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Figurer l’infigurable

Le naufrage du sens constaté par un grand nombre de témoins des catastrophes du xxe siècle a fait de la catégorie de l’indicible un pendant incontournable de la réflexion sur la transmission de l’expérience des violences de masse. Il est communément admis que quelque chose de cette expérience échappe au témoin victime[1]. Ce résidu muet plane non seulement sur les contours narratifs de l’expérience comme échec de sa mise en parole – l’impossibilité de faire récit –, mais aussi sur le mode d’apparaître de l’événement qui, à la différence d’autres événements, adviendrait hors langage. La notion d’indicible permettrait alors de pallier la carence de schémas narratifs cohérents et de garantir l’advenue du sens par delà le discours de la rupture. Dans cette optique, et pour peu qu’on lui ôte son poids de métaphysique et de théologie, elle pourrait être envisagée comme un outil moderne de construction d’une représentation – une interrogation sur un réel qui se dérobe – là où a priori la représentation fait défaut.

De métaphysique et de théologie disions-nous, car, la notion d’indicible portant en elle sa propre négation, nous ne devrions pas même être capables de la concevoir à moins qu’elle ne renvoie à un absolu dont la rencontre ne peut se produire qu’en dehors de la figuration – pensons aux interdits de représentation dans la tradition juive ou à la théologie négative qui renvoie dans l’indicible tous les attributs de Dieu. Issue de la négociation, fondamentale pour notre culture, entre la chose et le mot, la notion d’indicible revient sur elle-même après que les limites du langage ont été éprouvées par le réel, non pour signaler la défaite de celui-ci, mais pour l’accréditer d’une nouvelle dimension désormais prise en compte en tant que donnée factuelle.

Dans les études littéraires, on peut se demander si la notion d’indicible n’est pas une manière de venir à bout de l’indépassable opposition entre deux conceptions du texte comme référant au monde des phénomènes d’une part, comme sui-référentiel d’autre part, scission à laquelle semble se heurter l’étude des documents testimoniaux. En effet, l’historiographie et la littérature cheminant sinon de concert du moins côte à côte pour l’étude de ces derniers, l’une comme l’autre sont conduites à s’interroger sur les contours de leur objet. L’histoire, pour laquelle il n’existe pas d’indicible, doit prendre en compte certains récits des expériences extrêmes jusque dans les zones les plus obscures (par exemple, l’état de conscience du musulman ou du dohodjaga[2]) dont la mise en récit se fait par le biais de détours narratifs. Elle s’inscrit ainsi en faux contre une lecture selon laquelle l’univers du texte serait fermé sur lui-même, ou plutôt, elle semble ignorer la possibilité de cette lecture, l’abandonnant aux bons soins des littéraires.

L’indicible pourrait être alors envisagé comme un opérateur susceptible de porter sur des catégories apparemment disjointes, telles que fait historique d’une part, fragment de vécu d’autre part, de façon à subjectiver le premier et objectiver le second, transformant un objet d’histoire en un objet littéraire, et inversement. On peut envisager un fait historique établi sur la base de seuls documents sans qu’il y ait témoins, ou encore, sur la base de témoignages qui l’entourent sans pouvoir le présenter de l’intérieur, et qui viendra pourtant prendre place dans l’enchaînement des événements du monde modifiant notre représentation de celui-ci. Il sera alors relaté totalement à la troisième personne, en entier en focalisation externe et, donc, en dehors de toute représentation validée par un « je », par exemple la mort dans la chambre à gaz. On peut également envisager un fragment de vécu attesté dans sa dimension factuelle et dont le sujet est en quelque sorte absent ou signalé sur le mode d’une carence ontologique[3]. L’indicible est alors là pour transformer l’impasse en passage, pour assurer l’inscription problématique du « ceci a eu lieu » dans le tissu événementiel.

L’indicible se dessine comme une oscillation complexe entre le concept de négativité et celui de référence. Pour le considérer dans son acception moderne – car l’indicible, tel que nous l’abordons, tente de nous dire quelque chose de la modernité –, il faut le questionner dans ce hiatus qu’il ouvre au sein même de la figuration, vide, lacune ou non-être, largement exploré aussi bien par les théories modernes de la peinture (Malevitch) et du langage que par la philosophie. La tentation que dénonce Heidegger de penser le néant comme étant articulé à l’être, tentation de l’onto-théologie, n’apparaît-elle pas ainsi comme un symptôme plus général par lequel sont bousculés les rapports classiques entre représentation et ontologie ? Ce qui est représenté ne renvoie pas à ce qui est, de même que ce qui est n’est pas forcément représentable : la relation entre les termes de la métaphore sur laquelle repose le fonctionnement même du langage est renégociée dans le modernisme et, avec elle, le statut référentiel du texte littéraire.

