Abstracts
Résumé
Comme l’a bien souligné Patrick Imbert dans L’Objectivité de la presse : Le 4e pouvoir en otage (1989), la convocation de clichés dans la presse participe de la mise en place d’une cohérence idéologique. Toutefois, une analyse des concaténations figées de mots dans des éditoriaux portant sur un événement politique récent montre que la perméabilité de la presse au figement linguistique résulte tant d’une évaluation stratégique du public que de l’emprise des discours sociaux.
Abstract
As Patrick Imbert clearly shows in L’Objectivité de la presse : Le 4e pouvoir en otage (1989), the use of clichés in the press is determined by an underlying ideological structure. However, the analysis of various editorials dealing with a recent political event shows that the press’s vulnerability to clichés stems not only from dominant social discourses, but also from the journalist’s strategic evaluation of the readership.
Article body
Un seul journal n’informe pas ; il emporte la conviction et renforce, d’une manière permanente, les clichés néceassaires à la survie sociale. Ceux-ci ne sont plus que les concaténations figées de mots que l’on connaît [...].
P. Imbert, 1989 : 75
Ce constat de Patrick Imbert met en lumière une caractéristique significative du texte journalistique : sa perméabilité aux clichés. Selon l’auteur de L’Objectivité de la presse, le recours à des « concaténations figées de mots » n’est pas gratuit : il sert à consolider le statu quo.
De ce point de vue, l’ordre établi assujettit la presse en prenant appui sur les clichés à la base du nationalisme et de l’économisme, soit « les deux isotopies sémantiques les plus fréquemment activées » (ibid. : 102) par le quatrième pouvoir. Il en résulte un contenu « pauvre » et « répétitif » (ibid. : 29) qui sert à « mouler » et à « désinformer » (ibid. : 17). D’évidence, il se dégage de cette sombre conception de la presse une condamnation catégorique du cliché : instrument du pouvoir, ce dernier est un piège contre lequel le lecteur éclairé doit se prémunir.
Toutefois, une réflexion d’ordre linguistique sur la fonction cognitive du cliché montre que tout ne se réduit pas à la prise en otage de la presse par l’autorité établie. Nous posons que la perméabilité du texte journalistique aux clichés, loin de désinformer en « génér[ant] le sommeil » (ibid. : 30), rend possible la transmission du message au lecteur en le lui rendant intelligible grâce au recours à un fonds linguistique partagé.
C’est en tenant compte des modalités de réception du cliché que nous analyserons des éditoriaux portant sur la campagne électorale fédérale qui s’est tenue du 23 octobre au 27 novembre 2000. Étant donné l’importance que revêtent les réactions et les commentaires de la presse au lendemain de toute consultation populaire, les éditoriaux du 28 au 30 novembre seront également pris en considération. Puisque l’étude exhaustive d’une « coupe synchronique »[1] de la presse québécoise dépasse de loin les visées de cet article, nous nous contenterons d’analyser les éditoriaux parus dans deux grands quotidiens québécois : La Presse et Le Devoir. Bien que ces journaux s’adressent à des publics fort différents et qu’ils s’opposent sur le plan idéologique, nous postulons que le recours au cliché varie non pas tant selon les orientations idéologiques déclarées des périodiques en question[2] qu’en fonction des compétences et des attentes du public auquel ils s’adressent.
1. Assises théoriques
1.1 Le cliché et ses cousins
Comment répondre à la question : « qu’est-ce que le cliché ? », alors que nul ne s’entend sur la signification de ce terme controversé ? La question la plus difficile que pose la (re-)définition du cliché est de savoir jusqu’où s’étend son empire. Il serait, à la rigueur, possible de poser que si tout langage est idéologique, parce que constitué d’un ensemble de signes issus « d’un consensus entre des individus socialement organisés au cours d’un processus d’interaction », comme le dit Bakhtine (1977 : 41 ; voir aussi Angenot, 1989 : 18-19), alors tout langage est aussi idéologique parce que issu d’une collectivité et donc forcément commun : « entre le mot et le cliché, il est vrai, la différence est mince » (Imbert, 1989 : 39).
Cependant, une telle définition nous paraît nettement trop englobante pour être utile. Système de signes vivants[3], le langage est dynamique, alors que le cliché, concaténation fossilisée de mots, relève de ce que Misri désigne par l’expression « figement linguistique » (1987 : 71-85). Par figement, il faut entendre une perte de ce même dynamisme qui caractérise « l’énoncé libre » (ibid. : 71) : il est impossible de soumettre l’énoncé figé à des transformations sur les plans syntagmatique (expansion) ou paradigmatique (commutation). Par conséquent, il est reçu par le lecteur comme une unité statique, indécomposable, c’est-à-dire comme une expression toute faite.
C’est en insistant sur la dimension linguistique du cliché qu’on peut distinguer ce dernier d’autres catégories de figement, notamment le lieu commun et le stéréotype. Car d’aucuns confondent les trois termes, ainsi que le relève Amossy : « Nombreux sont d’ailleurs les essais qui poursuivent aujourd’hui une réflexion féconde sur la stéréotypie en utilisant indifféremment cliché, stéréotype et lieu commun » (1989 : 34).
Il est certes possible de distinguer le lieu commun du cliché, soit en adoptant, pour le premier terme, l’acception aristotélicienne des topoï, conçus comme « les types d’arguments communs aux trois genres de rhétorique », soit en l’utilisant dans son sens plus récent de « fond rebattu des conversations, des textes et des discours » (Molino, 1998 : 35). À la suite de Castillo Durante, nous préférons définir le topos comme un « réseau thématique » (1994 : 32) qui, « à la manière d’un catalogue général, fournit aux membres d’une communauté linguistique donnée le fond doxologique d’où ils tirent leurs arguments » (ibid. : 31). Ainsi, loin d’être un simple synonyme du cliché, le lieu commun peut être conçu comme un « code intertextuel sous-jacent » (Angenot, 1977 : 16) qui organise un ensemble de clichés autour d’un thème commun[4].
