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Une des mutations les plus profondes de l’époque contemporaine est la revalorisation de la participation dans les processus de discussion et de décision publiques. Cette mutation est porteuse si elle s’inscrit dans l’essence même de la démocratie, c’est-à-dire si elle contribue à asseoir et à renforcer le pouvoir dévolu aux citoyens. Que la logique dominante des penseurs et des décideurs soit représentative ou participative, « dans la perspective démocratique, le peuple est considéré comme le meilleur juge pour exercer le pouvoir, c’est-à-dire pour décider, par la délibération, de son présent et de son avenir en tant que communauté politique » (Holeindre et Richard, 2010 : 7). Représentative ou participative, la démocratie considère le pouvoir comme reposant entre les mains citoyennes ; mais, à l’époque contemporaine, il est impératif d’interroger la gamme des capacités permettant d’incarner en propre ledit pouvoir. C’est sans doute un des principaux défis de notre temps, comme nous l’avons discuté dans l’introduction de ce dossier.

Dans ce dossier précisément, le pouvoir est donc mis sous la loupe de plusieurs expériences dont la plus-value n’est pas d’accumuler les analyses de dispositifs pratiques, créneau de recherches déjà bien ancré, mais bien de décomposer et de décliner l’articulation entre participation et pouvoir, capacités et exercice de la citoyenneté. Les dispositifs investigués ici oeuvrent comme autant de laboratoires permettant de décrypter les interactions entre pouvoir et capacités, entre ordre et critique. À la lumière de cadres théoriques diversifiés et de cas d’études mobilisés dans les différentes contributions, peut-on conclure que la distribution du pouvoir entre citoyens et décideurs est modifiée ? Peut-on induire que le pouvoir connaît des recompositions liées à une modification des capacités dont les citoyens disposent à travers les dispositifs qui sont ici analysés ?

Nous proposons de répondre à ces questions en mobilisant deux grands axes de comparaison (institutionnalisation–mobilisation et individuel– collectif) permettant de confronter les résultats des différentes contributions. Cette façon de procéder permet d’organiser la réflexion sur la recomposition du pouvoir et des capacités critiques à l’aune de la participation contemporaine avant de conclure sur les jeux de temporalités.

Le continuum institutionnalisation–mobilisation permet d’apprécier dans quelle mesure le processus participatif en question est codifié et répond à des logiques spécifiques. La notion d’institutionnalisation réfère à des processus qui seront généralement institués par des acteurs ou des autorités publics ou qui présenteront un degré élevé de codification et de formalisation (sélection des participants, enjeux à débattre circonscrits, temps alloués limités, etc.). Le processus de mobilisation spontanée sera quant à lui le fait d’acteurs de la société civile qui cherchent à changer une situation considérée comme problématique. Généralement, les termes dans lesquels ladite situation est définie ne permettent pas, aux yeux des acteurs, de l’aborder directement. En ce sens, la mobilisation vise à en modifier les termes et à proposer un « cadrage » différent pouvant mener à des actions qui, dans un cadre trop institutionnalisé, n’auraient pas été possibles ou même envisagées. Cette piste, considérant la participation de manière décloisonnée à travers un continuum mobilisation–institutionnalisation, prolonge une série de travaux qui repensent à la fois les agencements institutionnels (Tournay, 2011), les liens entre institutions et critique (Boltanski, 2009), les formats de mobilisation (Bonny et al., 2012) et la théorisation des collectifs (Trom et Kaufmann, 2010).

