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Dans son ouvrage Photographie et Société, une étude historique parue en 1974 mais dont les assises intellectuelles sont celles d’une thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne en 1936, Gisèle Freund consacre trois importants chapitres aux développements du photojournalisme depuis l’entre-deux-guerres en Allemagne et aux États-Unis. L’histoire du photojournalisme qu’elle relate est celle d’une grande effervescence médiatique qui accorde à l’image photographique un rôle prépondérant dans l’évolution des représentations événementielles contemporaines. Décrite comme une « invention […] d’une portée révolutionnaire pour la transmission des événements » (1974 : 100), la photographie – et plus particulièrement la mécanisation de la reproduction photographique, l’amélioration des objectifs, l’introduction de la pellicule à rouleaux, l’acheminement des images par télégraphie, autant d’innovations techniques de la fin du xixe siècle – inaugure, selon Freund, l’ère des médias de masse modernes. L’introduction de la photographie dans la presse au tout début du xxe siècle, l’essor, dans l’entre-deux-guerres, des magazines illustrés allemands principalement et, surtout, l’émergence du reportage photographique marquent, indique-t-elle, la naissance du photojournalisme moderne. L’essai photographique, une forme de narration visuelle reposant sur la succession de plusieurs images étroitement liées par un contexte graphique et textuel, constitue la principale nouveauté introduite par le photojournalisme. Avec l’apparition de l’essai photographique, et pour la première fois dans l’histoire des médias, c’est la photographie qui assume l’essentiel de la narration historique. Le texte, auquel la photographie n’est plus sommée de se subordonner, n’est plus qu’un système de représentation complémentaire à l’image. D’après Freund, cette nouvelle autonomie de l’image vis-à-vis du texte est fondatrice du photojournalisme :

La tâche des premiers reporters photographes de l’image était de faire des photos isolées pour illustrer une histoire. Ce n’est qu’à partir du moment où l’image devient elle-même l’histoire qui raconte un événement dans une succession de photos, accompagnée d’un texte souvent réduit aux légendes seules, que débute le photojournalisme.

1974 : 107

La naissance du photojournalisme apparaît ainsi sous le signe d’une autonomisation de l’image vis-à-vis du texte. Cette conception du photojournalisme s’inscrit dans la perspective d’une reconnaissance de la valeur journalistique des séries, séquences et regroupements de photographies dans la presse. L’image unique, fût-elle élevée au rang d’icône, ne saurait donc cristalliser à elle seule l’essence du photojournalisme[1]. Le reportage photographique invite à prendre acte de la dimension narrative des images de presse, ce que la saisie photographique unique d’un instant exemplaire, apanage de bien des chefs-d’oeuvre du photojournalisme, ne met pas nécessairement au jour. Nous voudrions dans cet essai examiner les modalités au moyen desquelles l’image photographique se constitue en écriture journalistique, cela en posant l’hypothèse que le photojournalisme, indissociable de la montée en puissance du paradigme de la communication dans les années 1940, reconfigure les rapports d’autorité que le texte entretient avec l’image.

Une nouvelle syntaxe visuelle

Éditeur photo au magazine Life de 1937 à 1950, Wilson Hicks attribue à Kurt Safranski, éditeur à partir de 1924 de l’hebdomadaire allemand Berliner Illustrierte Zeitung et du mensuel Die Dame, et à son collaborateur Kurt Korff, le mérite d’avoir modernisé la presse illustrée en renouvelant les usages de l’image photographique. En plus d’accorder à la photographie un rôle prépondérant dans l’élaboration narrative des sujets, Safranski s’intéresse plus particulièrement aux effets de sens produits par la juxtaposition de contenus visuels parfois hétérogènes. L’intérêt qu’il manifeste pour ces agencements visuels provient, explique Hicks, des expérimentations graphiques rencontrées dans Der Querschnitt, une publication promotionnelle créée par le marchand d’art berlinois Alfred Flechtheim (Hicks, 1972 : 47). Publiée par la maison d’édition Ullstein, à l’époque la plus importante d’Europe, Der Querschnitt se distingue par ses improbables rapprochements d’images qui, s’ils ne produisent encore aucune structure narrative cohérente, portent en germe les stratégies rhétoriques de l’essai photographique. Hicks identifie dans la publication de Flechtheim les premières tentatives de mise en application de la théorie du « troisième effet » voulant que la juxtaposition de deux photographies génère des significations plus complexes que celles qui sont produites respectivement par ces deux images observées isolément. Cette idée est à la base du principe voulant que les regroupements, les séries et les séquences photographiques maximisent la valeur informative des images de presse. Elle est également au fondement de la conception selon laquelle les concaténations d’images produisent du sens indépendamment des textes qui leur sont associés.

