires, les groupes culturels… Ils contactent les partis politiques, le gouvernement, les fonctionnaires. Ils sont dans les médias. Ils se chamaillent, ils se chicanent, tout ça grouille et grenouille, ça avance tout croche, il y a des dérapages, il y en a qui charrient, c’est quelquefois peu respectueux de l’intelligence des gens… l’ensemble de ces interactions entre le terrain, les partis, la fonction publique, le gouvernement, c’est l’expression de la démocratie !
Le conflit en démocratie
Le deuxième élément qui illustre l’association entre démocratie et société concerne la place et le rôle du conflit en démocratie (schéma 2). À la question « Une démocratie idéale est-elle celle où le consensus règne ou celle où l’on retrouve des conflits ? », hommes et femmes réagissent de manière similaire. Plus de la moitié des acteurs sociaux ont choisi le conflit, 15 % le consensus, 20 % les deux sans préférence et 10 % n’ont pas répondu ou ont donné une réponse sans lien avec la question posée (tableau 4). Cette « acceptation » du conflit ou ce sentiment apaisé face au conflit ne se retrouve pas également dans toutes les catégories d’acteurs sociaux ; la moitié seulement des hommes et des femmes politiques et des journalistes associent la démocratie au conflit alors que c’est le cas de plus de sept représentants sociocommunautaires sur dix, plus de sept patrons de presse sur dix et plus de huit représentants syndicaux. Au total, seuls 15 % des acteurs sociaux choisissent le consensus comme l’idéal de la démocratie. Guy Groux explique :
Dans les sociétés modernes, les conflictualités jouent comme autant de flux. Des réseaux militants et symboliques les animent et les sous-tendent. Les modes d’action s’enchevêtrent, se croisent et se mêlent – des luttes sur le logement aux mouvements des sans-papiers, des conflits de femmes aux refus du racisme, des mouvements de chômeurs à celui des banlieues, etc. Se forment ainsi des configurations conflictuelles complexes qui se définissent par (et suscitent en retour) de nouveaux enjeux, dont certains sont directement liés à la citoyenneté[39].
En pensant le conflit dans la démocratie, les acteurs sociaux émettent deux idées principales, l’une sur sa normalité et l’autre sur les processus associés à sa résolution. On conçoit le conflit comme normal en démocratie, ce qui s’explique par trois arguments. Premièrement, il y aurait une sorte de consubstantialité enrichissante entre conflit et démocratie. « Le choc des opinions, ça va avec l’exercice de la démocratie », affirme une représentante d’un groupe sociocommunautaire. Le conflit ferait progresser la démocratie en provoquant des débats et la démocratie permettrait la résolution des conflits grâce à son « fonctionnement dialogique », à ses mécanismes de poids et contrepoids.
I think when there’s agitation there’s action. It’s like the laws of physics. You create fire by friction. Friction by its very nature is agitation, there is a conflict. So I think conflict can be healthy and again human beings aren’t real good dealing with conflict, we don’t teach kids, we are starting to actually… Kids now have peer-to-peer resolution and that’s great. It gives the skills to work together in the future. I think kids are much better prepared, as they go through life, and with the changes that are taking place, changes in economy and social and cultural conflict don’t have to be viewed as a bad thing. Conflict is often a catalyst for positive change. (une femme politique)
Deuxièmement, le conflit constitue un reflet de la diversité, de l’hétérogénéité de la société, un marqueur naturel de différences, une conséquence des intérêts et des besoins variés, voire des passions diverses. La démocratie n’est pas assimilée ici à la loi de la majorité, mais plutôt au respect des minorités et à la prise en compte de certains particularismes, d’où la nécessité d’aménager la démocratie pour la protéger de la tyrannie de la majorité. « La démocratie se nourrit des différences, puisque tous doivent pouvoir s’y reconnaître » (un représentant syndical) « Le conflit renvoie aux divisions existantes de la société… aussi les luttes pour la justice sociale doivent-elles être vues positivement : égaliser un peu les revenus, diminuer le temps de travail, tenir compte du pouvoir varié des gens, du racisme, du sexisme, de la lutte des classes. » (une experte)
