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Qu’advient-il lorsque d’un théâtre comme espace où règne la vision, l’on se tourne vers une scène qui se méfie de la tentation spéculaire? Un théâtre qui résiste à l’oeil, peut-être, pour avancer d’autres voir que celui, primaire, de l’organe dont on dit qu’il constitue le miroir de l’âme... Ce sont les dramaturgies de l’absence et de l’évanescence des images que s’attarde à analyser Élisabeth Angel-Perez dans Le théâtre de l’oblitération : essai sur la voix photogénique dans le théâtre britannique contemporain, paru en décembre 2022 aux Sorbonne Université Presses. Explorant le paysage dramaturgique britannique depuis la Seconde Guerre mondiale, Angel-Perez y poursuit une réflexion apparentée à celle de son précédent ouvrage sur les dramaturgies du traumatisme[1]. Impossible, en effet, de ne pas souligner la filiation entre ces deux textes, qui articulent des perspectives jumelles décrivant les horizons poétiques et esthétiques d’un art de la présence quand à celle-ci se substitue une absence dont on ne cesse de marteler la signifiance. C’est que l’oblitération est difficilement dissociable de l’imaginaire traumatique, chacune des dramaturgies abordées étant décrite, à un moment ou à un autre, comme disposant d’une dimension traumatique.

Ici, les jeux de tension entre présence et absence agissent principalement au niveau de la vue qui, comme le rappelle Angel-Perez, apparaît comme le coeur historique des pratiques théâtrales : « Si le noir est par nature immersif, le théâtre, on le sait, se construit autour de la vue (théa, en grec), et le spectateur vient au théâtre mu par une pulsion scopique qu’il sait d’avance devoir être assouvie. Or […] que se passe-t-il quand précisément la pulsion scopique est niée ou pour le moins frustrée? » (30) Fondant sa définition de l’oblitération sur une série d’entretiens du philosophe Emmanuel Levinas avec le sculpteur Sacha Sosno, Élisabeth Angel-Perez avance que « l’oblitération – qui littéralement “raye la lettre” (ob-littera), efface, rature, plonge dans l’oubli – […] [est] destiné[e] à la fois “à biffer et dénoncer le scandaleux” et à “rendre sensible la part de non-sensible que recèle nécessairement le visage humain ou le corps humain[2]” » (11). Cette dualité de l’oblitération ancre les réflexions de la chercheuse dans une série de juxtapositions (en apparence contradictoires) structurant les dramaturgies contemporaines britanniques, qu’elle aborde dans une perspective dialectique. À cet égard, le sous-titre de l’ouvrage fait office d’inscription inaugurale.

Le photogénique, appliqué au contexte du théâtre de l’oblitération, désigne les multiples façons, au sein du texte dramatique ou de sa mise en scène, de faire advenir un sensible qui dépasse l’image. Ce concept, collé à la question de la voix, permet à Angel-Perez d’aborder les modalités d’énonciation des (im)personnages habitant les espaces dramatiques, mais plus largement d’évaluer comment certain·es praticien·nes optent pour des modes de représentation qui, en résistant à l’invitation d’une représentation qui s’inscrirait visuellement dans un rapport d’imitation fidèle du réel, deviennent des dramaturgies de la révélation, réorganisant les perceptions de la scène en faisant sentir quelque chose au-delà de la vue. C’est la richesse des nombreuses itérations d’un « ne pas montrer » (14) qui catalyse la pensée d’Angel-Perez. Par ailleurs, la langue employée dans ce texte semble faire en partie écho à son propos : rythmé par une multiplicité de formules oxymoriques, le langage est exploré poétiquement, parfois au détriment de la clarté du propos, plongeant en partie la pensée dans l’ombre.