La juxtaposition de deux images constitue de fait la combinaison minimale à partir de laquelle amorcer un développement narratif, produire un contraste ou suggérer un rapport de causalité. Ainsi, une photographie montrant un site incendié, associée à un autre cliché du même lieu mais réalisé avant le drame, révélera par exemple l’ampleur des dégâts. Le couplage de photographies représentant l’avant et l’après d’une situation donnée est une procédure endémique à l’histoire de la photographie événementielle. Ce jeu de temporalités n’est possible qu’à la condition de mettre en relation plusieurs images d’un même sujet. La séquence photographique forme ainsi l’unité narrative de base à partir de laquelle suggérer un déroulement temporel ou élaborer un discours. L’une des techniques employées dans l’intention de reconstituer le développement temporel d’une action consiste à associer plusieurs séquences photographiques. Ce procédé s’apparente au montage cinématographique en ce qu’il implique l’agencement de segments narratifs parfois hétérogènes. Le récit photographique participe en ce sens d’un modèle historiographique qui tend à s’affranchir de la stricte chronologie au profit de concaténations temporelles procédant du montage. Edwin Eberman et Dan Mich (1945) comparent la réalisation d’un récit photographique à l’élaboration d’un scénario de film au chapitre de la construction rhétorique du récit. Estimant que la cohérence narrative représente le principal enjeu, ils proposent pour ce faire de multiplier les effets de continuités (chronologique, thématique, formelle) de manière à favoriser la cohésion de l’ensemble. La valeur du récit photographique est tributaire de ce montage séquentiel : « En vérité, les essais photographiques les plus réussis sont le résultat de la combinaison de plusieurs continuités » (ibid. : 79 ; notre traduction : nt), constatent les collaborateurs du magazine Look.

La séquence est au fondement de propositions photographiques qui remettent en cause la fonction strictement illustrative historiquement associée aux images dans la presse. Qualifié de Das Kapital du monde de l’édition, The Technique of the Picture Story, un guide pratique publié en 1945 à l’attention des rédacteurs de magazines illustrés, est exemplaire de cette autonomie nouvellement acquise des images dans la presse. En introduction, Matthew Lyle Spencer, doyen de l’École de journalisme de l’Université de Syracuse, rappelle que, avant l’invention de l’imprimerie, les images, à l’instar de la transmission orale, constituaient un mode privilégié de dissémination des informations (1945 : 12-13). Avec le développement de l’imprimerie au xve siècle qui accorde préséance aux mots, les images, auxquelles Spencer associe des valeurs de séduction, de réalisme et d’universalisme, amorcent leur déclin. Confinées à un rôle illustratif et décoratif, ce n’est qu’à la fin du xixe siècle que les images, grâce à la reproduction photomécanique, retrouvent leurs prérogatives trop longtemps refoulées. Pour rapide et contestable qu’il soit, ce discours de réhabilitation est parfaitement conforme à cette croyance de l’époque en le nouveau pouvoir des images. L’introduction de Spencer annonce clairement l’ambition de l’ouvrage : démontrer que les images photographiques ne sont plus subordonnées aux mots, qu’elles sont leurs égales, sinon leurs modèles. Comme son titre en fait foi, l’ouvrage porte sur le récit photographique (« picture story »), une forme de narration que l’on emploie dans les magazines illustrés depuis les années 1930. Le premier chapitre de l’ouvrage, où l’on décrit les quatre principaux usages de la photographie dans la presse, fait état de la montée en grade du médium photographique dans les médias illustrés. On présente tout d’abord les principales caractéristiques de l’illustration photographique, un usage jugé rudimentaire. L’illustration photographique, soutient-on, sert principalement à « habiller » la page imprimée, à enjoliver le journal, à susciter l’intérêt du lecteur et à stimuler la lecture de l’article. Les photographies illustratives demeurent secondes par rapport aux textes qu’elles escortent tout au plus. La rénovation de la relation que les images entretiennent avec le texte est décrite comme la principale contribution des magazines illustrés de l’entre-deux-guerres. Cette évolution correspond en réalité à un renversement des fonctions historiquement attribuées aux images et aux textes au sein de la page imprimée. Elle est au fondement du récit photographique que les auteurs décrivent comme une combinaison de textes et d’images certes, mais une association où seules les images sont pourvoyeuses de récit. Si le texte demeure important, celui-ci « est subordonné aux images, et se présente pour l’essentiel sous la forme de légendes connexes » (ibid. : 15 ; nt). Ce deuxième type d’usage des images dans la presse est celui auquel les auteurs consacrent l’essentiel de leur propos. Les troisième et quatrième types d’emplois évoqués constituent des variantes de cette formulation qui toutes font état des potentialités diégétiques des séries photographiques.