Le continuum individuel–collectif cherche à identifier la conception de l’acteur véhiculée par le processus de type participatif. Certains processus favorisent une dynamique qui renforce des capacités sur le plan de l’individu. C’est notamment le cas des mini-publics, qui mettent beaucoup l’accent sur la capacité du citoyen à délibérer et, surtout, à former des opinions « éclairées » (Warren et Pearse, 2008 ; Fournier et al., 2011). À l’inverse, les processus qui favorisent des dynamiques collectives sont ceux qui, de façon volontaire ou non, entraînent des effets qui dépassent le renforcement de capacités individuelles. Même si cette partition entre individu et collectif est loin d’être jouée à l’avance et fait d’ailleurs l’objet de réflexions qui cherchent à s’émanciper des catégories mêmes de l’individu et du collectif pour étudier des formes plurielles d’action (Thévenot, 2006), l’idée retenue ici est que la mobilisation collective entraîne des effets qui « dépassent la somme de ses parties ».

Pour permettre une analyse fine des visages de la participation et des capacités critiques, nous dissocions donc deux grands continuums. En effet, malgré des chevauchements et des points de contact, chacun de ces processus nécessite des développements distincts, par souci de clarté d’une part, et tant les enseignements à leur sujet sont nombreux d’autre part. Pour chaque continuum, nous croisons ce que nous apprend chaque contribution au dossier avec des apports d’analyses extérieures. Nous avançons ainsi les premiers éléments de réponses aux questions posées en introduction.

Participation : un continuum institutionnalisation–mobilisation

Par institution, Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès (2007) désignent les normes, les procédures et les routines qui gouvernent les interactions entre les acteurs. Notre dossier renvoie plus spécifiquement aux structures et aux dispositifs dans lesquels ces interactions se jouent. À l’époque contemporaine, le dispositif participatif, en ce qu’il procède d’une institutionnalisation ne fût-ce que partielle, permet potentiellement aux citoyens d’avoir une prise sur le processus décisionnel et sur la discussion publique. Par comparaison, en termes de pouvoir, on peut constater que la dynamique représentative s’inscrit principalement dans la participation conventionnelle et le vote. Pourtant, c’est souvent en marge de cette institutionnalisation que se construisent, se développent, ou augmentent les capacités critiques. À nouveau, la participation non conventionnelle, y compris toutes les formes de mobilisation − depuis les plus légères comme la pétition jusqu’aux plus fortes comme la révolution (Marsh, 1977) −, a déjà pris la forme de la mobilisation d’un pouvoir citoyen au-delà des institutions.

Ici, il s’agit plutôt de se demander dans quelle mesure l’institutionnalisation de la participation amplifie ou diminue les capacités des citoyens à s’y engager et à armer un sens critique. C’est dans ce contexte que Hervé Pourtois interroge l’intérêt d’articuler les mini-publics, en tant que structures institutionnalisées de participation, aux institutions représentatives, en complément de ces dernières. C’est le bricolage du pouvoir démocratique et de sa légitimité au XXIe siècle qui nous pousse à de telles interrogations : comment réinvestir les capacités citoyennes à travers les institutions existantes et faut-il en concevoir de nouvelles ? Cet auteur montre que les mini-publics relèvent d’une logique médiane, entre représentation et participation directe. C’est d’ailleurs de cette position médiane que participe l’ambiguïté entourant ces procédures. Si la forme codifiée que prennent généralement les mini-publics aide les citoyens à réellement approfondir leurs connaissances sur un enjeu important – et de là une certaine forme de renforcement des capacités –, cette même codification limite aussi « l’espace des possibles ». Une telle ambiguïté amène Pourtois à se demander si les mini-publics visent à stimuler ou à simuler le débat public ; il opte pour la seconde possibilité. Comme Simone Chambers (2009), John Parkinson (2006) et d’autres l’ont bien montré, sans mécanisme permettant de lier le mini-public à la démocratie de masse, sa faculté à renforcer les capacités des citoyens se trouve nécessairement limitée. Le fort degré d’institutionnalisation – choix des participants, questions traitées, organisation serrée des débats – en serait ici la raison principale.