D’emblée, deux dimensions de l’essai irriguant l’ensemble des réflexions d’Angel-Perez méritent d’être explicitées : d’une part, du point de vue des influences, les modes de représentation abordés sont souvent informés par le cinéma et la photographie et participent, dans les pratiques dont il est question, d’un déplacement quant à la place du visuel et du visible sur les scènes théâtrales, ainsi qu’au sein des textes. Avançant une perspective autre des possibilités des relations spéculaires entre le public et l’objet d’art, ces champs artistiques offrent aux dramaturges de nouvelles manières d’organiser les images scéniques, affectant en profondeur la structure des pièces. Par ailleurs, paradoxalement, le frottement des arts scéniques et visuels tend non pas à confirmer la primauté de l’image, mais à en saper les fondements, voire à en révéler les trahisons. D’autre part, il est impossible d’aborder la question du visible sans traiter des mises en scène des oeuvres : à maintes reprises, Angel-Perez intègre des images de représentations scéniques afin d’illustrer son propos, révélant comment, justement, ce dont il est question dans la parole est (ou n’est pas) rendu perceptible par l’organisation de l’espace scénique. Les références aux spectacles, omniprésentes, sont fondamentales. D’ailleurs, certaines oeuvres analysées n’ont pas été publiées sous forme de textes dramatiques, résultant plutôt de processus d’écriture scénique qui refusent au texte une place centrale.

L’ouvrage est divisé en quatre parties distinctes, chacune abordant une poignée de créateur·trices dont les pratiques manifestent une certaine cohérence quant au traitement des images : la méthode d’Angel-Perez prend les allures d’une série d’études de cas, chaque chapitre traitant d’une ou de deux oeuvres des auteur·trices qui y figurent. La première partie, intitulée « Mélanographie : l’oeuvre au noir », positionne Samuel Beckett (chapitre 1) comme à l’origine d’un « nouveau théâtre » (34) de l’oblitération : « Beckett est le premier à faire entrer le personnage dans la chambre obscure, avec comme en photographie, le dessein de le révéler[3] » (16). C’est que le théâtre beckettien – qu’on peut qualifier de dévolutif, car faisant progressivement disparaître les personnages, les récits – « en appelle à un autre faire-image, [qui] fait la part belle à l’obscur : il masque, il voile, il escamote, il contourne, il absente » (15-16). C’est sur le mode négatif que se constituent ses oeuvres, mode qu’explore Angel-Perez à partir du rapport de l’auteur au cinéma, particulièrement à travers le film Film (1964), qui condense le modus operandi beckettien : « C’est la recherche de ce “non-spécularisable” dans l’homme, ce non-spéculaire qui néanmoins “est”, qui motive Beckett dans le reste de sa quête : quête de l’image au-delà de l’image, de la voix au-delà du parlé » (39). Sa dramaturgie, donc, apparaît comme un doigt tendu vers l’extérieur du cadre de la caméra, comme une bouche ne disant la vérité qu’au moment où elle se tait.

L’autrice situe ensuite Edward Bond et Howard Barker (chapitre 2) dans la lignée du mouvement amorcé par Samuel Beckett, en observant comment l’accent mis sur l’obscurité dans leurs dramaturgies témoigne d’une mise en doute de la lumière. Chez Bond comme chez Barker s’opère un renversement de la philosophie des Lumières, qui unit voir et savoir. Celle-ci constitue le point de départ d’une hypervisibilité tyrannique (66), voire « fascisante » (74), qui caractérise nos sociétés où se multiplient les dispositifs de surveillance, de transparence et de contrôle. L’oeuvre de Bond nous montre que, même plongé·es dans les ténèbres, nous finissons toujours, après un moment d’acclimatation, par percevoir quelque chose : « Chez Bond, ce voir plus dépend d’une lumière qui ne se trouve pas dans ce qui est donné à voir, mais bien dans l’oeil de celui qui regarde » (70; souligné dans le texte). Bien que ces univers soient sombres, il ne s’agit pas d’un théâtre refusant toute lumière ou affirmant l’impossibilité de dire ou de faire, mais d’un théâtre des « lucioles », comme le décrit l’autrice à partir des idées développées par Georges Didi-Huberman dans Survivance des lucioles[4] : « [C]es mots que mobilise Bond, ce langage en miettes mais néanmoins qui “reste”, ce langage “malgré tout”, est à l’image de la luciole dans l’obscurité : témoin et âme d’une résistance » (68). La pénombre devient le moment du savoir, libéré des lumières tyranniques de l’hypervisibilité (66), et le retour à une humanité sensible. Quant à Barker, sa posture sur le pouvoir émancipateur du noir s’accomplit par l’acceptation de son côté mystérieux :

La pénombre, la nuit, l’obscur sont le milieu naturel de l’imagination dont Barker, en cela proche de Bond, prétend qu’elle est le seul prisme cognitif valide. Barker n’a que mépris pour un théâtre au grand jour dont l’objectif serait de faire la lumière sur un aspect donné de la vie sociale ou morale de nos concitoyens et de délivrer un message (72).