Au nom de la reconnaissance de cette diversité, pour protéger l’hétérogénéité et les différences, on conteste le consensus : « Le consensus à tout prix ou le consensus d’abord, c’est la fabrication de quelque chose d’artificiel : on construit un monde tout en rose, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ! (un journaliste) « [L]e consensus à tout prix fait penser au fascisme, au religieux – il y avait un grand consensus sous Hitler ! –, à l’absolutisme, au fanatisme. » (un représentant d’un groupe sociocommunautaire) « Les systèmes où il n’y a plus de tensions apparentes, habituellement, ce sont des dictatures ou des régimes despotiques. » (une représentante d’un groupe sociocommunautaire)
Le consensus… Il y a des pays où il y en a beaucoup de consensus, mais ça s’appelle des dictatures. C’est-à-dire que c’est un faux consensus, on ne donne pas de place à l’opinion… J’ai vécu cinq ans en Chine, je l’ai vécu, le consensus !… Un seul parti politique, pas de possibilité de résistance ou de contradiction, ou en tout cas pas une réelle capacité. (un journaliste)
Troisièmement, le conflit s’enracine dans la durée, il s’agit d’un état sans fin. Non seulement le conflit est-il inéluctable en démocratie, mais il a aussi un caractère perpétuel :
Je ne peux pas vraiment imaginer une planète Terre qui est rendue à « The End », comme un film […] En fait, il y a autre chose qui se met en place… Il faut que ce soit vivant en recherche de paix et de justice et de création, de créativité, d’expression et de connaissances qui s’accroissent […] Il faut de la délibération, des tensions et des conflits, peut-être une maîtrise de plus en plus grande de ces dynamiques : le conflit et le débat. (une représentante d’un groupe sociocommunautaire)
Sans fin et inéluctable, le conflit fait aussi référence au fait que les acquis sont perpétuellement à défendre :
La démocratie se regagne chaque jour et il faut être vigilant… Je n’ai jamais pensé que les droits et les avancées étaient gagnés une fois pour toutes. Je ne sais pas si dans 25 ans il n’y aura pas le retour d’une vision différente. Je suis une adepte de science-fiction, j’en lis beaucoup […], cela me fait envisager que les choses peuvent être radicalement différentes, que des revirements sont possibles ! (une cadre de presse)
La deuxième idée concernant le conflit en démocratie concerne le processus ; la démocratie étant un (ensemble de) processus, la résolution des conflits se traiterait par processus. Le conflit apparaît donc normal et sa résolution naturelle. On fait état de deux types de processus : intellectuels et formels. L’évocation des processus intellectuels s’inscrit dans l’importance croissante du débat public qui s’incarne dans la recherche en sciences sociales, dans la popularité des théories de la délibération. « Les tensions font progresser les idées […] une pensée, même individuelle, se construit et se façonne dans la confrontation. » (un journaliste) Une femme politique fait référence au processus de construction intellectuelle qu’entraîne le conflit : « It’s healthy to have tension if you think about making any kind of progress… someone has an idea that they bounce off, someone else reject it but then […] you might want to build on it. » Un représentant d’un groupe sociocommunautaire croit pour sa part que « Les conflits font réfléchir : c’est très important de faire en sorte qu’il y ait un débat sur un certain nombre d’idées, qu’on mette en perspective, en parallèle ou en contradiction un certain nombre d’idées… on doit expliquer, réfléchir et, à un moment donné, choisir. »
Les acteurs sociaux expliquent aussi la pertinence des processus institutionnels ou formels, même si ceux-ci ne sont pas très définis : « La démocratie fonctionne par poids et contrepoids » (un chroniqueur) ; « La démocratie c’est une société dans laquelle on met en place des mécanismes de résolution des conflits » (une femme politique) ; « Balisés, les conflits sont générateurs de bonds en avant et d’innovations » (un homme politique) ; « Il faut des mécanismes pour organiser la diversité » (un autre homme politique).
Un grand nombre d’acteurs sociaux interviewés font « intervenir » la société dans les processus de régulation sans que soient bien définis les mécanismes d’action de la société d’en bas. Guy Groux explique : « l’existence de réseaux de pouvoir polymorphes dans les processus de la régulation déprécie les jeux de la (seule) décision politique. L’État n’est plus forcément à l’initiative des règles qu’il contribue à légitimer. L’initiative politique est en reflux face à des modes d’interactions qui mobilisent des pluralités d’acteurs dans la production des régulations[40] ».