Dans le domaine de la littérature, cela se manifeste par le fait que la pensée moderniste refuse violemment au récit de fiction et surtout au roman sa légitimité en tant que modèle de la vie réelle. Ce n’est pas simplement la prise de conscience d’un quelque chose qui ne peut se dire avec les mots : il s’agit là d’un vieux constat. Ce quelque chose devient l’enjeu essentiel de l’acte esthétique et réclame de manière impérieuse à être dit.

À travers l’indicible, le langage s’énonce au-delà de lui-même, vers cette zone d’obscurité que nous avons besoin de lui reconnaître; plus encore, que nous soupçonnons être ce qui secrètement le rend possible. Il est un vide fécond au sein du dire par lequel, aussi loin que nous allions, un toujours plus nous attend vers lequel nous sommes éternellement tendus. C’est cette possibilité de tension originaire et infinie qui se signale par l’idée d’indicible.

Nous nous intéresserons ici à un aspect très particulier de la modernité et de la filiation moderniste[4] : le discours de la fin qui en est une entité structurelle. Présent dans l’art et la littérature depuis le symbolisme, il trouve à s’ancrer, dans la deuxième moitié du xxe siècle, dans une interrogation sur les limites de la représentation qui caractérise les littératures de l’extrême. À leur tour, les témoignages sur les camps, en se focalisant sur le vide et la négativité, ont pu apporter de nouveaux outils à l’oeuvre d’art et instaurer de nouvelles négociations avec le référent[5].

À partir du symbolisme, le mot n’est plus outil, il est objet. L’aspect « communication » de la langue est mis en doute, le texte devient autosuffisant. Porter l’attention sur le mot en tant qu’entité ontologique revient à postuler, en dernière instance, l’impuissance du langage à dire autre chose que lui-même. L’homme parlant est désormais un homme parlé, non plus sujet de l’énonciation, mais sujet énoncé.

On considère souvent que le texte fondateur de l’advenue de cette auto-référentialité du langage dans l’oeuvre littéraire est le « Sonnet allégorique de lui-même » de Mallarmé[6]. Par ailleurs, la blancheur mallarméenne, la négativité d’« Hérodiade » (1869) et du « Coup de dés » (1897) sont sans nul doute la préfiguration de cette absence de représentation que l’on retrouve plus tard comme fondement théorique du Carré blanc sur fond blanc (1918) de Malevitch[7]. Le thème du blanc – en tant que lacune au sein du monde et état final de l’oeuvre d’art qui renonce totalement à la représentation – circule au travers d’oeuvres et de discours théoriques qui, d’une manière ou d’une autre, se placent dans le sillon mallarméen[8].

Au regard de ce qui vient d’être dit, il paraît pertinent d’interroger la figure de la lacune qui, à partir du début du xxe siècle, revendique sa place parmi les signes du nouveau langage littéraire et artistique, et qui est convoquée dans les récits des camps pour opérer la conversion de l’infigurable vers la représentation. Plus précisément, je voudrais explorer ici la filiation entre les figures de la lacune qui apparaissent dans les modernismes russes à partir de la fin du xixe siècle et certains motifs de la littérature des camps.

Le camp comme lacune du monde

Dans un certain nombre de témoignages sur les camps nazis ou soviétiques, l’espace du camp apparaît lui-même comme une sorte de « trou » dans l’univers des vivants[9]. En témoignent déjà certains titres : Un Monde à part, Le Monde de pierre, L’ Univers concentrationnaire, L’ Archipel du Goulag, Terre inhumaine, etc. Ces espaces singuliers régis par des lois totalement différentes de celles du monde « normal » se dérobent aux mécanismes de reconnaissance et résistent à une mise en récit cohérente.

Le basculement dans cet autre monde et la difficile initiation font naître des images d’un espace négatif ou extra-mondain. Le camp apparaît comme étrange ou grotesque, défiant la perception et déjouant d’emblée toutes les stratégies d’interprétation.

Par ailleurs, en Union soviétique, où la répression s’exerce à certains moments de façon quasi arbitraire, la porte du camp est en fait partout. Soljenitsyne exprime ce paradoxe à travers la métaphore de la palissade :

Tout au long de cette rue tortueuse qu’est notre vie, […] il nous est arrivé maintes et maintes fois de passer devant des palissades et des palissades et encore des palissades – palis de bois pourri, murettes de pisé, enceintes de béton et de fonte. Nous ne nous étions jamais demandé ce qu’il y avait derrière. Ni physiquement, par l’oeil, ni intellectuellement, nous n’avions jamais tenté de regarder de l’autre côté : or c’est là justement que commence le pays du GOULAG, sous notre nez, à deux pas.