Informé, donc, d’une perspective explicitement politique sur les modalités du visible dans les cultures occidentales, l’art de Barker fait la promotion d’un théâtre réinstituant une véritable intimité dans une noirceur qui constituerait « le seul lieu de la pensée, et au final, le seul lieu de l’humain » (74). C’est pourquoi la figure de l’aveugle hante son oeuvre : la cécité spectacularisée, provoquant une mise en abyme du contrat spectatoriel traditionnel – le public voit des acteur·trices qui ne peuvent pas le voir en retour –, « peut aussi faire prendre conscience d’un autre voir et préparer au sevrage de l’image nécessaire pour entrer dans l’au-delà du visible » (74). La résistance à l’image va ici de pair avec une revalorisation de la dimension charnelle du discours : « C’est bien une langue désirante que Barker élabore, une langue qui jouit. […] L’image plastique, empêchée, entre en résistance. À son avènement, se substitue l’image aurale qui, en s’inscrivant sur l’autre scène, celle du fantasme, rend palpable la réalité du désir » (90). Ainsi, l’esthétique de la privation visuelle promet un surplus de sens(ualité), un débordement qui serait à même de reconduire la connexion à une humanité universelle.

Angel-Perez achève sa première partie avec les écritures « spectropoétiques », qui « donnent à voir le fantôme » (99). Party Time (1991) d’Harold Pinter inaugure les analyses du troisième chapitre, pièce tout entière articulée autour d’un disparu, un dénommé Jimmy, « le parangon de la victime littéralement oblitérée » (100). Contrairement à la perspective de Bond et Barker, la nuit appartient aux totalitarismes, qui provoquent « l’effacement des gêneurs et […] [une] cécité imposée à tous les autres » (104). Or, quand il est exploité comme tel sur scène, « le noir permet simultanément de dénoncer le processus d’invisibilisation et de lui tenir tête » (104). Au théâtre, l’apparition du spectre pointerait ainsi toujours du doigt le processus par lequel celui-ci a été rendu absent. Renvoyant parfois au surgissement d’un irrépressible fantasme inconscient, parfois à une hantise existentielle, le spectre invite à un déplacement dans la forme dramatique, provoquant le passage d’un temps linéaire à un temps détraqué et du réalisme à un onirisme « orphique » (99). Élisabeth Angel-Perez situe Jez Butterworth comme héritier d’Harold Pinter, les inscrivant tous deux dans une perspective au plus près de la « mission originelle du théâtre : ouvrir un espace où peut résonner la voix des morts et peut-être, plus encore, dire l’abysse à jamais béant de la perte » (109). C’est à partir de la dramaturgie de Butterworth qu’Angel-Perez entame une réflexion sur la relation entre la dualité visible-invisible et le trauma – qui occupe l’ensemble de la deuxième partie de l’ouvrage. Les personnages en série de The River (2012) de Butterworth, « interchangeables ou superposables, oblitère[nt] l’idée même de clôture : le tombeau est ouvert; la blessure, compulsivement, se répète » (109). Ces spectres n’apparaissent qu’en référence à une disparue qui est recherchée pendant toute la pièce par le protagoniste, la seule « femme réelle », pourrait-on dire, dont l’absence est manifestée par la multiplication de toutes celles qui ne sont pas elle. La scène s’institue ainsi perpétuellement en lieu d’un non-voir, ou alors d’un voir sans cesse détourné, l’espace où se matérialise les traces d’un invisible constitutif du Réel.

