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Si vous n’avez pas la capacité de faire le travail difficile et souvent inconfortable de rencontrer des artistes qui travaillent en dehors du paradigme eurocentrique, n’entrez pas en relation avec nous parce que vous nous préparez à l’échec et au traumatisme. Ne vous servez pas de nous pour des séances de photos alors que vous n’avez pas la capacité de vous plonger dans la vase et de faire le vrai travail. Ne créez pas des façades de soutien quand vous n’avez pas d’engagement réel ou la capacité courageuse d’exécuter.

Kim Senklip Harvey, « Beyond the Script[1] »

Aaniin! Kwei! Tanshi! Way’! Hello! Bonjour!

Julie : Ce dossier thématique de Percées sur les protocoles d’engagement autochtones a commencé par une conversation entre nous deux qui a ensuite été élargie par une invitation ouverte aux contributeurices qui ont proposé leurs réflexions. L’invitation comprenait les mots urgents de la dramaturge et metteure en scène syilx-t’silhqot’in Kim Senklip Harvey; il semble donc approprié de les avoir intégrés en épigraphe alors que nous poursuivons ce dialogue, en déployant chacun·e notre voix singulière et en étant témoins les un·es des autres.

Jill : Jill Carter n’dishnikaaz. Gichi Kiiwenging / Dze Tkaron : to n’doonjibaa. Anishinaabe ekwa Ashkenazi kwe n’daaw. J’exprime ma gratitude au Créateur de toute vie qui m’a placée ici sur de si belles terres, si soigneusement gérées depuis des millénaires par les Pétuns, les Ériés, les Attawandarons (ou Confédération dite Neutre), la Confédération Wendat, la nation Sénéca de la Confédération Haudenosaunee, et les Michi Saagig Anishinaabeg de la Confédération des Trois Feux. Je suis reconnaissante de vivre sur le territoire du traité 13, sur les terres où la vie autochtone s’organise encore autour du traité Dish With One Spoon ratifié en 1701 entre les Sénécas de la Confédération iroquoise (les Gardien·nes de la porte ouest) et les Michi Saagig Anishinaabeg. J’exprime ma gratitude à Julie Burelle, qui m’a invitée à participer à cette conversation, et à chacun·e des artistes incroyables dont la sagesse, les idées et les actions ont été partagées et documentées dans ce numéro. Enfin, j’adresse mes salutations, ma gratitude et mes bonnes intentions à vous qui lirez leurs mots, serez transformé·es par eux et entamerez vos propres projets de remédiation et de transformation.

Julie : Je m’appelle Julie Burelle et je fais partie de la communauté coloniale de peuplement québécoise blanche et francophone. J’ai grandi le long de la Tenàgàdino Zibi (rivière Gatineau) dans le territoire non cédé des Anishinabeg (actuellement connu sous le nom de Gatineau). Je vis maintenant en tant que personne non invitée sur les magnifiques terres non cédées de la nation Kumeyaay, dans la ville qui est actuellement connue sous le nom de San Diego, en Californie. J’entre dans des espaces qui portent ces histoires et bien d’autres, héritées et présentes, tissées à travers le temps, et je le fais en étant de plus en plus consciente de leur pouvoir. Je suis profondément reconnaissante à l’extraordinaire Jill Carter de m’avoir fait don de sa présence et de sa clarté incisive, et je me fais l’écho de sa gratitude envers les artistes et les penseureuses qui proposent leurs recherches et leurs récits importants dans ce numéro de Percées. J’entre dans cet espace numérique avec de bonnes intentions, désireuse de faire un travail de transformation, mais je suis également bien consciente que mes bonnes intentions ne suffisent pas (et peuvent même distraire). Recevoir les dons artistiques et intellectuels des contributeurices appelle à la réciprocité, c’est-à-dire à transformer nos intentions en actions significatives, avec humilité et une « capacité courageuse d’exécuter » (Harvey, 2021), pour reprendre les termes de Harvey.

Jill et Julie : Nous commençons par nous présenter, par dire d’où nous venons et par déclarer nos intentions parce que cela est important pour le projet de création d’espaces plus sûrs pour les artistes et les chercheureuses autochtones, un appel lancé depuis très longtemps par les artistes autochtones, les artistes marginalisé·es et les artistes de couleur. À notre tour, nous vous demandons : quelles sont vos intentions alors que vous vous apprêtez à lire ce travail? Quelles capacités vous êtes-vous engagé·es à développer?

Le moment est venu. L’heure du bilan a sonné.

Les artistes avec qui vous vous engagerez dans ces pages numériques ont lancé un appel.

Par quelles actions répondrez-vous?

Préambule

Jill : Le 22 octobre 2021, l’Association canadienne de la recherche théâtrale (ACRT) a organisé Curating Safer Spaces and Devising Protocols That Welcome: New House Rules in the Domain of Story, une longue table virtuelle[2] pour lancer une conversation à long terme qui, nous l’espérons, aboutira à la création d’espaces plus sûrs pour les artistes de théâtre racisé·es et autrement marginalisé·es dans les espaces de formation parrainés par l’État, dans le domaine du théâtre communautaire et dans les divers sites de l’« Abbaye crénelée » (« castellated Abbey »; Poe, 2010 [1842]) qu’est le théâtre professionnel dans l’Ouest.

Certes, les participant·es à cet événement sont arrivé·es « en retard à la table », après avoir été témoins et, peut-être, avoir retweeté les expressions d’indignation du mouvement Black Lives Matter, qui a pris de l’ampleur depuis sa création en 2014; de la campagne #OscarSoWhite d’April Reign en 2015; de la croisade We See You, White American Theater en 2020; du gant numérique jeté au visage des dirigeant·es artistiques canadien·nes en juin 2020 par Harvey; et des expressions de plus en plus urgentes de refus institutionnel de la part des personnes autochtones, noires et de couleur (PANDC) et des artistes autrement marginalisé·es ou en formation.

