Abstracts
Résumé
Cet article met en perspective l’expérience d’étudiantes sages-femmes et d’infirmiers novices en psychiatrie pour examiner certaines dynamiques de construction du rapport au métier. L’enquête, au sens de Dewey, est privilégiée comme entrée analytique. À partir du discours de soignants sur des situations identifiées comme subjectivement significatives, l’analyse fait ressortir des propositions apportées dans le courant l’activité soignante. Celles-ci conduisent à mettre en lumière trois dimensions constitutives du rapport au métier, lesquelles sont ici particulièrement dégagées et discutées : le rapport à un autrui vulnérable, la place de l’incertitude dans l’activité soignante et la construction d’un sens clinique.
Mots-clés :
- enquête,
- expérience,
- métiers de la relation,
- professions de santé,
- rapport au métier
Abstract
This article puts experience of both mildwifery students and beginner psychiatric nurses into perspective. It analyzes dynamics which contribute to build their relationship to the job. The inquiry, as Dewey defines it, is chosen as the analytic entry. Starting from health care professionals’ speech about subjectively significant situations, it emphasiz-es suggestions brought throughout the caring activity. They highlight three dimensions which are constituent of the relationship to the job. These are specifically brought out and discussed here : the relashionship with the vulnerable other, the place of uncertainty in the caretakers’ activity and the building of a clinical sense.
Keywords:
- experience,
- health care professions,
- inquiry,
- relationship to the job,
- relational professions
Article body
Introduction
Si la formation des professionnels de santé est sans conteste un enjeu social majeur, l’expérience de la pratique soignante n’en comporte pas moins des dynamiques contributives de l’apprentissage du métier et du développement professionnel. La nature même de ces dimensions les rend difficilement décelables, les inscrivant bien souvent dans la part cachée qui caractérise les activités de travail (Champy-Remoussenard, 2017). L’idée directrice de cette contribution est de mettre en perspective des liens entre expérience et apprentissages chez les professionnels de santé exerçant des métiers distincts, c’est-à-dire inscrits dans des disciplines, cultures et pratiques séparées et répondant à des besoins sociaux de natures différentes. Il s’agit des infirmiers en psychiatrie et des sages-femmes. La thèse avancée est qu’il existe des dynamiques communes à ces deux professions de santé dont l’étude peut permettre d’identifier des dénominateurs communs propres à ces domaines d’exercice. L’objectif est alors ici de mettre en lumière certaines dimensions expérientielles subjectivement significatives, pour la future sage-femme ou l’infirmier novice en psychiatrie, au point de résonner dans l’apprentissage de leur métier et de contribuer à former le sujet professionnel. Pour examiner cette idée, nous proposerons dans un premier temps un cadrage de l’expérience comme concept analyseur du rapport au métier. Dans un second temps seront spécifiées les démarches de recherche auxquelles cet article est adossé, ceci en faisant ressortir certaines dimensions transversales qui caractérisent les professions étudiées et qui seront mobilisées pour orienter l’analyse. La démarche méthodologique mobilisée constituera le troisième point. La démarche d’enquête (Dewey, 1993) sera avancée comme trame analytique. Enfin, nous dégagerons trois dimensions à l’oeuvre dans la construction du rapport au métier : la prise en compte de la vulnérabilité de la personne, la place de l’incertitude dans l’exercice professionnel et la construction du sens clinique.
Expérience et rapport au métier
Depuis le milieu du XXe siècle, l’idée d’expérience apparaît incontournable pour comprendre et susciter des dynamiques d’apprentissage, en particulier celles des adultes, ce qui ouvre à travers ce concept un large potentiel d’investigation pour les chercheurs en éducation et en formation (Zeitler & Barbier, 2012 ; Barbier & Wittorski, 2015). L’expérience, entendue comme objet de connaissance, constitue parallèlement un enjeu d’importance pour les acteurs de champs de pratiques spécifiques, soucieux de conserver, valoriser et transmettre des savoirs expérientiels (Jodelet, 2014). Mais l’expérience n’en renvoie pas moins à une réalité subjective, un « enchaînement conséquent, global et s’auto-déployant, dont “je” est le produit successif » (Jullien, 2009, p. 14) et dont une majeure partie échappe aussi bien à l’analyste qu’au sujet lui-même. Si le parcours de vie est inévitablement marqué par certains déterminants psychosociaux, l’expérience individuelle ne peut s’y réduire et se déroule dans un monde où les incertitudes prennent une forme contemporaine nouvelle et sont intégrées dans un discours dominant sur la condition humaine dont le lot serait désormais de s’adapter, d’être flexible, ceci dans un contexte social marqué durablement par une évolution accélérée (Champy-Remoussenard, 2013 ; Rosa, 2014). On le voit par exemple dans la manière actuelle d’envisager le rapport au travail. Penser ce dernier comme une voie de continuité et de stabilité est aujourd’hui fréquemment mis en question. Le sujet se voit en effet tenu, à travers ce même travail, d’intégrer dans son parcours des notions de risque et d’incertitude suggérant la liberté pour les uns et la précarité pour les autres. L’expérience s’inscrit ainsi dans un mouvement parfois constructif, possiblement régressif, à travers lequel le sujet est en relation constante avec son milieu sur lequel il s’efforce d’agir en se l’appropriant et en le transformant (Canguilhem, 1966). Penser l’expérience, comme processus associé à l’activité humaine, repose ainsi sur un ensemble de questionnements profondément existentiels présentant conjointement une large portée sociale, de telle sorte qu’on l’envisagera comme une dimension s’inscrivant dans un questionnement à la fois individuel et collectif.