La deuxième partie, « Trouées et trauma : creuser le sensible », reprend des réflexions entamées dans Voyages au bout du possible, faisant à nouveau appel aux dramaturgies de Sarah Kane (chapitre 4) et de Martin Crimp (chapitre 6) comme des exemples de théâtres du traumatisme, auxquels s’ajoute le théâtre de debbie tucker green (chapitre 5). Plutôt que d’aborder la noirceur – une visibilité entravée –, il est question du vide – un espace où il n’y a rien à voir, ou plutôt un espace où l’on n’expose qu’une féroce résistance à la vue. Le traumatisme structurant ces pratiques théâtrales est assimilable à une énucléation, celle du public, auquel on refuse le primat de la vue… au profit, peut-être, d’autres formes d’attention et de sensibilité, ancrant du même mouvement le spectacle dans le politique.

Les procédés intervenant dans les dramaturgies abordées mettent en valeur ce qui se dérobe : c’est alors que jaillit plus précisément la question des voix. Au moment même où les corps qui structurent l’action dramatique sont invisibilisés, désindividualisés, ou n’existent tout simplement plus, leur parole se fait paradoxalement entendre. Ce mouvement rime souvent avec une dématérialisation de l’action, désormais tournée vers l’intérieur : Angel-Perez souligne cela chez Kane, dont l’écriture se détache progressivement de la représentation visuelle des tortures infligées au corps. Son théâtre « trou[e] la mimésis » (137) et constitue, de fait, une complète remise en question des formes théâtrales (à la fois textuelles et scéniques) en rénovant en profondeur le pouvoir des images. Les blessures d’abord exhibées sont retournées vers le texte, « sa structure, lacérée; sa syntaxe, démantelée, hoquetante, sérialisée […] : c’est le corps de la langue qui est torturé en lieu et place du corps de chair » (146). L’image visuelle disparaît, tout comme les récits linéaires et les personnages. Le point culminant de cette dramaturgie : la disparition du texte et la sémantisation du blanc sur la page (149). Cet évidement textuel final résulte d’un important déplacement esthétique : l’écoute prime alors sur un voir rendu caduc. C’est l’avènement de « l’image aurale » (90), fondamentale à l’ouvrage d’Angel-Perez, et qu’on pourrait définir comme une image intérieure provoquée par les frictions de la parole et de l’imaginaire du public, plus « réelle » que ce qui serait donné à voir.

Chez tucker green, dont le nom révèle une posture de refus des conventions, « le théâtre [est transporté] aux confins du rap, du slam et du spoken word et défini[t] un lyrisme heurté, à la fois réaliste et distancié, qui prend en charge le politique et le collectif à travers l’individu et ses drames » (153). Prenant à bras-le-corps les enjeux racistes et coloniaux, son oeuvre politise explicitement la question de l’oblitération. Angel-Perez décrit la posture de l’autrice en faisant référence à deux scènes de ear for eye (2018) où des parents enseignent à leur enfant comment répondre sans se mettre en danger à une interpellation policière toujours dangereuse : « admettre le Noir dans l’espace du visible, c’est entamer la totalité blanche. Aucun geste du corps noir n’est accepté. Toute tentative, provocatrice » (157). Le drame reflète les traumas perpétuellement infligés aux communautés noires. Leur oblitération réelle engendre, en ce qui a trait à l’esthétique théâtrale, des textes où certaines répliques ne doivent pas être dites, mais simplement « intentionnées » : mis entre parenthèses, les mots sur la page sont condamnés au silence, à l’instar de leurs locuteur·trices. C’est par le trou dans le langage, donc, que se manifeste le photogénique : l’injonction de ne pas raconter, de ne pas représenter donne à sentir, à partir des marges du vide, le trop-plein. L’autrice manifeste la primauté de l’expérience de l’événement en retirant le récit au public : « Il n’y a d’histoire que pour ceux qui la vivent » (161). Ses textes suivant généralement les proches d’une victime dont il·elles refusent d’énoncer le drame, la fonction du public n’y est pas cognitive mais purement émotive : sans connaître, il doit traverser « les lames de fond émotionnelles que sont la maltraitance, l’exploitation souvent sexuelle, le sida ou encore les crimes à l’arme blanche » (162). Le trauma aura oblitéré la parole victimaire au profit d’une autre, essentiellement polyphonique et chorale, renvoyant à sa dimension collective. Comme l’avance Angel-Perez, « [l]’ellipse, tant de l’événement traumatique que du personnage sur lequel il s’imprime, permet la labilité et met en place une poétique fondée sur la déprise identitaire et l’ouverture » (172). Les corps, blancs ou noirs, manifestent ainsi vocalement des caractéristiques qui tendent à effacer les processus d’assignation culturelle : toute la dramaturgie de tucker green met donc à distance les corps et les paroles, et participe au retrait du drame de la vue du public, tout en faisant de la scène un espace de partage et de critique.