Cependant, le cliché ne saurait se réduire à sa dimension sémantique : il constitue avant tout une idée mise en forme. D’où la distinction entre le cliché et le stéréotype : renvoyant à un élément de nature textuelle, le premier concept peut se définir, suivant la théorie d’Amossy, comme une « figure de style lexicalisée et figée » (1998 : 22-23), alors que le stéréotype représente une idée préconçue, une image toute faite qui peut ne pas prendre la forme d’un syntagme mis en texte (Amossy, 1989 : 36)[5]. Cette image toute faite traduit une représentation figée et généralisatrice d’un groupe.
Idée qui réifie l’Autre, le stéréotype se manifeste souvent dans le texte journalistique sous la forme d’un cliché. Les occurrences de clichés stéréotypés abondent dans les éditoriaux de La Presse et du Devoir. Par exemple, l’image évoquée dans l’énoncé : « Achèteriez-vous une automobile d’occasion de Joe Clark » (M. Roy, La Presse, 16 nov. : A18[6]), prend la forme d’une question-cliché ironique qui se fonde sur une représentation usée – issue de l’imaginaire collectif des États-Uniens – du concessionnaire malhonnête[7].
1.2 Cliché et cognition
Cliché stéréotypé ou non stéréotypé, le syntagme usé exerce, comme le stéréotype, une fonction cognitive en participant à « la cohérence idéologique » (Forget, 1990 : 144) du texte. Issu d’un « savoir partagé » (ibid.), fonds commun qui rend le texte intelligible pour l’auditeur, le cliché sert avant tout à la communication du signifié. En effet, comme le souligne Dufays,
[...] si la lecture [est] en grande partie une activité commune aux différents membres d’une même culture, c’[est] parce qu’elle proc[ède] de ce minimum culturel commun qu’[est] la connaissance des systèmes de stéréotypes.
1994 : 10
Ou, pour rester fidèle à notre terminologie, la connaissance de systèmes de clichés.
En faisant appel aux compétences de l’auditeur, le cliché permet du coup au journaliste de faciliter son « travail » communicationnel. Par sa tournure connotative, il revêt dans bien des cas une densité d’information que ne saurait transmettre son équivalent dénotatif. Le critère d’évaluation devient, en l’occurrence, l’efficacité du cliché ou, pour utiliser l’expression de Wanta et Leggett, sa « compactness » : « [...] A great deal of information is compressed in the [clichés] statements » (1988 : 84). Car affirmer, comme le fait Michèle Ouimet, que « Joe Clark [...] a tout du has been » (P, 6 nov. : A18), est plus efficace que d’utiliser, pour désigner la même chose, des termes appartenant au degré zéro de l’écriture : « Joe Clark est un homme politique qui reprend sa carrière politique après avoir échoué dans un passé lointain ». Le cliché du « has been » se révèle sensiblement plus économe. « Homme du passé », la traduction littérale de « has been » constitue à son tour un cliché. D’une part, du fait de sa fréquence : ce groupe nominal revient souvent dans le langage commun. D’autre part, à cause de sa dimension idéologique : la société moderne, tributaire de l’idéologie du Progrès, confère au mot « passé » une connotation nettement péjorative. Cependant, l’emploi de l’équivalent anglais est d’autant plus efficace qu’il souligne l’appartenance linguistique de Joe Clark.
En plus de favoriser la concision du texte, le cliché peut aussi permettre d’en assurer la cohérence. Il en est ainsi pour cette phrase d’Alain Dubuc : « Mais qu’arrive-t-il à Gilles Duceppe dans tout ça ? » (P, 31 oct. : A18). Étant donné que le groupe nominal « Gilles Duceppe » représente la seule variable de la phrase, on constate qu’il est bel et bien question d’un cliché. Porteur d’aucune image, l’énoncé sert tout simplement de transition entre le nouveau paragraphe et le précédent. En recourant à une phrase interrogative au lieu d’une tournure hypotaxique (« En ce qui a trait à Gilles Duceppe... ») que l’on retrouverait dans un ouvrage savant, Dubuc mise sur la fonction phatique du schéma de la communication. Plus économe que l’enchâssement, dans l’éditorial, d’un paragraphe de transition, le recours à cette phrase « clichée » rend l’éditorial plus concis. Bref, du fait de sa concision et de sa capacité de favoriser la cohérence textuelle, le cliché facilite le processus cognitif en faisant passer le signifié de l’esprit du locuteur à celui de l’auditeur.
À la lumière de ces considérations, nous pouvons définir le cliché comme un syntagme ou un énoncé figé qui, du fait de sa fréquence, est reconnaissable à une époque donnée par tous les membres d’une culture donnée, en vertu de sa provenance du langage commun.