(1974 : 10)

Le camp est omniprésent et pourtant invisible, toujours situé au-delà d’une limite qui marque notre capacité de voir. Si l’oeil d’un homme « libre » ne peut s’aventurer au-delà de cette limite, le camp, lui, peut déborder pour happer celui qui se tient à l’extérieur et se croit à l’abri.

Autre chose encore avec les palissades : nous n’y avions jamais remarqué la présence, en quantité innombrable, de pavillons, de portes basses solidement ajustées, soigneusement camouflées. Eh bien ces portes, toutes ces portes, c’est à notre intention qu’elles étaient préparées, et voici que l’une d’elles, fatidique, vient de s’ouvrir toute grande, cependant que quatre mains d’hommes, quatre mains blanches qui n’ont pas l’habitude du travail, mais des mains préhensiles, nous agrippent par la jambe, par le bras, par le col, par la chapka, par l’oreille, elles nous balancent à l’intérieur comme un sac, tandis que la porte dans notre dos qui donnait sur notre vie passée, est claquée sur nous pour toujours.

(Ibid.: 11)

Dans les Récits de la Kolyma (1954-1973) de Varlam Chalamov, la figure de la lacune évolue d’une variante spatiale – l’image d’une infinie étendue blanche sur laquelle les détenus tracent un chemin – jusqu’à sa variante ontologique : revenu à la vie après avoir touché le fond dans les camps de la Kolyma, le narrateur exprime un doute sur sa propre existence.

[...] je n’arrivais toujours pas à comprendre que ma vie continuait. Comme si j’étais mort sur un front de taille du gisement Partisan en 1938. Avant toute chose, il me fallait savoir si cette année 1938 avait bien existé, si elle n’avait pas été un cauchemar, le mien, le tien, ou celui de l’Histoire.

(Chalamov, 2003 : 1311)

Du scintillement à la béance

La lacune apparaît dans les textes d’écrivains russes sous forme d’espace géométrique, en l’occurrence le point (dans le symbolisme), la ligne-frontière ou la surface plane qui a souvent la forme d’un carré ou d’un rectangle. On observe ainsi la rationalisation progressive de cet espace en apparence mesurable, une dimensionnalité de plus en plus définie[10].

À partir de l’époque symboliste, on assiste à diverses tentatives de déconstruction des modèles sémantiques, à travers notamment la glossolalie de Biély ou la langue d’outre-entendement des futuristes, puis des absurdistes[11]. Leur objectif est de produire une expérience directe antélinguistique ou supra-linguistique par laquelle le sujet accède à des objets transcendants qui ne se donnent qu’une fois percée la gangue de la signifiance. Les expériences de la dislocation du sujet d’énonciation pratiquées dans le modernisme sont l’aboutissement de cette carence d’être que l’on voit déjà à l’oeuvre dans le romantisme[12]. Mais, au xxe siècle, les figures de l’intervalle ne relèvent plus seulement d’une expérience ontologique individuelle de la rupture, elles sont articulées à l’histoire.

Faire advenir l’entité transcendante dans le langage d’une oeuvre d’art est un processus dans lequel agissent différentes mises en scène de l’infigurable. Dans la poésie symboliste, l’infigurable se donne souvent comme négativité, vide, parole silencieuse, indétermination, impossibilité à dire ou à ressentir et autres catégories apophatiques[13]. Il est donc, d’une certaine façon, représenté. Parmi ces représentations, on trouve celle de la discontinuité généralement articulée à des images de scintillement, oscillation, balancement, pulsation. Ces images peuvent être rattachées à l’espace, généralement à des surfaces comme le ciel ou l’eau, mais aussi au temps, puisque le scintillement, en russe miganie, est en relation avec mig, l’instant : des constellations d’instants séparés les uns des autres forment une ligne temporelle discontinue. Ainsi que le dira Berdiaev dans sa critique du décadentisme :

Dans l’expérience décadente, la personnalité se désagrège en instants, en états fragmentés en apparence; le centre de la personne est perdu, tout comme est perdu le fil organique de la vie qui lie tout.

(1907 : 115)

Dmitri Merejkovski, dans sa célèbre conférence de 1892 sur les causes de la décadence en littérature russe, n’hésite pas à faire du scintillement l’une des figures essentielles de la nouvelle poésie et il relie explicitement cette figure à ce qui ne saurait être dit :

En poésie ce qui n’est pas dit, ce qui scintille à travers la beauté du symbole, agit sur le coeur bien plus sûrement que ce qui est exprimé avec des mots.