La « signature » de l’éditeur photo

Dans l’étude de l’essai photographique, il importe de prendre en compte la participation des rédacteurs, des designers graphiques, des maquettistes, mais surtout de l’éditeur photo, véritable maître d’oeuvre de l’essai photographique. Contrairement aux affirmations de Henry Luce, fondateur en 1936 du magazine Life, selon lesquelles les photographes jouissent d’une autonomie stylistique dans l’élaboration d’un essai photographique, ce sont les éditeurs photo qui, en vérité, en sont les principaux artisans. Glenn G. Willumson rapporte en effet que la conception matérielle et intellectuelle des essais est du ressort des éditeurs qui contrôlent l’ensemble des paramètres de la production : élaboration des sujets, choix des rédacteurs, affectation des photographes, commande et sélection iconographique, mise en page, graphisme, etc.[2]. L’influence déterminante exercée par les éditeurs photo sur l’évolution de l’essai photographique remonte aux origines même du genre. L’essor de l’essai photographique dans l’entre-deux-guerres est en effet tributaire du rôle plus actif joué par les éditeurs dans l’élaboration de cette forme de narration visuelle. Éditeur berlinois du Münchner Illustrierte Presse, Stefan Lorant, à qui Tim Gidal attribue, entre autres, l’« invention » de l’essai photographique[3], a rénové l’économie visuelle du magazine illustré, non seulement en accroissant la surface dédiée à l’image photographique, mais en recourant à des banques d’images fournies par les nouvelles agences photographiques, DEPHOT (Deutsche Photo-Dienst) et Weltrundschau principalement. Fournisseurs de clichés uniques et de séquences photographiques réalisés par une armée de reporters pigistes, ces agences procurent à Lorant le matériau visuel nécessaire à l’élaboration des populaires essais. Une sélection des images est par la suite effectuée par Lorant qui veille également à la mise en page des clichés et séquences choisis. Par ce travail, l’éditeur appose sa « signature » à l’essai photographique. Les critères de sélection de Lorant sont ceux-ci : des photographies non posées, une technique de prise de vue comparable à celle d’une prise de note écrite, l’abstention de toute forme d’ingérence sur le cours des événements et des actions humaines, des thèmes touchant l’ensemble des classes sociales, une prédilection pour les sujets relatifs à la vie quotidienne[4]. À cet égard, les préférences de Lorant procèdent de l’engouement contemporain pour la photographie « candide » qui prône l’enregistrement des situations sur le vif et le rejet de la pose[5].

Dans le domaine de la presse quotidienne, l’éditeur photo, qui a autorité sur la production photographique interne et sur la gestion des illustrations en provenance des agences, met ses compétences iconographiques au profit de l’ensemble des collaborateurs du journal. Il conseille les responsables des diverses rubriques dans la sélection des images, bien que son premier rôle consiste à déterminer les contenus visuels des nouvelles du jour. À l’instar des photographes de presse, il agit avec promptitude dès lors qu’un scoop requiert une photo-choc. Comme le souligne Roscoe Ellard dans Pictorial Journalism, l’éditeur photo s’assure que « la couverture visuelle [des événements] suit le rythme de la production écrite » (1939 : 14 ; nt). Figure clé du photojournalisme moderne selon Arthur Rothstein, l’éditeur photo procède non seulement à la sélection des images mais également aux affectations des photographes les plus à même de traiter un sujet selon les perspectives souhaitées par la rédaction[6]. Rompu aux techniques de mise en page, féru des procédés de reproduction photomécanique, le bon éditeur photo, lui-même parfois photographe, encourage du reste la reconnaissance du statut professionnel du photojournaliste en mentionnant son nom au bas de l’image publiée[7]. L’éditeur photo est décrit par Rothstein comme un allié du photojournaliste dans la promotion d’une culture de l’image au sein de la presse. Wilson Hicks nuance cependant cette observation en rappelant que les journalistes de l’écrit tiennent toujours le haut du pavé au sein des rédactions :

