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D’après nos recherches bibliographiques, c’est le premier livre en langue française consacré à la politique étrangère de la Croatie depuis son indépendance. Ce livre permet ainsi aux lecteurs de se familiariser avec un sujet peu recherché, ce qui vient notamment de ce que la Croatie n’est entrée dans la communauté d’États indépendants (Organisation des Nations Unies ) qu’au début des années 1990. Comme l’écrit à juste titre dans la préface l’ancien ambassadeur de France en Croatie, Georges-Marie Chenu, l’originalité de ce livre est « d’étudier les relations extérieures d’un pays, la Croatie, qui non seulement est une “petite nation”, mais qui n’est devenue un État souverain que récemment, il y a quinze ans » (p. 17).
Avec brio et clarté, les collaborateurs de cet ouvrage font la lumière sur les grandes orientations de la politique étrangère de la Croatie et sur les relations que le jeune État croate a entretenues avec, d’une part, les européens qui ont été au coeur du processus de paix dans les Balkans au cours des années 1990 (Allemagne, France, États-Unis) et, d’autre part, ses voisins qui jadis étaient des républiques constituantes de la Yougoslavie communiste (RFY / Union de Serbie-Monténégro, Bosnie-Herzégovine, Slovénie).
Les chapitres de cet ouvrage découpent la courte histoire de la politique étrangère de la Croatie en trois phases distinctes. Les années 1991-1992 ont d’abord été marquées par les efforts des autorités croates, dirigées par Franjo Tudjman, pour faire reconnaître par la communauté internationale les frontières de la Croatie définies par la Constitution de la République socialiste fédérative de Yougoslavie (RSFY) de 1974. La reconnaissance, le 23 décembre 1991, de la Croatie par l’Allemagne a représenté « l’événement le plus important de l’histoire politique de la Croatie » (p. 23), et forcé la Communauté économique européenne (CEE) et les États-Unis à faire de même en avril 1992. Une fois la reconnaissance acquise, Tudjman s’est attaqué à recouvrer la souveraineté dans l’ensemble du territoire croate, c’est-à-dire à récupérer diplomatiquement ou par la force les régions occupées par les milices serbes de Slobodan Miloševic. Cette deuxième phase s’est achevée en 1998 quand la Slavonie orientale a été réintégrée pacifiquement au reste du territoire croate. Enfin, la troisième et dernière phase, qui s’est ouverte en 1998 et qui se prolonge toujours aujourd’hui, a d’abord été caractérisée par la mobilisation des élites croates en faveur de l’adhésion aux intégrations euro-atlantiques (Union européenne, Organisation du traité de l’Atlantique Nord, Conseil de l’Europe). Jusqu’à la fin de l’année 2000, la Croatie a fait du surplace à l’égard de cet objectif en raison de l’autoritarisme du régime Tudjman. Ce n’est qu’après le retour de la démocratie, avec l’arrivée au pouvoir du président Stipe Mesic, que ces organisations internationales ont ouvert leurs portes à la Croatie. Le cours récent des événements a fait en sorte que la Croatie est en voie d’atteindre cet objectif. Depuis décembre 2005, elle jouit du statut de candidate à l’adhésion à l’Union européenne. En outre, depuis 2000, elle s’est attachée à entretenir les meilleures relations possible avec les pays influents du système international et à normaliser ses relations avec ses voisins.
Dans le premier chapitre, l’historien Jean-François Juneau analyse les relations étroites que l’Allemagne a entretenues avec la Croatie depuis 1991. Il montre comment l’Allemagne, en reconnaissant l’État croate le 23 décembre 1991 contre la volonté de presque tous les pays de la CEE, s’est positionnée dès l’indépendance de ce pays comme son « parrain européen ». Rejetant l’interprétation qui fait de la politique allemande une Machtpolitik (politique de puissance) déstabilisatrice envers les Balkans, Juneau affirme plutôt que la diplomatie de Bonn / Berlin à l’égard de la Croatie depuis 1991 s’est appuyée sur la volonté de placer l’Allemagne comme une « puissance civile » (Zivilmacht) destinée à exercer une influence positive sur les relations internationales. En devenant l’intermédiaire entre les dirigeants croates et ceux de la CEE dans la volonté partagée par les deux parties de favoriser le rapprochement européen de la Croatie, l’Allemagne a, conclut Juneau, fait preuve d’une solidarité européenne sans faille.