(1914 : 217)

Ce qui n’est pas dit apparaît ici comme essentiel. Par ailleurs, dans la poésie de Merejkovski, le scintillement est souvent rattaché à l’indicible, au non-dit, au silence. Le scintillement fait apparaître un monde constellé de points par lesquels affleure l’irreprésentable. Bien que minuscules, ces points trouent le monde et révèlent sa nature discrète. Par la suite, dans l’oeuvre des absurdistes notamment, ils sont susceptibles de s’agrandir jusqu’à engloutir l’espace tout entier.

Mais d’ores et déjà, dans la prose du début du siècle, on trouve le scintillement comme vecteur de l’infigurable. Par exemple, chez Leonid Andreev, dans le récit « Eleazar »: l’homme revenu d’entre les morts ne peut d’aucune façon transmettre son expérience par la parole, mais il contamine les autres en leur inoculant la mort qu’il porte en lui. C’est précisément l’échec de la représentation de cette traversée de la mort qui, porté au dehors de sa personne dans le refus de la mise en parole, frappe d’inexistence tout ce qui l’entoure, en ce sens qu’il rend le monde illisible.

Ainsi, tu refuses de nous raconter ce que tu as vu là-bas, Eleazar ? lui demanda son interlocuteur pour la troisième fois. Mais à présent, sa voix était indifférente et terne et un gris et mortel ennui pointait dans l’hébétude de son regard. Le même ennui gris et mortel recouvrit tous les visages comme d’une couche de poussière et les convives se regardèrent avec un étonnement obtus, se demandant pourquoi ils s’étaient réunis autour de cette table fastueuse.

(Andreev, 1915 : 90; notre traduction)

Ne pouvant plus décrypter le monde, les convives se taisent, mais ne parviennent pas à se lever et demeurent assis « séparés les uns des autres, telles des lumières ternes dispersées sur un champ nocturne » (ibid.).

L’image des lumières éparpillées dans le champ nocturne fait naître l’idée de pointillé, ou de scintillement, métaphore privilégiée de la discontinuité.

Le passage d’Eleazar par la mort a révélé une béance au sein de la continuité du monde, béance qui ne peut être révélée en tant que telle par une représentation dans le langage et demeure masquée par l’écran de l’incompréhensible.

Le soleil continuait de briller, sous son regard, la fontaine continuait de murmurer, et le ciel au-dessus de lui était toujours aussi bleu et sans nuage. Mais celui qui avait croisé son regard mystérieux n’entendait plus la fontaine, ne reconnaissait plus le ciel familier. [...] Il commençait à mourir, dans le calme et l’indifférence et se mourait pendant de longues années...

(Ibid.; notre traduction)[14]

On peut citer d’autres textes en prose où le scintillement introduit la mort. Par exemple, dans le récit de Sologoub, « Krasota » (« La beauté »), une jeune fille qui a perdu sa mère prend l’habitude de se mirer nue dans la glace, trouvant dans la contemplation de sa propre beauté ce qui la rattache à la vie. Cette habitude s’installe après qu’elle a cru puiser la consolation dans l’image d’une étincelle projetée à travers l’obscurité par un bout de métal incandescent que transportait le forgeron.

Plusieurs soirs de suite, Elena contempla sa beauté dans la glace, sans s’en lasser. Sa chambre était toute blanche et, au milieu de cette blancheur, les tonalités rouges et jaunes de son corps chatoyaient [en russe mercali, scintillaient], rappelant les nuances les plus douces de la nacre et des perles.

(Sologoub, 1992, 357 ; notre traduction)

Après que sa femme de chambre l’a surprise à cette occupation, la jeune fille met fin à ses jours.

On pourrait considérer le pointillé symboliste comme noyau génétique d’une poétique de la lacune. Dans le sillon tracé par le symbolisme, d’autres courants viendront approfondir et complexifier cette figure. L’oeuvre d’art futuriste fait un pas décisif hors du figuratif et procède à une déconstruction radicale des mécanismes de représentation. Le démantèlement des procédés narratifs déplace la lacune à l’intérieur même du signe, l’installe là où s’articulent le plan du contenu et le plan de l’expression et dévoile une sorte d’intervalle opaque au sein de toute opération sémantique, y compris celle qui préside à la sui-référence[15]. Une rupture de l’instance du soi fait que désormais les occurrences du « je » ne réfèrent plus de manière homogène : le « je » acquiert une autonomie énonciative qui le projette au-delà des coordonnées spatio-temporelles établies. Il peut effectivement s’énoncer à partir d’instances traditionnellement non rattachées à l’expression de soi, pour se fondre dans une subjectivité cosmique où sont transcendées les lois du réel. Dans la langue trans-mentale ou langue d’outre-entendement, forgée par les futuristes russes, l’énonciation n’est pas prise en charge par un sujet, mais fonctionne comme émanation de la position transgressive du sujet toujours en événement déclencheur de crise. C’est précisément dans l’intervalle entre le signifié et le signifiant que se joue la grande aventure de l’innovation futuriste : la figure de la disjonction est en même temps celle de la transgression.