Combien parmi vous [les photographes] prennent part aux décisions éditoriales qui vous concernent comme le font les reporters et les rédacteurs ? Là, chers amis, se pose à mon humble avis le problème le plus criant touchant les images : élever les photographes au même rang que les auteurs.

Cité par Willumson, 1992 : 21 ; nt

L’observation de Hicks s’inscrit dans la perspective des initiatives prises depuis les années 1940 afin d’assurer aux photojournalistes une meilleure reconnaissance professionnelle[8]. La création en octobre 1944 de l’American Society of Magazine Photographers (ASMP), une association consacrée à la défense des droits des photographes de presse, participe de ce désir de reconnaissance et d’équité[9]. L’ASMP regroupe des photographes contractuels et salariés de magazines illustrés – Life, Look, Pic et Click –, des photographes d’agences – Pix, Graphic House, Black Star –, de même que des pigistes travaillant pour Collier’s, Parade ou le Saturday Evening Post qui partagent les trois principes directeurs que voici : défendre et promouvoir les intérêts des photographes, préserver et promouvoir des standards professionnels et éthiques élevés, cultiver une collégialité parmi les membres de la profession. Les premières victoires sont d’ordre économique. En 1947, l’ASMP négocie une entente avec l’agence Pix selon laquelle le photographe perçoit 55% des recettes sur la première vente de ses tirages en noir et blanc. Les frais de matériel – pellicules et ampoules de flash – sont à la charge de l’agence. Les nouveaux gains pécuniaires enregistrés par les photographes sont par ailleurs assortis de la reconnaissance de leur statut d’auteur. C’est ainsi que l’ASMP défend en cour de justice les photographes qui veulent conserver la propriété de leurs négatifs (Ficalora, 1969).

Les informations relatives aux crédits photographiques font l’objet de revendications particulières que la National Press Photographers Association (NPPA), fondée à Washington D.C. en 1945, s’emploie à faire valoir. Créée à la toute fin du second conflit mondial dans le but, entre autres, de répondre aux besoins des nombreux photographes de guerre devant réintégrer la vie civile, la NPPA s’est résolument montrée en faveur de la mention des crédits photographiques, ajout textuel aux images s’il en est. En 1946, dans une allocution prononcée devant les membres de l’American Society of Newspapers Editors, Joseph Costa, président-fondateur de la NPPA, tente de convaincre son auditoire de la vertu des crédits photographiques :

Permettez-moi de vous faire une suggestion sur la manière d’accroître la qualité de vos reportages visuels : suivez l’exemple du News, du New York World-Telegram et d’autres publications ouvertes aux images en donnant le crédit à vos photographes.

Cité par Cookman, 1985 : 114 ; nt

La mention du crédit photographique devient plus impérieuse que jamais dans les années 1950. La Guerre de Corée met encore une fois au jour une disparité de reconnaissance entre journalistes et photographes que le président de la NPPA de l’époque, Ken McLaughlin, condamne avec force :

Des reporters qui n’ont pas à s’exposer eux-mêmes au danger sont crédités en gros caractères et en première page. Même des reporters assis en toute sécurité à leur bureau de Tokyo et de Washington, des hommes menacés seulement de trébucher sur un crachoir en allant aux toilettes, ont droit à un crédit. Si des photographes méritent d’être mentionnés, ce sont certainement ceux qui tendent leur cou quotidiennement afin de rapporter au public américain le compte rendu des activités de nos hommes sur le terrain.

Ibid.