Dans le deuxième chapitre, le politologue Dany Deschênes explique la nature autrement différente des relations franco-croates depuis l’indépendance de la Croatie. Celles-ci ont été plutôt ardues, voire froides, au cours des années 1990, si bien qu’il a fallu attendre l’automne 2000 avant de percevoir un réchauffement des relations entre Paris et Zagreb. Pour expliquer la nature distante de leurs relations, tant dans la reconnaissance de la Croatie par la CEE que dans la politique française à l’égard du conflit en Bosnie-Herzégovine, Deschênes reprend d’abord l’argument de la « serbophilie » des élites socialistes faisant partie de l’entourage du président François Mitterrand. De 1991 à 1995, la France a continué de s’appuyer sur son alliée historique, la Serbie, pour favoriser le règlement des guerres qui ont accompagné la désintégration de la Yougoslavie. La politique pro-serbe du président Mitterrand a ainsi amené la France à s’opposer plusieurs fois aux objectifs de la politique étrangère de la Croatie. Si l’élection à l’Élysée de Jacques Chirac en mai 1995 a insufflé une bouffée d’air frais aux relations franco-croates, la dérive autoritaire du président Tudjman a ensuite freiné un rapprochement diplomatique réel entre les deux pays. La mort de Tudjman en 1999 et l’élection d’un président pro-européen en 2000, Mesic, ont finalement permis l’ouverture d’une phase de coopération diplomatique qui a mis l’accent sur le rapprochement de la Croatie vers les intégrations euro-atlantiques.
Dans le troisième chapitre, l’historien Jean-François Morel montre comment les relations américano-croates ont été au cours des quinze dernières années beaucoup plus complexes qu’on ne le croit souvent. Cherchant à invalider certaines idées reçues, par exemple celle d’une Croatie « inféodée » aux États‑Unis, Morel périodise les relations américano-croates en trois phases qui lui permettent d’affirmer que les administrations américaines successives n’ont jamais été en mesure d’imposer unilatéralement leur volonté aux dirigeants de la Croatie. La première phase a été caractérisée par la méfiance de l’administration de George H.W. Bush à l’égard de la Croatie. Les États-Unis reprochaient à cette époque au gouvernement croate de ne pas tenir compte des revendications de la minorité serbe au sein du pays et le soupçonnaient de vouloir dépecer la Bosnie-Herzégovine. La deuxième phase, qui s’est échelonnée de l’arrivée à la Maison-Blanche du président Bill Clinton à la signature des accords de Dayton en novembre 1995, a été marquée par un pragmatisme des États-Unis à l’égard de la Croatie visant à parvenir à un accord de paix en Bosnie. Enfin, la troisième phase, celle de la coopération sélective entre les États-Unis et la Croatie, qui s’est ouverte timidement en 1995 pour s’affirmer progressivement à partir de l’automne 2000, a été caractérisée par la volonté américaine de placer son influence diplomatique au service de la démocratisation de la Croatie.
Dans le quatrième chapitre, l’historien croate Miro Kovač montre que le parcours de la Croatie vers l’Union européenne a été long et ardu. Alors que l’indépendance nationale avait suscité chez les élites croates l’espoir de voir leur pays adhérer rapidement aux intégrations européennes, les guerres en Croatie et en Bosnie-Herzégovine et la nature autoritaire du régime de F. Tudjman ont tôt fait de rattraper les ambitions croates. M. Kovač affirme que c’est au nom d’une modernisation rapide des institutions et du rapprochement avec l’Europe communautaire que les Croates ont voté pour l’indépendance en 1991. La période 1990-1995 a ainsi été caractérisée par l’espoir des dirigeants croates d’adhérer à l’UE. Toutefois, les offensives croates en Bosnie et l’attitude récalcitrante de Tudjman ont poussé l’UE à opter en 1995 pour l’approche régionale comme cadre d’intégration, ce qui a fortement déplu à Zagreb. Cette décision a ralenti le processus de rapprochement de la Croatie avec les intégrations européennes, jusqu’à la mort de Tudjman en 1999. Depuis lors, une nouvelle phase d’espoir s’est ouverte, qui s’est traduite notamment par l’obtention du statut officiel de candidat à l’adhésion à l’UE. Plus de quinze ans après l’indépendance, la Croatie est désormais sur le point d’atteindre son objectif le plus cher en matière de politique étrangère.
