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Introduction

L’intérêt que nous portons à l’étude de l’activité des enseignants-chercheurs est né lors des entretiens menés pour un travail de thèse portant sur l’analyse de la construction de leurs parcours professionnels et de leurs développements de carrière. Ce travail avait notamment trait à la compréhension du phénomène de « plafond de verre » dans les carrières des femmes à l’université (Millet, 2011). La thèse repose sur l’analyse des récits d’une trentaine d’universitaires[1], femmes et hommes. C’est sur ces mêmes entretiens que repose en partie la présente étude sur leurs activités professionnelles.

Le travail de thèse avait révélé l’importance qui doit être accordée à l’analyse de l’activité pour saisir les cheminements professionnels, au-delà des logiques sociales qui sous-tendent leur élaboration. C’est dans ce cadre que nous nous sommes intéressés aux représentations qu’ont les enseignants-chercheurs de leur activité professionnelle. Pour décrire les processus de construction de leur carrière, ces derniers établissent généralement la chronologie de leurs choix professionnels. Il s’est avéré, qu’en racontant leurs parcours, les universitaires dépeignaient ce qu’ils faisaient, de façon diachronique et en se référant aussi à ce qu’ils font, aujourd’hui, dans leur quotidien de travail.

Dans le champ de la sociologie du travail ou celle des professions, les travaux ayant trait à la compréhension de la construction des cheminements professionnels mettent généralement en avant la prégnance de certaines logiques sociales. En outre, l’analyse de la profession enseignante se cantonne le plus souvent aux activités et aux pratiques des enseignants du primaire ou du secondaire (Amigues, 2003, 2009; Lantheaume, 2007; Marcel, Olry, & Sonntag, 2002; Pastré, 2007; Vinatier & Pastré, 2007), plus rarement aux enseignants du supérieur et encore moins aux enseignants-chercheurs.

Pour notre part, dans le présent article, nous sommes partis de l’analyse du discours des enseignants-chercheurs sur leur activité professionnelle. Elle nous a permis de mettre en relief quatre aspects. Le premier a trait à ce que nous présentons comme la partie immergée du travail universitaire. Une partie des activités des enseignants-chercheurs apparaît plutôt méconnue. Les universitaires décrivent une activité bien plus dense et variée que ce que laissent entrevoir les prescriptions officielles. Ils décrient le poids de certaines tâches, notamment administratives, et expriment le sentiment de temporalités de plus en plus réduites. L’analyse de ces discours nous a amené à la question des tensions et insatisfactions sous-jacentes. Cela fera l’objet de notre deuxième point. Le cadre institutionnel dans lequel les universitaires exercent leurs fonctions s’est mué au fil de décrets et des réformes amenant ce que nous identifions dans un troisième point comme un conflit de valeurs. Source de tensions émergentes, ce conflit est à l’origine même de recompositions identitaires. In fine, nous sommes renvoyés à un questionnement sur les fondements et les transformations identitaires du métier d’enseignant-chercheur, transformations que nous éclairons à l’aulne de cités ou de mondes auxquels appartiendraient les enseignants-chercheurs en nous inspirant des travaux de Boltanski.

1. Orientations de l’enquête

Ancrée dans un paradigme compréhensif, notre recherche est inductive (Glaser & Strauss, 2010; Guillemette & Luckerhoff, 2009; Paillé, 1996). Les résultats émanent directement du terrain de recherche, soit, dans ce cas, du discours des individus sur leurs parcours et activité professionnels. L’entretien de type biographique nous a paru la démarche méthodologique la plus pertinente pour recueillir le sens que donnent les acteurs à leurs activités, pour faire apparaître les processus, les « comment » (Blanchet & Gotman, 1992). Dans une perspective comparative, nous avons aussi confronté les discours et les activités de femmes et d’hommes et comparé les discours d’enseignants-chercheurs ancrés dans des disciplines diverses, exerçant dans des environnements d’enseignement et de recherche différents, c’est-à-dire des universitaires dont les conditions de travail diffèrent. Le corpus se compose d’une trentaine d’entretiens semi-directifs à visée compréhensive, menés auprès de femmes et d’hommes en fin de carrière, soit maîtres de conférences, soit professeurs des universités, dans trois ensembles de disciplines, relevant à la fois du domaine dit des lettres et de celui dit des sciences (ces disciplines sont « Langues et littérature », « Sciences de la Terre » et « Biologie, biochimie »)[2], et dans trois universités françaises, situées dans deux régions distinctes de la métropole[3]. L’objectif de cet « échantillonnage théorique » était de balayer un ensemble de cas (Corbin & Strauss, 2004). Chaque entretien, d’une durée comprise entre 55 et 120 minutes a été enregistré et intégralement retranscrit. Une analyse de discours alliant analyse formelle (syntaxique, lexicale) (Guittet, 2001) et analyse de l’énonciation (Bardin, 2003; Guittet, 2001) a été choisie. Cette dernière tient compte des contextes d’énonciation, de l’agencement et de la dynamique du discours, pour ne pas se restreindre au contenu explicite de l’énoncé produit, mais pour tenter également de recouvrir le sens donné par l’énonciateur à son discours. Ces éléments peuvent être déterminants pour saisir en finesse les logiques qui sous-tendent les choix professionnels des individus.