L’ACRT aborde donc ces conversations tardivement, mais pas plus tard en fait que les compagnies de théâtre et les établissements de formation professionnelle dans lesquels ses chercheureuses travaillent et au sujet desquels iels écrivent. Les éducateurices et les compagnies de théâtre ont tenté de « diversifier » leurs programmes en bonifiant leur offre culturelle et scolaire de pièces jouées par des artistes PANDC ou en recourant occasionnellement à une distribution « daltonienne » (colour-blind casting). Il s’agit peut-être d’un début bien intentionné. Mais les conversations à ce sujet durent depuis bien trop longtemps. Et à quelle fin?

Julie : Des conversations semblables ont eu lieu dans les théâtres, les établissements de formation et les associations professionnelles du Québec, ainsi que dans la société en général, mais à un rythme différent et beaucoup plus lent, et avec une résistance supplémentaire due à l’« attachement blessé » (« wounded attachment »; Brown, 1993 : 390) du Québec à un récit de communauté minoritaire et colonisée au sein du Canada. Comme l’ont soutenu des chercheureuses (Burelle, 2019; Cornellier, 2015; Giroux, 2020; Leroux, 2019), ce récit a longtemps servi à retarder ou à détourner la prise de conscience par le Québec de son propre rôle continu en tant que force coloniale vis-à-vis des peuples autochtones et de sa propre complicité dans le racisme systémique. Dans le théâtre de la vie quotidienne, cela a été douloureusement mis en évidence par les politicien·nes québécois·es qui, à la suite de la tragédie de la mort évitable de Joyce Echaquan dans un hôpital de Saint-Charles-Borromée, au Québec, le dernier des nombreux exemples irréfutables de la violence exercée sur les peuples autochtones par des institutions publiques telles que la police et les systèmes d’éducation et de soins de santé, ont continué à débattre, avec de multiples réactions instinctives, de l’existence ou non du racisme systémique dans la province. Sur les scènes théâtrales, il y a eu plus d’ouvertures; on note par exemple plus de résidences pour les artistes autochtones dans les grands théâtres – notamment le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, l’Espace Go, le Théâtre Aux Écuries – et à l’École nationale de théâtre. Ce sont des pas en avant importants, mais il reste encore beaucoup à faire, en particulier au niveau de la formation des artistes (et de leurs enseignant·es) au niveau postsecondaire.

Jill : En 2016, j’étais assise dans la boîte noire d’un théâtre, avec une foule de professeur·es d’art dramatique de tout le Canada. Avec une sincérité douloureuse, toustes parlaient de la décolonisation de leurs cours pratiques. Et iels avaient toustes recouru à la même solution : se débarrasser de Sophocle et de Shakespeare. Enterrer les écrivain·es blanc·hes défunt·es et remplacer leurs textes par ceux d’écrivain·es racisé·es. À un moment donné, j’ai fait remarquer : « Regardez autour de vous! Que voyez-vous? Vous êtes toustes blanc·hes! Vos démarches sont européennes, votre formation est européenne, vos cadres cognitifs sont européens ». Puis j’ai demandé : « Qu’espérez-vous réellement changer en remplaçant Shakespeare par Soyinka ou Beckett par Turtle Gals Performance Ensemble? »

Les intentions de ces artistes qui en forment d’autres étaient indéniablement louables. Iels espéraient subvertir un canon oppressif. Iels espéraient ouvrir des espaces qui permettraient aux histoires des autres de vivre et de respirer. Mais qu’est-ce que ces gestes allaient réellement changer dans le domaine du théâtre? Quels changements se sont produits depuis ce rassemblement de 2016? Trop peu, à mon sens, et comme le montrent les événements et les activations récentes. Sur l’Île de la Tortue, les espaces de formation des acteurices sont encore terriblement peu sûrs pour les étudiant·es racisé·es et autrement marginalisé·es. Et encore faut-il qu’iels parviennent à être admis·es dans ces espaces...

Julie : Encore une fois, le Québec est à la traîne avec très peu de programmes d’études autochtones en général et encore moins, aucun en fait, de programmes spécialisés en théâtre autochtone... Et il n’y a pas de salles de spectacles consacrées uniquement au théâtre autochtone au Québec comme il y en a à Toronto, sur l’île Manitoulin ou à l’Université Trent, malgré le fait que de nouvelles compagnies de théâtre autochtone basées au Québec (les Productions Onishka, Menuentakuan et d’autres) ont rejoint les rangs d’Ondinnok (fondée en 1985) au cours de la dernière décennie.

Jill : Sans aucun doute, il est souhaitable (et nécessaire) que les histoires de toutes les personnes qui partagent ces terres, PANDC et celles qui sont autrement marginalisées, soient écoutées, traitées avec le même respect, et qu’elles aient autant d’importance que les histoires qui ont été inventées par les artistes et les penseureuses occidentaux·ales. Mais substituer une histoire pour une autre ne suffira pas à perturber la coutume canonique, le canon des attitudes, des croyances et des comportements qui régissent la coutume et la praxis du récit occidental. En effet, une telle stratégie (lorsqu’elle est pratiquée comme le seul moyen de parvenir à une fin « post-raciale ») porte en elle un dangereux risque d’extraction : sans la présence de nos corps dans la pièce, nos histoires deviennent de la chair offerte au regard affamé des colonisateurices – une autre ressource à utiliser au service du divertissement ou de l’édification coloniale.

Bien qu’un changement progressif se soit amorcé, les conditions d’entrée dans un programme d’études en théâtre et performance, où une formation pratique est proposée, restent à peu près inchangées : par voie d’auditions, un groupe sera peut-être invité à participer à des jeux théâtraux. Mais que se passe-t-il si vous n’avez jamais participé à de tels jeux auparavant? Et si les traumatismes que vous portez vous empêchent de prendre part à des exercices de « confiance » ou vous réduisent au silence face à des voix fortes ou à un langage agressif (incarné ou vocal)? Que se passe-t-il si l’on vous demande quelle est la meilleure production à laquelle vous avez assisté au cours des huit derniers mois? Et si vous n’êtes jamais allé·e au théâtre de votre vie? Vous ne pouvez peut-être pas nommer une pièce ou un spectacle préféré bien que vous ayez la certitude de vouloir raconter des histoires et que vous ayez participé à des cérémonies performatives depuis votre naissance et que vous soyez prêt·e à lire, à travailler, à visiter, à témoigner, à essayer...