2. Typologie
2.1 Cliché approprié et cliché attribué
Entendu comme un effet de style issu du langage commun, le cliché peut tout de même être envisagé du point de vue pragmatique. On peut en effet classer les clichés en fonction de leur position dans le cadre de l’énonciation : « Qui tient le discours cliché, le Je ou le Il objectivé par le locuteur ? ». Selon une telle perspective, deux principaux types de clichés peuvent être relevés dans les éditoriaux publiés par La Presse et Le Devoir lors de la campagne électorale : le cliché approprié et le cliché attribué. Le cliché approprié est celui que véhicule le locuteur lui-même. Soit cette phrase de Dubuc : « Les thèmes, ce sont la jeunesse et la modernité, ce qui permet de faire d’une pierre deux coups » (P, 4 nov. : A18). Le locuteur prend en charge le cliché « faire d’une pierre deux coups » ; loin de mettre en question l’image usée, il s’appuie sur elle pour se faire comprendre plus efficacement. En plus de véhiculer ses propres clichés, il ne manque pas d’en attribuer aux personnes ou aux groupes dont il parle. Dans l’assertion de Bernard Descôteaux : « Quoi de plus naturel que d’insister sur des thèmes à la mode comme la nouvelle économie et l’environnement ? » (D, 2 nov. : A6), le cliché de « la nouvelle économie » est attribué au discours tenu par le Parti libéral du Canada (PLC). Le journaliste, pour sa part, s’approprie la locution adverbiale « à la mode », cliché qui s’inscrit dans le topos de la parure. Paradoxalement, le cliché « à la mode » a pour fonction de mettre en relief la distance critique que prend le locuteur en regard du cliché attribué de « la nouvelle économie ».
Il est possible de voir dans le cliché attribué un cas de stéréotypie, car il a pour effet de réifier le Il-Autre dont parle le locuteur. Toutefois, le stéréotype réside non pas dans la forme que prend le cliché, mais plutôt dans le processus mental par lequel le discours cliché fossilisé est prêté au Il. Ce processus d’attribution est plus ou moins évident : on doit distinguer entre le cliché explicitement attribué et le cliché implicitement attribué. Le cliché explicitement attribué peut être introduit par un autre cliché (c’est le cas d’« à la mode »), mais aussi par des verbes tels que « considérer comme » : « En disant pareille chose [que les Canadiens se moquent du palier de gouvernement], le NPD [Nouveau Parti démocratique] présente les citoyens comme de simples consommateurs de services » (M. Venne, D, 1 nov. : A8 ; nous soulignons). Le verbe « présenter comme » fait explicitement correspondre le cliché « de simples consommateurs de services » au discours néo-démocrate. Au contraire, le cliché implicitement attribué fait l’économie de guillemets ou de verbes tels que « présenter comme ». C’est le cas de cette paraphrase du discours néo-démocrate : « Baisser les impôts n’est plus un péché » (ibid.). Aucune marque ne permet de voir que l’instance qui véhicule ce cliché est non pas M. Venne, mais plutôt le NPD. Cet énoncé fonctionne comme une forme de discours indirect libre dont on doit déduire – normalement sans s’en rendre compte – le recours à un processus d’attribution.
Explicite ou implicite, l’attribution de clichés participe d’un jeu métalinguistique. Les énoncés, qui « comportent, implicitement ou explicitement, une référence à leur propre code », exercent une fonction métalinguistique (Ducrot et Schaeffer, 1995 : 780). Cette fonction permet au cliché attribué de « signifier la forme, de la rendre perceptible, il se désigne lui-même du doigt » (Jenny, 1972 : 517). « Le livre rose », titre d’un éditorial de A. Dubuc (P, 4 nov. : A18), constitue un cliché régénéré qui se réfère à lui-même ; il parodie le « Livre rouge » du PLC, titre doublement cliché : d’une part, il reprend le titre donné aux programmes de 1993 et 1997 ; d’autre part, il évoque des programmes politiques désignés par la couleur de leur couverture (le « Livre beige » de Claude Ryan, entre autres). L’exemple du « Livre rose », titre parodiant tous les autres « livres » identifiés par la couleur de leur couverture, montre comment la fonction métalinguistique permet au cliché de se subvertir lui-même. Qu’elle soit exploitée dans les éditoriaux de A. Dubuc et de M. Venne témoigne de la distance critique que manifeste souvent l’éditorialiste vis-à-vis du langage.
2.2 Le cliché non iconique
Envisagé du point de vue rhétorique, le cliché, approprié ou attribué, doit trouver une autre typologie. Deux sortes de clichés peuvent être relevées : d’une part, ce que nous appellerons le cliché iconique, véhiculant des images tantôt essentielles, tantôt accidentelles ; d’autre part, le cliché non iconique, soit un cliché dépourvu d’image. Intitulé « Rien de neuf... », un éditorial de Roy s’amorce par le cliché non iconique :
Il faut se rendre à l’évidence : le fort taux d’abstention enregistré lors des élections fédérales, lundi, a été non seulement quantitativement, mais qualitativement différent du degré de désertion engendré par la banale et habituelle tiédeur de l’électeur paresseux [...].
P, 30 nov.: A18; nous soulignons
Le propre du texte incitatif (« Il faut »), ce « coup de langage prescriptif » (Lyotard, 1979 : 60), confère à l’éditorialiste une autorité intellectuelle certaine en faisant passer pour évident un phénomène qui s’avère peut-être plus complexe qu’il ne le pense : l’abstention de 42 % des électeurs lors des élections fédérales de 2000. Un moyen de déterminer le degré de figement est de voir s’il est possible ou non d’opérer une expansion ou une commutation sur l’énoncé. Si une telle opération finit par en changer le sens ou par en atténuer considérablement l’effet rhétorique, alors il est question d’un cliché. Ainsi, on pourrait soumettre la phrase de Roy à une opération d’expansion : « C’est à pied qu’il faut se rendre à l’évidence ».
En confondant l’abstrait et le concret, l’énoncé subit alors une transformation sémantique radicale et perd, du coup, une partie de son efficacité rhétorique. De même, l’énoncé peut être soumis au « test » de la commutation : « Il faut se rendre à Liège ».
En ce cas, la substitution du complément « à l’évidence » par « à Liège » fait disparaître l’aspect cliché de la phrase : celle-ci devient ce que Misri appelle un énoncé libre, c’est-à-dire un énoncé susceptible d’être transformé selon les axes paradigmatique (commutation) ou syntagmatique (expansion) (1987 : 71). Bref, étant donné son caractère figé et l’absence d’une image, l’énoncé de M. Venne peut être envisagé comme un cliché non iconique.