L’analyse du discours des enseignants-chercheurs interrogés permet de dégager plusieurs ensembles de verbatim ayant trait à leur activité. Dans l’analyse de ces dires, il s’agit pour nous de décrire et d’analyser le travail des enseignants-chercheurs à partir de leur vécu subjectif. Or, pour reprendre le propos de Françoise Lantheaume (2007, p. 69), « aborder le travail sous l’angle de l’activité […], c’est-à-dire, le distinguer d’une simple application des textes prescriptifs, le saisir en tenant compte des contraintes imposées par les organisations de travail (Durand 1996) sans l’y enfermer et outrepasser la seule effectuation de tâches, ouvre la voie à une compréhension de ces décalages au plus près de l’expérience des acteurs ».

Nous entendons la notion d’activité en relation avec celle avec de tâche. D’un point de vue définitionnel, « […] la tâche indique ce qui est à faire, l’activité, ce qui se fait. La notion de tâche véhicule avec elle l’idée de prescription, sinon d’obligation. La notion d’activité renvoie, elle, à ce qui est mis en jeu par le sujet pour exécuter ces prescriptions, pour remplir ces obligations » (Leplat & Hoc, 1983, pp. 50–51). Pour reprendre les propos de Jean-Marie Barbier, il s’agit de développer une « (…) meilleure connaissance non plus seulement des activités prescrites, mais aussi des activités réelles » (2011, p. 6). Nuançons toutefois notre propos : notre approche de l’activité se réfère à celle exposée notamment par Yves Clot dans nombre de ses travaux (Clot, 2006a, 2006b), mais notre recherche porte sur l’analyse des discours qu’ont les enseignants-chercheurs portent sur leur activité à partir de ce qu’ils en disent. Nous avons cherché à saisir à travers leurs propos, ce qu’ils mettent en jeu, dans l’accomplissement de leur travail. De notre analyse des discours émerge une série de grands ensembles catégoriels. Par la suite, ces ensembles ont été mis en relation dans une tentative de théorisation.

2. Analyse du discours des enseignants-chercheurs : représentations et vécu de l’activité professionnelle

2.1 L’activité des universitaires : la face cachée de l’iceberg

Un premier ensemble de dires concerne les discours portant spécifiquement sur les tâches des enseignants chercheurs du supérieur. Si du terme « enseignant-chercheur » peuvent se dégager les deux principales missions de ces derniers : l’enseignement et la recherche, il y a pourtant « trois choses », comme l’exprime un professeur en lettres (EC2)[4] : « de l’enseignement, de la recherche et de l’administration ». L’activité des universitaires peut être répartie selon ces trois pôles de missions.

En substance et pour reprendre l’expression d’un autre enseignant-chercheur, il existe, au coeur de l’activité des enseignants-chercheurs, une « partie émergée » et une « partie immergée » (EC13, professeur en lettres). Cette partie moins visible, « immergée », renvoie à un certain nombre de tâches dont les universitaires ont la charge, qui n’apparaissent pas explicitement dans la présentation des missions, mais qui leur sont concomitantes. Ces missions ont notamment été définies par le décret du 6 juin 1984 modifié. Parmi l’ensemble des missions, seuls les services d’enseignement sont quantifiés en volume horaire. La durée légale du travail des enseignants-chercheurs prévue par le décret du 6 juin 1984 modifié est de 1607 heures par an au même titre que les autres fonctionnaires. Les universitaires effectuent 128 heures de cours ou toute autre combinaison équivalente en travaux dirigés ou travaux pratiques, selon l’article 7 du dit décret. Quant aux missions, elles comprennent, entre autres, selon l’article 3 du décret :

