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Laboratoire de Faust augmenté, avec David B. Ricard, Florent Siaud, Romain Fabre, Dominique Quesnel, Nicolas Descôteaux, Sophie Cadieux, Carmen Jolin, Francis Ducharme, Marc Béland et Étienne Lepage. Théâtre Prospero, Montréal (Canada), 2020.

Photographie de Sandra Loué.

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Ces deux textes sont issus du Journal de bord de Territoires de paroles, événement consacré à la découverte et à l’exploration des nouvelles dramaturgies. Une initiative de Carmen Jolin, directrice artistique du Théâtre Prospero.

Texte 1

Octobre 2020. Je suis installée dans les rangées vides de la salle principale du Prospero. Silencieuse, à distance, hors du cercle que forment tous ensemble metteur en scène, interprètes, concepteur·trices, dramaturges. Chaque artiste est assis·e derrière des tables carrées surdimensionnées, placées à 2,30 mètres de distance les unes des autres. J’observe, j’écoute, je griffonne des mots que j’attrape au vol. Je me fonds dans un coin, j’aimerais me tapir dans l’ombre, observatrice attentive et spectatrice active d’un vaste remue-méninges.

Ma position? Être témoin privilégiée des échanges de l’équipe que Florent Siaud a rassemblée autour d’un projet commencé il y a trois ans. Je dois composer avec une matière qui s’échappe, la fixer alors qu’elle est susceptible de bouger. Ma position : délicate. Agente secrète qui ne peut, qui ne veut trop en dire de cette incursion dans le processus d’un ambitieux projet : l’adaptation de Faust à partir des réécritures d’une douzaine de dramaturges francophones, issu·es de trois continents.

Dans ce projet choral mené par le metteur en scène, le texte-monument de Goethe se trouve remarquablement phagocyté par une pluralité de voix, d’univers, d’imaginaires. Un relai d’écriture à douze plumes.

J’entre discrètement dans ce chantier dramaturgique aux fondations solides où la matière vivante d’un texte, de plusieurs textes, s’élabore et se structure à même la voix des dramaturges.

Première lecture. À l’image du texte-relai, les voix de Sophie Cadieux, Francis Ducharme, Marc Béland, Dominique Quesnel et Émilie Monnet s’imbriquent les unes dans les autres. Les répliques s’enchaînent, se superposent, se complètent. Les didascalies intégrées à la lecture donnent l’impression qu’est déclamé un conte dont les personnages prennent vie grâce au jeu physiquement investi des interprètes.

Entre deux lectures se croisent, fusent, ricochent des idées, des questions, des images, des réflexions, des intentions, des rires et des critiques… du silence éloquent parfois.

Des rêveries immémoriales aux imaginaires transhumanistes en passant par les loups de Wall Street, je me laisse basculer d’un territoire à un autre. C’est comme si chaque dramaturge avait composé librement à partir de la poussière d’un vieux grimoire pour former l’ossature d’un seul et même texte.

Il existe un liant à cette matière à première vue éparse : c’est la métamorphose, si chère à Goethe; un mouvement de glissement constant.

De ce premier labo, je comprends qu’un grand défi d’alchimie dramaturgique est en train de se faire et de se défaire sous mes yeux.

Texte 2

Quelles seraient les obsessions de Faust s’il était un des nôtres? Qui serait-il, et sous quelles formes lui apparaîtrait Méphistophélès? De quoi auraient l’air les limbes du monde qu’il habite? Chez Siaud et ses dramaturges, Faust devient le médecin oncologue d’un grand hôpital contemporain. Sous l’influence d’un Méphisto acteur – entité aux mille visages –, il fera une expérience déterminante qui changera radicalement son rapport à la mort et à la pratique de la médecine. L’équipe peaufine les épisodes de la seconde partie du spectacle, où les événements tournent encore plus au vinaigre pour un Faust endeuillé de son amour et rongé par la culpabilité de ses acharnements thérapeutiques. Pour l’instant, cette section s’ouvre avec un humour grinçant et savoureusement ironique. Le premier texte prend vie à travers les voix des interprètes qui peinent à garder leur sérieux jusqu’au bout de leur lecture : Faust se trouve ici embarqué par Méphisto dans un Wall Street secoué par des révoltes populaires. On suit les deux personnages au sommet d’un gratte-ciel surréalistiquement élevé, où s’agitent des bonzes de la bourse et des hommes d’affaires sans scrupules. Un monde carnavalesque où se côtoient pêle-mêle laideur morale de l’humain, génie technologique et vacuité des slogans marketing au service d’une idéologie progressiste factice.

Dans cette vision tant délirante que cauchemardesque qui émerge à New York avant de transporter les personnages en Californie, se discerne le mouvement du capitalisme actuel qui avale tout sur son passage. Ce même mouvement qui, en s’emparant des intentions, discours et actes progressistes, les rend assurément indigestes, sinon douteux. Ce même mouvement qui marque de ses effets autant la sphère politique que celle de nos vies intimes.

Retour au remue-méninges.

L’équipe cherche à défaire une série de noeuds dramaturgiques : dans quelles inventions folles Faust s’embarquerait-il? De quelle nature seraient-elles? Autour du cercle s’élaborent de multiples pistes : on réfléchit par exemple au clivage que le livre Les robots font-ils l’amour? (2016) de Jean-Michel Besnier et Laurent Alexandre esquisse entre « transhumanistes » et « bioconservateur·trices ». On cherche du côté de l’eugénisme et des inventions à double tranchant pour parfaire l’humain. On continue de fouiller en appréhendant les potentiels bouleversements socio-économiques. On fouille, on creuse encore : salaire universel; illusion de vie décente; désastre écologique; euthanasie; ordinateur quantique; formules indéchiffrables; intelligence artificielle; soumission; crainte; révolution; éternel retour de la banalité du mal; panique de scientifiques qui ne comprennent pas d’où la conscience émerge…

Suspense!

Faust n’est-il pas, au fond, l’un de ces savants qui angoissent du fait de ne pas comprendre ce qui les dépasse?