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Ainsi que le sous-titre de l’ouvrage l’indique : « La pensée éthique de Bernard Williams », il s’agit d’une étude critique de la pensée du philosophe britannique récemment disparu. Plus précisément de sa philosophie pratique, à savoir de son éthique comme opposée à la morale. Cela déjà demande précision, car, comme on le sait, « éthique » et « morale » sont des termes dont il est impossible de connaître la signification tant que celui qui les emploie ne les a pas définis. Ainsi que l’auteur le précise, la morale, c’est la manière dont la Modernité a compris la tâche pratique de la philosophie, tâche exemplifiée de manière paradigmatique par le kantisme et l’utilitarisme, et dont le concept cardinal est l’impartialité — d’où le nom d’« impartialisme » qui lui est donné. Par opposition à cette manière de concevoir la philosophie pratique, Williams a proposé une conception éthique, laquelle se caractérise justement par le refus de l’impartialisme et s’incarne dans un « tournant subjectif ».
Par là, il faut entendre : mettre le sujet ou l’agent individuels au centre de la philosophie. Ce qui signifie plusieurs choses : d’abord, l’agent moral ne doit plus être conçu comme un être purement rationnel, mais il faut le prendre dans son épaisseur, ce qui implique une variabilité des exigences éthiques en fonction de la personne qu’est cet agent. Ensuite, on ne peut plus distinguer nettement « entre les considérations relevant de la validité d’un principe et les considérations concernant son acceptabilité pour les agents moraux » (p. 6). Enfin, le normatif et l’empirique se trouvent rapprochés ; la psychologie morale, en particulier, joue un rôle important pour comprendre les exigences éthiques. C’est à un examen critique de la validité de ce tournant qu’est consacré cet ouvrage.
À cet effet, l’auteur examine d’abord la thèse de Williams selon laquelle la moralité impartialiste représente une perte de sens pour la vie de l’individu et consiste même en un dérèglement de la vie éthique. Autrement dit, la moralité peut devenir un obstacle à la réalisation de soi (on observe ici, remarque l’auteur, l’influence de Nietzsche sur Williams). Cette thèse a de nombreuses ramifications, dont certaines ont été d’ailleurs directement abordées par les impartialistes : on connaît l’objection de Rawls contre l’utilitarisme, qui néglige la différence des personnes ; d’autre part, ils ont élaboré différentes réponses pour faire droit aux devoirs partiaux dus aux relations de proximité, en proposant des devoirs spéciaux ou en limitant la juridiction de la moralité. Mais, bien sûr, cela ne saurait satisfaire Williams, car il reste que pour un impartialiste, et en cas de conflit, la moralité doit toujours l’emporter sur les projets personnels.
Mais alors le tournant subjectif ne serait-il qu’une défense de l’égoïsme, la valorisation de l’intégrité personnelle, qu’une faiblesse pour soi, comme Smart l’a reproché ? Williams répond qu’il existe une différence fondamentale entre l’égoïsme et l’intégrité : cette dernière ne demande pas, elle exclut même, que l’on agisse pour préserver son intégrité ; simplement, l’homme intègre agit par intégrité, sans aucune référence à lui-même quant à ses motifs. Toutefois, cette réponse pose problème, relève l’auteur : si l’intégrité est une sorte de vertu, elle n’a pas de contenu en ce sens que n’importe quel genre de vie peut s’en réclamer, de celui qui est éthiquement le meilleur à celui qui est le pire ; or il est pour le moins bizarre qu’une théorie qui critique l’impartialisme pour son manque d’épaisseur recoure à une qualité elle-même sans épaisseur ! Cela dit, une telle épaisseur pourrait être conférée à l’éthique sans point de vue moral en faisant appel à une doctrine des vertus ou à une forme de perfectionnisme ; mais Williams s’y refuse. Selon l’auteur, cela a pour conséquence non pas de priver l’approche williamsienne de toute force sur le plan normatif — ce serait un simple retour à l’impartialisme et un refus de toute légitimité aux soucis du philosophe britannique —, mais de ne lui conférer qu’une normativité faible : l’éthique a une force normative, mais bien plus faible que celle de la morale impartiale, seule à même de régler nos moeurs en étendue et en profondeur.