  • la participation à l’élaboration et la transmission de connaissances en formation initiale et continue ainsi que la direction, le conseil et l’orientation des étudiants et contribuent à leur insertion professionnelle ;

  • l’organisation des enseignements au sein d’équipes pédagogiques en liaison avec les milieux professionnels, ils établissent à cet effet une coopération avec les entreprises publiques ou privées ;

  • le développement de la recherche fondamentale, appliquée, pédagogique ou technologique et la valorisation des résultats, en lien avec les organismes de recherche et les secteurs sociaux et économiques ;

  • la collaboration à la diffusion de la culture et de l’information scientifique et technique, ils assurent la conservation et l’enrichissement des collections des établissements et les enseignants-chercheurs peuvent se voir confier des missions de coopération internationale ; la participation aux jurys d’examen et de concours et aux instances prévues par les textes.

L’ensemble des tâches ainsi décrites par les universitaires peuvent être en lien avec les missions d’enseignement, de recherche ou de valorisation de celles-ci. Par exemple et de manière non exhaustive, il peut s’agir de préparer des dossiers en vue d’obtenir du matériel nécessaire à la conduite d’expérimentations de recherche, de participer aux réunions pédagogiques, d’organiser des soutenances de mémoires, de participer à des jurys d’examen ou de participer aux diverses commissions qui font vivre un département ou une faculté. Un référentiel national d’équivalences horaires a été établi 2009. Il vise à répertorier et quantifier le volume horaire d’un certain nombre d’activités entourant les missions de recherche et d’enseignement.

Par ailleurs, si les discours recueillis nous permettent de certifier de l’intérêt porté par les universitaires à la diversité de l’activité : « je cumule beaucoup d’activités et ça, c’est ça qui est aussi intéressant » (EC24, professeure en lettres) ou encore « oui j’aime bien la diversification du travail, que ce soit de chercheure, je dirais directeur de recherche et en plus celle de professeure qui se rajoute dessus » (EC12, professeure en sciences), la densité, créée par le cumul important de tâches est aussi source de complexité : « c’est dense, c’est complexe, je passe du coq à l’âne » (ibid.). En somme et pour reprendre les propos d’un enseignant-chercheur, la « partie immergée » de leur activité, peu visible, apparaît « beaucoup plus importante que la partie émergée » (ibid.). Le ressenti des universitaires vis-à-vis de l’étendue de cette partie moins visible de leur activité constituera notre prochain point.

2.2 Les universitaires sujets aux tensions et aux insatisfactions

La diversité de l’activité, sa densité également, appréciée par certains apparaît aussi décriée par d’autres. Au cours d’un entretien mené avec un professeur en sciences (EC6), c’est avec une intensité croissante que cet universitaire exprime son insatisfaction, désignant les tâches administratives. Il évoque maintes fois des « charges » (8)[5] administratives qu’il a eues à « assumer » (2), « sur le dos » (2), particulièrement lors de son passage au professorat. Selon lui, ces charges « pèsent très lourd, elles pèsent énormément, et ça, c’est énorme ». Elles représentèrent « un frein », « un problème » pour mener à bien ses recherches durant les premières années de son professorat. Cet universitaire désigne le statut même des professeurs des universités comme une fonction à qui il incombe « de tout faire ». Un autre professeur en sciences (EC5) définit ce qui appartient au domaine de l’administration comme « l’ensemble des commissions, les thèses, les rapports de thèse, jurys, rapports… comptes-rendus… (soupir) ». Il s’exclame : « ça, c’est vraiment du presse-citron, quoi ! ».