Et si votre corps ne fonctionne pas comme celui des autres? Et si vous avez besoin d’une forme de soutien, contrairement à d’autres personnes présentes dans la salle? Que se passe-t-il si la personne qui juge l’audition ne peut tout simplement pas vous imaginer dans la représentation finale à cause de la couleur de votre peau, de la façon dont votre corps prend (ou non) de l’espace, ou parce qu’elle ne peut pas lire la signification de vos mouvements faciaux subtils, de vos intonations vocales ou d’une myriade d’autres gestes qui pourraient être compris par quelqu’un de votre propre culture?

Que se passe-t-il si vous avez été élevé·e de manière traditionnelle et que vous ne pouvez pas invoquer certains mots, raconter certaines histoires (pendant certaines saisons ou pas du tout) ou mettre votre instrument au service d’une histoire violente alors que vous n’avez pas eu le temps ou l’espace de traiter et de guérir d’une histoire similaire qui s’est déroulée dans votre propre vie?

Et si, pour votre instructeurice et vos partenaires de scène, la folie consiste à se dépouiller de tous ses biens et à voyager nu·e dans la tempête? Et si, pour vous, la folie consiste plutôt à traîner toutes ses possessions matérielles dans la tempête, où elles deviendront à coup sûr saturées, vous alourdiront, s’enliseront dans la boue ou sur les racines des arbres, et attireront l’électricité du ciel?

Et si l’on vous disait que vos créations n’étaient « pas du théâtre », et donc qu’elles étaient irréalisables?

Perturber le « canon » est une initiative louable. Mais cela ne suffit pas à effacer les pratiques historiques continues d’humiliation, de diminution et d’exclusion (We See You, White American Theater, 2020) par lesquelles le privilège blanc reste suprême. Malgré les résolutions éplorées, les conversations ferventes, la participation occasionnelle aux ateliers d’équité, diversité et inclusion (EDI) et les performances épiques de solidarité en ligne, « [n]ous vous voyons [toujours]. [...] Nous vous regardons [toujours] faire semblant de ne pas nous voir[3] » (idem). Faut-il s’étonner que tant d’Autochtones, de personnes noires et d’artistes de couleur se soient éloigné·es des institutions mêmes où iels cherchaient autrefois à se faire admettre? Y rester, c’est mettre son corps et son âme en danger et accepter la « violence (spirituelle, physique, émotionnelle et culturelle) » (« violence (spiritual, physical, emotional, and cultural) »; Harvey, 2020a) qui a été infligée aux autres corps dans tout le monde colonisé.

Curating Safer Spaces a été conçue comme la première d’une série de conversations permettant d’imaginer la reconfiguration du théâtre occidental – cet espace violent d’aliénation, de consommation voyeuriste, de retraumatisation et de blessure – en un espace d’accomplissement personnel, de communitas, de guérison et de transformation. Se déroulant dans un espace virtuel restreint par les limites de Zoom, Curating Safer Spaces a néanmoins offert aux participant·es une certaine mobilité performative, leur permettant d’occuper une place à la « table » en tant qu’orateurice actif·ve ou de céder leur place et de prendre un « siège » à la périphérie en tant que témoin actif·ve d’une conversation historique. Commençant par une invitation à partager des exemples de souvenirs de ce que c’est que de savoir que l’on a été accueilli·e dans une classe, une salle de répétition ou une conférence, la session de trois heures a rapidement évolué vers des récits d’exclusion, d’humiliation et d’atteinte à l’intégrité. Et les trois heures allouées à cette session n’étaient pas vraiment suffisantes pour nous permettre d’aller au-delà de ces témoignages douloureux. En tant que commissaire et hôtesse de cet événement, je ne m’attendais certainement pas à ce qu’il en soit autrement. La refonte du monde, après tout, est un « processus, pas une destination » (« process, not arrival »; Tiffin, cité dans Gilbert et Tompkins, 1996 : 11). Et ce processus nécessitera une descente dans le fouillis de la douleur reçue, de la douleur infligée, de la douleur ignorée. Il faudra de nombreuses conversations honnêtes – plusieurs autres rencontres difficiles et pleines d’espoir à travers une ligne de démarcation – avant que le véritable travail de réparation ne commence.

Ce processus a débuté il y a plus de quatre siècles avec la ratification du traité Two Row Wampum entre les Haudenosaunee et les Hollandais·es. En cet instant, j’aime imaginer deux peuples se faisant face de part et d’autre de cette ligne de démarcation et remplissant cet espace de leurs meilleures intentions et de leurs pensées les plus élevées. J’aime imaginer deux peuples avec des visages ouverts, des positions ouvertes et des coeurs ouverts qui s’appellent et se répondent. J’aime imaginer deux peuples croyant en une démarche, une démarche de refonte du monde qu’ils commençaient tout juste à concevoir ensemble. J’aime imaginer deux peuples ayant la volonté et la « capacité de [se] plonger dans la vase et de faire le vrai travail » (Harvey, 2021) de réparation et d’intendance relationnelle régulières et continues. Deux peuples parlant et reparlant de traité, encore, et encore...

J’aime imaginer...