Paroles et légendes, simultanéité et discontinuité

Dès les années 1950, les organisations professionnelles dédiées à la promotion du photojournalisme américain soutiennent le principe d’une « alliance stratégique » avec l’industrie alors florissante de la télévision. La photographie de presse se doit de préserver ses prérogatives historiques en matière de représentation événementielle, tel est le nouvel ordre du jour imposé par la concurrence déjà vive que la télévision livre au photojournalisme. C’est ainsi que la NPPA publie en 1950 un ouvrage, The Complete Book of Press Photography, explicitement consacré à la photographie de presse mais dans lequel sont réunies des contributions d’auteurs – pour la plupart « transfuges » de la presse illustrée – évoluant dans le domaine de la télévision (Costa, 1950). Plusieurs articles reproduits dans ce recueil revendiquent la capillarité des domaines de la presse électronique et du journalisme illustré, soit en situant la première dans la continuité historique du second, soit en arguant que le photojournalisme contient en germe les principes fondateurs de la télévision. L’ambition des auteurs est d’assimiler les deux types d’image, de les rabattre l’un sur l’autre, dans le dessein de mieux les subordonner au modèle tutélaire de la communication. La démonstration la plus probante de cette volonté d’associer conceptuellement et économiquement la photographie et la représentation télévisuelle est fournie par Sid Mautner, éditeur exécutif d’International News Photos[10], dans son article « Use of Press Photography in Television ». L’auteur y soutient que le recours à la photographie de presse dans la production télévisuelle même, sous la forme d’extraits notamment, bonifie la valeur d’actualité des bulletins d’informations télévisés. Convaincu que la photographie jouit d’un important pouvoir d’attraction et de persuasion auprès des téléspectateurs, Mautner propose de ponctuer le déroulement des reportages télévisés de séquences photographiques, six ou sept clichés à la minute environ accompagnés d’un commentaire en voix off, de manière à dynamiser la transmission des informations.

Parce que la présentation de l’image [télévisuelle] est si fugace et le commentaire qui l’accompagne si bref, écrit-il, nos éditeurs se sont aperçus que l’utilisation de symboles et de montages visuels était spécialement efficace pour souligner ou insister sur un aspect particulier de la nouvelle.

1950 : 79 ; nt

L’opinion de Mautner est révélatrice du besoin alors pressant de redéfinir le rôle de l’image de presse à l’intérieur d’une nouvelle économie de l’information visuelle. La proposition de l’auteur d’intégrer l’image fixe dans le processus de production et de diffusion télévisuel répond à des enjeux de nature principalement économique. S’il est vrai que le caractère immuable de la représentation photographique donne meilleure prise aux commentaires des commentateurs que ne le permet le défilement cathodique, s’il est juste de dire que la présence de la photographie à la télévision introduit un « arrêt sur image » salutaire du point de vue de la probité journalistique, la raison première de cette promotion de l’image de presse est la nécessité de renouveler le marché du photojournalisme. L’apparition de la télévision s‘impose dès les années 1940 comme une alternative aux magazines illustrés qui, depuis les années 1920 surtout, constituent les principaux points de chute des agences photographiques. L’essentiel des arguments avancés par Mautner visant à soutenir le principe d’une filiation naturelle entre les deux médiums recouvre en vérité l’intention d’assurer à l’image de presse de nouveaux débouchés.

Si les motivations économiques et institutionnelles paraissent présider à l’encouragement de cette forme précoce de métissage médiatique, l’association dans un cadre journalistique de la photographie de presse et de l’image télévisuelle repose à l’époque également sur des considérations à caractères historique et esthétique. Wilson Hicks invoque le modèle de la télévision pour expliciter le fonctionnement de l’essai photographique. Hicks conçoit le reportage télévisuel comme une forme animée d’essai photographique. Comparant la fonction des paroles du reporter à celle des légendes qui accompagnent les photographies dans la presse illustrée, Hicks observe le phénomène télévisuel à l’aune du modèle imprimé. C’est ainsi qu’il dresse des parallèles entre la parole et l’écrit, l’audition et la lecture, le témoignage oral et la perception visuelle, cela dans le dessein d’inscrire la télévision dans le sillon d’une culture de la médiatisation visuelle historiquement indissociable du magazine illustré. En rappelant que le degré zéro du photojournalisme consiste en une photographie et sa légende, soit la forme minimale de l’alliage texte-image, Hicks situe l’essai photographique au fondement des développements électroniques du reportage. L’ouvrage de Wilson Hicks paraît aux États-Unis en 1952, soit à une époque et dans un contexte économique où la télévision commence à s’imposer comme une solution de rechange à la presse illustrée. Si, sous les références au modèle télévisuel, sourd une inquiétude quant à l’avenir de l’essai photographique, la démonstration de Hicks révèle l’intention de souligner la valeur tutélaire de cette forme de narration visuelle. D’où les correspondances et équivalences qu’il s’emploie à établir entre reportages imprimé et électronique. Pour autant, une distinction fondamentale est constatée au chapitre de la réception du reportage électronique :