De manière particulière, quel que soit le statut de l’enseignant-chercheur, sa discipline d’appartenance, son établissement de rattachement ou son sexe, la durée et la gestion du temps de travail sont au centre de ses préoccupations. Cette dernière apparaît « très difficile » (EC8, maître de conférences en lettres). Pour reprendre quelques formules énoncées : « la vie d’un universitaire, contrairement à ce que les gens… les instituteurs… quelques fois… croient, n’est pas six heures de cours par semaine… » (EC19, professeur en lettres) ou «  le trente-cinq heures il marche peut être pour l’enseignement, mais pas pour la recherche » (EC16, maîtresse de conférences en sciences), le temps consacré au travail des enseignants-chercheurs apparaît conséquent, malgré l’investissement important que beaucoup relatent : « même si j’essaye de travailler beaucoup le soir et le week-end, au bout d’un moment, les journées n’ont que vingt-quatre heures… » (EC25, maîtresse de conférences en sciences). De même, la gestion des espaces de travail semble tout aussi problématique. Entre ceux qui n’ont pas de bureau, même collectif, qui n’ont pas accès totalement libre aux locaux, qui possèdent peu ou prou de moyens matériels ou financiers pour effectuer leurs missions, ceux dont le domicile se situe à des centaines de kilomètres de leur université, ou ceux qui travaillent à la paillasse, ou dans des bibliothèques, nous observons la prégnance d’un éclatement spatial et temporel à l’origine de tensions.

Au cours de nos entretiens, les enseignants-chercheurs décrivent une charge de travail administratif particulièrement dense. Cette dernière peut même être vécue comme « le problème » (EC18, professeure en lettres) à l’origine des difficultés relatées par les enseignants-chercheurs. Selon les universitaires, les tâches administratives revêtent un caractère « chronophage » tel qu’elles « empiètent énormément sur le travail de recherche », pour reprendre les termes d’un professeur en sciences (EC5). Selon un autre professeur en lettres (EC13), ses responsabilités amènent « trop » (4) de réunions : « c’est-à-dire ça demande du temps, de l’énergie, on fait peu ou pas de recherche, etc., c’est difficile, c’est pour ça qu’il n’y a pas grand monde qui veut le faire ». Les tâches dites administratives semblent accaparer une grande partie du temps des enseignants-chercheurs et notamment celui qui pourrait être consacré à la recherche. En outre, les universitaires rencontrés témoignent d’un accroissement des responsabilités liées à la gestion de la recherche et des tâches associées au fil des années. Les universitaires évoquent également des délais administratifs de plus en plus courts, où assumer l’ensemble des tâches devient « pesant », pour reprendre le terme d’une professeure en sciences (EC14), allant jusqu’à faire naître un sentiment de submersion, « y a des moments où on y arrive plus » témoigne-t-elle. Finalement, la gestion des différentes missions semble particulièrement ardue. Il s’agit « d’arriver à partager son temps entre différents dossiers » pour reprendre l’expression d’une professeure en lettres (EC18).

Ce que les universitaires semblent vivre difficilement, c’est l’éclatement de l’activité et l’augmentation des tâches à effectuer dans des délais de plus en plus courts. Notre analyse rejoint les résultats d’autres travaux sur le travail des enseignants-chercheurs. En 2002, Marie-Françoise Fave-Bonnet évoquait déjà le difficile morcellement entre des priorités diverses. Comme le rappelle Emmanuelle Annoot (2011, p. 231) : « […] les enseignants chercheurs ont toujours dû mener de front des activités d’enseignement et de recherche, ce qui suppose une gestion compliquée des temps, des lieux et la capacité d’articuler des tâches, des compétences, des intérêts hétérogènes, ressentis parfois comme incompatibles ». Nos entretiens révèlent également que les universitaires ont aujourd’hui le sentiment de « ne plus avoir le temps de faire de la recherche », ce dernier étant largement occupé par l’organisation de celle-ci. (Dahan & Mangematin, 2010). L’inflation de ce « travail invisible » (Losego, 2004) va de pair avec un « renversement de la table des valeurs académiques » (Faure & Soulié, 2005) que les réformes qui se sont succédé ces dernières années ont introduit. Faure et Soulié (2006) dénoncent même une « crise de l’éthos académique », allant jusqu’à considérer la fin du métier d’enseignant-chercheur (Faure, Soulié, & Millet, 2008). Marie-Françoise Fave-Bonnet l’exprimait déjà il y a une dizaine d’années : « on peut se demander s’il ne s’agit pas d’une crise du modèle sur lequel s’est construite l’Université française, et qui est aujourd’hui en train d’éclater » (2002, p. 36).