Individuel en effet, car parler d’expérience n’implique pas moins de parler de la vie et des multiples directions qui composent, ponctuent et conduisent le processus biographique au cours duquel l’individu entreprend d’élaborer « son histoire » (Pineau & Legrand, 1993). Collectif aussi, parce que l’expérience personnelle et l’individualisation des parcours sont progressivement devenues un axe analytique incontournable pour comprendre nombre d’évolutions sociétales et la manière dont elles s’expriment dans les rapports sociaux (Martuccelli & Singly, 2009). Le sujet de l’expérience est ainsi en relation avec une pluralité environnementale à laquelle il s’efforce de donner une cohérence subjectivement significative. Cette perspective justifie l’emploi du verbe « expérimenter » pour qualifier l’action de construire son rapport au monde. Il s’agit alors d’un processus « singulariste » à travers lequel l’individu s’approprie les structures sociales tout en étant en mesure d’agir « autrement » de sorte que si « la conscience individuelle n’a jamais été aussi sociétale, l’expérience du social n’a jamais été aussi singulière » (Martuccelli, 2010, p. 64). C’est à l’aune de cette perspective expérientielle que nous aborderons plus précisément ici le cas des professionnels de santé. Notre intention est d’examiner le cheminement par lequel des individus (étudiants de fin de cursus et professionnels nouvellement diplômés) construisent leur rapport au métier à partir de l’expérience qu’ils en font, des choix qui s’ensuivent et des dynamiques via lesquelles ils définissent, précisent voire revendiquent leur professionnalité. L’expression « rapport au métier » est mobilisée à l’instar de Tardif et Lessard (1999) qui, dans leur analyse du travail quotidien des enseignants québécois, examinent les dimensions subjectives à l’oeuvre dans le vécu de l’activité de métier. Un tel registre convoque une pluralité de dimensions constitutives de l’expérience (affective, cognitive, conative, corporelles), composantes que Dewey avait repérées comme étant « interactives et interdépendantes » (Bourgeois, 2013, p. 17). L’idée de rapport au métier « permet de souligner l’importance de la relation entre le travailleur et son activité, donc la dimension subjective du travail, et d’englober dans le travail davantage de dimensions que simplement celle de la tâche » (Lessard, Canisius Kamanzi & Larochelle, 2013, p. 160). La notion de rapport au métier fait écho à celle de « rapport au savoir », laquelle a réintroduit le sujet, écarté par la tradition sociologique française (Durkheim, Bourdieu), pour analyser des apprentissages compris dans un « rapport au monde, rapport à soi, rapport aux autres » (Charlot, 1997, p. 91). Dans le contexte des étudiantes sages-femmes et infirmiers novices en psychiatrie, la construction du rapport au métier renverra au vécu subjectivement significatif du soin aux personnes, à ce que le sujet soignant ressent, comprend et interprète de l’exercice de son métier.
Regards sur deux métiers différents à partir de caractéristiques communes
Cette contribution se fonde sur deux recherches distinctes réalisées auprès de deux catégories de professionnels de santé (sages-femmes et infirmiers en psychiatrie). Bien qu’issus du champ de la santé, ces deux groupes sociaux relèvent de disciplines séparées et de pratiques bien différentes. Ils sont également issus de filières de formation distinctes.
Mise en perspective de deux recherches
(1) La première recherche est consacrée à l’apprentissage expérientiel en études de sages-femmes lors d’un stage qui relève d’une étape personnalisée du parcours de formation et qui se déroule lors de la quatrième année d’étude de la formation initiale[1], telle qu’elle est organisée en France. Au cours de celle-ci, les étudiantes peuvent réaliser un stage à option d’une durée de quatre semaines. Certaines étudiantes font le choix de s’engager dans des missions courtes de développement en France ou à l’étranger, en partenariat avec des organisations non gouvernementales engagées dans des démarches de santé communautaire. Ce contexte spécifique a donné lieu à une recherche qualitative menée à partir d’entretiens semi-dirigés auprès de six étudiantes sages-femmes interrogées avant leur départ en mission dans une maternité de Guinée-Conakry et au retour de leur stage (soit douze entretiens). L’objectif de ce travail a été de dégager l’influence perçue de ce séjour de quatre semaines sur leur construction professionnelle identitaire (par exemple « quel bilan faites-vous de cette expérience ? en positif et en négatif »). En fin d’entretien, elles ont été interrogées sur l’apport de ce stage dans leur parcours de formation et sur la perception d’une éventuelle transformation par exemple « ce stage a-t-il modifié votre conception de la naissance et de votre rôle autour de celle-ci ? Que vous a appris ce stage sur le plan professionnel ? personnel ? ».
(2) La seconde recherche porte sur les préoccupations de professionnalisation concernant les infirmiers en psychiatrie[2] et plus particulièrement ceux intégrant nouvellement ce domaine de pratiques. Elle s’intéresse à l’entrée dans le métier de ces infirmiers et à la place que prend la formation dans cette transition initiatique. L’investigation repose sur une démarche d’observation participante menée pendant trois années dans un établissement public de santé mentale complétée par trente-six entretiens semi-directifs à visée compréhensive (Kaufmann, 1996). Ces derniers ont été réalisés auprès de professionnels oeuvrant en psychiatrie et s’attachant à éclairer le rapport au métier des infirmiers novices. Les entretiens ont été conduits en invitant les personnes à évoquer leur « expérience » via des questions ouvertes. L’enjeu méthodologique était alors d’amener le sujet à revenir sur des éléments de son parcours le conduisant au métier d’infirmier (par exemple : « pouvez-vous me raconter comment vous en êtes venu(e) au métier d’infirmier(e) en psychiatrie ? »), mais aussi d’aborder certaines situations particulièrement formatrices de leur vécu professionnel par exemple « comment avez-vous appris cela ? Vous souvenez-vous d’une situation particulièrement formatrice ? ». Séparément mais de manière convergente, ces deux recherches ont fait ressortir des éléments utiles à la compréhension du rapport au métier en voie de construction chez ces futurs et nouveaux soignants. Nous relèverons ici ce qui se dégage dans le discours des personnes interrogées comme composantes phares des expériences vécues puis discuterons leurs effets potentiels sur le rapport au métier dans le contexte étudié.