Au sujet de la dramaturgie de Crimp, Angel-Perez souligne le passage de l’oblitération du drame à l’oblitération complète du personnage, s’accomplissant de manière explicite dans Attempts on Her Life (1997), oeuvre complètement vouée à une entité dont il s’agit d’explorer l’infinité des possibilités de son existence. Tantôt artiste, tantôt voiture, Anne subit une totale invisibilisation; elle n’est jamais représentée autrement que par la voix des autres, la sienne demeurant muette. Alors que chez tucker green la figure de la victime est toujours présente dans les marges de la parole des autres, chez Crimp elle est constamment (re)construite et (re)mise en pièces, scénario après scénario. Le texte empêche toute possibilité à Anne d’exister sur scène : « C’est parce qu’Anne n’apparaît pas que toutes ses “configurations de paroles” sont possibles, mais à l’inverse, ce sont ces multiples “configurations de paroles” qui empêchent Anne d’apparaître en scène » (187). Ainsi, c’est par son oblitération qu’Anne peut exister, dans un « spectacle négatif » (184) qui écrase l’être sous le poids de ses simulacres. En fin de compte, cette dramaturgie de l’oblitération manifeste le potentiel du mode narratif à simultanément faire exister et effacer les sujets, notamment au sein des dramaticules publiés sous le titre Fewer Emergencies (2014), où tout ce qu’on peut voir se limite au « langage en train de se parler et de s’élaborer en histoire » (192). Or cette histoire échappe sans cesse aux figures qui tentent de la construire : avançant par tâtonnements, reprenant sans cesse des propos déjà énoncés pour les préciser ou les contredire, les voix luttent contre un vide auquel elles tentent de donner forme. Ce faisant, « [n]e pas montrer l’action et la faire prendre en charge par une narration collective, c’est donc, à défaut de maintenir ouverte la possibilité de reformuler l’histoire, du moins ouvrir la perspective de mettre à mal le déterminisme qui y conduit et d’en changer le cours à l’avenir » (202). L’oblitération devient un outil presque brechtien, révélant le processus par lequel ce qui a été se raconte, offrant le récit de la mise en récit.

La troisième partie de l’ouvrage, « Photodrames contemporains », s’articule autour de pièces qu’Angel-Perez qualifie de « lipo-iconique[s] », pièces qui « déploient une poétique tout entière informée de l’injonction de se débarrasser de l’image tout en en faisant leur raison d’être » (221). Structurées sur le modèle de la photographie, les dramaturgies figurant dans cette section renversent le regard et l’orientent vers le public. Simon Stephens (chapitre 7) aurait pu figurer dans le chapitre précédent, considérant qu’Élisabeth Angel-Perez aborde son travail d’abord dans la perspective d’une « [mise] en signes [du] trauma et [de] l’impossible deuil » (226). La photographie, ici, ne semble intervenir que parce que le personnage principal de Sea Wall (2008) – qu’analyse Angel-Perez dans la deuxième moitié de ce très court chapitre d’une vingtaine de pages – est photographe, et que, ce faisant, les modalités de sa parole renvoient à une perspective de la photographie comme forme de pérennisation du présent. Cependant, c’est la question de la béance et de la représentation du trauma qui dirige l’analyse, peut-être en guise de liant entre la section précédente et celle-ci.