Plus récemment Carole Drucker-Godard et al. (2013) dans leur travail sur le ressenti des enseignants-chercheurs avancent l’idée que les réformes du système universitaire participent à l’émergence de nouvelles valeurs de travail. D’après leur enquête, les universitaires, même s’ils sont « […] globalement satisfaits de leur métier et impliqués au sein de leur institution […] expriment également des insatisfactions voire un mal-être. Une source de ce malaise peut être trouvée dans l’évolution des valeurs associées à l’exercice de cette profession. Ainsi, il existe un conflit entre des valeurs d’adhésion initiale (liberté, indépendance, autonomie, service public) et l’émergence de nouvelles valeurs […] (productivité scientifique, efficacité, efficience, individualisation de la carrière, équité et non-égalité de traitement et d’estime) » (Drucker-Godard et al., 2013, p. 17). Ce conflit de valeurs apparaît clairement au sein de notre corpus d’entretiens, tout comme le « malaise » qui pourrait en être issu. La question du sens accordé au travail apparaît.

3. Reconfigurations identitaires chez les enseignants-chercheurs

3.1 Des conflits de valeurs au questionnement identitaire

La constante négociation entre des priorités variées et la surcharge de travail ressentie met à mal la disponibilité temporelle des universitaires, alors érigée en enjeu, en témoignent les nombreux discours portant sur une insatisfaction liée au temps de travail dans nos entretiens. Le stress engendré et le malaise ressentis sont en partie liés à cet enjeu de la disponibilité et à des conflits de valeurs émergents. Plus récemment, Luc Bonneville (2014) analysant les pressions vécues et décrites par des enseignants d’une université canadienne, estime que « la multiplication des contraintes, tensions et pressions chroniques en milieu de travail […] seraient les résultats d’une transformation en profondeur de ses différents modes d’organisation » (p. 197). Ces transformations, dont les effets concrets se lisent dans l’augmentation des missions et l’accroissement du travail bureaucratique, trouvent leur origine dans le passage à une société dite « hypermoderne », qui aurait pour conséquence d’inciter les enseignants-chercheurs à entrer dans une logique de dépassement et de surpassement de soi (ibid., p. 199). Le malaise exprimé par les universitaires vis-à-vis de leurs conditions de travail, dont l’origine peut se trouver dans les mutations institutionnelles ayant eu cours ces dernières années, nous pousse à un questionnement sur les transformations identitaires du métier. Les glissements opérés au coeur de l’activité ne seraient-ils pas à l’origine de glissements plus profonds, identitaires ? La mise en place de nouvelles normes (autonomie budgétaire, incitations fortes à la publication, offre de formation davantage construite sur un mode utilitariste et orientée vers le monde économique) tend à redéfinir l’université. Qu’en est-il de ses enseignants-chercheurs qui se trouvent confrontés à des logiques managériales fortement éloignées de la culture académique de référence ? Pour reprendre les propos d’Emmanuelle Annoot (2011, p. 227), nous faut-il « redéfinir les dimensions du métier d’enseignant chercheur » ? Dans un dernier point, à partir du discours des universitaires, nous souhaiterions saisir comment ces derniers se situent vis-à-vis de ce questionnement identitaire.

3.2 Du questionnement identitaire au besoin de reconnaissance : le poids des logiques de justification

L’analyse du discours fait ressortir un vécu sous tensions que nous nous interprétons comme un signe visible de conflit de valeurs sous-jacentes. Ces valeurs sont constitutives de l’identité professionnelle de l’enseignant-chercheur. Or, tout conflit de valeurs n’aboutit pas à une remise en question de l’identité des enseignants-chercheurs et une transformation identitaire. Le questionnement de l’identité invite à distinguer deux formes identitaires en tension : le soi actuel et le soi idéal (Charlier, Nizet, & Van Dann, 2006). Ceux-ci sont en conflit à mesure que leur éloignement est vécu par le sujet comme une situation injuste. Le questionnement identitaire comme marqueur des différents « soi » (De Lavergne, 2007) est conditionné par l’existence de conflits de valeurs qui ne serait pas vécus comme justes. Ce qui est représenté comme juste procède à la fois d’un besoin de justification (trouver des raisons valables) et de reconnaissance de ce qui est jugé comme juste. La reconnaissance passant aussi par la confrontation au regard d’autrui sur soi, les conflits de valeurs prennent corps dans des désaccords entre personnes dans la recherche de ce qui est juste.