Lorsqu’un reporter de télévision accompagne les images d’un événement d’un compte rendu verbal, le problème lié à la combinaison des mots et des images est le même que celui rencontré dans le photojournalisme, à une importante exception près cependant. À la télévision, les phénomènes de la vision et de l’audition apparaissent simultanément dans le temps.

Hicks, 1972 : 6 ; nt

Le photojournalisme ne peut évidemment produire pareille simultanéité. Nous avons précédemment fait valoir que l’essai photographique rejette la chronologie et la linéarité discursive au profit de « montages » narratifs et thématiques décomposant le sujet en de multiples facettes. Car la réception de l’image et des mots dans l’essai photographique procède plutôt de la discontinuité et du montage.

Communication et langage universel

Dans l’introduction au livre Things as They Are. Photojournalism in Context Since 1955, une histoire du photojournalisme parue en 2005 à l’occasion du 50e anniversaire du World Press Photo, une fondation administrant un prestigieux concours d’images de presse, Mary Panzer passe rapidement en revue quelques conceptions du photojournalisme depuis l’après-guerre. L’auteure se réfère à deux ouvrages qui font encore aujourd’hui autorité dans le domaine du photojournalisme – Words and Pictures (1952) de Wilson Hicks, éditeur photo de Life, et Pictures on a Page (1978) d’Harold Evans, éditeur du Sunday Times –, moins toutefois pour en analyser les prémisses que pour souligner la valeur symptomatique des intitulés, tenus pour révélateurs d’une conception du photojournalisme reposant sur la cohabitation du texte, de l’image et des procédés graphiques. Prenant son essor dans l’entre-deux-guerres sous l’impulsion d’une nouvelle génération d’éditeurs désireux de moderniser les formes de la presse illustrée au moyen de l’image photographique, cette conception du photojournalisme envisage la pratique comme une activité collective reposant sur les compétences diverses et croisées d’éditeurs, de rédacteurs, de photographes et de graphistes. Ce type de photojournalisme correspond historiquement à une période faste des magazines illustrés (1920-1960) au cours de laquelle l’image de presse s’impose comme une déclinaison visuelle probante du journalisme, ainsi qu’en fait foi l’usage au début des années 1940 du terme « photojournalisme ». Professeur à l’École de journalisme de l’Université du Missouri, Clifton C. Edom attribue la paternité du terme à Frank Luther Mott. Ce dernier prend la direction de cette même école en 1942 et crée un cursus dédié à la pratique et à l’étude de la photographie de presse, cela à l’intérieur d’un programme de journalisme comprenant déjà des volets consacrés à la rédaction des informations, aux magazines et à la publicité. La décision de Mott apporte à l’image de presse une toute nouvelle légitimité académique[11]. Désormais, l’apprentissage de la photographie de presse n’est plus du ressort exclusif des écoles techniques mais a droit de cité au sein de l’académie. L’enseignement de la photographie de presse dans l’enceinte universitaire procède d’un phénomène de valorisation médiatique et culturelle de l’image d’actualité qui, dans les faits, survient dès l’entre-deux-guerres à travers la popularité croissante des magazines illustrés européens. Que l’université prenne acte, une vingtaine d’années plus tard, de ce phénomène par la création d’une filière académique consacrée à l’image photographique est symptomatique de la reconnaissance, lente mais inexorable, des attributs journalistiques de l’image de presse. L’appellation « photojournalisme », terme issu de la contraction des mots « photographie » et « journalisme », illustre parfaitement cette rencontre réussie de l’image et de la profession[12]. Mais comme le soutient Edom, « le plus important n’est pas que Mott ait créé un nouveau mot, mais bien qu’il ait reconnu l’importance des images – la photographie si vous voulez – dans le domaine des communications » (1976 : 41 ; nt). Citant les propos de Dan Mich, éditeur du magazine Look et auteur avec Edwin Eberman d’un ouvrage consacré au récit photographique, Panzer fait sienne cette idée voulant que le « magazine illustré moderne constitue la plus importante contribution à l’art de la communication »[13], subordonnant ainsi le photojournalisme au modèle tutélaire de l’information. La montée en puissance du paradigme de la communication a partie liée avec l’invention même du terme « photojournalisme », mais également avec sa mort annoncée dans les années 1970, alors que le secteur rencontre des difficultés économiques et institutionnelles importantes en raison notamment de la concurrence de la télévision. La parution en 1972 de Photographic Communication : Principles, Problems and Challenges of Photojournalism, un ouvrage reproduisant les communications prononcées depuis 1956 dans le cadre des « Wilson Hicks International Conferences on Photocommunication Arts », montre à l’évidence, ne serait-ce que par son intitulé, la prégnance du modèle de la communication dans le domaine des images de presse. Mais la publication est surtout le porte-voix des inquiétudes de l’heure au sujet de l’avenir du photojournalisme. Publié sous la direction de Richard Smith Schuneman, l’ouvrage reproduit plusieurs contributions de professionnels du photojournalisme – photographes, éditeurs, graphistes, historiens – où est posée, souvent de manière explicite, l’hypothèse d’une intégration disciplinaire du photojournalisme au domaine des communications. Wilson Hicks lui-même, à qui l’ouvrage est d’ailleurs dédié, constate, à la faveur d’une conférence prononcée en 1962, l’obsolescence du terme « photojournalisme » qu’il propose de remplacer par l’appellation « photocommunication », laquelle est plus à même, selon lui, de traduire l’actualité des enjeux en matière d’information et de communication visuelles (Hicks, 1972 : 235). Cette refonte terminologique est révélatrice des mutations qui affectent à l’époque le domaine du photojournalisme. « Le mot photojournalisme est mort, et il ne le sait pas » (nt), souligne Hicks tout en observant que l’essentiel de la communication visuelle est désormais assumé par la télévision, menace autant que nouvelle source d’émulation pour la photographie. Car si, à l’époque où Hicks prononce sa conférence, on déplore que l’écran cathodique dérobe aux magazines du temps de lecture, attire à son profit la cohorte des commanditaires, s’approprie l’exclusivité des nouvelles-chocs pour ne laisser à l’image fixe que des résidus d’événements, on se conforte néanmoins à penser que le photojournalisme, modèle historique des informations télévisées soutient-on, a de l’avenir. Aussi le paradigme de la communication apparaît-il comme le moyen de maintenir le photojournalisme dans la course à l’information et au divertissement que la télévision promet de remporter.