Élisabeth Angel-Perez offre une définition du photodrame dans le huitième chapitre : prenant pour objets des textes de Chris Thorpe et Nick Gill, elle vise à montrer comment la photographie y est dotée d’un potentiel « méthodologique » (250). Il ne s’agit pas nécessairement d’évacuer les mentions de la photographie – au contraire –, mais d’en révéler la richesse comme manière d’organiser les (non-)représentations. Le régime indiciel de la photographie apparaît comme fondateur : Élisabeth Angel-Perez avance, en citant La chambre claire : note sur la photographie[5] de Roland Barthes, que la photographie constitue toujours un « ça-a-été » (251), affirmant l’inscription concrète de l’objet de la représentation dans un passé contradictoire avec le présent de l’expérience théâtrale. Dans There Has Possibly Been an Incident (2013), Thorpe construit une scène où une personne dans une foule décrit ce qui deviendra la célèbre photo de la place Tian’anmen, L’homme au tank. Cette scène où se produit une triple oblitération – du massacre de la place Tian’anmen au profit de la photographie de la résistance, du résistant au profit d’une parole de témoin, de l’image au profit de sa description – manifeste pleinement la nature des réflexions d’Angel-Perez sur la photographie : inscrivant la représentation théâtrale en marge d’un référent auquel elle ne correspond pas, écrasant la situation théâtrale dans un hors-temps où l’événement qui a eu lieu est toujours sur le point d’advenir – durant cette scène, nous ne parvenons jamais au massacre qui suit la photo – le théâtre se fait représentation d’une absence pleine d’une expérience de ce qui s’est déjà produit. Chez Gill, la référence au régime indiciel est également médiée par la description de l’image. L’exemple qui sert de point de départ à la pensée d’Angel-Perez – la description d’un enfant au genou « presque guéri » (274) se balançant sur une balançoire dans Sand (2013) – convoque et anéantit une multiplicité de temporalités au profit d’un effet nostalgique proprement photographique (275) : la blessure de l’enfant, dont on dit qu’elle disparaîtra bientôt, ouvre le futur de l’image, rapidement anéanti par l’imaginaire apocalyptique de la chaîne qui ne cesse de grincer… Sous forme d’onomatopées répétées, ce grincement signalerait « [l]a défiguration de la langue, et derrière elle, celle de l’humanité, [qui] a déjà eu lieu » (275). Futur nié et passé nostalgique de l’enfance « naïve » : c’est ainsi qu’Angel-Perez juxtapose le texte de Gill et le « ça-a-été » photographique. C’est donc la mise en abyme de la trace – de la photographie, nous n’avons qu’une trace verbale – qui traverse ici les réflexions d’Angel-Perez.

La quatrième et dernière partie de l’ouvrage, intitulée « L’oeuvre au blanc : Vide! – Voyez! », termine l’exploration d’Angel-Perez avec des dramaturgies qui, à l’inverse des mélanographies faisant la promotion de la pénombre qui ont inauguré ses réflexions, exploitent le visible afin d’en révéler le caractère illusoire. C’est la question des apocalypses invisibles qui mène l’analyse de la dramaturgie de l’autrice britannique Caryl Churchill (chapitre 9). Alors que dans Blasted (1996) de Kane la guerre fait irruption directement sur scène en faisant littéralement exploser le décor, chez Churchill, c’est par la parole que des personnages-témoins nous la font découvrir, « comme si la nature du désastre oblitérait la perspective de sa représentation plastique » (299). Dans Escaped Alone (2016), une certaine Mrs. Jarrett entre dans un jardin anglais qui « convoqu[e] à la fois l’univers réaliste d’un quotidien à la nostalgie souriante et un temps, mythique, le temps hors du temps, avec son ciel trop bleu et son soleil trop vif, de la pastorale » (303). Comme une Cassandre contemporaine, Mrs. Jarrett décrit les horreurs du monde extérieur, qui « renvoient inévitablement aux désordres intimes » (305) détaillés par les participantes d’un tea party. L’image scénique, bucolique, apparaît comme un subterfuge, dissimulant plus qu’elle ne révèle des violences qui ne nous parviennent que grâce à « la puissance imageante de la langue de Caryl Churchill » (315). L’abondance kitsch du visuel constitue ainsi la manifestation de l’invisible.