2.3 Cas problématique : l’antithèse
Cependant, force est de constater que les tests d’expansion et de commutation sont, dans certains cas, loin de suffire à l’identification du cliché non iconique. Dans deux de ses éditoriaux, M. Venne exploite l’antithèse : « Poser la question, c’est y répondre » (D, 7 nov. : A6 ; 20 nov. : A6). Fort répandue chez les journalistes, l’antithèse de Venne provient moins du locuteur que du langage commun.
La fréquence avec laquelle on utilise cette antithèse n’en fait pourtant pas un cliché. Car l’exemple de Venne montre qu’une phrase toute faite peut avoir malgré tout un effet de rhétorique. Tantôt issue d’un milieu donné, tantôt fruit du « génie créateur » de l’écrivain, l’antithèse fait partie des figures qui résistent le mieux à l’usure, en raison du processus cognitif que déclenche chez l’auditeur le rapprochement de deux termes opposés. L’énoncé « Poser la question, c’est y répondre » rapproche les termes opposés « question » et « réponse ». En l’occurrence, le couple paradigmatique question/réponse se caractérise par la complémentarité – voire la réciprocité (« convergeness ») (Lyons, 1977 : 279) – des deux termes : allant toujours de pair (une question appelle une réponse et de la réponse découle souvent d’autres questions, selon la méthode scientifique), les deux lexèmes, « réflexifs » (c’est-à-dire qui retournent le langage sur lui-même, suivant la définition de Lyons [ibid. : 5]), ont en commun le fait de désigner de façon métalinguistique deux opérations inverses du discours – point de rencontre qui constitue le « noyau sémique commun » (Greimas, 1969 : 48) du couple antithétique.
Ainsi, avant d’être un cas de figement linguistique, l’énoncé de Venne est révélateur du rôle essentiel de la perception des couples antithétiques qui structurent le langage[8]. Il est avant tout révélateur du travail cognitif requis pour saisir une antithèse. Soulignant que « antithesis is a linguistic form that is educationally acquired », Kaluza a déjà insisté sur le rôle de la compétence linguistique de l’auditeur dans la production d’un énoncé antithétique (1984 : 102). Une telle compétence est également nécessaire à sa réception. L’auditeur doit être à même de reconnaître le paradigme dans lequel se situent les deux termes opposés, ce qui est l’aboutissement d’un effort cognitif destiné à « rétablir l’unité » du couple antithétique par le biais d’« une opération de sémiosis », soit le processus par lequel on « remont[e] à un niveau d’abstraction supérieur afin d’intégrer dans un seul acte mental ces données contradictoires » (Vandendorpe, 1989 : 53). À la suite de Vandendorpe (ibid. : 49 ;1990 : 169-193), nous postulons que l’existence d’un tel lien paradigmatique et le travail cognitif nécessaire à sa perception expliquent pourquoi le récepteur se rappelle mieux un énoncé antithétique qu’un énoncé dépourvu de ce genre d’opposition sémantique[9].
L’énoncé « Poser la question, c’est y répondre » pousse encore plus loin l’effet cognitif du couple antithétique question/réponse. D’une part, il signifie que la question contient déjà la réponse, ce qui est en soi paradoxal. D’autre part, dans l’éditorial du 7 novembre, l’antithèse repose sur une double opposition : entre les termes « question » et « réponse », mais aussi entre l’énoncé et son co-texte. L’article défini « la » renvoie à toutes les « questions embarrassantes » que les hommes politiques cherchent à éviter coûte que coûte : « Rompus aux règles de la communication télévisuelle, les hommes politiques se préparent à éviter les questions embarrassantes. Mais souvent, poser la question, c’est y répondre » (nous soulignons). Ainsi, le jeu rhétorique sur le couple question/réponse se manifeste comme une réflexion métalinguistique sur le fait de poser une question. Venne veut dire que les questions posées par les reporters en disent plus long sur le leadership et le programme électoral des hommes politiques que les réponses – vides, banales – de ces derniers. En somme, l’antithèse de Venne nous permet de voir que l’effet rhétorique engendré par un procédé stylistique « non iconique » peut fort souvent compenser la fréquence avec laquelle il est exploité. Il en va autrement du cliché iconique.
2.4 Cliché iconique
Si le cliché non iconique consiste en un procédé d’ordre formel, lié à la syntaxe, le cliché iconique véhicule quant à lui une image sous la forme d’une métaphore usée. Tiré d’un éditorial de Mario Roy, l’énoncé suivant présente trois exemples de clichés-images : « [Joe Clark] est passé de l’état de grabotante sangle à un pari comateux au statut de vieux sage respecté et toujours vert » (P, nov. : A18). Ici, Roy compare Clark d’abord à une sangle, puis à un vieux sage et, enfin, pour souligner par le biais d’un oxymore que ce « vieux sage » a conservé la vigueur de sa jeunesse, à un fruit qui n’est pas encore mûr (« toujours vert »). L’image véhiculée par ce type de cliché peut prendre deux formes : l’image essentielle, pourvue d’une valeur tropique immédiate et indispensable à la signification de l’énoncé, et l’image accidentelle, pourvue d’une valeur tropique médiate et jouant un rôle accessoire dans le fonctionnement du cliché. Le cliché véhiculant une image essentielle crée un effet rhétorique qui dépend directement de l’image qu’il représente. Il en est ainsi pour cet énoncé de Descôteaux qui réagit contre la décision prise par des juges albertains de mettre fin aux limites imposées aux dépenses électorales effectuées par des tiers : « [...] mais de là à penser que la seule limite admissible puisse être la profondeur des poches de ceux qui veulent intervenir à titre de tiers dans le débat électoral... » (D, 27 oct. : A10). Dans cette phrase, les moyens financiers dont disposent les tiers sont représentés par l’image de « poches ». Le sens de la phrase gravite autour de cette image figée. Quant au cliché véhiculant une image accidentelle, celle-ci, s’étant désémantisée au fil du temps, ne produit aucun effet rhétorique. C’est sans doute le cas de la locution adverbiale « en rodage », métaphore devenue catachrèse : « cette première semaine a été un bel exemple de non-campagne, où les partis, sans doute en rodage [...] » (A. Dubuc, P, 28 oct. : A18). En l’occurrence, l’auditeur n’a pas besoin de se figurer la remise au point d’un moteur pour savoir où veut en venir le locuteur. Néanmoins, s’inscrivant dans le topos du jeu (la course Formule 1), le cliché « en rodage » devient, une fois situé dans un ensemble de clichés auxquels il s’apparente quant au sens, révélateur du fonctionnement sémantique de l’énoncé et du texte dans son ensemble.