Des similitudes
Mais si ces catégories de soignants se démarquent en de nombreux points, elles présentent des caractéristiques communes. Nous en relèverons deux qui nous serviront de postulat pour l’analyse à suivre :
L’exercice de ces métiers repose sur un travail adressé à autrui. L’objet de ce travail est humain et l’activité professionnelle est animée de l’intention explicite de transformer ses destinataires « avec l’adhésion plus ou moins explicitée des personnes » concernées (Piot, 2009, p. 267). Ces métiers sont « héritiers d’une base humaniste extrêmement forte », comme le sont également les filières de l’éducation et de la formation. Leur exercice quotidien « concerne la personne […] et désigne des processus singuliers vécus par des êtres vivants, ainsi que des dynamiques d’aides caractérisées par le souci d’autrui et par un élan plus social de solidarité » (Dominicé & Jacquemet, 2009, p. 24).
Enfin, cette approche dite globale est permise par certains principes d’action partagés par l’ensemble des professions de santé : tout professionnel de santé développe une attitude spécifique associant une démarche d’accompagnement, une capacité d’attention à l’autre à des gestes plus techniques de soin qu’Hesbeen regroupe sous le concept de « prendre soin » ou que l’on retrouve dans l’idée de care (Rothier Bautzer, 2013). Pour mener à bien ces missions, le professionnel de santé s’appuie sur la mobilisation d’un sens clinique reposant sur un socle théorique ainsi qu’un apprentissage expérientiel et de compétences en matière d’accompagnement (Hesbeen, 1999).
Ces deux composantes de l’activité constitueront un socle d’analyse rendant pertinent la mise en perspective des deux catégories professionnelles dont il est ici question.
Démarche méthodologique : l’expérience comme piste pour l’analyse
Notre intention est de déterminer comment, en situation professionnelle, l’expérience peut venir marquer l’individu au point de générer une transformation modulant le parcours de l’individu, la conception de l’exercice professionnel et donc le rapport au métier. L’expérience subjective constitue cependant un tout caractérisé par son inachèvement permanent qu’il serait alors impossible d’objectiver sans le dénaturer (Yvon, 2013). L’exigence sociale de formalisation et l’effort scientifique d’objectivation de l’expérience se heurtent alors à une « boîte noire » en quelque sorte dont l’accès est conditionné par la conscientisation du sujet, « l’expérience vécue de l’expérience vécue » (Vygotski, 1924 cité par Mebarki et al., 2016, p. 6), et ce qu’il peut ou veut en communiquer (Barbier & Thievenaz, 2013). Ainsi quand elle s’inscrit dans une démarche réflexive, c’est-à-dire « être en regard de soi-même, s’analyser, prendre des décisions » (Kaufmann, 2004 cité par Piot, 2009, p. 261), l’expérience permet de créer de nouveaux modèles d’actions qui sauront être utilisés comme ressources, de façon plus ou moins consciente, lors de situations ultérieures. Cette intégration de nouveaux schèmes comportementaux contribue alors à améliorer le sentiment d’efficacité et d’utilité (Bourassa, Serre & Ross, 1999 ; Zeitler & Barbier, 2012).
L’analyse expérientielle prend ici la forme d’une « enquête », au sens de Dewey (1993), pour ce qu’elle conduit à observer en termes de processus expérientiels d’apprentissage. D’un côté, l’expérience présente un caractère routinier, habituel, ordinaire. Dewey considère alors que le sujet vit des « situations déterminées ». De l’autre, elle est composée d’interruptions se manifestant par le doute, l’incertitude et affectant le flux d’activité du sujet. Dans ce sens, ce dernier est confronté à des situations dites « indéterminées ». L’enquête désigne alors un processus par lequel le sujet s’emploie à transformer des situations indéterminées, c’est-à-dire « perturbées, ambiguës, confuses, pleines de tendances contradictoires, obscures, etc. » (Dewey, 1993, p. 170), en situations déterminées, autrement dit qui rendent à l’expérience son caractère habituel, routinier, prévisible, ininterrompu. Points de départ de l’enquête, les situations indéterminées donnent lieu à un questionnement ainsi qu’à un processus de traitement. Le sujet identifie le caractère problématique d’une situation à partir de laquelle il élabore et met en oeuvre, dans l’activité, des propositions concrètes de résolution. Ecartons tout de suite l’idée que ce processus est strictement constructif. La fuite ou la résignation constituent en effet des propositions du sujet pour rétablir un équilibre, même relatif, dans son processus vital. La réponse apportée par le sujet entraîne, de son point de vue, un « nouvel ordre de faits » (Dewey, 1993, p. 179) impliquant la construction, l’invalidité ou l’actualisation de significations sur la base desquelles le sujet s’oriente dans la vie. Pour favoriser la mise en perspective de ces deux recherches, nous avons retenu certains entretiens comprenant des références à des situations indéterminées vécues par le sujet énonciateur, ceci en vue d’examiner la réponse apportée en situation. Ce faisant, nous avons cherché à construire une catégorie reprenant ce qui se joue, en matière d’apprentissage et de développement professionnel, dans les situations examinées. Pour ce faire, nous avons déterminé quatre balises interprétatives visant à produire une lecture des différents types de situation, ceci quel que soit le métier concerné, sage-femme ou infirmier en psychiatrie. (1) La première délimitation consiste en l’identification d’une dimension ou situation indéterminée. Il s’agit d’un élément narratif revenant sur une mise à l’épreuve du sujet énonciateur et que ce dernier juge significatif dans son apprentissage du métier. C’est le démarrage d’une enquête dans laquelle le sujet est amené à chercher des éléments de réponse dans l’activité. (2) Ensuite, il s’agit d’identifier l’objet de l’enquête. Autrement dit, cette balise cherche à préciser ce qui se joue, en termes de construction d’une professionnalité, dans la situation. (3) Puis vient la proposition apportée dans l’activité par le sujet énonciateur. Ce point cherche à mettre en lumière les choix, ressources, stratégies (etc.) mobilisés dans l’agir et significatifs d’une posture professionnelle en voie de détermination. (4) Enfin, une dernière balise consiste à préciser les significations constructives associées à la situations et sur lesquelles insiste le sujet énonciateur. Ces quatre balises interprétatives sont reprises dans les tableaux présentés ci-après.
