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L’ouvrage de Sandrine Roux s’intéresse au caractère persistant des problèmes philosophiques fondamentaux soulevés par les théories dualistes classiques (depuis Descartes) relativement aux deux phénomènes d’interaction psychophysique que sont les mouvements volontaires et les sensations. Cette étude, conduite au travers de nombreux va-et-vient entre la tradition cartésienne et quelques philosophes contemporains, accorde à Descartes un double rôle. Il est premièrement celui qui a introduit l’explication des deux phénomènes susmentionnés comme relevant d’un seul et même problème. Mais il est plus fondamentalement encore celui dont le fond de la pensée demeure indépassable : solutions critiques et continuatrices, classiques et contemporaines, toutes malgré leurs origines cartésiennes sont dépeintes comme demeurant néanmoins en reste par rapport à ce que Descartes cherchait à préserver, c’est-à-dire le caractère irréductible de l’union psychophysique dont le « vrai homme » fait l’expérience intime. Mais l’objectif principal de S. Roux n’est pas de restituer la pensée de celui-ci et de corriger les seconds. Suivant une méthode « transhistorique », l’auteure veut surtout montrer que les débats classiques et contemporains sur l’interaction psychophysique sont traversés, depuis Descartes, d’inépuisables difficultés parallèles et qu’une solution cartésienne à ces difficultés est possible. Cette perspective explique pourquoi S. Roux est moins intéressée par la chronologie des arguments que par la « pertinence philosophique » des positions défendues par Descartes, Élisabeth, Arnauld, La Forge, Cordemoy, Geulincx et Malebranche, sans oublier Jaegwon Kim, Arthur C. Danto et Alvin I. Goldman, relativement à l’explication des « énigmes fondamentales » du mouvement volontaire et de la sensation.
L’ouvrage se compose de trois parties, chacune consacrée à un problème distinct, respectivement celui de « la communication du mouvement », de « la connaissance du mouvement » et de « l’épreuve du mouvement ». Les deux premières concernent l’action volontaire, alors que la dernière est réservée à la question de la sensation.
La première partie de l’ouvrage porte sur les problèmes causaux qui accompagnent les interprétations dualistes du problème de l’interaction psychophysique. S. Roux oppose d’abord deux façons de penser le problème cartésien de la communication du mouvement esprit-corps dans cette perspective. La première, qui sert de repoussoir, situe le problème sur le plan de l’hétérogénéité des substances spirituelles et corporelles : comment est-il possible de concevoir une efficacité causale de l’esprit (immatériel) sur le corps (matériel) et vice versa, puisque ces deux substances sont si radicalement disproportionnées ? Ce point de départ de la réflexion est le premier auquel Descartes dut répondre de son vivant. En revanche, souligne S. Roux, là ne semble pas avoir été, ni pour Descartes ni pour certains de ses successeurs immédiats (La Forge, Cordemoy), la source du véritable problème. Descartes considérait bien au contraire avoir levé cette difficulté en faisant de l’« union » une « notion primitive », première par rapport à la distinction des substances. S. Roux laisse de côté cette solution, et prend au sérieux le problème philosophique réel souligné par les objecteurs et critiques de Descartes. Et ici, comme dans le reste de l’ouvrage, ce crédit philosophique accordé aux critiques classiques s’ouvre sur une réactualisation. Les objections du philosophe américain Jaegwon Kim à l’endroit de la possibilité d’admettre l’existence d’une causalité mentale distincte de la causalité physique recoupe non seulement certaines objections posées à Descartes en son propre temps, mais permettent également de clarifier la nature du problème cartésien du dualisme.
En distinguant trois conceptions différentes de la causalité (« productive/générative », « régulariste/nomologique » et « contrefactuelle »), les arguments causaux contre le dualisme développés par J. Kim montrent qu’on se trouvera toujours en défaut d’un principe légitime de sélection et de discrimination permettant de distinguer la causalité mentale, au sens fort où l’entendait Descartes, d’une simple synchronicité. C’est pourquoi J. Kim abandonne l’idée d’une causalité mentale distincte de la causalité physique dans sa propre philosophie. La difficulté du dualisme cartésien reposerait, selon J. Kim, ultimement sur l’impossibilité de concevoir toute relation de causalité sans recours à la notion d’espace. S. Roux s’intéresse aux arguments de J. Kim, plus particulièrement à l’argument du couplage, lequel a pour objectif de montrer que l’esprit ne peut être pensé séparément du corps que comme une substance causalement isolée, tant des corps que des autres esprits. S. Roux insiste sur le fait que ce problème paraît impliqué par les principes même de Descartes. En effet, chez Descartes, le principe de l’impénétrabilité des corps peut rendre raison de l’efficacité causale du choc dans l’ordre de l’étendue, mais on ne peut identifier inversement dans l’ordre de la pensée ce que serait l’équivalent de ce principe. Ce qui conduit S. Roux à défendre que si le problème de l’interaction psychophysique chez Descartes devait être formulé dans une perspective dualiste, ce problème n’aurait rien à voir avec l’hétérogénéité des deux substances en rapport ni avec leur union, mais tout à voir avec l’enjeu d’une inefficacité causale de l’esprit.