L’importance de l’image dans le fonctionnement du cliché dépend le plus souvent de la fonction grammaticale du mot qui la véhicule. En règle générale, l’image essentielle s’avère d’autant plus importante qu’elle se trouve dans une position stratégique dans la phrase en question : elle remplit la plupart du temps la fonction de sujet, de verbe, d’attribut ou de complément commandé par un verbe transitif. Soit l’énoncé suivant : « À propos de fiscalité, le Premier ministre, dont la popularité personnelle est à la baisse, doit une fière chandelle à son ministre des Finances, Paul Martin » (Descôteaux, D, 28 nov. : A1). Dans l’expression figée « devoir une fière chandelle », l’image de la « fière chandelle », groupe nominal (complément d’objet direct), ne saurait être supprimée, le verbe « devoir » étant transitif. Par conséquent, la position du groupe nominal attire l’attention de l’auditeur sur l’image dont il est porteur, d’où l’importance de l’information transmise par le cliché. Au contraire, la locution adverbiale « d’entrée de jeu » (« D’entrée de jeu, les libéraux ont court-circuité le débat sur les politiques fiscales » [Descôteaux, D, 25 et 26 nov. : A12]) sert de complément circonstanciel, fonction dont peut se passer la phrase de Descôteaux. L’image morte qu’est « jeu » n’est pas ce qui oriente l’auditeur dans son parcours cognitif : afin de comprendre l’énoncé, il doit plutôt reconnaître la fonction de charnière que remplit la locution adverbiale dans la phrase. L’efficacité du cliché « d’entrée de jeu » vient moins de l’image qu’il contient – pris isolément, il n’en possède plus ; c’est une catachrèse – que de son rôle de repère susceptible d’aider l’auditeur à suivre l’enchaînement de phrases dans leur continuité.
3. Les topoï
Sous forme de phrase de transition (« Mais qu’arrive-t-il à Gilles Duceppe dans tout ça ? ») ou de charnière (« d’entrée de jeu »), le cliché contribue, on l’a vu, à la cohérence du texte éditorial. Facilitant l’enchaînement interne d’énoncés, les clichés iconiques convoqués dans un corpus donné se répondent, formant de vastes champs sémantiques qui gravitent autour d’un thème pivot, le topos. Les éditorialistes de La Presse et du Devoir privilégient cinq principaux topoï : la politique-Église, la politique-commerce, la politique-bataille, la politique-jeu et la politique-théâtre.
3.1 Le topos religieux
Le premier champ sémantique d’importance s’organise autour du lieu commun de la politique-Église. L’inscription du topos religieux se manifeste par des clichés iconiques porteurs d’images essentielles. A. Dubuc dépeint la politique allianciste sur la « justice » comme une « croisade allianciste pour la loi et l’ordre » (P, 4 nov. : A18). Est ainsi évoquée l’image usée de la lutte agressive contre un ennemi commun (la croisade), en l’occurrence le criminel. La connotation religieuse de la métaphore, s’étant usée au fil du temps, ne s’impose en d’autres contextes qu’à l’esprit du lecteur attentif. Toutefois, dans le contexte d’un discours électoral contaminé par les références à l’évangélisme albertain, le cliché acquiert de nouveau tout son sens religieux. Le recours de Dubuc au topos religieux est loin d’épargner l’autre ennemi de l’Alliance canadienne, le PLC, pourtant réputé pour son sécularisme. Accusé de manichéisme, il est décrit comme « se déchaîn[ant] contre les forces du mal représentées par l’Alliance canadienne » (P, 2 nov. : A18 ; nous soulignons). Ironique, ce cliché attribué montre que l’Alliance n’a pas le monopole de l’esprit manichéen qui caractérise la droite religieuse.
Les clichés religieux exploités par les éditorialistes de La Presse prennent parfois la forme d’un jeu intertextuel banal. Un éditorial d’Agnès Gruda s’intitule : « Et Dieu créa Stockwell » (P, 19 nov. : A8), allusion à la Genèse, dont l’ironie vise le créationnisme du chef allianciste. D’autres clichés intertextuels rompent avec le lexique judéo-chrétien pour évoquer la mythologie païenne. Un éditorial de Dubuc s’intitule : « La descente aux enfers [du Bloc québécois] » (P, 29 nov. : A24) et évoque l’image surexploitée du mythe d’Orphée. Que les deux clichés intertextuels se manifestent dans le titre n’est pas sans importance : cela souligne le rôle à la fois ludique et ironique de l’allusion religieuse dans une campagne qui s’est longuement attardée sur le thème du fondamentalisme à la suite de la diffusion d’un reportage sur les convictions religieuses de Stockwell Day.