Analyse des Résultats
L’analyse fait ainsi ressortir, pour chacun des métiers concernés, des éléments constitutifs et contributifs de l’enquête menée par des nouveaux professionnels de santé ou des étudiants en passe de le devenir. Nous avons choisi de concentrer notre propos sur trois de ces « ingrédients » ressortant de la lecture réalisée. (a) Il s’agit tout d’abord du rapport spécifique à un autrui « vulnérable ». (b) En deuxième point ressort l’incertitude caractérisant les situations de soins. (c) Enfin, la construction d’un sens clinique, l’un des fondamentaux de l’exercice professionnel soignant, constitue le troisième élément mis en avant. Bien que nous choisissions de nous concentrer sur ces trois aspects, précisions que le travail soignant ne saurait s’y limiter.
Faire face à la détresse : construire le rapport à un autrui « vulnérable »
Chez les futures sages-femmes comme chez les nouveaux infirmiers en psychiatrie, les retours d’expériences insistent sur le rapport au « patient » qui représente d’abord une rencontre marquante avec l’autre, puis s’ajuste et s’affine progressivement. Si on la prend dans une perspective clinique, l’idée d’altérité convoque les registres de la subjectivité et de l’intersubjectivité (Cifali, 2014). Dans les métiers adressés à autrui, en particulier les métiers du soin, la formation implique d’apprendre à reconnaître l’autre dans sa différence : « Il importe qu’un professionnel puisse travailler avec qui ne lui ressemble pas, demeure curieux de ce qu’un autre mette en échec ses convictions, trouve dans ses résistances autant d’occasions de penser » (Cifali, 2014, p. 26).
Julie, infirmière en pédopsychiatrie : « Situation de deux enfants qu’on recevait avec leur maman. Le père s’était suicidé la veille et les enfants ont vu le père pendu. Et alors, c’était insupportable pour moi cet entretien. […] Enfin par rapport à mon contexte personnel, j’avais aussi mon mari qui était hospitalisé à ce moment-là, enfin […]. Là j’ai senti que c’était trop. C’était pas… voilà. Du coup j’ai passé le relais. […] Alors pour plein de raisons. La première c’est que j’étais pas préparée à cet entretien. La seconde, j’arrive, je connaissais même pas le contexte, je tombe en plein milieu de ce truc-là. Le gamin qui dit : “mais moi je veux voir mon papa” […]. Ça m’a carrément bloquée, quoi ».
Cet extrait montre une infirmière éprouvée, décontenancée au point de « battre en retraite » devant un contexte qui semble la submerger, ce qui la met dans l’incapacité d’y faire face. La narration de cette situation est l’occasion pour Julie d’enquêter sur ce qui l’a amené à « passer le relais ». Il en ressort une véritable confrontation à la fragilité des personnes comme élément du parcours venant éprouver le nouveau soignant. On retrouve cette dimension chez les étudiantes sages-femmes interrogées sous deux aspects : la rencontre avec la vulnérabilité de la condition humaine et la prise de conscience forte des différents aspects potentiels des violences faites aux femmes. Pour elles, l’univers médical et hospitalier est connu, et la capacité d’entrer en relation avec des patientes et des nouveau-nés est intégrée. Mais la rencontre avec la naissance en Guinée les impacte par la confrontation aux « douleurs » de l’événement, encore soumis à ce qui est appelé la « loi naturelle ».
Dans les sociétés occidentales, les progrès médicaux ont permis une certaine réassurance à son égard et ses membres possèdent une certaine sensation de maîtrise de leur bien-être : « La complice parenté de la naissance et de la mort qui pesait sur la condition des mortels s’est relâchée » (d’Yvoire, 2010). Dans les pays dits en voie de développement, la suprématie de cette « loi naturelle » dépossède l’homme du pouvoir sur son corps, ce qui explique la tendance à s’en remettre à une force supérieure et à développer un certain fatalisme (Gaudin, 2010).
Caroline, étudiante sage-femme : « Mais eux, c’était “pleure pas c’est Dieu” et voilà, mais… Y a peut-être eu un truc qu’on a loupé, ou… Alors qu’on avait, enfin, on avait fait tout ce qu’on pouvait faire. C’était pas du tout le même rapport à la mort. On avait l’impression que ça ne les affectait pas spécialement ».
Les étudiantes sont déstabilisées par le décalage entre la violence de certains événements vécus par les patientes et le peu de manifestations émotionnelles qui en découlent. Au travers d’autres rencontres de situations violentes, comme les conséquences de mutilations sexuelles féminines, les étudiantes sont fortement marquées par ce qu’elles perçoivent de la place de la femme en Guinée Conakry.