Ce qui se dégage des entrevues des acteurs sociaux au sujet de la capacité de la société à se construire et surtout à résoudre des conflits de manière typiquement sociale par opposition à institutionnelle renvoie certainement à la théorie de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud, d’abord élaborée pour le monde professionnel, mais aujourd’hui aussi conçue comme une théorie générale de l’action. Il y est question de la « mise en cohérence d’individus au sein d’une société », « d’une sorte de “mise au point permanente”, moins pour assurer l’équilibre du système social que pour gérer des déséquilibres et les rendre discutables, voire acceptables » ; un système d’actions et d’interactions se met en place pour la production de règles, un système qui fixe les contraintes en fonction des attentes et des ressources des acteurs. « Parler de régulations sociales, ce n’est pas postuler que les acteurs trouveront harmonieusement des compromis acceptables et respectés ; c’est au contraire affirmer la différence de rationalités[41]. »
Les acteurs sociaux qui refusent de choisir entre le conflit et le consensus et assimilent les deux à la démocratie sans préférence pour l’un des termes distinguent des étapes : d’abord l’existence de conflits, ensuite la mise en place de mécanismes permettant de vivre avec eux, de les intégrer au mode normal de fonctionnement d’une société :
Donc le pari civilisationnel pour avoir une démocratie effective et réelle, c’est d’encadrer les conflits, de les civiliser, de le rendre gérables, de les rendre relatifs, c’est-à-dire qu’il y a une certaine rotation, une intermittence, une alternance dans les différents termes et pôles de la société de manière à ce que les conflits puissent demeurer, pour que la diversité puisse s’exprimer. (un homme politique)
Conclusion
Les représentations sociales sur la démocratie telles qu’elles ont été exprimées par les 110 acteurs sociaux interviewés laissent voir une association forte et positive entre la démocratie et la sphère sociale, alors qu’avec les pratiques politiques institutionnelles il s’agit d’une association forte (les propos ont cependant été sollicités) mais négative. La société – et non les structures politiques ou administratives – constituerait le lieu où la démocratie se déploie et s’épanouit. Même si la majorité des acteurs sociaux font référence à trois dimensions et plus de la démocratie (dont l’État de droit et les pratiques politiques institutionnelles), la démocratie sociale prévaut comme idéal dans l’imaginaire collectif. Provenant d’individus appelés à transiger avec les pouvoirs publics et à façonner le cadrage[42] premier des enjeux dans les médias, autrement dit à agir eux-mêmes sur l’image des problèmes sociopolitiques, il s’agit là de résultats étonnants car ils tiennent relativement peu compte de la liaison entre la société et les structures politiques, juridiques et administratives.
Deux constats s’imposent. Premièrement, une conception relationnelle de la démocratie émerge clairement chez les acteurs sociaux interviewés, conception qui rappelle un peu celle de Michel Foucault ; on ne « détient » ou ne « possède » pas le pouvoir, celui-ci se cristallise dans les relations sociales, il consiste en un « mode d’action de certains sur d’autres » et n’existe qu’en actes[43]. Cette perspective dynamique de pouvoir en mouvance, qui renvoie aussi à Antonio Gramsci[44] et à Stuart Hall[45], présente l’hégémonie comme le résultat d’un travail sur les idées qui vient s’ajouter à la situation matérielle de domination. Les données de notre recherche font effectivement voir le pouvoir en mouvance, mais cependant pas toujours exercé par les mêmes acteurs sociaux ; si les élites se trouvent en situation d’exercer du pouvoir, cela n’exclut pas que d’autres catégories sociales le fassent aussi à certaines occasions.
Deuxièmement, on constate un imaginaire collectif faible concernant la démocratie institutionnelle et en particulier l’État de droit, une dimension à l’opposé de la démocratie sociale à peine abordée par moins de la moitié des acteurs sociaux interviewés qui le font avec fort peu d’explications ou de précisions. Cela correspond à un relatif désintérêt de l’administration publique, du juridique, de tous les mécanismes assurant la défense et permettant la mise en oeuvre des grands principes de la démocratie : l’égalité, la liberté, la transparence et ainsi de suite. Si ce constat laisse perplexe, le fait que l’État de droit ne soit pas davantage présent dans l’imaginaire des hommes et des femmes politiques étonne, car ils côtoient l’administration publique et, dans leur travail de législateurs actuels ou potentiels, ils doivent en principe tenir compte des mécanismes liés à l’élaboration, à la mise en place et à l’évaluation des politiques publiques.