Au sein de quels types d’arènes participatives le pouvoir des citoyens se trouve-t-il durablement renforcé et revigoré ? Dans l’article de Jérôme Boissonade, c’est le conseil de quartier qui procède d’une institutionnalisation de la participation directe. Le laboratoire dans lequel nous invite cet auteur montre bien que si les capacités des citoyens augmentent, c’est davantage en dehors du dispositif institutionnel. Les citoyens se mobilisent en tant que collectif, au-delà du dispositif participatif lui-même. La discussion des compétences que propose l’auteur[1] met en lumière l’importance de réviser la grammaire des dispositifs institutionnels. Son travail montre donc une logique inversée dans laquelle la mobilisation préalable des citoyens sert à renforcer leurs capacités critiques, qui leur seront particulièrement utiles lorsqu’ils intégreront l’arène institutionnalisée du conseil de quartier. Sans infirmer explicitement l’hypothèse nulle, c’est-à-dire que même sans la mobilisation préalable les citoyens pourraient investir efficacement le conseil de quartier, son étude de cas montre clairement tous les outils de politisation qui ont été développés en cours de route.

On voit bien que la critique des limites de la participation devient plus subtile et se décline selon un argumentaire qui va au-delà d’une dénonciation facile, qui ne s’embarrasserait ni d’un travail théorique conséquent ni d’une enquête de terrain approfondie. Dans le même sens, la contribution de Louise Carlier confirme que dans un type d’institutionnalisation de la participation comme les États généraux de Bruxelles, une tension se développe entre l’objectif initial qui consiste à renforcer les capacités citoyennes – leur donner un plus grand pouvoir sur les décisions concernant un projet de ville – et le résultat obtenu, qui ne correspond pas à un nouveau pouvoir aux mains des citoyens, au sens de self-governement (Zask, 2002 ; Dewey, 2003). Le dispositif participatif est davantage une fenêtre d’opportunité (au sens de l’analyse des politiques publiques) pour déterminer comment consolider les capacités citoyennes (par exemple, en provoquant le formatage des interventions grâce à une expertise scientifique) qu’une garantie que les capacités soient effectivement renforcées et la relation de pouvoir au politique fondamentalement modifiée. D’ailleurs, son analyse montre bien que les citoyens « ordinaires » ayant participé ne sont pas dupes, puisqu’ils font valoir que le format des discussions – scientifiques, techniques, limitées – ne leur permet pas de réellement prendre part au débat dans des termes qui feraient sens pour eux. Il est important de noter que, dans ce cas, l’institutionnalisation de la procédure des États généraux a été voulue et conçue par les acteurs de la société civile en privilégiant une démarche perçue comme politiquement efficace. En cela, l’institutionnalisation ne résulte pas uniquement de l’action d’autorités publiques, même si ses effets – limitation de la capacité des citoyens à réellement porter une voix et à prendre part au débat – demeurent sensiblement les mêmes.

L’institutionnalisation est en soi un processus qu’il faut examiner selon son degré, sa gradation et les messages adressés aux citoyens. Dans la foulée de Michel Foucault, Jean-Louis Genard montre que la participation peut induire un discours de responsabilisation individuelle des citoyens, en complément de la contrainte traditionnelle et collective imposée par les institutions. L’article de Fabrizio Cantelli nous pousse un cran plus loin. Celui-ci ne dénonce pas seulement la logique managériale qui peut présider à l’institutionnalisation de la participation telle que pratiquée par la Banque mondiale et son empowerment team ou dans d’autres espaces politiques européens, il donne à voir la force des outils d’évaluation, d’instruments de mesure et de schèmes d’objectivation qui donnent corps et délimitent le périmètre d’une conception gestionnaire de l’empowerment. Ces outils limitent, sans les empêcher pour autant complètement, les possibilités d’une critique, le développement de formes différentes de participation et une conception plus civique de l’empowerment.