Toujours dans la première partie, S. Roux s’applique ensuite à montrer que la prise en charge du problème du dualisme cartésien par J. Kim (pour qui le problème a tout à voir avec la causalité mentale) est en étroite opposition avec la prise en charge dont elle a été l’objet chez les cartésiens de deuxième génération que sont La Forge et Cordemoy. Pour ces derniers, c’est à l’inverse un préjugé sur la concevabilité d’une causalité strictement physique qui est au coeur du problème de l’interaction psychophysique. Ceux-ci défendaient que, sans recours à une puissance infinie et immatérielle (Dieu), toute notion d’interaction causale, y compris strictement corporelle, est inintelligible. Ainsi, « il n’est pas plus difficile de concevoir l’action de l’âme sur le corps, ou celle du corps sur l’âme, que l’action d’un corps sur un autre corps » (Cordemoy, Six discours), parce que toutes trois renvoient à une seule et même cause universelle. Ces développements intéressent S. Roux parce qu’ils ont en commun avec celui de J. Kim de prendre au sérieux la question du dualisme cartésien sans pour autant avoir recours à la notion cartésienne de l’« union », mais qu’ils parviennent à des conclusions contraires. S. Roux reproduit et analyse leurs arguments principaux et s’oppose à Daniel Garber sur la question de savoir si Descartes aurait lui-même pu adopter la solution occasionnaliste. Ce développement est aussi l’occasion pour S. Roux de préciser ce qui distingue les positions de La Forge et de Cordemoy, souvent assimilés l’une à l’autre dans la littérature. Sur le caractère nouveau de ses analyses, on consultera la préface fort éclairante de Steven Nadler.
La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse à l’interaction psychophysique en prenant au sérieux la solution cartésienne d’une union substantielle de l’âme et du corps dans le « vrai homme », laissée de côté par les analyses précédentes. Elle est consacrée aux problèmes du « défaut de connaissance », soulignés principalement par Arnauld, Geulincx et Malebranche. Ce problème consiste, dans la version d’Arnauld, en ce qu’il paraît inadmissible que l’âme ait la force de mouvoir quelque membre du corps tout en se définissant comme une substance pensante (ce qui implique qu’elle soit consciente de ses pensées), car l’âme ne connaît pas clairement et distinctement le quomodo de l’influx des esprits animaux dans les nerfs. Faudrait-il admettre que l’âme opère la machine du corps inconsciemment, et donc que l’âme soit obscure à elle-même (ce qui implique qu’on ne puisse la distinguer radicalement du corps, car nous n’en pouvons avoir une notion complète) ? Ou faudrait-il plutôt admettre que son pouvoir causal est nul, et donc que tous les mouvements du corps que l’on appelle « volontaires » suivent en fait de la seule disposition des organes ? Ces questions, auxquelles S. Roux accorde un crédit, la conduisent à aborder de front le potentiel explicatif de la notion cartésienne de la notion primitive de l’union et à la défendre contre les objections d’Arnauld, et ensuite contre celles de Malebranche. Pour S. Roux, l’erreur d’Arnauld consisterait en ce qu’il entretient des attentes illégitimes à l’endroit de l’âme considérée comme unie au corps. Il confond, en somme, l’âme seule et l’âme unie au corps. L’âme considérée seule peut légitimement ignorer ce qui concerne les mouvements du corps exclusivement. La connaissance de ce qui lui appartient exclusivement, à savoir ses « volitions », indépendamment des mouvements qui s’en suivent, ne lui fait pas défaut. Considérée cette fois comme unie au corps, l’âme n’est pas non plus en défaut de la connaissance de cette union, car la connaissance de l’union est elle-même une condition de possibilité de cette volition de mouvoir les membres du corps propre. Et que cette connaissance soit obscure et confuse ne signifie pas que l’âme, considérée seule, soit obscure et confuse à elle-même. S. Roux rend ainsi raison des deux propriétés de l’âme énoncées par Descartes à Élisabeth : la chose pensante est notion complète de l’âme seule, et la force de mouvoir le corps une notion tout aussi complète, quoique confuse, de l’âme considérée dans son union.