Si la photographie de presse est définie comme un outil de communication, elle est également qualifiée de langage universel, une affirmation aujourd’hui contestée par plusieurs spécialistes du photojournalisme, mais défendue avec vigueur dès les années 1940 par les tenants de la primauté de l’image sur le texte journalistique. Auteur de Photography is a Language (1946), John R. Whiting soutient ainsi sans ambages que la photographie « a modifié la portée du langage parlé et écrit, rendant celui-ci en partie obsolète » (1946 : 5 ; nt). Le fort pouvoir de révélation et de persuasion qu’il attribue à l’image photographique le conduit à relativiser l’importance accordée aux textes, plus particulièrement aux légendes, dans l’élaboration du message photojournalistique. C’est à un rôle de « servante, mais de très humble servante », pour paraphraser Baudelaire, que Whiting confine la légende à laquelle il attribue les quatre fonctions que voici : 1) fournir des informations relatives à l’image ; 2) orienter le regard du lecteur vers les éléments les plus significatifs de l’image ; 3) favoriser les interactions parmi les images d’une série ; 4) mettre en valeur l’information visuelle et la lier à l’ensemble des composantes du reportage (autres textes et images) (ibid. : 97). La qualité première d’une légende tient à sa concision. D’où l’importance, explique-t-on, de limiter le nombre d’articles et de conjonctions au profit de l’élaboration d’un énoncé narratif sommaire et direct. Cela est particulièrement manifeste lorsque l’on examine les premiers frontispices du New York Daily News qui connaît dans les années 1920 un succès sans précédent. L’importance accordée à la photographie est telle que le texte est parfois réduit à sa plus simple expression : un mot ou une formule choc. Dead !, c’est par ce mot que le tabloïd new-yorkais titre l’événement du 13 janvier 1928 : l’électrocution de Ruth Snyder. Le mot fait image au même titre que la photographie réalisée subrepticement par Thomas Howard dans la chambre d’exécution. Cette première page illustre parfaitement les attentes des lecteurs contemporains : l’image domine et le texte, dépourvu de ses attributs narratifs, se résume à une énonciation péremptoire. L’hypertrophie du titre concourt à dramatiser la nouvelle tout en insistant sur le caractère graphique du mot et du point d’exclamation. La première page de ce journal est conçue de telle sorte que le mot, au même titre que l’image, produise un choc visuel et sémantique tout à la fois. Le procédé est éminemment sensationnaliste : le commentaire se résume à un seul mot, la sensation prévaut sur la narration et la description, le mot emprunte à l’image sa concision et son acmé.