Mais les nouveaux arrivants sur l’Île de la Tortue ont interprété ces premières rencontres transactionnelles comme une reconnaissance respectueuse et un humble acquiescement au fait qu’ils étaient arrivés, apportant avec eux un « nouveau monde » – un monde qu’ils allaient faire naître d’un trait de plume, d’une poignée de main chaleureuse ou d’une simple distribution de babioles, de couvertures ou d’armes bon marché. À l’inverse, leurs hôte·sses autochtones considéraient ces échanges de cadeaux et de wampums comme la première d’une série d’étapes dans le projet d’adoption d’une nouvelle parenté, de l’établissement de nouvelles relations et de la refonte collaborative du monde. Il est indéniable que ce processus s’est terriblement mal déroulé. Et la méfiance actuelle des peuples autochtones à l’égard des Canadien·nes a été durement gagnée par ses dirigeant·es tout au long de la courte vie de cette nation, par d’innombrables fraudes et violations de traités, par le vol de territoires et d’enfants, et par une campagne soutenue de politique génocidaire. Tel est l’héritage du Canada, un héritage qui continue à désavouer sournoisement sa propre existence, alors même qu’il s’enrichit à coup de pénitences et de faux-fuyants.

C’est dans l’esprit et avec l’intention d’entamer un processus de rétablissement de la confiance et de rédiger ensemble de « nouvelles règles internes » pour garantir la sécurité de toustes les travailleureuses culturel·les dans les espaces de performance que Curating Safer Spaces a été conçue. Les étudiant·es diplômé·es et les chercheureuses établi·es ont parlé de la nécessité d’être « vu·es » et « rencontré·es », accueilli·es et reconnu·es tel·les qu’iels sont et là où iels sont. Il a également été question du fardeau considérable semé dans les premières années de la vie et « arrosé » par d’innombrables micro et macroagressions. Cette charge, portée par les personnes racisées et autrement marginalisées, est souvent imperceptible pour celleux qui n’ont pas connu la violence des systèmes et des institutions au quotidien. Il s’agit d’un fardeau qui doit être pleinement et librement reconnu, et pris en compte avec assiduité. À la table, nous avons convenu que « la compassion et la générosité doivent être la norme dans les espaces culturels ». Je suggère également que le courage, le courage de l’autoréflexion, doit animer l’intention généreuse et bienveillante, si celleux qui sont en charge des espaces culturels veulent honnêtement réexaminer le pouvoir qu’iels détiennent et réimaginer les façons dont iels pourraient distribuer les ressources sous leur responsabilité (Harvey, entretien de 2022).

Mais à cette table, la parole était lente et hésitante. Nous marchions sur la pointe des pieds dans la « vase », gonflé·es d’espoir et de bonnes intentions, mais incapables, ou pas encore disposé·es à nous ouvrir les un·es aux autres. Peut-être que dans le cas des participant·es non racisé·es, il y avait une hésitation à prendre de la place – un désir sincère d’écouter. Mais dans un espace largement dominé par les corps non racisés, il n’y a pas eu de discussion ou de réflexion sur la « blancheur ». Et en l’absence d’une telle réflexion, je soupçonne que la méfiance s’est installée pour combler le vide, car comme l’a fait remarquer Harvey, le refus d’aborder la question de la blancheur signale l’impossibilité d’un « véritable changement » (« real change »; Harvey, 2020b). Il n’est donc pas étonnant que peu de chercheureuses et de travailleureuses culturel·les racisé·es ou autrement marginalisé·es présent·es aient saisi l’occasion de s’exprimer. J’ai peut-être organisé un événement où personne ne se sentait vraiment en sécurité.

Il est vrai que j’aurais dû m’en douter. En effet, j’ai pris connaissance et pris à coeur une leçon clé offerte par le chercheur-conservateur métis David Garneau concernant le travail de réimagination collective et de refonte du monde : les « occasions de séparation » (« occasions of separation »; Garneau, 2016 : 23) sont essentielles à divers moments de ce projet. Dans la sécurité relative des « espace[s] irréconciliable[s] » (« irreconcilable space[s] »; idem) qu’elles occupent pendant ces moments de séparation, les personnes autochtones peuvent travailler sur des questions difficiles et déterminer des processus de réparation, tandis que dans d’autres espaces, celleux qui se considèrent comme des personnes alliées ou des complices dans ce projet de refonte peuvent faire de même.

Ce projet aurait donc dû commencer par une série de longues tables séparées. Ici, dans leurs « espaces irréconciliables » respectifs, les personnes racisées et autrement marginalisées d’une part et leurs allié·es d’autre part auraient pu parler librement avec celleux qui partagent leurs expériences... de la blancheur, des préjudices, du poids de la culpabilité et de la honte non reconnues, du poids des humiliations répétées et de la rage réprimée. Finalement, ces groupes seraient en mesure de se réunir et de communiquer la vérité avec compassion et générosité. Et alors, après l’immersion dans la « vase » que représente tout cela, et après avoir survécu, nous aurions pu être prêt·es à nous rencontrer autour d’une table et à commencer le projet de concevoir et de maintenir des espaces (plus) sûrs et plus accueillants pour toustes.

Ce projet se poursuivra certainement. Mais je crois qu’à ce stade, il sera nécessaire pour nous toustes de nous éloigner les un·es des autres – de nous retirer dans un « espace irréconciliable », dans des espaces de condoléances – avant d’être suffisamment équipé·es pour s’entretenir de manière productive (concevoir de nouveaux protocoles d’engagement) les un·es avec les autres.