Dans un deuxième temps, S. Roux montre que ce dernier point accordé trouverait néanmoins des objections légitimes chez Malebranche. Celui-ci défend que la relation de causalité psychophysique supposément éprouvée est une conjecture illégitime : elle n’est pas conçue. Elle n’est d’ailleurs pas dissemblable de l’effet d’une « succession constante ». La réponse occasionaliste de Malebranche au problème de la causalité psychophysique, qui revient à nier tout pouvoir causal au corps et à l’âme pour tout donner à Dieu, est bien connue. Or S. Roux montre que la conception du mouvement corporel supposée par la position de Malebranche n’est pas celle de Descartes. Cette différence entraine un désaccord de fond sur ce qu’est la relation corps-esprit en question. Le recours à la philosophie de l’action contemporaine est ici d’un recours essentiel. En effet, la distinction, problématisée par A. M. Danto et A. I. Goldman, entre « action basique » (action ne nécessitant aucune connaissance préalable et dont l’unité n’admet aucune décomposition) et « action non basique » (action nécessitant une connaissance préalable et pouvant être décomposée en ses moments constitutifs), permet à S. Roux de souligner la correspondance de la première avec la notion primitive de l’union cartésienne. La force de l’argument du « défaut de connaissance » de Malebranche reposerait en somme sur une conception de l’action selon laquelle il faut toujours savoir faire ce qu’il faut faire pour faire x pour faire x. Seul Dieu pourrait donc mettre fin à la régression à l’infini que cette conception implique. L’image du pilote dans son navire, empruntée à Danto et à La Forge, sert alors de modèle d’action à S. Roux lorsqu’elle explicite ce qui fait la différence entre Malebranche et Descartes. Le dernier reconnaîtrait sans doute que pour manier le vaisseau, le pilote doit d’abord savoir manier le vaisseau et savoir manier son bras, mais il défendrait que le maniement du bras en lui-même s’effectue dans une unité irréductible et première. Pour S. Roux, l’idée cartésienne de l’union aurait ainsi le mérite de rendre compte de cette différence et de pallier le problème de la régression à l’infini posé par Malebranche : en accordant l’irréductibilité à l’union, Descartes permet à celle-ci d’occuper l’espace causal qui ne peut être occupé que par Dieu chez Malebranche. Elle aurait donc aussi l’avantage, en pensant l’unité esprit-corps, de ne laisser aucun vide entre l’âme et le corps à expliquer, comme c’est le cas chez Malebranche.
La troisième et dernière partie de l’ouvrage est consacrée au problème de la sensation, c’est-à-dire de l’action du corps sur l’âme négligée dans les deux parties précédentes. Elle vise à répondre une fois pour toute à l’argument du couplage de J. Kim développé au début de la première partie. Toute cette partie consiste en une démonstration particulière : qu’un recours à la notion cartésienne de l’union permet de déjouer les conclusions de J. Kim à l’endroit d’une nécessaire réduction du mental au physique. L’expérience de pensée d’une synchronicité entre deux individus, qui servait à montrer dans la première partie l’impossibilité d’établir une relation de couplage entre les bonnes causes et les bons effets sans référence à un cadre spatial, est remise en question dans la perspective de la relation corps-esprit. Plutôt que de conclure que le physicalisme seul peut rendre compte de l’interaction psychophysique, S. Roux montre que le problème souligné par J. Kim ne s’applique qu’à l’explication du mouvement volontaire dans une perspective cartésienne. La notion cartésienne de l’union, laquelle avait pour lui surtout pour objectif de rendre compte du phénomène de la sensation, permet en fait d’opérer la discrimination causale demandée par J. Kim sans recours à la notion d’espace. Lorsque c’est mon bras qui est piqué, et non celui d’un autre, le sentiment de douleur est immédiatement localisé dans mon bras. L’union intime de l’âme et du corps permet ainsi de montrer que le coeur du problème du couplage de J. Kim ne s’applique pas à l’« homme complet », qui est par ailleurs à distinguer le l’être angélique : le premier, disposant d’un « corps propre », distingue par le caractère localisé de ses sentiments les bonnes causes des bons effets. L’être angélique, comme un pilote dans son navire, parce qu’il n’a pas ce rapport intime à son corps, ne peut opérer cette discrimination. L’ouvrage se clôt sur une réflexion d’ensemble sur ce que le physicalisme a donc manqué par rapport à Descartes : que le corps sentant (humain) est irréductible aux corps en général. Cette conclusion s’appuie sur un survol des différents problèmes auxquels se butent les positions physicalistes lorsqu’elles traitent des questions épineuses de la conscience phénoménale et des qualia. « L’effet que cela fait » correspondant à tel phénomène physique localisable serait en définitive toujours néanmoins irréductible au physique. Le mérite devant être accordé à Descartes et à son concept d’union serait donc d’avoir pressenti l’irréductibilité d’un vécu primitif humain, inexplicable et inanalysable en sa totalité, laissant sur son passage une empreinte indélébile.