La légende sert par ailleurs à combler les vides informatifs (« informational gaps ») de l’image, croient pour leur part Robert B. Rhode et Floyd H. McGall, respectivement professeur de journalisme à l’Université du Colorado et photographe en chef du Denver Post, tous deux persuadés au demeurant du caractère universel du langage photographique. Elle n’est parfois qu’un bouche-trou (« hole-filler ») nécessaire au maintien de l’équilibre graphique de la page imprimée, estiment quant à eux Gerald D. Hurley et Angus McDougall (1971 : 106). Outre sa valeur sémantique, la légende assume ainsi une importante fonction graphique dans l’élaboration de la mise en page du magazine et du journal. La « visualité » des mots, dont on sait combien elle fut déterminante pour le dadaïsme, fait l’objet d’examens approfondis dans la littérature spécialisée des années 1930 consacrée à la presse illustrée. C’est ainsi que Ellard consacre un chapitre entier aux caractéristiques formelles des en-têtes, légendes et autres textes destinés à accompagner les images de presse. Pas un mot n’est dit sur le contenu de ces textes. Ce qui importe plutôt, ce sont les stratégies graphiques de combinaison des textes et des images. Parmi l’ensemble de celles-ci (type et format de la police, emplacement du texte par rapport à l’image, etc.), il en est une qui nous paraît plus franchement symptomatique de la nouvelle prépondérance de l’image photographique dans la presse magazine de l’entre-deux-guerres : harmoniser les mots aux riches tonalités de la photographie de presse. Dès lors, les mots ne sont plus que des grisailles assorties à la monochromie des images d’actualité.

L’essai photographique accorde à l’image un rôle prépondérant dans l’élaboration de la narration historique. Émancipée de sa stricte fonction illustrative, la photographie devient alors pleinement constitutive du récit. Cette autonomie a été décrite comme un affranchissement de l’image en même temps qu’une reconnaissance du statut professionnel du photojournaliste. Pour autant, le récit photographique demeure inscrit dans un cadre éditorial qui maintient, par la présence de légendes notamment, une correspondance entre le texte et l’image. Les légendes, ces quelques phrases que les rédacteurs de journaux et de magazines illustrés associent aux images de presse afin de préciser la nature et les circonstances des contenus représentés, visent à recadrer sémantiquement les images de presse en fonction des orientations éditoriales retenues. Elles ont en ce sens pour but de restreindre le spectre des interprétations et lectures possibles de l’image de presse. L’autonomie de l’image de presse au sein du récit photographique demeure, en ce sens, somme toute relative. L’affranchissement total de l’image vis-à-vis de la narration écrite ne se produira jamais dans le domaine de la presse illustrée. Il se manifestera plutôt au sein des pratiques artistiques qui, dès les années 1960, proposent une relecture de la relation entre médias de masse – entendons le photojournalisme principalement – et art contemporain. La relation texte/image, fondatrice de la valeur d’actualité et d’information de la photographie de presse, est alors critiquée par ces pratiques qui parachèvent pour ainsi dire le processus d’autonomisation de l’image de presse, par la remise en cause du paradigme de la communication, alors même que celui-ci est valorisé par les acteurs du photojournalisme.