Tout en évitant des jeux intertextuels aussi faciles, les éditorialistes du Devoir exploitent à leur tour le topos religieux. « L’Alliance canadienne [...] en sera à son premier baptême » (Descôteaux, D, 23 oct. : A8). Mais, en gros, les clichés liés au topos religieux dans Le Devoir s’avèrent moins nombreux et sensiblement plus subtils que dans La Presse. Est-ce là un signe de la fidélité des éditorialistes du Devoir envers les valeurs séculières qui font loi depuis la Révolution tranquille ? La faible fréquence des occurrences de termes porteurs d’une connotation religieuse ou même morale dans Le Devoir pourrait tout aussi bien témoigner d’une volonté d’éviter des clichés jugés trop faciles.
3.2 Le topos commercial
Autre topos convoqué dans les deux quotidiens, le lexique des affaires est exploité pour raconter les péripéties de la campagne électorale. Contrairement à nos attentes, l’inscription du topos commercial se manifeste à parts égales dans Le Devoir et La Presse. Dubuc qualifie de « rentable » une stratégie électorale de l’Alliance : « Il est donc rentable pour les adversaires de Stockwell Day d’exploiter ce flou » (P, 2 nov. : A18). D’autres stratégies sont désignées par le cliché « argument de vente » (P, 4 nov. : A12 et 28 nov. : A22). De même, Descôteaux emploie le verbe « gérer » pour désigner l’action de gouverner le pays (D, 23 oct. : A6), tandis que Venne, calquant une expression anglaise, identifie le centralisme du PLC comme « sa marque de commerce » (D, 30 oct. : A6). Cependant, l’utilisation par Le Devoir d’autres clichés témoigne d’un souci de mettre en cause certains discours ambiants. C’est le cas, notamment, de l’emploi du cliché de « l’ère de la mondialisation » dans un éditorial de Venne (D, 23 nov. : A6). L’attribution de ce cliché aux hommes politiques traduit les inquiétudes des milieux hautement scolarisés du Québec – soit le public du Devoir – vis-à-vis d’institutions telles que l’Organisation mondiale du commerce et de tendances telles que le libre-échangisme. Néanmoins, dans Le Devoir comme dans La Presse, les nombreuses occurrences de clichés renvoyant au monde des affaires reflètent l’économisme qui imprègne le discours politique au Canada.
3.3 Les topoï du jeu et du théâtre
Aux topoï religieux et commercial viennent s’ajouter ceux du jeu et du théâtre. Par le biais de clichés iconiques, la campagne électorale se voit tour à tour comparée au jeu, au sport et au spectacle. Les occurrences de l’image usée du jeu de casino se multiplient dans les éditoriaux de La Presse et du Devoir. Pour désigner le risque, les éditorialistes exploitent le cliché du pari. Dubuc estime que la stratégie électorale du Bloc québécois consiste à « jouer la carte référendaire » (P, 4 nov. : A18). Contredisant son collègue, qui prétend que « Day a aussi gagné son pari, avec au moins une demi-douzaine de sièges de plus » (Dubuc, P, 28 nov. : A22), A. Gruda affirme que « Stockwell Day a raté son pari » (P, 28 nov. : A22). Les éditorialistes du Devoir jugent le cliché du pari tout aussi fécond : « Le pari [de Day] est osé en cette période où les baisses d’impôts font recette » (Venne, D, 1 nov. : A8). Descôteaux attribue le véritable pari à Jean Chrétien : « C’est lui qui a fait le pari osé de déclencher des élections envers et contre l’avis de la plupart de ses conseillers » (D, 28 nov. : A1). Depuis toujours, l’idée même de politique suppose la prise de nombreux risques. La prolifération de clichés renvoyant au jeu met tout de même en lumière la précarité de l’ordre politique actuel, dépourvu d’idées réellement novatrices.
Autre forme de jeu, le sport fournit un lexique dans lequel puisent volontiers les éditorialistes des deux quotidiens. Qualifiée d’« arène politique » (Venne, D, 1 nov. : A8), la campagne électorale est également dépeinte tour à tour comme un circuit de course de Formule 1, autour duquel « Gilles Duceppe pourra dormir sur le pilote automatique lors du débat en anglais » (Ouimet, P, 6 nov. : A26), et comme un sprint : « Certes, le NPD n’est pas dans une course dont il espère sortir vainqueur » (Venne, D, 1 nov. : A8). Certains clichés liés à l’activité physique ont vu le jour au Canada. Dans un éditorial de Venne, un énoncé de portée universelle fait allusion au comportement peu orthodoxe de Pierre Trudeau, réputé pour les pirouettes qu’il faisait au Palais de Buckingham : « À un grand homme politique, on pardonne même certains écarts, on s’amuse de ses pirouettes » (D, 20 nov. : A6).