Alice, étudiante sage-femme : « Ce que j’ai vu, d’après mon stage, c’est […] certaines femmes qui n’avaient pas vraiment le choix. Elles étaient là, elles comprenaient pas forcément ce qui leur arrivait, et du coup j’ai l’impression qu’elles subissaient, qu’elles avaient pas trop leur droit de parole. […] Elles disent bien qu’elles n’ont pas le choix, qu’elles sont obligées de se marier, d’accepter la co-épouse, d’avoir des rapports sexuels même quand elles n’en ont pas envie tel jour parce que l’autre jour ce sera la co-épouse. Elle n’a pas le droit de se refuser, de toute façon ça ne se fait pas de refuser son mari […] C’est très douloureux à cause de l’excision […]. Elles n’ont pas le choix et finalement la seule chose qu’elles ont, c’est leurs enfants. [Enfin… Pour moi le bloc ça a été un tout parce que je voyais vraiment la femme dans la douleur, la souffrance, la mort, qui devait affronter ça en plus… […] La vie de la femme c’est un désastre quoi ! »
En termes d’enquête deweyenne, la part indéterminée de la situation se présente sous la rencontre et la découverte d’autrui vulnérable. Entendons ici la « vulnérabilité » comme une conception anthropologique de l’imperfection humaine, soit l’idée qu’au cours de sa vie, l’être humain passe par des phases d’indépendance, d’autonomie et de dépendance.
Cette notion fait de nous des êtres relationnels, interdépendants et engagés dans des relations asymétriques (Brugère, 2011). La rencontre avec la vulnérabilité humaine place le soignant en situation de responsabilité comme condition morale (Tronto, 2009) associée à sa fonction sociale le situant, dans une relation d’aide, comme celui qui prodigue des soins, des ressources et des réponses.
Ce rapport à autrui vulnérable éprouve le soignant dans sa capacité à faire face à la souffrance et à la mort. Cette confrontation suscite alors l’activation d’une enquête, structurée ici d’après les balises interprétatives présentées plus tôt et synthétisées dans le tableau 1.
Devant la vulnérabilité, le soignant semble pouvoir être déstabilisé. Sa capacité à « faire face » est ici mise à l’épreuve (identification d’un élément indéterminé), ce qui questionne directement son rapport au métier. Julie, par exemple, se voit dans la nécessité de « passer le relais ». Ce faisant, elle maintient un rapport acceptable à la situation, ce qui empêche une rupture dans l’accompagnement et la continuité du « prendre soin ». Elle se met alors en question sur sa capacité à faire face à l’urgence. Les sages-femmes expriment quant à elles leur stupéfaction devant le peu d’émotion manifesté par les Guinéens face à la mort, mais surtout découvrent la violence des situations qui engendrent cette tendance à la réserve émotionnelle. Pour faire face à la situation, elles s’attachent alors à la caractériser, à l’interpréter à partir du système de normes qui est le leur. Ce faisant, l’enquête sur ce rapport à autrui semble invariablement menée à travers soi, ce que l’on a vécu, ce que l’on ressent et ce que l’on juge bien ou mal. À ce sujet, Cifali écrit que « nous ne pouvons […] découvrir [l’autre] sans passer par soi, espérer le connaître sans travailler à la connaissance de soi » (Cifali, 2014, 25-26).
Faire face à l’incertitude : construire un rapport à l’« imprévisible »
Les expériences identifiées par les professionnels comme particulièrement signifiantes et marquantes sont souvent celles présentant un caractère imprévu, ou inattendu. Les réactions des patients lors de situations de prise en charge médicale, face à des annonces douloureuses, ou à des douleurs particulières, peuvent être imprévisibles et parfois violentes ou agressives. Pour les infirmiers en psychiatrie, cette imprévisibilité réactionnelle est renforcée par la pathologie :
Chloé, infirmière en psychiatrie : « La maladie mentale, c’est tellement diversifié, ça dépend tellement de chaque personne. […] Deux patients schizophrènes sont complètement différents de par leurs signes et symptômes. […] Alors, c’est vraiment particulier de dire ça, mais c’est vraiment le patient en crise, parce que c’est toujours quelque chose auquel on s’attend pas. C’est pas quelque chose qu’on va dire : “tiens, cette personne-là elle est atteinte de cette pathologie-là. Je l’ai lu dans ce livre-là, ça va se passer comme ça”. On sait jamais comment ça va se passer, on sait jamais comment ça va débuter, on sait jamais comment ça va se finir ».
Cette incertitude structurelle, on le voit ici, peut par exemple prendre la forme d’une violence potentielle susceptible de s’exprimer, parfois où celle-ci n’est pas attendue. Le caractère violent des relations entre soignants et soignés en psychiatrie présente cette particularité que chacun risque d’être tour à tour auteur et victime (Velpry, 2011). De tels phénomènes prennent une forme singulière, entre violence sur autrui (agression physique) et violence sur soi (risque suicidaire), de sorte que le travail soignant en psychiatrie est porteur d’une tension les conduisant à osciller en permanence entre se protéger du patient et le protéger de lui-même, ceci tout en s’efforçant de promouvoir et de préserver ses droits et libertés. Adeline souligne ici combien cette question est source d’incertitude pour les soignants :
Adeline, infirmière en psychiatrie : « Donc le fait de travailler tout seul. Ils reçoivent en entretien des patients tout seul. Mais ils sont pas à l’abri d’être face à quelqu’un qui est suicidaire, qui est agressif. Donc nous, on a l’avantage quand même d’être dans une structure avec des collègues, avec des PTI [dispositif de protection du travailleur isolé], avec des téléphones, avec d’autres services qui ont, eux aussi, différents collègues qui peuvent venir nous aider en cas de besoin. Eux, ils sont tout seuls. Voilà, c’est plein de questionnements comme ça, voilà, tu tombes sur cette situation-là : patient suicidaire que tu sens pas trop. T’as pas trop envie qu’il retourne à son domicile, mais il veut pas se faire hospitaliser. Tu fais quoi ? Ou t’as un patient qui est agressif face à toi. Comment tu fais ? ».