Appendices
Note biographique
Anne-Marie Gingras est professeure titulaire au Département de science politique de l’Université Laval. Elle a publié Médias et démocratie. Le grand malentendu aux Presses de l’Université du Québec (PUQ, 1999 et 2006) et a dirigé La communication politique. État des savoirs, enjeux et perspectives (PUQ, 2003), de même qu’un numéro antérieur de Politique et Sociétés sur Démocratie et réseaux de communication (1999). Elle a publié dans International Journal of Canadian Studies, Hermès, Revue canadienne de science politique, Médiamorphoses, Canadian Journal of Communication, Dialogues politiques, Communication. Ses derniers textes portent sur la couverture médiatique de la Commission Gomery (à paraître dans Mediating Canadian Politics, chez Pearson) et sur la question de la liberté d’expression en contexte radiophonique.
Notes
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[1]
Je tiens à remercier les évaluateurs anonymes des commentaires faits sur des versions antérieures de ce texte.
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[2]
Ces collaborateurs ont réalisé 103 des 110 entretiens semi-directifs et les ont transcrits.
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[3]
Voir à ce sujet Gérard Grunberg, Nonna Mayer et Paul Sniderman (dir.), 2002, La démocratie à l’épreuve, Paris, Presses de Sciences Po., 349 p. ; Susan J. Pharr et Robert D. Putnam, 2000, Disaffected Democracy, What’s Troubling the Trilateral Countries ?, Princeton, Princeton University Press, 362 p. ; Pascal Perrineau (dir.), 2003, Le désenchantement démocratique, Paris, Éditions de l’Aube, 311 p. ; Pippa Norris, 1999, Critical Citizens. Global Support for Democratic Governance, Oxford, Oxford University Press, 303 p.
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[4]
Roger-Gérard Schwartzenberg, 1977, Sociologie politique, Paris, Presses universitaires de France, 363 p.
-
[5]
Jean-François Thuot, 1998, La fin de la représentation et les formes contemporaines de la démocratie, Montréal, Éditions Nota Bene, 211 p., à la p. 8.
-
[6]
Bernard Manin, 1995, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 319 p.
-
[7]
L’Empire étend à l’échelle planétaire son réseau de hiérarchies et de divisions ; sa fonction consiste à maintenir l’ordre grâce à de nouveaux mécanismes de contrôle et de conflit perpétuels. (Voir Antonio Negri et Michael Hardt, 2004, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, Montréal, Boréal, 407 p., à la p. 7 ; et, des mêmes auteurs, Empire, 2000, Cambridge, Harvard University Press, 478 p.)
-
[8]
Negri et Hardt, Multitude, p. 382.
-
[9]
Ainsi en est-il de la démocratie forte de Benjamin Barber (1997, Démocratie forte, Desclée de Brower, 329 p.) et de l’autonomie démocratique de David Held (1996, Models of Democracy, Stanford, Stanford University Press, 338 p.). Ces modèles incluent la communication comme mécanisme fondamental d’organisation de la société. Bernard Manin (1995, Principes du gouvernement représentatif, op. cit.) fait ressortir, dans le modèle classique de la démocratie représentative et dans son évolution, des aspects communicationnels généralement ignorés des politistes des générations antérieures : la liberté de l’opinion publique et l’épreuve de la discussion.
-
[10]
Ces personnes ont été choisies dans des listes par catégories socioprofessionnelles comprenant plus de 250 noms, listes constituées à partir d’information disponible sur Internet (par exemple pour les réseaux de groupes sociocommunautaires) ou dans les bottins en tous genres. Ce sont la disponibilité des individus, une certaine représentativité partisane pour les hommes et les femmes politiques et une distribution par ville (imparfaite puisque les coûts associés aux entrevues à Toronto et à Ottawa étaient plus élevés que ceux des entrevues réalisées à Québec et à Montréal) qui ont servi de critères pour le choix des répondants et des répondantes.
-
[11]
Et non des opinions individuelles qui seraient traitées en fonction de variables dépendantes et indépendantes et selon un mode causal.
-
[12]
Les entrevues semi-directives ont été réalisées de mai à novembre 2004 par les trois assistants de recherche mis en collaboration de ce texte et par la chercheure principale. Elles ont été transcrites à l’aide du logiciel Dragon. Leur durée varie de 30 à 250 minutes, la majorité se situant entre 60 et 90 minutes ; le matériel transcrit fait 1100 pages.