La lacune comme élément d’une dynamique

Si l’on veut maintenant envisager la notion de lacune ou d’intervalle dans sa dimension d’historicité, force est de constater que c’est le mouvement de transgression qui organise le « scintillement » sur un axe temporel composé d’unités et de leurs dépassements. Ces unités elles-mêmes ne prennent sens en tant qu’objets fixes que par ce mouvement d’auto-négation. Ne peut-on pas penser l’extrême accélération du processus artistique dans les années 1900 à 1930, manifesté en une prolifération de mouvements, groupes et écoles dont l’émergence a pour but d’exclure ceux qui les ont précédés, comme justement une forme d’historicisation – de temporalisation – de la notion de transgression où toute stabilité ou fixité se recroqueville immédiatement en un poids mort, de sorte que seul le passage est investi d’énergie créatrice ? Or, le passage en lui-même est insaisissable et ne peut être à son tour représenté que comme une figure de négativité, ce qui explique l’ambiguïté ontologique de ces figures, à la fois fins et commencements, ouvertures sur le néant et lieux d’émergence de l’être. La béance qui s’ouvre chaque fois qu’émerge une forme d’art nouvelle ne peut être ni pensée ni définie, car elle ne nous apparaît qu’a posteriori, revêtue d’une positivité, et donc déjà convertie en continuité. Ainsi que le dit Tynianov dans un texte intitulé « L’intervalle », écrit en 1924.

Le mot au sein du vers a mille nuances sémantiques inattendues, le vers donne une nouvelle dimension au mot. Un nouveau vers, c’est une nouvelle vision. Et ces phénomènes nouveaux ne se produisent que dans les intervalles, où l’inertie cesse d’agir; nous ne connaissons, en définitive, que l’action de l’inertie : par une loi d’optique, les intervalles où l’inertie est suspendue nous apparaissent comme des impasses. (En fin de compte, tout novateur oeuvre pour l’inertie, toute révolution s’accomplit pour la mise en place d’un canon.) L’Histoire, quant à elle, ne connaît pas d’impasses. Elle ne connaît que des intervalles.

(1977 : 169; notre traduction)

Dans cette perspective, l’intervalle est ce qui meut l’histoire de l’art et, partant, l’histoire tout court. Dépourvue elle-même de coordonnées spatio-temporelles, toute brisure n’a d’être que dans son opposition ténue au plan fixe. L’intervalle tend donc à s’élargir, à acquérir une réalité géométrique (bi-dimensionnalité, etc.), à n’être plus un simple point pour devenir carré, rectangle, vastitude. Cet agrandissement repose sur une volonté d’historiciser, d’augmenter la dimension métaphorique de ces espaces en les organisant, de les intégrer à une représentation plus globale du processus historique. On trouvera ainsi un certain nombre de surfaces planes[16] susceptibles de figurer tantôt le vide, tantôt le plein, par exemple la fenêtre chez Harms et Krzyzanowski[17], images ambiguës entre inexistence et émergence du seul réel véritable. Cette ambiguïté se manifestera par des schémas narratifs figurant alternance ou enchaînement. En effet, l’intervalle n’ayant de sens que par rapport à une continuité, une accélération d’intervalles fera en sorte que chaque point de rupture fonctionnera comme un point fixe (point de repère) par rapport à la rupture suivante. On peut ainsi imaginer une histoire criblée de lacunes où les plans fixes eux-mêmes seraient projetés dans un perpétuel mouvement. L’intervalle de Tynianov prend appui sur l’histoire en un mode proche de celui que Michel Foucault décrit comme le rapport de la transgression à la limite :

C’est là, en cette minceur de la ligne, que se manifeste l’éclair de son passage, mais peut-être aussi sa trajectoire en sa totalité, son origine même. Le trait qu’elle croise pourrait bien être tout son espace. […] La transgression franchit et ne cesse de recommencer à franchir une ligne qui, derrière elle, aussitôt se referme en une vague de peu de mémoire, reculant ainsi jusqu’à l’horizon de l’infranchissable.

(2000 : 265)

Ce n’est pas un hasard si la forme la plus élaborée de la figure d’intervalle est associée à la dernière phase du modernisme, celle qui fut directement aux prises avec la machine totalitaire et expérimenta les points de rupture de l’histoire. La lacune acquiert ici non seulement une forme géométrique bien définie, mais aussi une articulation dynamique. Foucault dit encore :

La transgression n’est donc pas à la limite comme le noir est au blanc, le défendu au permis, l’extérieur à l’intérieur, l’exclu à l’espace protégé de la demeure. Elle lui est liée plutôt selon un rapport en vrille dont aucune effraction simple ne peut venir à bout.