Pour les sages-femmes, c’est plutôt la survenue brutale d’urgences vitales sévères qui fait l’imprévisible et engendre des tensions dans le climat relationnel patient-soignant. Chez les futures sages-femmes en stage, la confrontation à l’inconnu est renforcée par un changement de contexte majeur qui bouleverse leurs repères.
Caroline, étudiante sage-femme : « Ça m’a apporté plus d’autonomie, parce que là-bas, en fait on s’est rendu compte que devant une patiente avec une hémorragie, on était bien seule au monde. »
Elles sont interpellées par la situation sanitaire en Guinée Conakry, et le changement de normes professionnelles qu’elles associent à une pression médico-légale moins marquée. Par contre les effets du manque de moyens matériels et humains, ou de défaut d’accès à l’hygiène nuancent grandement le regard positif sur les prises en charge. Les situations d’urgences vitales sont vécues de façon viscérale par les jeunes sages-femmes. Elles prennent conscience de la rigueur et la combativité nécessaire lors de ces situations particulières.
Laurence, étudiante sage-femme : « Et en fait au village ils ont […] accroché une branche au cordon qui restait pour tirer dessus, parce qu’ils se sont dit ça se délivre pas, il faut tirer dessus ! Donc finalement le placenta n’est jamais venu et puis il était en mille morceaux quand on l’a sorti. Et là, quand [la sage-femme] a enlevé le pagne et qu’on a vu la branche, là je me suis dit : “où est-ce que je suis, là ? C’était vraiment un trop gros décalage, quoi… […] Alors il y a la sage-femme qui nous expliquait un peu grossièrement ce qui s’était passé et puis après on les a vu faire la délivrance artificielle [geste obstétrical consistant à retirer manuellement un placenta] et tout ce qu’il fallait pour éviter l’hémorragie, quoi. Et après les gestes techniques qu’elles vont réaliser à la perfection, quoi, c’était vraiment… ! [enthousiaste] […] Elles savaient très bien le faire, quoi. […] Après, il y a un étudiant qui nous a dit que grâce à nous, ils avaient appris un peu plus sur l’importance de la vie humaine. Parce que […] ils voyaient qu’on s’impliquait vachement dans la réanimation, alors que des fois, ils auraient même pas tenté. »
En termes deweyens, l’enquête se traduit par un effort constant d’anticipation matérielle et humaine doublée d’une réflexivité à visée performative. C’est ce vers quoi tendent les propositions dans l’activité comme le reprend le tableau 2 ci-après.
Pour le cas de la psychiatrie, les sujets interrogés semblent signaler que les situations ne sont jamais complètement déterminées et que l’incertitude fait partie de travail. La construction du rapport à l’incertitude apparaît constante et donc structurelle de l’exercice infirmier. Ceux-ci oeuvrent en effet majoritairement dans des domaines où l’activité ne peut pas être prescrite et où les situations professionnelles sont diverses et évolutives (Lagadec, 2009). Cette incertitude se manifeste dans le cours de l’activité.
Les situations cliniques rencontrées présentent dans ce sens chacune un caractère inédit. L’enquête prend alors une tournure particulière dans la mesure où la dimension indéterminée est vécue par les sujets comme étant structurel des situations. Le raisonnement et le traitement répondant à l’absence de certitude résident essentiellement dans la prévention de ce qui peut surgir de l’incertitude. Chez les étudiantes sages-femmes, l’indétermination, en particulier celle autour de la naissance, est également une composante permanente de leur activité. Elles intègrent cette caractéristique de leur exercice, ici de façon particulièrement marquante, celle-ci s’imposant comme un « décalage » important avec leurs repères de travail en milieu hospitalier occidental. Elles ne s’en inspirent pas moins dans la construction de leur rapport au métier.
La construction du sens clinique
Dans le domaine de la santé, la notion de clinique est traditionnellement assimilée à la médecine pratiquée « au lit du patient ». Pour reprendre Foucault (1963), la médecine clinique s’appuie sur une démarche analytique qui vise à recueillir au travers d’un échange avec le patient, d’une observation et d’un examen, un ensemble de données permettant d’interpréter les symptômes exprimés. Celles-ci seront confrontées à l’expérience du praticien, à ses connaissances, et à la probabilité de survenue de la pathologie envisagée pour poser un diagnostic et décider d’une conduite à tenir thérapeutique. Cette démarche, si elle s’ajuste aux spécificités des différentes filières professionnelles exerçant dans le champ de la santé, est transposable dans l’exercice soignant d’une façon générale puisqu’elle sert de guide à l’exercice professionnel en santé. Le terme de « clinique » est également utilisé par opposition à paraclinique, comme moyen d’analyse et de prise de décision sans utilisation de moyens techniques et biologiques, forme de savoir pratique ancestral transmis par les pairs. En psychiatrie, il est en effet souvent fait référence à ces pairs comme ressource majeure pour développer le sens clinique. La situation favorise l’acte de transmission informelle du travail :
Charline, infirmière en pédopsychiatrie : « C’était un autiste très régressé et il se donnait des coups de poing dans la figure. […] Donc en fait on tenait sa main. Mais des fois c’était pas suffisant. Il se débattait et moi j’étais vite perdue : “Ben qu’est-ce que je fais ? Parce que lui tenir les mains, il était quand même bien costaud. Il arrivait quand même. Mes collègues sont arrivés en montrant : “Ben regarde, parce qu’en fait quand il fait ça, c’est parce qu’il sent plus son enveloppe corporelle. Tapote doucement sur ses épaules”. Et donc, ils m’ont montré qu’en tapotant doucement sur ses épaules, il commençait à se mettre plus à l’aise, à se détendre effectivement. Après on l’asseyait. Et puis voilà, on tapait sur ses mains, on tapait dans sa main, tout ça. Et puis du coup, ça évitait qu’il se cogne ».