Pourtant, le contenu des éditoriaux, qui sont nombreux à souligner « le vide assez palpable » de la vie politique au Canada (Dubuc, P, 18 nov. : A18), laisse entendre que l’époque où un Trudeau ou même un Pearson brassaient des idées à Ottawa est bel et bien révolue. Dubuc justifie malgré lui la nécessité d’user de clichés pour faire part des événements qui se déroulent pendant la campagne : celle-ci est « un vide que le monde médiatique a tenté de combler à sa façon » (P, 28 oct. : A18). Afin de combler ce « vide désolant » que déplore Descôteaux (D, 29 nov. : A8) et de rendre les articles sur la campagne électorale aussi intéressants que possible, les éditorialistes exploitent, outre les topoï du jeu de casino et du jeu récréatif, les clichés renvoyant au jeu théâtral. En vertu de ce topos, la vie publique devient une « scène politique » (Gruda, P, 28 nov. : A22 ; Roy, P, 30 nov. : A18 ; nous soulignons) sur laquelle s’affrontent « les principaux protagonistes » (Dubuc, P, 28 oct. : A18) du spectacle politique. Le locuteur peut parfois confondre pièce de théâtre et texte narratif, ainsi que le fait Dubuc en désignant par le terme « récit » « les péripéties de cette campagne » (P, 24 nov. : A12). Afin de souligner l’importance de la victoire de Jean Chrétien, Descôteaux va jusqu’à marier le lexique théâtral et l’imagerie liée à un lieu mythique, le panthéon des artistes : « la longévité politique que lui procure ce troisième mandat consécutif lui donne ce billetd’entrée [au “panthéon” des premiers ministres libéraux] qu’il recherchait » (D, 28 nov. : A1 ; nous soulignons). Cet usage du topos de la politique-spectacle suggère que la chose publique ne serait donc plus le lieu de débats d’idées destinés à faire progresser la société civile ; elle passe, au contraire, pour un spectacle dont l’action s’est peu à peu ritualisée, donc vidée de sens.
Image figée, le cliché iconique s’avère donc un moyen efficace d’exposer le vide dans lequel sombre la « scène » politique canadienne. Les citoyens qui ont pris la peine de voter l’ont fait sans vraiment y croire : l’exercice des droits démocratiques est devenu un rituel qui, comme le « baptême » dont fait mention Descôteaux, a perdu la valeur sémantique dont il était jadis porteur. Pour employer le cliché de Descôteaux, la démocratie n’apparaît plus comme « une cause sacrée » (D, 29 nov. : A8). Cependant, autant les clichés exploités par les journalistes servent à mettre en évidence la ritualisation de la démocratie, autant ils servent à dévaloriser l’idée de religion en plaçant sur un même plan des images religieuses et des concepts économiques. Le citoyen, appelé désormais « contribuable », est devenu le pantin de l’actuel discours économiste, qui agit sur lui comme un destin. Le topos de la politique-commerce qui transparaît dans le discours journalistique en est symptomatique.
Soumis à cette logique marchande, les « enjeux électoraux » (Descôteaux, D, 23 oct. : A6) cèdent la place aux images, et l’univers du paraître supplante le domaine du sens. Comme l’a bien montré G. Debord, le discours économiste n’est pas sans rapport avec le triomphe du paraître sur le sens, du jeu de rôles sur l’être réel :
La première phase de la domination de l’économie sur la vie sociale avait entraîné dans la définition de toute réalisation humaine une évidente dégradation de l’ être en avoir. La phase présente de l’occupation totale de la vie sociale par les résultats accumulés de l’économie conduit à un glissement généralisé de l’avoir au paraître, dont tout « avoir » effectif doit tirer son prestige immédiat et sa fonction dernière.[10]
Du triomphe du paraître découle celui du spectacle, qui a abouti à la saturation de la presse par les clichés renvoyant à la scène. Ironie du sort, le cliché, pour désémantisé qu’il paraisse, a plus de sens que l’on ne serait porté à penser : il montre en quoi les démocraties libérales se résolvent peu à peu en une énorme société d’images, proche de la culture photographique japonaise, dont émane le discours cliché des haïkus (I. Rieusset-Lemarie, 1993: 206).
Conclusion
Ressort de l’économisme et de « la société du spectacle », le cliché semble donc imposer à l’auditeur une cohérence idéologique, conformément à la conception de la presse que véhicule Patrick Imbert. Grâce à son caractère reconnaissable et à son apport à la cohérence textuelle (notamment lorsque l’on s’en sert comme marqueur de relation ou comme phrase de transition), il favorise la lisibilité du texte et, du coup, facilite la transmission de la vision sociale qui le sous-tend. En réduisant au strict minimum l’effort nécessaire à la réception du texte, il en augmente la force de frappe idéologique[11]. Complice des idéologies dominantes, il s’apparente à « la langue de bois » dont T. Slama-Cazacu expose les effets pervers (1993 : 85-87).
Toutefois, il serait imprudent de conclure que le cliché exerce une fonction « perlocutoire », terme utilisé par Annie Brisset pour désigner les textes qui cherchent à imposer au lecteur un message idéologique précis. Par exemple, on peut difficilement reprocher aux éditorialistes du Devoir de vouloir promouvoir le néo-libéralisme en exploitant des clichés issus du discours économiste, discours qu’ils tâchent justement de déconstruire en l’attribuant aux grandes formations politiques du Canada. Car loin de toujours constituer une visée du texte journalistique, la mise en place d’une cohérence idéologique par l’entremise de clichés et de topoï s’insère dans une stratégie de communication misant sur la fonction phatique. Les éditoriaux de journaux comme La Presse ou Le Devoir doivent s’appuyer sur ces matériaux cognitifs communs dans le dessein d’atteindre une visée essentielle, celle de maintenir le contact avec leur public respectif. En permettant au locuteur et à l’auditeur de « parler la même langue », c’est-à-dire un langage issu d’une convention, d’un pacte entre les deux instances de la communication journalistique, le cliché assure la réciprocité des jeux d’influence qui sous-tendent l’article de journal. D’une part, le locuteur agit sur l’auditeur en exprimant des opinions, notamment dans un éditorial, voire dans une lettre publiée dans le courrier des lecteurs. Toutefois, il peut ne pas être conscient du contenu idéologique de son texte. Il en est sans doute ainsi des éditorialistes du Devoir, qui recourent, souvent malgré eux, aux clichés propres au discours économiste. D’autre part, le locuteur se laisse influencer par la représentation qu’il a de l’auditeur. Cette représentation est l’aboutissement d’une évaluation destinée à déterminer les compétences et les attentes de celui à qui le texte s’adresse. La quantité et le contenu idéologique des clichés varieront selon que le locuteur désire rejoindre un auditeur bourgeois et instruit ou un auditeur qui appartient à la classe ouvrière. Ils varieront également selon que l’auditeur désire lire un article scientifique ou un simple texte d’opinion, une revue spécialisée ou un quotidien. Si des clichés se glissent dans un quotidien comme Le Devoir, destiné à un public pour la plus grande partie scolarisé, c’est en partie parce que ce dernier s’attend à ce que l’on lui propose des articles de journal et non pas des traités savants qui pourraient fort bien figurer dans un numéro de revue universitaire. L’utilisation de clichés provient de ce souci de ne pas frustrer de telles attentes et de cette conscience qu’un article qui s’écarte trop du langage commun risque de rompre le contact entre un journaliste « arrogant » et un auditeur gêné par cette transgression du pacte de communication journalistique.