-
[13]
Jean-Claude Abric, 1991, « L’étude expérimentale des représentations sociales », dans Les représentations sociales, sous la dir. de Denise Jodelet, Paris, Presses universitaires de France, 447 p., à la p. 201.
-
[14]
Gerard Duveen, 2001, « Introduction. The Power of Ideas in Moscovici », dans Social Representations. Explorations in Social Psychology, sous la dir. de Serge Moscovici et Gerard Duveen, New York, New York University Press, 297 p., à la p. 12.
-
[15]
Nous avons privilégié le concept de représentation sociale pour plusieurs raisons. Premièrement, cette notion permet d’éviter l’opposition entre l’individu et la société, l’imaginaire des individus étant aussi celui de leur société. Le concept de représentation sociale joint aussi les idées et les pratiques, les premières expliquant les secondes, mais ces dernières – les pratiques – faisant aussi naître des idées dans une circularité qui permet d’éviter le déterminisme. L’action alimente la pensée qui en retour fait surgir de nouvelles pratiques. Deuxièmement, la notion de représentation sociale met en jeu tant les concepts que les percepts, elle fait état du rationnel comme de l’émotion. Ces deux registres, et pas seulement un seul, peuvent expliquer les comportements individuels et l’action collective.
-
[16]
Émile Durkheim. [1894] 2001, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Quadrige / Presses universitaires de France, 149 p.
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[17]
Serge Moscovici, 1961, La psychanalyse, son image et son public : étude sur la représentation sociale de la psychanalyse, Paris, Presses universitaires de France, 650 p. ; Serge Moscovici, 1986, « L’ère des représentations sociales », dans L’étude des représentations sociales, sous la dir. d’Augusto Palmonari et Willem Doise, Neuchatel, Delachaux et Niestlé, 207 p., aux p. 35-80 ; Serge Moscovici, 1989, « Des représentations collectives aux représentations sociales : éléments pour une histoire », dans Les représentations sociales, sous la dir. de Denise Jodelet, Paris, Presses universitaires de France, 447 p., aux p. 62-86.
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[18]
Duveen, « Introduction… », p. 8.
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[19]
Jennifer Deryl Slack, 1996, « The Theory and Method of Articulation in Cultural Studies », dans Stuart Hall, Critical Dialogues in Cultural Studies, sous la dir. de David Morley et Kuan-Hsing Chen, Londres, Routledge, 522 p., aux p. 112-127.
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[20]
L’articulation sert à se dégager du déterminisme et à éviter une posture postmoderne éloignée d’une volonté explicative.
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[21]
État / organisation étatique : parlement pluraliste, séparation du judiciaire et de l’exécutif, souveraineté nationale, fonction publique indépendante du politique, etc. ; pratiques politiques institutionnelles : élections, alternance, droit de vote, représentation des intérêts, commissions parlementaires, système partisan, représentation politique, etc. ; participation politique non traditionnelle : démocratie directe, manifestations, désobéissance civile, sit-ins, entartage, etc. ; culture civique : débat, pluralisme, accès à l’information, citoyenneté, implication dans un syndicat, un comité d’école, au travail, etc. ; valeurs : liberté d’expression, liberté, égalité, solidarité, transparence, imputabilité, etc.
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[22]
D’autres enjeux ont été étudiés mais n’ont pu être inclus dans cet article, par exemple le rapport entre le politique et l’économie et l’instrumentalisation du mot « démocratie ».
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[23]
Duveen, « Introduction… », p. 9.
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[24]
Par exemple, 43 % des personnes interviewées ont identifié la liberté d’expression comme valeur fondamentale de la démocratie. Si une question spécifique avait porté sur la liberté d’expression, il y a fort à parier que la totalité aurait fait de même, puisqu’il s’agit d’un lieu commun que d’associer liberté d’expression et démocratie. Mais quelle valeur auraient eue les réponses à cette question ?