Ici, Karine revient sur différentes manières dont elle s’est formée, ceci en mettant en avant plusieurs types d’apprentissage informel :
Karine, infirmière en psychiatrie : « Tu vois, par exemple, j’ai compris aussi, parce qu’elle n’avait pas non plus que des défauts cette nana-là, cette infirmière-là, elle était quand-même… […] C’était quand même une bonne professionnelle avec des bonnes observations. Mais avec des observations que moi j’ai compris bien plus tard. Parce que j’ai tout appris sur le terrain. Après, je me suis… voilà, j’ai regardé des bouquins, j’ai lu des bouquins pour devenir plus performante. Et eux, ce que je trouve ici, ce qu’ils ont de plus par rapport à moi, c’est que justement, ils ont de la clinique. Pour moi, ils sont plus performants à ce niveau-là, plus rapidement en tout cas. Moi j’ai mis plus de temps qu’eux ».
La clinique apparaît ici comme une part de « savoir pratique » qui s’acquiert dans la durée, par l’expérience du « terrain » et par la mobilisation de ressources variées. Pour les étudiantes sages-femmes interrogées, l'absence de moyens techniques en Guinée Conakry renforce leur considération accordée à l'apprentissage de la clinique. Les qualités de cliniciens des praticiens qui encadrent les étudiantes sont unanimement saluées par celles-ci. Elles valorisent l'importance des acquisitions cliniques intégrées pendant leur stage.
Alice, étudiante sage-femme : « La clinique c’est la seule chose vraie qui change pas, tout le reste évolue, la chose à apprendre c’est la clinique…[…] Parce qu’en fait, eux, comme ils n’ont pas de matériel, ils sont très “clinique”. Franchement leurs diagnostics cliniques, mais j’ai jamais vu ça, quoi ! Même le meilleur obstétricien de France n’arrivera pas à les égaler parce qu’ils savent tout gérer par la clinique, quoi.[…]Et du coup comme il avait que ses mains, et puis lui, il était super à l’aise parce qu’il avait que ses mains et son stéthoscope et du coup il m’a appris à être à l’aise, avec les mains de sentir plein de choses. »
En termes deweyens, l’indétermination donnant lieu à l’enquête se situe du côté de la clinique comme spécificité professionnelle (tableau 3). Dans les exemples de Charline et Karine, cette spécificité est présentée comme une dimension du métier à acquérir, et pour lequel les pairs et le rapport au terrain apparaissent comme des ressources premières. Côté sages-femmes, Alice raconte comment la clinique est structurelle de la pratique soignante. Elle l’aborde comme une marque d’excellence résidant moins dans la technologie que dans le geste. Ce faisant, son approche de la clinique apparaît cruciale dans la construction de son rapport au métier.
Le regard clinique est développé et aguerri sur « le terrain ». Ce dernier est construit au fur et à mesure du parcours, dans les rencontres, les lectures, les expériences, etc.
Discussion autour de trois caractéristiques à l’oeuvre dans la construction du rapport au métier
La lecture à travers la notion d’enquête met en évidence le type de réponse apportée par une étudiante sage-femme ou une infirmière en psychiatrie face à une situation vécue de manière problématique, c’est-à-dire générant un déséquilibre ou une rupture dans le caractère routinier de l’activité. Nous avons vu différentes manières de rendre la situation acceptable. Ce processus d’enquête active des modifications profondes dans le rapport au métier des jeunes professionnels qui se confrontent, nous l’avons vu, à la vulnérabilité, à l’incertitude et à la quête d’acquisition d’un regard clinique. Ces trois entrées communes aux infirmiers en psychiatrie et aux sages-femmes font ressortir trois processus à l’oeuvre dans la construction du rapport au métier : la rencontre avec l’autre comme processus signifiant, la valorisation du « prendre soin » et le sentiment de transformation de soi dans le temps.
La rencontre signifiante avec l’ « autre »
De manière plus ou moins explicitée, l’« autre », en particulier autrui-patient, présente un caractère central dans les situations racontées. Il ne s’agit pas pour autant de considérer que le travail soit centré sur le patient. Il est vrai que les soins ne peuvent être mis en oeuvre sans lui. Mais réciproquement, ils ne peuvent être prodigués sans soignant. Placer le patient au centre de l’action soignante reviendrait à orienter l’activité en fonction de lui seul. Or, un tel point de vue est contestable : « Mettre l’autre au centre est certainement un leurre, il n’est que l’un des partenaires, le plus faible, dont il s’agit de tenir compte, mais qui ne peut faire la loi à lui tout seul ». Le patient est donc contributeur de la situation, mais « c’est la synergie des relations qui détermine sa place » (Cifali, 2014, p. 26). Ce faisant, le caractère de l’interaction avec autrui à qui s’adresse le travail soignant est porteur d’un sens, côté soignant, nourrissant la construction et le développement du rapport au métier. Ici, la relation vient mettre à l’épreuve le soignant, car elle le confronte, dans l’agir, à la violence (sur soi et sur autrui), mais aussi à la mort.