Considérons à présent l’autre versant du continuum institutionnalisation–mobilisation. La mobilisation procède d’une indignation et d’une opposition (ou d’une contestation, pour reprendre le terme employé par Genard) en tant que telles vis-à-vis d’autres acteurs. En termes de pouvoir, cela signifie que la participation fournit potentiellement aux citoyens la capacité de modifier les positions en présence et d’infléchir le processus démocratique. Dans l’article de Boissonade, une première opposition se joue par exemple entre les citoyens (propriétaires d’immeuble), d’une part, et des acteurs publics (la mairie) comme des acteurs privés (les constructeurs et les vendeurs de l’immeuble), d’autre part. Dans la réflexion amenée par Cantelli, des minorités militantes (collectifs féministes ou noirs, par exemple) revendiquant des droits civiques (égalité des opportunités, notamment) se mobilisent explicitement contre la structure inégalitaire de la société et critiquent un pouvoir qui les écrase.

Un des éléments importants pour asseoir la dimension capacitaire de la participation est que sa dimension protestataire ne soit pas interprétée selon une clé d’interprétation NIMBY [not in my back yard], tel que le texte de Boissonade en fait mention. Dans les secteurs de l’environnement et de la santé publique, les mobilisations citoyennes ont parfois été amalgamées à un processus de ce type (nucléaire, éolien, centre d’injection). Or, si nous voulons penser de nouvelles articulations entre pouvoir et capacités, il est important de considérer que les interactions entre gouvernants et gouvernés puissent être plus largement porteuses et recomposées dans de nouveaux espaces de pouvoir public (Gilbert, 2008). Il est également important que la formulation même des problèmes publics puisse être repensée à partir de la vision qu’en ont les citoyens, à partir de leur manière d’éprouver les problèmes de la vie publique. Toutefois, au même titre que les procédures délibératives et participatives peuvent sembler instrumentalisées par les acteurs politico-administratifs, la perception que la mobilisation citoyenne s’inscrit exclusivement dans l’expression ou la défense d’intérêts particuliers pourra nuire à sa légitimité.

En ce sens, la mobilisation suppose également la mise en place d’une dynamique collective qui peut être source d’augmentation des capacités critiques détenues par les citoyens. À cet égard, ce n’est plus tant l’opposition qui importe que la construction, progressive et souvent fragile, d’un acteur collectif poursuivant un intérêt qui peut paraître légitime. L’article de Boissonade détaille l’effet d’entraînement de l’expérience coopérative. Dans cette dynamique, ce sont les « épreuves » auxquelles font face des citoyens, et non uniquement les confrontations, qui permettent de construire graduellement leurs facultés, au départ très limitées. La contribution de Genard montre que l’on entre à proprement parler dans la participation lorsque, du dispositif participatif, on passe à la capacitation citoyenne. Et il s’agit bien là d’amorcer des potentialités de mobilisation commune, concertée, politique pourrions-nous même ajouter, dans la mesure où il s’agit de (mieux) vivre ensemble dans une communauté et de poser des choix publics (de Bruyne, 1995).

Parler de capacitation citoyenne offre deux grands atouts sur le plan de la théorisation et de la saisie des capacités. D’une part, cela permet de considérer la gamme des facultés, des arts de faire et des capacités de basse intensité, peu spectaculaires et quasi invisibles à l’oeil nu, qui de proche en proche se cristallisent jusqu’à, parfois, doter les personnes et les collectifs de pouvoirs de dire, de catégoriser, de critiquer. D’autre part, cela pose les jalons d’un horizon démocratique et civique qui n’est pas forcément assumé. Cet horizon se trouve peu dans la littérature vaste, allant de l’économie de la santé, du New Public Management (NPM) aux écrits sur la participation citoyenne évoquant l’empowerment comme une catégorie détachée de sa matière transformatrice. Il est également parfois absent de politiques publiques et d’institutions qui s’approprient de plus en plus cette seule lecture responsabilisante[2]. Ces politiques et institutions en arrivent souvent à privilégier le renforcement des capacités de l’individu à devoir faire plus qu’à celui d’un pouvoir faire, que ce soit dans le domaine des politiques de santé, des politiques sociales ou des politiques urbaines. Notons qu’une perspective en termes de capacitation citoyenne permet de dépasser la logique et le format managériaux qui dominent massivement certaines expériences participatives faiblement capacitantes.