Julie : Tu formules cet impératif avec une telle clarté, Jill. J’étais à cette longue table et j’ai eu du mal à savoir quoi dire et comment le dire, même si ces questions sont au coeur de ma recherche et de ma pratique. Il s’agit d’un travail difficile et inconfortable, mais en fin de compte générateur, et il reste beaucoup à faire. Ces « espaces irréconciliables » sont, pour nous, chercheureuses et artistes blanc·hes et issu·es de la colonie de peuplement, l’occasion de faire le dur travail de parler de ce malaise, d’être profondément déstabilisé·es, de nous asseoir avec l’histoire et les structures (qu’il s’agisse d’institutions ou de structures de sentiment) dont nous avons hérité et que nous perpétuons, de considérer que nous sommes complices, que nous le voulions ou non. C’est là que tout commence. Cette immersion dans la « vase » et la recherche de moyens d’en émerger, sans évitement, de l’autre côté sont cruciales si nous voulons devenir de meilleur·es interlocuteurices. Pendant trop longtemps, nous nous sommes tourné·es vers les interlocuteurices PANDC pour qu’iels nous éduquent, nous rassurent, célèbrent nos efforts minimes et, de ce fait, nous avons perpétué la logique d’extraction qui organise le colonialisme de peuplement et positionne les ressources matérielles, intellectuelles, émotionnelles et spirituelles autochtones comme des possessions blanches. Nous avons utilisé notre aversion pour le malaise afin de détourner notre responsabilité et nos bonnes intentions pour apaiser les personnes qui nous ont mis·es au défi. Nous devons trouver, de toute urgence, comment nous présenter à la table différemment et, pour ce faire, il nous faut réfléchir au travail que nous devons faire chacun·e de notre côté ainsi qu’à celui que nous pouvons faire ensemble. Nous devons créer des espaces distincts où nous pouvons d’abord nous réunir et effectuer ce travail salissant avec vigilance, responsabilité et attention. Dans ces espaces, nous pouvons apprendre de nos propres ancêtres, de leurs histoires, les plus honteuses, certes, mais aussi de celles qui peuvent nous inspirer à faire mieux. Nous pourrons alors revenir à la table commune pour écouter et témoigner ouvertement et généreusement, et offrir quelque chose de courageux et de concret en retour.

Créer un espace numérique éthique

Jill : Dans l’espace numérique de ce numéro spécial de Percées, nous avons eu l’occasion de travailler dans l’espace conceptuel de Garneau, celui de l’irréconciliable, des « sous-communs » (« undercommons »; Harney et Moten, 2013) et de ces espaces dans lesquels les indésirables et celleux qui sont trop souvent réduit·es au silence ont été relégué·es. Ici, nous avons eu l’occasion de mettre en avant les voix autochtones dans le cercle de discussion numérique que nous avons tenté d’organiser. Nous avons essayé d’imaginer un avenir dans lequel les « espaces irréconciliables de l’autochtonie » de David Garneau pourraient, un jour, se remodeler en un espace qui abrite l’esprit et concrétise l’intention des « espace[s] éthiques d’engagement » (« Ethical Space[s] of Engagement »; Ermine, 2007 : 193) de Willie Ermine. Mais la création d’un tel espace, un espace de rencontre sûr pour les travailleureuses culturel·les PANDC au sein d’une industrie distinctement canadienne, exige que les gardien·nes institutionnel·les qui nous forment, qui publient nos mots et qui nous engagent pour présenter sur leurs scènes nos histoires et nos corps, reconnaissent et comprennent collectivement « comment des valeurs et des intentions cachées peuvent contrôler notre comportement, et comment des différences culturelles inaperçues peuvent s’opposer sans que nous nous en rendions compte[4] » (ibid. : 202-203).

En collaborant avec la codirection et le comité éditorial de cette revue, Julie et moi-même avons réussi à négocier, jusqu’à maintenant, un « espace éthique » dans lequel la dialectique entre les conventions éditoriales et les protocoles discursifs autochtones s’est jouée et a abouti à l’exploration de « nouveaux » (« (k)new[5] »; Edwards, 2009 : 43) modes de travail, connus ou non.

Julie : Pour réunir les participant·es à ce cercle de discussion[6], nous avons fait circuler une invitation ouverte, en français et en anglais, à un large groupe de contributeurices potentiel·les, principalement autochtones, qui travaillent à l’intérieur et à l’extérieur des théâtres et des institutions universitaires. Nous y avons vu une occasion rare de se réunir au-delà du fossé linguistique colonial qui agit souvent comme un isolateur aggravant pour les artistes et les chercheureuses autochtones. Notre invitation ouvrait la porte à des contributions s’intéressant au projet nécessaire de changer et de retravailler les protocoles d’engagement au sein des institutions culturelles gérées par les colonisateurices si celles-ci veulent vraiment devenir des espaces sûrs pour les artistes PANDC et les communautés pour lesquelles iels font leur travail. Nous avons proposé comme provocation (ou point de départ) deux interventions récentes qui appellent et réalisent ce changement relationnel : un texte de Jill, s’adressant au Director’s Lab North, qui décrit le théâtre autochtone d’aujourd’hui comme « de plus en plus lié à la conservation et à l’activation d’espaces “irréconciliables” de refus sur la page et sur la scène[7] » (Carter, 2019 : 186). S’inspirant de ce que Garneau appelle les « espaces irréconciliables », dans lesquels « les peuples autochtones peuvent réfuter le mensonge de la “réconciliation” », Jill soutient qu’« un changement relationnel est nécessaire si les colonisateurices et les peuples autochtones doivent développer ensemble une alliance dans laquelle toustes les membres – humain·es et autres qu’humain·es – sont respecté·es et soutenu·es[8] » (idem). Le deuxième texte est le traité artistique que Harvey a conçu et signé en 2018 en conversation avec d’importantes compagnies de théâtre de l’Ouest canadien afin d’établir les conditions nécessaires à la création d’une pièce autochtone matriarcale récente. Le traité de Harvey offrait une fenêtre sur une mise en action du changement relationnel envisagé par Jill, mais le traité, comme nous l’avons appris plus tard, n’a pas été respecté par ses interlocuteurices. Le texte n’est plus accessible au public. Le traité était à la fois une source d’inspiration et un rappel brutal de la complexité du travail nécessaire pour que des rencontres respectueuses aient lieu et que la confiance s’instaure après des siècles de promesses non tenues et de paroles creuses.