Dans le cinquième chapitre, Renéo Lukic montre à quel point l’héritage de la guerre serbo-croate a pesé sur le cours des relations entre la Serbie et la Croatie depuis la signature des accords de Dayton. Jusqu’aux changements démocratiques dans les deux pays en 2000, les relations bilatérales sont demeurées particulièrement froides. Selon Lukic, le refus des élites serbes de reconnaître leur responsabilité dans l’éclatement de la Yougoslavie et dans le déclenchement des guerres qui l’ont accompagné constitue un frein important à la réconciliation des sociétés serbe et croate. En dépit des excuses mutuelles prononcées en 2003 par le président de l’Union de Serbie-Monténégro, le Monténégrin Svetozar Marovic, et par le président de la Croatie, Stipe Mesic, il serait souhaitable que les dirigeants serbes aient le « courage politique d’un Willy Brandt » (p. 213) et acceptent de présenter au nom de tous les Serbes des excuses officielles au peuple croate. Ce geste favoriserait une plus grande coopération entre les deux pays, vitale pour le développement futur de la Bosnie-Herzégovine. En conclusion, Lukic mentionne également que seuls le temps et l’adhésion de ces deux pays aux intégrations euro-atlantiques leur permettront de se faire pleinement confiance à nouveau.
Dans le sixième chapitre, Jade Duchesneau-Bernier analyse les relations bilatérales entre la Croatie et la Bosnie-Herzégovine. En utilisant une matrice analytique qui distingue la politique officielle de la Croatie des objectifs poursuivis par les structures parallèles de gouvernement, elle montre comment la Croatie a joué double jeu à l’égard de la Bosnie-Herzégovine. D’un côté, la position officielle du gouvernement croate favorisait le maintien d’un État bosnien unifié à l’intérieur des frontières reconnues par la Constitution de la RSFY adoptée en 1974. Cette politique « officielle » a notamment amené le président Tudjman à condamner ouvertement les conflits armés entre Bosno-Croates et Bosniaques et à prendre part activement aux négociations diplomatiques qui ont mené à la signature des accords de Dayton. D’un autre côté, la Croatie a tenté de sortir gagnante du conflit en Bosnie-Herzégovine en cherchant à matérialiser le projet de « Grande Croatie » qui faisait écho au projet politique de Miloševic de « Grande Serbie ». Sous la présidence de Tudjman, les structures parallèles encourageaient les ambitions séparatistes des Bosno-Croates dans le but d’annexer certains territoires à la Croatie.
Dans le septième et dernier chapitre, Joseph Krulic retrace la trajectoire inattendue des relations bilatérales entre la Croatie et la Slovénie. Alors que leur sortie conjointe de la RSFY laissait présager une certaine cordialité, les deux pays ont accumulé au cours des quinze dernières années des différends de diverses natures qui ont empoisonné le cours de leurs relations. Parmi ceux-ci, notons la redéfinition du tracé de leur frontière commune, l’alimentation énergétique de la Croatie par la centrale nucléaire de Krško, située en Slovénie mais conçue pour alimenter les deux pays au temps de la RSFY, et l’indemnisation des épargnants croates appauvris par l’implosion de la Yougoslavie. En ouverture de chapitre, J. Krulic mentionne que le règlement de plusieurs litiges a été compliqué par des « orgueils nationaux envahissants » (p. 265). À l’heure où fut écrit ce chapitre, de nombreux différends persistaient toujours.
Bien documentés, les sept chapitres sont écrits dans un style élégant qui saura plaire au lecteur. La qualité du livre est rehaussée de suppléments qui attestent le souci du détail du directeur du collectif. L’ouvrage contient en effet une table des sigles et des abréviations, plusieurs cartes en ouverture de chapitre, un index détaillé ainsi qu’une bibliographie repérant les titres les plus pertinents. Si le lecteur peut néanmoins regretter l’absence de plus amples discussions sur la marche de la Croatie vers l’OTAN, qui devrait aboutir en 2008, ce livre se présente comme une contribution pertinente à l’avancement des connaissances sur la Croatie et sa politique internationale. Il saura intéresser tant les spécialistes de l’Europe centrale et de l’Europe orientale que les lecteurs désirant mieux comprendre cette région de l’Europe.