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[25]
Grâce à la question « Si on met côte à côte les mots démocratie et élections, qu’est-ce que ça vous inspire ? »
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[26]
Données sollicitées : le lien entre la démocratie et les élections, la démocratie et les négociations commerciales, la modification de la démocratie par la mondialisation, l’existence d’un volet économique de la démocratie, le rôle des citoyens dans la démocratie, la démocratie idéale comme lieu où le consensus règne ou celui où l’on retrouve des conflits, le rôle des médias dans une démocratie. Données non sollicitées : toutes les dimensions de la démocratie (note 21) sauf les pratiques politiques institutionnelles ainsi que les données détaillant les cinq dimensions de la démocratie, celles en particulier sur la complexité de la démocratie comme état de société. Le présent article ne porte que sur un aspect restreint des résultats.
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[27]
Le système représentatif n’a pas été originellement conçu pour être un miroir de la société, comme le montrent les nombreuses études à ce sujet (voir Pierre Rosanvallon, 1998, Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 379 p. ; voir aussi Manin, Principes du gouvernement représentatif ; et Thuot, La fin de la représentation…), mais aujourd’hui l’idée de cette représentation miroir qui conviendrait mieux à la démocratie s’est imposée dans l’espace public.
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[28]
Gabriel A. Almond et Sidney Verba, The Civic Culture, Boston, Little Brown and Company, 1965, 379 p.
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[29]
Jean-Pierre Cot et Jean-Pierre Mounier, Pour une sociologie politique, t. 2, Paris, Seuil, 1974, 190 p., aux p. 36-56. Par ailleurs, Philippe Braud (2006 [8e éd.], Sociologie politique, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 738 p., aux p. 268-271) ne développe que très peu cet ouvrage qu’il qualifie pourtant de « canonique ».
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[30]
Carole Pateman, 1989, « The Civic Culture : A Philosophical Critique », p. 57-102, dans The Civic Culture Revisited, sous la dir. de Gabriel A. Almond et Sidney Verba, Newbury Park, Sage, 421 p., aux p. 68-69.
-
[31]
Michel Crozier, Samuel P. Huntington et Joji Watanuki, 1975, The Crisis of Democracy : Report on the Governability of Democracies to the Trilateral Commission, New York, New York University Press, 220 p.
-
[32]
Pharr et Putnam, Disaffected Democracies…, op. cit. ; Norris, 2005, Critical Citizens, op. cit. ; Grunberg et al., La démocratie à l’épreuve, op. cit.
-
[33]
Daniel Cefaï, 2001, « Expérience, culture et politique », dans Cultures politiques, sous la dir. de Daniel Cefaï, Paris, Presses universitaires de France, 545 p., à la p. 99.
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[34]
Jacques Rancière, 1995, La mésentente : politique et philosophie, Paris, Galilée, 187 p., à la p. 137.
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[35]
Pierre Rosanvallon, 2006, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 346 p., aux p. 15-16.
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[36]
Thuot, La fin de la représentation…, p. 28-29.
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[37]
Ces rôles théoriques sont choisis par respectivement 59 %, 36 % et 26 % des acteurs sociaux interrogés.
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[38]
Pour la liaison entre espace public effervescent et démocratie, voir Anne-Marie Gingras, 2007, « La question de la liberté d’expression dans les démêlés judiciaires et les revers administratifs de CHOI-FM », Revue canadienne de science politique, vol. 40, no 3, p. 79-100.
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[39]
Guy Groux, 1998, Vers un renouveau du conflit social, Paris, Bayard, 248 p., aux p. 156-157.
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[40]
Groux, Vers un renouveau du conflit social, p. 224-225.
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[41]
Gilbert de Terssac, 2003, « La théorie de la régulation sociale : repères pour un débat », dans La théorie de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud, sous la dir. de Gilbert de Terssac, Paris, Éditions La Découverte, 448 p., aux p. 14-15. Voir aussi Jean-Daniel Reynaud, 1997, Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin, 348 p. ; et, du même auteur, 1999, Le conflit, la négociation et la règle, Toulouse, Octarès, 268 p.
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[42]
Ou framing.
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[43]
Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, 1984, Michel Foucault. Un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 366 p., à la p. 312.
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[44]
Maria-Antonietta Macciocchi, 1974, Pour Gramsci, Paris, Éditions du Seuil, 428 p.
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[45]
Stuart Hall, 1980, « Encoding/Decoding », dans Culture, Media, Language, sous la dir. de Stuart Hall, Dorothy Hobson, Andrew Lowe et Paul Willis, Hutchison, Centre for Contemporary Cultural Studies, University of Birmingham, 311 p., aux p. 128-138.