Bien que les participant·es n’aient pas eu à répondre directement à ces deux textes, nous les avons invité·es à visualiser leur travail comme faisant partie d’une constellation de voix orientées vers certaines ou l’ensemble des questions suivantes : quelles stratégies les artistes autochtones ont-iels employées pour centrer les protocoles autochtones à l’intérieur ou à l’extérieur des institutions coloniales? Quels sont les changements nécessaires au sein ou à l’extérieur des institutions coloniales, des médias, des agences de financement ou des programmes de formation pour s’assurer que les protocoles autochtones soient maintenus et respectés? Des collaborations ont-elles été établies dans le cadre desquelles les colonisateurices coconspirateurices ont « refusé le rôle d’occupant·e » et, en répondant à l’appel de Carter, ont travaillé à la création d’une « nouvelle relation fondée sur un traité[9] » (ibid. : 194)? Quels thèmes, sujets et approches forment le coeur de ces nouvelles formes de création artistique et de ces nouveaux protocoles?

Nous avons reçu de magnifiques propositions, stimulantes et transformatrices qui, à leur tour, ont agi comme une provocation pour notre propre réflexion en tant que codirectrices. En effet, elles nous ont donné l’occasion de préciser nos réflexions et de commencer à aborder la nature et les limites des invitations faites aux artistes et chercheureuses autochtones par les institutions et hôtes coloniaux en cette ère de soi-disant réconciliation. En effet, les institutions dominantes ne se contentent pas d’arriver en retard à la table (pour faire écho à Jill), elles tentent aussi souvent de dicter les règles, la durée et le résultat de l’événement qu’elles viennent de rejoindre. En d’autres termes, ces institutions tentent de rectifier le tir, de se mettre au diapason, si l’on peut dire, en faisant des demandes urgentes souvent onéreuses et rarement réciproques aux peuples autochtones, sollicitant leur travail, leur savoir et leur art à leurs propres fins.

De notre côté, en demandant aux contributeurices de réfléchir aux protocoles d’engagement autochtones, comment pensions-nous aux protocoles qui organisent les publications universitaires, à leur délimitation rigide de ce qui est considéré comme de la recherche et de ce qui ne l’est pas, à leur processus d’évaluation par les pairs qui peut devenir une forme de contrôle, à leur création (ou non) d’espaces sûrs pour les contributeurices autochtones? Nous nous sommes demandé ce que les revues pouvaient faire pour créer des espaces sûrs et briser les paradigmes de recherche qui ont privilégié un certain type de connaissances et occulté et dévalorisé les formes de recherche qui se déroulent dans le corps, sur le territoire, au sein de la communauté et par le biais d’une voix communautaire. Nous avons trouvé chez Percées des interlocutrices réceptives qui étaient prêtes à s’engager dans ces questions ainsi que dans d’autres relatives à la traduction et à l’accès, et à chercher des solutions. Nous exprimons notre gratitude à Catherine Cyr et à Jeanne Murray-Tanguay en particulier pour leur leadership et leur attention.

Les contributions rassemblées ici sont le résultat de longs processus de recherche à l’intérieur et à l’extérieur du milieu universitaire, au moyen de méthodologies qui correspondent parfois aux idées occidentales de la recherche, mais souvent pas du tout. En tissant des récits, des communautés et des relations dans leurs recherches, plusieurs contributeurices font écho à ce que Shawn Wilson (2008) soutient dans son travail, à savoir que la relation est au coeur du savoir autochtone et que, par conséquent, faire de la recherche, c’est entrer en relation avec le savoir, qui est une entité vivante, de manière soutenue et en suivant des protocoles spécifiques à la communauté. Cela peut signifier, dans certains cas, que la communauté choisit en fin de compte de ne pas partager cette recherche dans un journal de la communauté coloniale dominante, un journal à source ouverte, si ses membres estiment collectivement qu’il ne s’agit pas, ou pas encore, d’un espace sûr.

Le concept de relationnalité dans les protocoles de création est donc au coeur de plusieurs des contributions rassemblées ici. Dans son texte, le créateur de théâtre et cinéaste Yves Sioui Durand (Huron-Wendat), cofondateur avec Catherine Joncas d’Ondinnok, la plus ancienne compagnie de théâtre autochtone au Québec, propose sa propre réflexion ancrée dans près de quatre décennies de création. S’appuyant sur Le porteur des peines du monde, première production d’Ondinnok en 1985, et sur l’adaptation de Xajoj Tun Rabinal Achi en 2010, Sioui Durand écrit que « [n]ous sommes des êtres de mémoire » et que le théâtre est un espace où les peuples autochtones peuvent marcher aux côtés de leurs ancêtres, qui sont à la fois le passé et l’avenir. Le théâtre autochtone, affirme-t-il, est une pratique urgente de guérison. Décrivant les protocoles qui sous-tendent le processus de création d’Ondinnok, Sioui Durand établit des liens avec les pratiques hémisphériques précolombiennes qui mettent l’accent sur le monde des rêves, les existences entremêlées des êtres humains et autres qu’humains, et affirme qu’à travers le corps, les artistes autochtones rapatrient la mémoire ancestrale pour parler au présent et s’engager dans le projet de refonte du monde que Jill a décrit plus haut.

Bien que toujours très actif·ves, Sioui Durand et Joncas ne sont plus à la tête d’Ondinnok. Dave Jenniss (Wolastoqiyik) leur a succédé en 2017. Sa première oeuvre à titre de directeur, Ktahkomiq (2017), est au coeur de l’article que j’ai rédigé en collaboration avec lui et ses cocréatrices Ivanie Aubin-Malo (Wolastoqiyik) et Catherine Joncas. Cette pièce de danse-théâtre, présentée au troisième Printemps autochtone d’Art à Montréal la même année, a soulevé de nombreux défis pour les trois collaborateurices qui, chacun·e leur tour, se sont tourné·es vers le protocole d’engagement développé par Ondinnok pour aborder et créer à partir de (et à travers) l’histoire du conflit profond qui divise leur propre communauté de Viger et oppose les familles de Jenniss et d’Aubin-Malo. Dans les entretiens qui constituent la base de l’article, les trois artistes ont ouvertement décrit comment iels ont tenté de se frayer un chemin dans la « vase » alors qu’aucune résolution n’était / n’est en vue, comment iels ont négocié avec la colère, la résistance, le refus, et comment iels ont trouvé un territoire d’espoir dans la langue wolastoq où iels ont pu se rencontrer. L’article médite sur la façon dont les artistes ont décidé de mettre en avant cette négociation sur scène, en l’offrant comme point de départ, peut-être pour celleux qui, dans le public, souhaitaient entamer un voyage similaire.