(Ibid.)

Or, cette action en vrille du noir sur le blanc, du blanc sur le noir (illumination de l’obscur, obscurcissement du lumineux), peut être représentée par une étendue sur laquelle alternent le noir et le blanc, alternance que l’on trouve dans des images d’échiquier ou, le blanc étant remplacé par le rouge, dans celles de passages à niveau : dans les deux cas, il s’agit d’articulations d’indices spatiaux du rien, de ses hypostases géométriques.

L’échiquier

Dans Le Retour de Münchhausen de Sigismund Krzyzanowski, le baron est poursuivi dans les rues londoniennes par la cathédrale Saint-Paul qui menace de l’écraser. À travers une fenêtre ouverte, il parvient à pénétrer dans une pièce où deux personnes jouent aux échecs. L’instant d’après, transporté lui-même sur l’une des cases de l’échiquier, il enfourche le cheval noir et s’enfuit. Cette course le portera au milieu d’une étendue blanche : l’intervalle s’élargit devenant un désert de neige[18]. Les cases rouges et blanches d’un passage à niveau rappellent cependant au lecteur que l’espace dans lequel se trouve le héros n’est qu’un interstice. Dans une structure poreuse, chaque case apparaît tour à tour comme un trou ou la surface qui entoure ce trou. La case blanche est un îlot menacé par le néant des cases noires, mais, pour peu que l’on se décale d’une case, la situation se renverse.

Notons qu’intervient ici également une autre forme de béance : une rupture figurée par le changement de nom. La cathédrale Saint-Paul est effectivement évoquée en référence à la conversion de l’apôtre Paul qui, auparavant, s’appelait Saül. L’image de la case blanche est mise en rapport avec un changement d’identité qui correspond, dans le récit du Nouveau Testament, à une mort provisoire.

La figure de l’apôtre Paul offrira à son tour à Chalamov la possibilité de mettre en scène une image de la lacune mémorielle. Dans le récit éponyme, le forgeron Frizorger, un protestant pieux qui récite régulièrement sa prière en dépit des conditions inhumaines du camp, commet une erreur à propos de l’apôtre Paul, en l’incluant au nombre des douze apôtres. Il a en effet oublié l’apôtre Bartholomée, symbole du martyre des protestants, mais aussi référence de nombreuses représentations picturales où l’on voit ce saint écorché tenir sa propre peau. La figure de la lacune mémorielle, et le changement d’identité auquel elle renvoie implicitement, se substitue à l’évocation du supplice (Chalamov, «L’apôtre Paul», 2003 : 83-89)[19].

Une autre nouvelle de Krzyzanowski, « Le joueur pris au jeu » (1927), met en scène un tournoi d’échecs. L’intervalle s’agrandit au point de devenir la surface habitable d’un joueur désormais transformé en pion. L’image de l’échiquier est doublée par celle du sol lui-même composé de cases noires et blanches. La métamorphose s’opère au moment où l’obscurité entre par la fenêtre, matérialisant la figure de la lacune[20].

L’échiquier présente effectivement un modèle tout particulier de discontinuité, car il est composé uniquement d’intervalles. Il s’agit non plus de discrètes lacunes qui se signaleraient sous forme de pulsation, mais d’intervalles entre les intervalles, surface opérant une mise en abîme de la lacune : carrés noirs sur fond blanc, mais un fond qui n’engage pas de continuité, car il n’est lui-même que carrés blancs sur fond noir. L’enchaînement d’intervalles évacue le quelque chose à venir comme une concrétisation improbable : chaque rien particulier n’est pas le rien du monde existant, mais le rien du rien. Ces riens articulés en une structure forment finalement une représentation de l’histoire vue comme un glissement au travers de lacunes de représentation[21].

Enfin, n’oublions pas que Ferdinand de Saussure, dans son Cours de linguistique générale, utilise l’image de l’échiquier pour décrire le fonctionnement du langage et, notamment, l’articulation de ses dimensions synchronique et diachronique, ainsi que la dynamique continuité/discontinuité. Les « états de langue » se suivent de la même façon que les positions des pièces sur l’échiquier.

Dans une partie d’échecs, n’importe quelle position donnée a pour caractère singulier d’être affranchie des antécédents, c’est-à-dire qu’il n’est pas plus ou moins, mais totalement indifférent qu’on en soit arrivé à telle position par une voie ou par une autre.

(1971 : 126)

L’histoire linguistique est ainsi définie comme une « suite d’états de langue qui sont perpétuellement la transition entre l’état de la veille et celui du lendemain » (ibid.).