Tout se passe comme si la pression normative croissante relative aux résultats (effectifs d’étudiants, publication, responsabilités) ne trouvait en écho dans le discours des enseignants-chercheurs qu’une plainte concernant les tâches administratives. L’analyse du discours des enseignants-chercheurs sur leur propre activité ne fait pas ressortir une opposition entre les moyens nécessaires à la réalisation des activités d’une part et les résultats produits par lesdites activités d’autre part. La logique de résultat (recherche d’efficacité en termes de réussite et insertion des étudiants, de production scientifique, de direction administrative) est pratiquement absente du discours des enseignants-chercheurs sur leur activité. Le discours des enseignants-chercheurs, en soulignant l’importance et l’augmentation des tâches invisibles ainsi que les contraintes afférentes à l’espace et au temps, renvoie à une indigence de moyens. Comment assumer cette nouvelle situation qui ne va pas sans dire pour les enseignants-chercheurs, mais dont les instances institutionnelles ne semblent se préoccuper ?

Cette centration des discours des enseignants-chercheurs sur une logique de moyens peut être liée à un besoin de se justifier aux yeux des autres en vue d’obtenir une reconnaissance, qu’elle soit symbolique ou réelle. Ce besoin de reconnaissance de nature affectif, social, cognitif ou matériel invite à interroger les valeurs qui le sous-tendent. Une des valeurs qui ressort des discours est la recherche de situations justes. La justification aboutit à exprimer l’appartenance à un principe, qualifié de supérieur (Boltanski et Thévenot, 1991)[6], car c’est celui qui permet le mieux de dire pourquoi une situation est considérée comme juste par une personne. Les transformations identitaires que vivent les enseignants-chercheurs sont à la fois le siège de conflits de valeurs et l’identification à des principes supérieurs. Ceux-ci permettent de qualifier l’appartenance à des « cités ». Les enseignants-chercheurs appartenant à la fonction publique auraient comme mondes de références celui de la cité civique et celui de l’inspiration (Salmon, 2008), auxquels peuvent être associées les cités marchandes et de l’opinion (Eyraud, 2013). De ce fait, les principes de l’efficacité et de la concurrence constituent une transformation identitaire profonde des enseignants-chercheurs. Ils sont comme étrangers dans leur propre espace institutionnel. Une recherche ultérieure permettrait de préciser et compléter ces premières approches afin de comprendre les transformations identitaires en jeux pour cette profession.

Conclusion

En soulignant l’augmentation des activités « immergées » et l’éclatement spatio-temporel de leurs activités, les enseignants-chercheurs s’interrogent en réalité sur le coeur de leur métier et la logique d’évolution de leurs carrières. Le décret du 6 juin 1984 à travers l’article 3 renfermait des évolutions possibles qui ne semblaient pas troubler l’idée que les enseignants-chercheurs avaient alors de leur métier, menant de front, avec plus ou moins de sérénité, les deux grandes missions d’enseignement et de recherche. L’autonomie des universités et les compétitions qu’elles se livrent aujourd’hui à travers les classements divers font bouger les lignes : savoir monter un contrat de recherche et les collaborations nécessaires exige non seulement des connaissances disciplinaires, mais aussi juridiques, administratives et de négociation. Il ne suffit plus de savoir enseigner pour avoir des étudiants, il faut que le taux de réussite soit motivant et que le cursus puisse déboucher sur un diplôme qui ait des chances de déboucher sur un emploi… À cet égard l’augmentation des tâches administratives n’est qu’un indicateur de cette évolution du métier. En raccourci, pour financer la recherche il faut des contrats et pour l’enseignant il faut des étudiants et ni les contrats ni les étudiants ne sont acquis d’avance. Le coeur du métier a-t-il changé ? Faut-il apprendre à déléguer des missions, mais à qui ? Dans les faits, un professeur devient souvent progressivement spécialiste du montage de contrat ou de cursus de formation. Mais il doit sa légitimité d’enseignant-chercheur à ses recherches et à son enseignement même si pour faire de la recherche et assurer une formation il doit décrocher un contrat de recherche et assurer la réputation d’une formation. Est-ce que cela fait partie du coeur de métier où faut-il imaginer des services supports ? L’enseignant-chercheur sénior devient-il manager d’équipe et spécialiste en ingénierie de formation et en marketing ? Les profils de compétences ne seront pas les mêmes. Les mêmes questions se posent sans doute aussi dans les hôpitaux ou praticiens hospitaliers et professeurs de médecine qui croulent sous les tâches administratives aux dépens des fonctions de soin et de recherche. L’analyse des activités contribue à la prise de conscience de ces contraintes sous-estimées, source de mal-être et de conflits de valeurs. Nous pensons que ce n’est qu’à travers leur mise à jour et leur mise en mots que les difficultés peuvent être traitées.