Comme ce numéro le démontre, Ondinnok a offert un espace de sécurité vital à nombre d’artistes autochtones pour qui le français est une langue d’expression. En effet, Sioui Durand et Joncas ont servi de mentor·es à plusieurs membres de la nouvelle génération d’artistes qui créent actuellement des oeuvres au Québec et à l’étranger : Émilie Monnet (Anishinaabe) a travaillé avec Ondinnok avant de fonder les Productions Onishka en 2011; Marco Collin (Innu) et Charles Bender (Huron-Wendat) continuent de collaborer avec la compagnie et ont également cofondé en 2013, avec Xavier Huard, une compagnie de théâtre nommée Menuentakuan, actuellement en résidence Aux Écuries. La créatrice de théâtre et universitaire atikamekw Véronique Basile Hébert et la scénographe atikamekw Julie-Christina Picher, toutes deux présentées dans ce numéro, ont également des liens étroits avec Ondinnok. Picher reconnaît que la compagnie lui a offert un espace où elle a pu s’exprimer pleinement en tant qu’artiste autochtone après avoir obtenu son diplôme du programme de théâtre du Collège Lionel-Groulx, soulignant qu’il s’agit là d’un fait rare et précieux dans l’industrie. Dans l’entrevue présentée dans ce numéro, elle nous fait découvrir son parcours de scénographe professionnelle et nous fait part de ses réflexions sur ce qu’elle espère offrir à la nouvelle génération d’artistes autochtones qui travaillent dans les coulisses.

Pour sa part, Basile Hébert a participé à l’éphémère, mais très important programme de formation qu’Ondinnok a offert aux acteurices autochtones en partenariat avec l’École nationale de théâtre entre 2004 et 2007. Dramaturge, metteure en scène et universitaire, Basile Hébert, actuellement doctorante à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et professeure invitée à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), est une voix passionnante et dynamique dans le paysage théâtral d’aujourd’hui. Son travail décentre l’urbanité et se concentre sur la rencontre des Atikamekw sur leur territoire par le biais d’un théâtre avec et pour la communauté. Basile Hébert met l’accent sur la langue atikamekw et les visions du monde qu’elle incarne pour guider sa dramaturgie. Elle présente dans ce numéro un extrait de Notcimik, « Là d’où vient notre sang », une pièce s’inscrivant dans « une approche féminine et féministe ». Il s’agit d’un récit de cheminement proposé en réponse à la mort tragique et évitable de Joyce Echaquan et à la découverte d’enfants autochtones disparus et enterrés dans des fosses communes sur les sites des anciens pensionnats autochtones. La pièce a été présentée au Festival international Présence autochtone par une distribution et une équipe de création composées principalement d’artistes atikamekw, anishnabeg et hurons-wendats à l’été 2021, sur une grande scène extérieure, accompagnée de musique et de tambours. Notcimik célèbre la résilience des peuples autochtones et met en oeuvre le pouvoir à la fois poétique, curatif, réappropriateur, diplomatique et politique des récits et des théâtres autochtones.

Jill : Cole Alvis (Métisse) et Yolanda Bonnell (Anishinaabe-Asie du Sud), basé·es à Toronto, sont les artistes fondateurices du collectif manidoons. En tant qu’artistes du théâtre autochtone, iels s’engagent dans une inclusion radicale et « travaille[nt] à partir d’un système de valeurs qui donne la priorité à la bienveillance plutôt qu’au profit » pour s’assurer de créer des espaces plus sûrs où créer des oeuvres pour la scène et où l’on peut assister à ces oeuvres. Leur production bug (2020), écrite et interprétée par Bonnell sous la direction d’Alvis, a démontré que les pratiques radicales de soins bienveillants, qu’iels continuent de concevoir et de pratiquer, ne compromettent en rien l’excellence de l’oeuvre qui en résulte. En plus de leur mise en oeuvre des principes de bienveillance, qu’iels décrivent ici dans leur article « Pratiques bienveillantes pour la création de récits », manidoons a bouleversé les attentes et les protocoles conventionnels qui régissent depuis des décennies l’engagement du public dans les espaces théâtraux d’Europe et d’Amérique du Nord. En tant que spectateurices, nous étions par exemple invité·es à laisser nos téléphones portables allumés, en reconnaissance du fait que certain·es d’entre nous sommes des aidant·es naturel·les devant rester accessibles aux êtres en état de vulnérabilité dont nous avons la charge. Je pense que cela reflète la philosophie de Bonnell selon laquelle l’art est au service des êtres humains, dans toute leur humanité, et que, par conséquent, l’artiste ne devrait pas être si « précieux·se » au sujet de son travail. manidoons a également veillé au bien-être des spectateurices de bug en s’assurant que des Aîné·es et des soins traditionnels partagent l’espace avec la production et soient entièrement disponibles à tout moment pour les membres du public. Enfin, dans le cadre d’une initiative visant à protéger les artistes et leur public, Bonnell a demandé publiquement aux critiques de théâtre euro-canadien·nes de s’abstenir de commenter l’oeuvre. Les écrits de ces critiques ont causé et pourraient continuer à causer du tort aux artistes; ils pourraient également (comme cela a souvent été le cas) induire en erreur les spectateurices non autochtones et offenser le public autochtone en raison de leur distance culturelle et expérientielle par rapport à l’Histoire, aux événements historiques et aux conceptions cosmologiques qui ont servi de base à l’écriture de l’oeuvre.