L’échiquier apparaît ici comme un modèle sémiotique qui permet de penser non seulement l’histoire, mais aussi le langage. Plus généralement, on pourrait dire que l’articulation signifiante des intervalles, telle qu’elle se présente dans le jeu d’échecs, est la métaphore du renouveau, que ce soit dans l’art, la pensée, la culture ou la science, celle du seuil et de son franchissement, de la rupture épistémologique.

Dans le récit de Chalamov, « Le jeu d’échecs du docteur Kouzmenko », il s’agit d’un jeu d’échecs fabriqué par un sculpteur prisonnier du Goulag avec du pain mâché. Avant de mourir de faim, le sculpteur avale deux figures. Les figures représentent, avec force détails, les personnages des Temps de Troubles, curieuse reconstruction d’un épisode historique. Le narrateur constate en passant que, par rapport à cette époque, il est difficile de faire la part du vrai et de la fiction. À cette histoire fictionnalisée, il oppose le document, c’est-à-dire ce qu’il est en train de constituer, lui, au moment même où il écrit. Pour finir, il renonce à jouer[22].

Dans ce récit, l’échiquier et les pièces – le mot « figura » induit déjà un rapport à la mimesis – sont clairement articulés à la question du réel historique et de sa reconfiguration. La lacune que représentent le blanc par rapport au noir et le noir par rapport au blanc est réactivée par les deux cases vides qu’ont laissées les deux pièces avalées.

Notons que Chalamov pratique une forme d’ironie à l’égard du topos de l’échiquier utilisé par lui. Dans le récit « Le lait concentré », Šestakov, qui cherche à entraîner le héros dans une évasion afin de le trahir ensuite, porte des chaussettes à carreaux, qui reproduisent le dessin d’un jeu d’échecs.

Enfin, n’oublions pas que « kletka », qui, en russe, désigne la case de l’échiquier ou de la marelle, veut également dire « cage ». La géométrisation des espaces de non-être après 1917 n’est pas sans rapport avec le sens qu’acquièrent certains mots dans le jargon bureaucratique. Ainsi le mot « surface », « plošad’ », désigne la surface habitable et prend la signification d’« espace vital », le bien suprême de l’individu, du reste réduit au minimum (six mètres carrés par personne). La cage d’escalier se transforme en un espace d’enfermement. De même, les mots « kubatura », « kvadratura », qui signifient le volume et la superficie, ne sont pas sans rappeler la notion de quadrature du cercle.

Ma chambre [en russe la kvadratura de ma chambre] ne fait pas huit mètres carrés. C’est peu. Vous connaissez ma vieille manie – quand je pense à quelque chose et que je me débats avec mes idées – de tourner comme un ours en cage. Ici, la cage est trop étroite. J’ai bien essayé; en plaçant la table contre la fenêtre et la chaise sur le lit, je libérais de l’espace : trois pas en avant, un et demi de côté. Pas de quoi faire des cabrioles. Résultat : dès qu’une pensée se met en mouvement dans ma tête, j’ai envie de faire la même chose : fuir mes trois pas verrouillés et suivre les longues courbes des rues.

(Krzyzanowski, 1996 : 10)

L’intervalle et la question de la loi

L’histoire trouée donne lieu à de l’événementiel négatif qui équivaut à une abolition de la loi. Ce n’est pas un hasard, si dans les oeuvres de Harms et de Krzyzanowski, les mutations de l’espace sont souvent liées au thème du crime commis ou seulement pensé, attribué à tort au héros ou peut-être simplement oublié par ce dernier. Ici intervient ce que Krzyzanowski appelle « l’éthique de la fissure », c’est-à-dire la déresponsabilisation liée à la discontinuité du sujet :

Si le fil du temps n’est pas continu, si l’existence n’est pas ininterrompue, si « le monde n’est pas plein », mais fissuré, éclaté en une infinité de morceaux étrangers les uns aux autres, alors toutes ces éthiques livresques, construites sur le principe de la responsabilité, de la continuité entre notre « demain » et notre « hier » ne sont plus valables et disparaissent au profit de la seule éthique de la fissure.

(1999 : 75)[23]

De la même façon qu’un crime commis peut être oublié, l’homme peut oublier qu’il est innocent et être châtié pour un crime non commis. Il ignore d’ailleurs, tout comme ceux qui sont venus le punir, la nature de son crime, ce qui ne change rien au problème. Ainsi, dans Elisabeth Bam, on voit le crime varier de scène en scène au gré des métamorphoses de l’espace. C’est sur ce principe qu’est construit également le roman de Kafka, Le Procès, écrit treize ans avant Elisabeth Bam[24], et en dehors du contexte soviétique.