C’est par cette stratégie de communication que le journaliste se distingue de l’écrivain. Le journaliste se doit de songer en tout temps à son lectorat, tandis que, chez l’écrivain, l’évaluation stratégique du public sert non seulement au contact entre le locuteur et l’auditeur, mais aussi à la création d’un effet poétique. Cette distinction explique pourquoi le journaliste et l’écrivain envisagent le cliché différemment. Car s’il arrive aux milieux littéraires de dénoncer l’emprise du cliché[12], sous prétexte que ce dernier nuit à la souveraineté du sujet écrivant, il n’en va pas de même pour la presse, dont la vision instrumentale du langage, opposée à la conception proprement littéraire du langage comme fin en soi, se traduit par une tolérance relative vis-à-vis du figement linguistique. Alors que l’écrivain s’acharne souvent à subvertir les clichés de son entourage, quitte à s’aliéner des lecteurs en mettant en cause les topoï qui moulent leur discours, il arrive souvent au journaliste de se poser en complice de ses lecteurs en recourant notamment à un langage qui leur est familier. En dernière analyse, la transmission d’une cohérence idéologique, par le biais de clichés et de topoï, relève moins d’une stratégie de consolidation du statu quo que d’un sous-produit de cet échange entre le journaliste et un représentant virtuel du public cible. C’est de l’image de cet interlocuteur virtuel stéréotypé que le texte journalistique prend forme.
Appendices
Note biographique
David Blonde
David Blonde a étudié les littératures française et québécoise à l’Université d’Ottawa et à l’Université du Québec à Montréal (Ph. D. en cours). Ses recherches actuelles portent principalement sur la contamination des genres au xxe siècle (théâtre et roman). Intéressé par l’étude de phénomènes linguistiques dans le texte littéraire, il est l’auteur d’un mémoire de maîtrise sur le traitement poétique de la langue dans le théâtre québécois.
Notes
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[1]
Nous empruntons volontiers le terme employé par Marc Angenot, qui examine la coupe synchronique de la France en 1889 en dépouillant tous les textes parus cette année-là (1989 : 14).
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[2]
Le propre du langage commun convoqué par la presse n’est-il pas de transcender les positions particulières d’un périodique donné ?
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[3]
Comme le dit Yaguello en paraphrasant Bakhtine, « la forme linguistique est toujours perçue [...] comme un signe changeant. [...] Le signe est par nature vivant et mobile, pluri-accentuel » (M. Yaguello, « Introduction », dans M. Bakhtine, 1977 : 14).
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[4]
Notons tout de suite que seul le cliché doté d’une image (le cliché iconique) peut faire partie d’un champ topologique.
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[5]
Certes, cette conception du couple cliché-stéréotype est loin de faire l’unanimité. J.-L. Dufays identifie comme stéréotype toute manifestation de figement sémantique ou stylistique, « qu’il s’agisse de clichés de langage, de poncifs sémantiques ou d’idées reçues » (1994 : 10). Le cliché constituerait de ce point de vue une forme de stéréotype. Au contraire, L. Jenny réduit tout cas de figement linguistique au concept de cliché (1972 : 495-517). La théorie du cliché avancée par Amossy se situe à mi-chemin entre ces deux pôles.
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[6]
Par souci d’économie, La Presse sera désormais désignée par la lettre P et Le Devoir, par la lettre D.
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[7]
L’image du concessionnaire malhonnête a été abondamment utilisée à propos de Richard Nixon.
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[8]
Dans sa préface à la deuxième édition du célèbre ouvrage d’Ogden sur l’Opposition, I. A. Richards souligne que « Perception of oppositions is thus the active principle of language – and of all signs-situations, as The Meaning of Meaning [de Richards et Ogden] called them » (I. A. Richards, « Forward », dans C. K. Ogden, 1967 : 3).
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[9]
Identifiée par Welch comme une « force imaginative », l’antithèse a pour effet de stimuler la pensée : « As in science, contrariety and paradox in literature play not only an aesthetic and verbal but also a cognitive role. Metaphores, paradoxes, oxymorons, and antitheses – these challenge the boundaries of thought, forcing words to reveal knowledge in new ways » (1984 : 10).
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[10]
G. Debord, 1967, chap. 1, § 17.
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[11]
Ce n’est donc pas un hasard qu’au moment de mettre en question la cohérence idéologique des chefs, Venne recourt à une antithèse, figure dynamique qui exige du lecteur un certain effort cognitif.
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[12]
Jusqu’à donner lieu à une « Terreur » qui prive le sujet du « droit de dire à tout moment ce qu’il pense », comme le souligne J. Paulhan (1941 : 23). L’auteur déplore que, sous prétexte de vouloir « rompre avec un langage trop convenu » (c’est-à-dire cliché), « l’on est près de rompre avec tout le langage humain » (ibid. : 31).
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