Le passage du dramatique au narratif surgit également au sein du théâtre performatif du dramaturge et acteur Tim Crouch (chapitre 10), décrit par lui-même comme un « very-theatre » refusant le « spectacle illusionniste, re-présentatif, incarné » (330) au profit d’un art du présent. Associées par Angel-Perez à l’autofiction romanesque (336), ses oeuvres « se lisent comme une tentative de cerner au plus près le théâtre, non pas comme art de la représentation ou du spectacle, mais comme un art conceptuel à part entière » (320). Les seules actions sont la narration de ce qu’on peut assimiler à un récit de vie et des mouvements qui ne coïncident pas avec ce qui est dit, ce qu’Angel-Perez décrit comme un travail de « purification » et de « déréférentialisation » (323) de la scène. Ce n’est pas au profit d’un autre récit que le déplacement s’effectue, mais d’une mise en valeur du moment présent de l’action scénique. Ce faisant, Angel-Perez associe les éléments du spectacle au jeu d’enfants, car « l’objet vidé de son contenu sémantique et référentiel conventionnel et réinvesti d’un autre sens engage le spectateur dans l’élaboration du spectacle » (324). L’effacement du rapport logique entre ce qu’on voit et ce qu’on nous raconte « fait tremplin vers un voir intérieur, qui s’élabore dans la tête même du spectateur » (323).

Le onzième chapitre est consacré à la dramaturgie de l’acteur britannique Simon McBurney. Célèbre pour ses spectacles qui unissent scène théâtrale et recherches en sciences cognitives, sa compagnie, Complicité, joue constamment avec la sensorialité de l’expérience spectatorielle. La pièce au coeur de ce chapitre – The Encounter (2016) – est l’adaptation scénique d’un roman de Petru Popescu intitulé Amazon Beaming[6], où il raconte le voyage du photographe Loren McIntyre au sein d’une tribu amazonienne, les Mayoruna. La pièce ne recrée pas visuellement la jungle. C’est uniquement par la création d’un environnement sonore 3D qu’est générée ce qu’Angel-Perez nomme une « image sonore » (348), soit une image mentale produite par l’immersion du public dans l’environnement sonore qui lui est transmis à travers des casques d’écoute. L’usage de la capture de son binaurale permet au spectacle de produire une très forte dissociation entre l’image et le son : donnant au cerveau une idée précise de la source des sons entendus dans le casque d’écoute, la technologie confronte le public à « une scène (vide ou presque) qui nie ce qu’il entend » (349). L’oblitération de l’image visuelle provoque une « émersion », concept que la chercheuse en théâtre Liliane Campos définit comme une « expérience sensorielle dans laquelle l’environnement est perçu comme agissant depuis l’intérieur du corps[7] ». C’est donc au profit de l’intériorité que se construit l’aspect visuel de ce spectacle de Complicité, « qui restaure la plénitude d’un monde, non pas sur la scène de théâtre visible par tous, mais sur la scène mentale et sensorielle, propre à chacun » (351).

Finalement, l’ouvrage d’Angel-Perez offre un panorama des dramaturgies britanniques contemporaines sous le prisme d’une oblitération aux contours irréductiblement politiques. La pensée déployée dans le livre révèle un théâtre dont la dématérialisation apparente renvoie à une recollectivisation de l’expérience théâtrale; au-delà de ce que nous pouvons voir sur les scènes ou lire dans les textes, c’est ce qui ne s’y trouve pas directement qui nous rassemble. Résistant à l’idéologie néolibérale dominante, critique des modes de représentation usuels, le théâtre de l’oblitération semble paradoxalement optimiste, au sens où en faisant percevoir toutes ces histoires muettes, en donnant vie à l’invisible, il constitue la promesse de nouvelles relations éthiques entre les sujets. L’oblitération d’un voir qui est assimilable au mieux à une distraction, au pire à une censure, ne renvoie pas à la disparition du tissu social, mais à son renforcement par l’oreille. C’est la force politique de l’écoute comme nouveau modèle attentionnel qui émerge in fine; une révolution lucide générée de l’intérieur.