La contribution de Carlier nous aide à aller encore plus loin le long de notre axe de comparaison, puisque le cas qu’elle investigue procède d’une initiative propre de la société civile, à l’instar des conceptions civiques de l’empowerment étudiées par Cantelli (malgré des différences évidentes). Plusieurs acteurs collectifs émanant de cette société civile se concertent pour mettre en branle une participation visant à asseoir la légitimité (versant inéluctable du pouvoir en démocratie) de la parole citoyenne dans le débat public, singulièrement en période de crise. Pourtant, l’origine non (ou a-)politique du mouvement ne constitue pas une condition nécessaire et suffisante de capacitation citoyenne, ce qui démontre l’importance de croiser les axes de comparaison des dispositifs participatifs pour saisir la reconfiguration du pouvoir. En effet, comme nous l’avons déjà mentionné, l’expérience des États généraux n’a pas semblé renforcer le pouvoir des citoyens.

Participation : un continuum individuel-collectif

Pour penser la participation, il est important de différencier les modes de composition et de figuration de l’individu et du collectif. Pour le dire autrement, maintenir une partition rigide entre individu et collectif contribue parfois à une myopie sociologique sur plusieurs questions. Considérer deux conceptions de l’empowerment implique, selon Cantelli, d’intégrer une variété d’êtres, d’entités, et donc d’échelles, débordant de la division entre micro-macro. Barbara Solomon, Saul Alinksy, les Black Panthers ou Martin Luther King d’un côté, les senior experts, les économistes, et les outils d’évaluation de la Banque mondiale de l’autre, font exister des incarnations différentes de la participation, basées sur une conception spécifique du pouvoir et des capacités, plus collectives dans le premier cas et plus individuelles dans le second[3].

D’un point de vue macroscopique, la contribution de Genard nous éclaire sur la façon dont nos sociétés contemporaines ont traditionnellement conçu l’individu comme un acteur à la fois capable et fragile, de la même façon que la démocratie est ambivalente : à la fois stable et inachevée (Rosanvallon, 2000). De là, nous pouvons dépasser une vision exagérément atomistique de l’individu, pour le faire passer au statut de citoyen dont la mobilisation collective peut potentiellement engendrer un accroissement de capacités, capacités susceptibles de se prolonger en termes de droits nouveaux, de citoyenneté renouvelée et de démocratie aux frontières redimensionnées. Un des apports de cette contribution consiste aussi à donner une épaisseur historique aux abords de la participation – la suite de notre conclusion prolonge cet argument – et rappelle aussi l’existence d’anthropologies différentes de la citoyenneté et leur succession, leur cohabitation, leur télescopage. Cette épaisseur historique, que Genard traduit sous le prisme d’une grille de lecture disjonctive (être capable ou incapable) et conjonctive (être capable et incapable), ouvre aussi, et c’est relativement rare dans la littérature francophone, à un débat proprement épistémologique sur le statut assigné à la participation et aux types de capacités requises.

Le texte de Boissonade montre comment une dynamique collective et citoyenne peut émerger d’une logique, au départ individuelle et aléatoire (se reporter au tirage au sort des habitants de l’îlot résidentiel). C’est précisément dans cette évolution que réside la possibilité de développer des capacités critiques. En l’occurrence, ces dernières résultent moins du dispositif participatif en tant que tel (le conseil de quartier) que de la mobilisation collective des propriétaires de logement.