Le reste de l’ouvrage s’attache à justifier la thèse de la normativité faible à l’occasion de l’examen des différentes parties et facettes de l’éthique sans point de vue moral. À cet effet, l’auteur examine d’abord ce qui, chez Williams, remplace l’universalité et l’impartialité, à savoir les raisons internes et la nécessité, ce qui implique la mise en avant du caractère et une appréciation différente de la responsabilité, puisque nous ne choisissons pas souverainement notre caractère. D’où encore le fait que la honte (liée à un défaut) prend le pas sur la culpabilité (liée à une faute), l’inévitabilité des conflits et le tragique de l’existence. Par là, relève l’auteur, Williams fait droit à une forme de normativité hétéronome, plus faible que la normativité autonome (p. 94). Ensuite, l’auteur aborde la pensée politique de Williams. C’est là un domaine où il paraît effectivement difficile d’abandonner l’exigence d’impartialité (et ici de neutralité), à moins de renoncer au libéralisme pour une forme de conservatisme, ce vers quoi une philosophie de l’intégrité semblerait incliner. La réponse de Williams est que le rejet de la réflexion impartialiste n’exclut pas l’attitude critique, mais seulement une critique qui se voudrait radicale et totale, car elle serait sans attache dans la vie éthique épaisse de la communauté politique. Toutefois, il ne faut pas oublier que l’illusion fondamentale du libéralisme est, comme celle de toute forme d’impartialisme, de vouloir nier le rôle que la nécessité et la fortune jouent dans notre vie et de penser qu’il est possible d’y substituer le règne sans partage de la justice. Mais sur ce point comme ailleurs, l’auteur soutient que, loin d’une opposition irréductible, c’est de deux sortes de normativité qu’il faut parler, l’une faible, l’autre forte. Enfin, le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré à la conséquence d’une conception éthique sans point de vue moral sur le rôle de la théorie en philosophie pratique qui, on s’en doute, va se voir réduit. L’auteur conclut alors son étude en relevant qu’il est faux que la conception de Williams « débouche sur un nouvel individualisme, romantique, libéral ou nietzschéen. Elle conduit plutôt à l’adoption d’une perspective prudente, sceptique et parfois tragique vis-à-vis du souci d’une vie individuelle sensée » (p. 170).
On saluera dans cet ouvrage la première étude fouillée sur la philosophie pratique de Williams en langue française, complétée en outre par une bibliographie complète des oeuvres du philosophe britannique. On appréciera encore l’effort de l’auteur pour rendre justice à la complexité et à l’évolution de la pensée de Williams. Mais il est clair que cela n’est pas fait d’un point de vue neutre — en admettant qu’un tel point de vue puisse exister, qui d’ailleurs contredirait toute l’approche williamsienne — : concéder au point de vue subjectif en éthique une normativité faible, c’est en effet ipso facto considérer qu’il est insuffisant pour nous donner une vision d’ensemble de l’éthique et, qui plus est, le subordonner au point de vue objectif et impartialiste, tout en lui reconnaissant, certes, une part de vérité, ce qu’un impartialiste strict se refuserait sans doute à faire (on pense à Habermas ou à Smart). Or il est évident que Williams ne saurait accepter une telle lecture : pour lui, le point de vue impartialiste n’est pas autre et plus fort, il est erroné et néfaste. Un exemple : l’auteur note que, du point de vue éthique, « la constitution et l’évaluation du caractère, si elles dépendent ainsi de la chance, laissent les agents avec une identité incertaine du point de vue normatif » (p. 76) ; sa position est alors que cette identité est insuffisante. Cela, Williams ne saurait le concéder : pour lui, notre identité est effectivement incertaine, et il n’est pas question de la rendre suffisante en faisant appel à des considérations qui, loin de la rendre telle, vont plutôt l’aliéner. Bref, l’auteur veut concilier ce qui, pour le philosophe britannique, ne peut l’être (on observe encore la même attitude lorsqu’il est question de la critique politique, p. 112), mais c’est bien la solution qu’un impartialiste ouvert se doit de proposer.