Ce faisant, en fonction des contextes ici mis en avant, l’enquête menée par les étudiantes sages-femmes et jeunes infirmiers leur révèle certaines de leurs limites, ce qui ne les empêche pas, dans leur discours, de rendre cette situation acceptable et signifiante.
La valorisation du « prendre soin »
L’expérience de la vulnérabilité chez l’ensemble des soignants les amène à affirmer certaines valeurs professionnelles de façon catégorique. Elles conduisent à orienter leur exercice au quotidien et à questionner leur contexte normatif. Pour Schweyer et al. (2004, p. 6) : « Les normes sont des manières d’être, de faire, et de penser socialement définies et sanctionnées, alors que les valeurs fournissent des références idéales qui orientent de manière diffuse l’activité des individus ». Les valeurs sont donc ici envisagées comme des boussoles identitaires, génératrices de sens (Tison, 2007). Parmi les soignants rencontrés, l’expérience face à la vulnérabilité, associée à celle du manque de moyens humains et matériels, suscite un sentiment d’impuissance voire d’injustice. Il n’en reste pas moins que cette confrontation favorise une prise de conscience de la réalité vécue par les patients, que celle-ci se traduise par la douleur autour de l’accouchement, les violences faites aux femmes, la souffrance face au deuil, le risque suicidaire, etc. De telles situations viennent ainsi bousculer les références habituelles des soignants novices qui doivent déterminer une réponse à apporter à la situation rencontrée. Ainsi, après avoir vécu une forme de « tension normative », la réflexion suivant la situation résolue permet à chaque soignant « d’adopter une position morale, une tactique relationnelle, redéfinir ses appartenances, et se repositionner dans des réseaux complexes » (Schweyer et al., Op. cit., p. 14). Face aux indéterminations des situations, les étudiantes et soignantes réaffirment particulièrement ici l’importance de « prendre soin », d’écouter et d’être attentif à l’autre au quotidien, que cela ressorte dans le sentiment de responsabilité vécu par les étudiantes sages-femmes ou par la volonté de Julie de « passer le relais » pour ne pas laisser ses patients dépourvus de relation d’aide.
Le sentiment de transformation de soi dans le temps
L’intensité de l’expérience et la concentration d’événements marquants sont mises en avant en tant que vecteurs d’apprentissage et de dépassement de soi. Les situations subjectivement significatives identifiées par les soignants témoignent d’une évolution majeure de leurs capacités professionnelles, ceci le temps d’une situation. Le vocabulaire employé laisse supposer un changement intérieur important du sujet. Il témoigne d’une forme de transformation personnelle qui dépasse largement le plan professionnel. Il semble ainsi lié à la connaissance de l’autre, mais aussi de soi-même. La construction de sens à laquelle aboutit l’activité humaine se construit, se développe, se déconstruit et se recompose au fur et à mesure du vécu et de son interprétation par le sujet de l’expérience. Aussi, l’on perçoit que si l’enquête conduit à « déterminer » des situations, le sens en résultant s’inscrit dans le temps, ceci bien au-delà des situations traitées. Le processus d’enquête présente alors une portée temporelle et résonne jusque dans le discours des acteurs restitué ici. Celui-ci apparaît comme une communication sur le sens donné par le sujet à propos de ses enquêtes et des apprentissages en ayant résulté selon lui. À travers le discours, le sujet contemple une transformation de soi, représentation qu’il communique simultanément au chercheur. Cette considération conduit à une lecture du parcours professionnel comme un processus continu, parfois interrompu, mais pouvant reprendre, ceci bien après les situations rapportées dans le discours et significatives dans la construction du rapport au métier.
Conclusion
La restitution du discours sur l’expérience nous a permis d’entrevoir ce qui semble constituer au moins trois invariants à l’oeuvre dans l’enquête d’un futur ou nouveau professionnel de santé dans la constitution du rapport au métier. La mise en évidence de ces similitudes, dans les schémas de construction du rapport au métier des soignants, prend toute son importance dans les encouragements actuels à l’interprofessionnalité. La création de maisons de santé pluridisciplinaires ou l’instauration du service sanitaire sont autant d’illustrations concrètes montrant la nécessité de pouvoir s’appuyer sur les composantes communes de l’exercice en santé. Par ailleurs, chacun de ces « ingrédients » de l’expérience se traduit différemment dans les champs de pratiques observés (psychiatrie et maïeutique) et singulièrement dans les parcours de professionnel. Nous avons vu qu’au fil de l’enquête, le soignant est conduit à déplacer son rapport à lui-même au fur et à mesure qu’il éprouve ses capacités, ses limites ou qu’il est orienté vers des choix dans la confrontation avec son environnement. Il n’en réalise pas moins un travail réflexif potentiellement mobilisable dans des situations ultérieures. Ce point permet d’insister sur la manière dont l’expérimentation du quotidien au travail (dans un contexte soignant) exerce un effet transformateur significatif et résonnant dans la construction du rapport au métier.
Appendices
Notes
-
[1]
Après une première année commune aux professions de santé (PACES), la filière maïeutique amène à l’obtention du diplôme d’État de sage-femme, et d’un grade master, et permet l’exercice d’une profession médicale se situant dans le domaine de la santé génésique des femmes et de la santé sexuelle et reproductive.
-
[2]
En France, le diplôme d’État d’infirmier est obligatoire pour l’exercice du métier, y compris en contexte psychiatrique. Or, dans la formation conduisant à cette qualification, les contenus consacrés à la psychiatrie occupent une place marginale. Cette question représente une préoccupation majeure pour les professionnels de la psychiatrie, en particulier dans ce qui concerne l’entrée dans le métier des nouveaux diplômés (Miribel, 2017).
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