De l’individu au collectif, le processus doit néanmoins répondre à certaines exigences s’il prétend reformater le pouvoir et, pour le dire en une formule utile quoiqu’imparfaite, le faire passer des mains des uns à celles des autres. L’article de Carlier montre que les individus dotés au départ de compétences spécifiques sont davantage portés à devenir porte-parole, ce qui leur permet d’équiper les autres des ressources nécessaires à la prise de parole collective. Par exemple, dans des États multilingues et multiculturels comme la Belgique et le Canada, la compétence linguistique n’est pas forcément à la portée de tous et influence donc le processus et la qualité même de capacitation citoyenne. L’expertise, notamment dans le milieu universitaire, pourrait, dans une certaine mesure, être mise au service d’un pouvoir renouvelé des citoyens en leur communiquant les codes et les arts de l’expression collective. Mais une telle démarche pourrait prendre du temps, ce qui cadre généralement assez mal avec l’agenda et la prise de décision publique et aussi de plus en plus, faut-il le préciser, avec l’urgence et la surcharge qui président aux activités académiques. En effet, et cela semble être une des conclusions de Carlier, l’expertise universitaire, dans le cas des États généraux, n’a pas rempli la fonction de renforcer la parole citoyenne. C’est donc aussi un appel à une certaine modestie du côté des experts de la participation et à un équilibre délicat à trouver entre experts, notamment dans le milieu universitaire, et citoyens dits profanes. Ce dernier point, mis en débat dans le cadre de notre introduction, nous amène à militer pour que les processus participatifs développent une attention spécifique à l’égard des acteurs affaiblis (Payet et al., 2010) et consolident aussi des méthodes accueillantes soucieuses des conditions (spatiales, temporelles[4], organisationnelles, etc.) qui permettent l’expression confortable d’idées, d’arguments et d’émotions parvenant à armer une critique politique plus large. Rappelons qu’une telle perspective a déjà été fortement évoquée et défendue, notamment par Iris Marion Young (1990 ; voir aussi Dryzek, 1990).

C’est le débat sur les dispositifs participatifs comme simulation ou comme stimulation qui est ici repris par Hervé Pourtois. La délibération est le propre des situations plaçant des individus dans des arènes collectives (comme le sont les mini-publics). Mais nous restons devant une alternative : sont-ce les dispositifs qui influencent les capacités individuelles ou les capacités préexistantes des individus influencent-elles les dispositifs ? Notre dossier apporte des éléments de réponse à cette interrogation dans la mesure où il montre qu’un apprentissage des individus à la délibération – qui peut prendre diverses formes – semble nécessaire pour que leur influence sur les décisions collectives soit effective. Le besoin de formation peut apparaître en amont, comme dans la réflexion sur les mini-publics, il peut être conçu comme concomitant au dispositif (comme dans les sondages de Fishkin ; voir Luskin, Fishkin et Jowell, 2002 ; Fishkin et Luskin, 2005) ou encore se révéler nécessaire ex-post et constituer un apprentissage du dispositif (comme lors des États généraux examinés par Carlier). L’essentiel est que le passage de l’individuel au collectif procède d’un renforcement des capacités, sans doute à l’aide d’une expertise diversifiée.

Cette question de la formation est essentielle si l’on veut penser de manière réaliste les différents visages de la participation. On se contentera, dans cette conclusion, de formuler quelques pistes qu’il faudra sans doute approfondir à l’avenir. D’abord, la formation semble indissociable du contenu et du sujet sur lesquels porte la participation. C’est là un point élémentaire et trop peu mis en lumière. Nous assistons à une efflorescence de dispositifs participatifs, d’offres variées de formations, sans pour autant que le contenu et le sujet ne soient de fait l’objet d’un échange et d’une délibération. La participation semble même parfois refusée par les associations, ou dénoncée par les groupes de citoyens consultés sur des questions et sur des problèmes qui sont apportés et formulés par d’autres acteurs. Il semble qu’un type de participation « en kit » (Bonaccorsi et Nonjon, 2012), imposée par le haut (logique top-down), devienne une technologie performante aux yeux d’un nombre grandissant d’acteurs, les entreprises privées mais aussi les États, sans que cela ne s’inscrive nettement dans une logique d’innovation démocratique et de renforcement de droits, comme le souligne d’ailleurs Carole Pateman (2012) dans un texte programmatique, « Participatory Democracy Revisited ». Cette réalité semble plutôt suivre – l’installation profonde de la crise économique actuelle et les ressources publiques de plus en plus limitées n’y sont pas étrangères – une démarche centrée sur la réduction des budgets alloués aux politiques publiques, sur la conditionnalisation de droits fondamentaux et sur la rationalisation des coûts.

