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Cette nouvelle publication de Marcel Gauchet est différente par rapport à ce à quoi il nous a habitués jusqu’ici, puisqu’il s’agit d’un entretien avec François Azouvi et Sylvain Piron. L’ouvrage a l’avantage de bien nous situer la pensée et la trajectoire de l’homme, ce qui est particulièrement intéressant quand on sait que M. Gauchet est en train de devenir la nouvelle référence intellectuelle en France. Qualifié de nouveau réactionnaire en 2002, par Daniel Lindenberg dans son livre polémique Le rappel à l’ordre : enquête sur les nouveaux réactionnaires (Seuil), son séminaire à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales serait le plus couru de Paris, selon le journal Le Monde. L’ouvrage a donc l’intérêt de mieux nous faire connaître cet intellectuel atypique.
Né dans un milieu modeste, M. Gauchet explique être « un rescapé du modèle républicain ». De sa campagne profonde, il avait deux possibilités pour « s’en sortir » : celle du petit séminaire et celle de l’école normale. Il optera pour la seconde. Diplômé de l’école normale d’instituteur de Saint-Lô et destiné à devenir professeur dans un collège (équivalent français de l’école secondaire) M. Gauchet prendra un tout autre chemin. C’est à cette époque, au collège, dans les années 1960, qu’il découvre le monde syndical et le stalinisme. À ce sujet, il confie : « Je n’avais jamais vu de communistes en chair et en os, mais il m’a suffi d’en observer deux ou trois à l’oeuvre pour être définitivement prémuni contre la séduction du Parti. » (p. 20) Après deux années d’enseignement, M. Gauchet prend un congé pour parachever sa formation en philosophie. C’est la rencontre avec Claude Lefort et mai 1968, une période où l’histoire se remet en marche selon lui. Il intègre la République des lettres de manière originale. C’est à travers les revues d’idées qu’il débutera sa carrière. Il participe à Textures, une revue d’étudiants de l’Université de Bruxelles. Puis, il collabore comme secrétaire de rédaction à la revue Libre. Enfin, il s’embarque, avec Pierre Nora, dans l’aventure du Débat une des quatre grandes revues d’idées françaises avec Esprit, Commentaire et Les Temps modernes. Dans un monde qu’il qualifie d’illisible, M. Gauchet explique qu’une revue comme Le Débat, fournit « des pôles d’identité, des repères, des moyens d’orientation » (p. 162). Notons qu’il fera son entrée tardive dans le milieu universitaire ; il devient directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales en 1989.
Cet ouvrage lui permet de revenir sur sa grande thèse : celle de la sortie de la religion, qu’il a développée dans son livre phare, Le désenchantement du monde, publié en 1985. Dans La condition historique, M. Gauchet explique de nouveau la sortie de la religion de nos sociétés modernes sans pour autant ajouter de nouveaux éléments. Ceux qui ne connaissent pas encore le philosophe y trouveront une très bonne synthèse de sa pensée. L’autre aspect intéressant de l’ouvrage repose sur ses commentaires des transformations actuelles du monde moderne. Malheureusement, ceux-ci sont dispersés un peu partout à travers le livre. Il aurait été avantageux de concentrer la discussion à ce niveau, ce qui aurait aidé à présenter un propos d’ensemble sur l’état actuel des sociétés occidentales.
Au-delà de la pensée de M. Gauchet, La condition historique permet aussi de mieux situer le philosophe sur la scène intellectuelle. Malgré son rejet des thèses de l’extrême gauche, il se défend fermement d’être à droite. Accusation que certains lui avaient lancée quand il fut accusé par D. Lindenberg d’être un « nouveau réactionnaire ». Il déclare être « démocrate et socialiste » (p. 269). Pour lui, si le bilan des socialismes purs et durs est désastreux, la social-démocratie a un bilan parfaitement honorable, la seule critique que l’on puisse lui faire c’est d’avoir péché par naïveté. Sur la place et le rôle des intellectuels dans la Cité, sa position est sans ambiguïté. Il rejette du revers de la main les intellectuels médiatiques et explique qu’il préfère « le maintien d’une tradition de qualité, d’exigence et de culture » (p. 165). Une telle éthique, explique-t-il, s’exprime dans Le Débat qu’il donne en exemple. Pour ce qui est des intellectuels médiatiques, il en a une très piètre opinion. Quand F. Azouvi et S. Piron lui demandent : « Avez-vous entretenu à cette époque des rapports avec les ‘‘nouveaux philosophes’’, André Glucksman, Bernard-Henri Lévy ? », M. Gauchet répond :
Non, nous [lui et ses collaborateurs] avons eu tout de suite la plus mauvaise opinion de ces personnages. Quant à leurs livres, nous n’avons pas eu besoin de débats théoriques pour conclure qu’ils ne valaient rien. Je me rappelle encore de notre lecture en commun de La Barbarie à visage humain de Bernard-Henri Lévy, qui oscillait entre le fou rire et l’indignation devant le grotesque de la rhétorique et l’indigence du propos.
p. 161-162
Tout est dit.
La condition historique permet donc à M. Gauchet de présenter de manière synthétisée ses grandes thèses élaborées depuis plusieurs décennies. L’ouvrage aide aussi à mieux comprendre l’ensemble de ses recherches. En effet, il nous démontre bien les liens qui unissent ses recherches macro-sociologiques et ses enquêtes en psychologie sociale. Enfin, ses commentaires dispersés dans le livre sur l’époque actuelle servent à démontrer et à réaffirmer la sortie de la religion dans laquelle nos sociétés humaines sont engagées. Il ne faut pas être naïf, la parution du livre n’est pas le fruit du hasard. M. Gauchet n’a pas ce style médiatique que d’autres recherchent. Par contre, malgré son image classique de l’intellectuel ascétique, la publication de cet ouvrage, largement biographique, vient combler un besoin chez ceux, de plus en plus nombreux, particulièrement en France, qui cherchent un nouveau maître à penser.