Dans le récit de Harms La Vieille (1939), il y a un cadavre, mais qui n’est pas le résultat d’un crime. La vieille, venue chez le héros, est tout simplement morte de sa belle mort. Mais à partir de ce moment-là, tous les efforts du héros sont destinés à faire disparaître le corps comme s’il était réellement l’assassin. Il est persuadé qu’on viendra l’arrêter. D’ailleurs, il commence à manifester des tendances sadiques et même criminelles qui semblent justifier le châtiment à venir. La transgression comme le châtiment ont partie liée avec l’espace de la chambre. Le châtiment injuste est articulé aux lieux de l’ontologie négative également par le biais de ce constat que fait Krzyzanowski dans le récit « Cicatrices » (1927-1928) :

À propos de gens que la capitale juge dans ses tribunaux et condamne à l’excommunication, à la relégation au-delà de ses limites, on dit : « condamné à –1 ». Moi, personne ne m’a annoncé le verdict 0–1 [...]. Pourtant, j’ai compris une fois pour toutes que j’étais exilé, définitivement et sans retour, de toutes les choses, de toutes les joies et de toutes les vérités; j’ai beau avancer, regarder et entendre au côté des autres qui, eux, sont installés dans la ville, je sais qu’ils habitent Moscou et moi, j’habite –Moscou.

(2001 : 406-407; notre traduction)[25]

Le châtiment non fondé est une conséquence logique de la discontinuité du monde. Une historicité basée sur une ontologie intermittente institue, comme nous l’avons vu, un sujet qui n’existe que d’événement en événement. Et souvent, ce qui crée le sujet, c’est précisément l’événement de sa disparition à l’intérieur de la case vide. Parmi les différentes formes de disparition, on trouve l’arrestation, surtout non motivée. Le motif de l’arbitraire politique et judiciaire est sûrement l’une des expressions les plus adéquates de l’abolition de la catégorie de la loi, qui découle de la nature discrète du monde.

C’est cet espace de la « case vide » agrandie aux dimensions de l’étendue neigeuse de la Kolyma, espace à la fois de la détention et de l’écriture, qui sera chez Chalamov arpenté, balisé, de façon à y tracer une limite qui y inscrira l’action de la loi.

Rappelons ici que, lorsqu’elle se fait héritière des transformations que subit la figure de la lacune au gré des expérimentations modernistes, la neige chalamovienne vient s’inscrire dans une autre filiation, fondatrice, elle, qui traverse de part en part l’art et la littérature de l’Âge d’argent. Il s’agit de la référence mallarméenne, souvent non conscientisée, révélée dans le paradigme de la blancheur, et qui s’articule, d’un côté, au discours de la rupture radicale et, de l’autre, à la dimension auto-référentielle de l’art, deux piliers du modernisme qui, en réalité, n’en font qu’un.

La spécificité de la figure de l’intervalle élaborée au travers de différents modes d’expression – symboliste, futuriste, suprématiste – a été remarquée également en dehors du monde slave. Elle est sollicitée notamment par les chercheurs qui ont tenté de penser les événements extrêmes du xxe siècle en qualité de « fenêtre » donnant sur ce qui ne peut être vu. Ainsi, Gérard Wajcman, dans son ouvrage L’Objet du siècle, place le xxe siècle sous le signe de deux oeuvres d’art, le Carré noir sur fond blanc (1915) de Malevitch, d’un côté, et Shoah (1985) de Claude Lanzmann, de l’autre, faisant du refus de montrer, dans les deux cas, le coeur de l’oeuvre d’art et celui de la pensée sur les camps d’extermination. La fenêtre donnant sur le rien-à-voir ou le rien-à-dire[26] devient l’un des instruments pour pénétrer le texte du réel totalitaire et les parcours humains disloqués et déshumanisés (dés-identifiés). Par cet exercice d’ontologie négative, l’absence se révèle en tant qu’objet-surface arraché à la profondeur apophatique. L’intervalle est institué en objet, par cette mise en présence de l’absence.

Ainsi, la notion d’indicible apparaît à la fois comme élément et enjeu de la négociation entre la tradition et l’innovation, entre continuité et rupture, entre négativité et efficience. Par le discours moderniste de la fin et les moyens « figuratifs » ou contre-figuratifs qu’il instrumente pour l’ancrer dans la matière du texte ou de l’image, une rupture au sein de l’art se figure et s’énonce comme signe effectif et agissant. Le constat de la fin des représentations produit par les catastrophes du xxe siècle trouve ainsi paradoxalement à s’ancrer dans une révolte esthétique contre la figuration, pour finalement s’énoncer par la césure et la lacune[27].