Ensuite, la formation pose sans doute aussi la question de la durabilité des démarches participatives et des effets à long terme sur le renforcement ou l’émoussement du sens critique des citoyens et sur l’établissement de capacités qui habitent réellement les personnes au-delà même du moment ponctuel de la participation. Un passionnant chantier de recherches reste à ouvrir autour des rythmes et des tempos qui traversent l’engagement plus ou moins fort dans un espace participatif, chantier d’autant plus significatif que de nombreux indices laissent voir une certaine fatigue, un essoufflement face à une participation qui semble parfois devenir une injonction répétée et écrasante à force de ne pas modifier les positions et la distribution des pouvoirs. Ces formes d’hyper-participation, liées à des exigences de subjectivation devenues parfois slogans (s’investir, s’engager, s’impliquer, etc.) qui infiltrent les discours et les techniques de management contemporain, sont susceptibles de générer en retour une « charge » (Charles, 2012) qui affecte et éprouve les personnes, ouvrant non seulement vers des postures cyniques, mais aussi vers des conduites de réserve, de retrait, ou encore un engagement plus grand dans d’autres sphères de vie. C’est donc aussi la structure et l’organisation mêmes des dispositifs de type participatif qui doivent être interrogées et révisées en profondeur, à l’instar des travaux qui questionnent les limites des politiques sociales à partir de la notion de non-recours des usagers. Cette participation épuisante n’est toutefois pas sans inspirer de nouvelles pratiques participatives davantage situées dans une politique de décélération, où l’ambition est de prendre le temps[5] de vivre et de faire vivre la participation comme une matière délicate, lente et complexe – les processus de synchronisation et de désynchronisation constituent des enjeux vitaux et pourtant trop peu discutés en propre dans la littérature portant sur la participation. Cette question invite à reconsidérer sérieusement les temps et les jeux de temporalités au coeur de la participation (Cossart, 2012). La section suivante esquisse quelques pistes de réflexion à ce sujet.

Temps et temporalités de la participation

Il est important de souligner que si la démocratie évolue à long terme, elle se vit, s’éprouve et s’invente à court terme. Il est donc essentiel d’associer ses différentes temporalités à une réflexion sur la mutation du pouvoir à l’époque contemporaine. Pour le dire autrement, le temps court des dispositifs participatifs doit être pensé au regard du temps long de la modification possible des soubassements du pouvoir et des structures élémentaires de la démocratie. En termes méthodologiques, pour les chercheurs en sciences humaines et sociales, il y a là matière à discussion et invitation à un agenda de recherches. Cette piste de réflexion, à l’instar de plusieurs arguments développés dans notre introduction, plaide pour que les enquêtes sur ces terrains opèrent en quelque sorte une « déspécialisation » pour venir interroger les fondamentaux des sciences politiques et sociales, la question du pouvoir en l’occurrence, en alliant ethnographie fine des espaces participatifs et délibératifs (Cefaï et al., 2012) aux théories de la démocratie et aux philosophies politiques du pouvoir.

L’article de Boissonade montre l’importance d’analyser la participation sur un temps long. Il s’agit à la fois de saisir les dispositifs à travers leur profondeur historique et d’en cerner les impacts, notamment en termes de recomposition du pouvoir et de changement des capacités citoyennes. Comme le souligne en filigrane le texte de Carlier, il faut du temps pour construire des espaces de délibération qui se prêtent à une parole de citoyens profanes, pour former ces derniers à une prise de parole publique, pour renforcer leurs capacités à agir et peser dans l’arène politique par leur parole et pour faciliter de proche en proche l’émergence de nouvelles compétences et capacités critiques. Dans le cas des États généraux de Bruxelles, il apparaît clair que la stratégie des concepteurs a privilégié un format où la répartition du temps de parole s’est effectuée nettement au détriment des citoyens.

Il n’est pas anodin que la pratique des mini-publics abordée par Pourtois nous relie à l’assemblée du peuple telle que mise en oeuvre sous l’Athènes antique. La participation directe a été pensée dès les origines de la mise en débat des décisions publiques. Et c’est à bon escient et fort utilement que les travaux de Genard nous ramènent au XVIIIe siècle pour aborder la question des impensés de l’articulation du pouvoir et des capacités. Une telle lecture historique permet de mieux situer l’évolution des visages de la participation contemporaine et prend la mesure des définitions qui délimitent la capacité–incapacité à participer. Ces catégorisations, et leur diffusion dans les espaces politiques et institutionnels, vont jusqu’à dessiner des frontières proprement politiques, autorisant ou déniant l’exercice d’un engagement et d’une citoyenneté pour une classe de groupes et de publics. Si aujourd’hui il semble que l’impératif participatif se décline de manière généralisée et parfois abruptement à l’égard de personnes affaiblies en estimant qu’elles ont, elles aussi – en négligeant de penser aux conditions concrètes susceptibles de rendre plus confortables leur place et leur présence –, la force et les capacités de participer, Genard rappelle historiquement combien l’incapacité à participer, associée à l’irresponsabilité, a conduit à une démocratie limitée, excluant de fait et de droit un nombre important de groupes présumés incapables, en premier lieu les femmes à qui longtemps le droit de vote a été refusé[6]. Davantage que « nécessité fait loi », c’est l’histoire qui fait nécessité, la perspective diachronique nous permettant d’ancrer la réflexion dans les fondements mêmes des conceptions du citoyen.

En abordant divers espaces-temps, Cantelli incite à réfléchir la temporalité de la participation à travers des arènes à géométrie variable (d’un groupe culturel plus restreint à l’État) et plusieurs échelons (du local au niveau des organisations internationales, la Banque mondiale par exemple). De même, la mise en relation des années 1960-1970 et des années 2000 permet de revenir sur des visages de la participation parfois méconnus, idéalisés ou oubliés dans la mémoire collective et au sein des chercheurs. Dans les cas que cet auteur analyse, il ressort clairement que lorsque les dispositifs sont imposés par le haut et procèdent d’une logique managériale, donc avec une volonté d’objectiver et d’évaluer les effets à partir d’une grille d’analyse exclusivement orientée vers l’utilité économique et la responsabilisation d’un citoyen devenu client et consommateur, cela génère en retour un affaiblissement plus conséquent d’un nombre important de citoyens pour lesquels le format gestionnaire de la participation semble exigeant et écrasant, sans pour autant que le format civique des années 1960 puisse toujours convenir. Mettre en lien ces jeux de temporalités, c’est aussi signaler la capacité d’invention et d’indignation qui se renouvelle sans cesse dans une société donnée.

Notre dossier thématique est loin d’avoir répondu à toutes les énigmes liant participation, pouvoirs et capacités. Toutefois, il contribue à mieux éclairer l’exercice et les changements possibles du pouvoir au sein des démocraties contemporaines. Au final, ce dossier reconsidère ce que pouvoir participer veut dire et met à mal, sans doute, une certaine routine scientifique : en invitant tant les enquêteurs et les acteurs de terrain que les autorités publiques à ne pas se contenter d’une forme privilégiée, d’un format exclusif ou d’une conception unidimensionnelle de la participation. C’est pour cela que les analyses de la participation regroupées ici ne se limitent pas à un seul et unique visage.