Dans leur contribution à ce numéro spécial, Alvis et Bonnell ont élargi leurs réflexions sur les principes d’attention bienveillante dans le cadre du projet de création de spectacles publics. Iels considèrent ici les besoins des concepteurices et du personnel de production, invitant ces personnes à les rejoindre dans cette réimagination et offrant aux lecteurices des outils qui pourraient (et devraient) être adoptés et peut-être adaptés pour renforcer la confiance entre les artistes sur scène et hors scène, et entre celleux qui créent l’oeuvre et les publics dans la création d’espaces sûrs et accessibles.

De même, l’universitaire et dramaturge algonquine Lindsay Lachance se préoccupe de la sécurité et du bien-être des spectateurices en leur demandant : « Avez-vous senti qu’on a pris soin de vous? » Cependant, si Lachance insiste sur le devoir de la personne qui raconte envers son auditoire venu entendre des oeuvres autochtones, elle investit également cet auditoire d’un devoir d’attention et de soin réciproque, puisqu’elle demande : « vous sentez-vous interpellé·e ou motivé·e à en savoir plus? » Pour elle, l’auditoire constitue un pont crucial, qui rapporte non seulement l’information à la communauté, mais qui joue également un rôle actif en s’acquittant du devoir de répondre à l’histoire qu’il porte désormais par une action tangible qui permet d’opérer un changement.

Lindsay Lachance s’appuie sur l’essai fondateur d’Elinor Fuchs, « EF’s Visit to a Small Planet: Some Questions to Ask a Play[10] » (2004), en plaçant les pièces avec lesquelles elle travaille en relation intime avec les biotes d’où émergent leurs histoires et leurs personnages. En comparant chaque pièce à une « rivière » – « une chose toujours en mouvement, avec de nombreux tours et détours » –, Lachance élargit le cercle des pratiques bienveillantes pour englober l’autre qu’humain, qui nécessite également respect, soins et sécurité.

Philip Geller, Métis·se de la rivière Rouge et d’origine ashkénaze, est un·e artiste de théâtre et un·e chercheureuse qui a grandi dans une famille d’artistes et de rêveureuses. Il se définit comme « un·e membre de l’Otipemisiwak [le peuple qui se possède (se gouverne) lui-même] ayant renoué les liens ». Fruit de la rencontre de deux rivières (par exemple, les lignées culturelles), Geller est particulièrement conscient·e de la nécessité d’un « bon commencement » pour l’établissement de bonnes relations entre des peuples divers qui sont nourris par le même biote. En nous faisant découvrir son propre processus d’élaboration d’un accord PANDC destiné à garantir sa propre sécurité et celle de sa compagnie PANDC alors qu’iel dirigeait une adaptation d’Ubu Roi (1961 [1895]), Geller décortique une série de mandats et de pratiques conçus et mis en oeuvre aujourd’hui par diverses compagnies et artistes PANDC, trouvant les assises théoriques de son étude dans les enseignements de la chercheuse potawatomi Robin Wall Kimmerer (2016 [2013]) concernant la réciprocité au sein d’une économie fondée sur le don. Grâce à ce travail, Geller commence à élaborer un processus permettant de définir « des protocoles, des responsabilités, des relations et des rôles clairs » susceptibles d’éclairer le « parcours » interculturel entrepris par les artistes de théâtre dans les lieux de formation, les régions professionnelles et semi-professionnelles du domaine plus vaste de l’interprétation dans les territoires aujourd’hui appelés « Canada ».

L’article de Lauren Jerke, Rupert Arcand et Rocky Ward documente une collaboration entre des animateurices autochtones et non autochtones qui ont créé ensemble un atelier de théâtre appliqué à l’intention de juges provinciaux cherchant à se décoloniser et à décoloniser leurs tribunaux. Conçu pour la communauté juridique de l’Alberta afin d’offrir un espace de réflexion sur l’impact de la colonisation sur les décisions juridiques touchant les enfants autochtones, ce travail a servi d’intervention performative sur la dramaturgie (c’est-à-dire le scénario qui régit un procès, sa durée et son déroulement), la distribution (c’est-à-dire la sélection du jury, l’assignation des avocat·es) et la performance du processus judiciaire canadien – un processus construit et structuré par l’historique des vols, des fraudes et du génocide perpétrés par cette nation.

Tout au long de ce parcours soigneusement facilité, les participant·es à l’atelier avaient l’occasion d’examiner plus en profondeur la représentation de l’histoire autochtone, et plus particulièrement la représentation de l’agentivité et de l’expérience autochtones par des artistes étrangerères à la culture d’où jaillit l’histoire qu’iels prétendent raconter. En parcourant les écrits de Dwight Conquergood (1985) où celui-ci catalogue les pièges éthiques qui guettent les artistes interculturel·les qui ont l’occasion de parler avec et à travers les mots de l’Autre, Jerke, Arcand et Ward touchent le coeur d’un problème endémique dans les programmes d’études en théâtre et performance actuels : « Nous [les peuples autochtones] pouvons parler pour nous-mêmes ». Mais nous avons été exclus de ces espaces de récit, des espaces à partir desquels nous pouvons parler. Ces espaces doivent être reconfigurés, transformés en espaces de rencontre éthiques, accueillants et sûrs.

L’artiste syilx Mariel Belanger invite les lecteurices à découvrir son fil narratif à travers un palimpseste de médias déployé sur la plateforme Twine. Son texte « Respons(H)abileté : tisser des mots de responsabilité à travers les histoires » se présente comme un « T(ante / anti) essai » (« Auntie (anti)essay »), qui appelle à une révision de la manière dont nous abordons l’acte de « lecture » (sur la page ou sur la scène) et qui plaide pour la dissolution des conventions et des cadres coloniaux violents au sein du milieu universitaire.

Belanger nous invite à suivre son fil narratif au moyen d’« indices » intégrés sous forme de liens, et nous offre la possibilité de nous écarter du parcours scénarisé et d’approfondir ainsi notre compréhension. Parallèlement, Belanger nous rappelle que notre « capacité » congénitale à « répondre » aux idées et stimuli visuels qu’elle a élaborés nous rend moralement responsables de cette oeuvre et de son autrice. La consommation passive ne sera pas tolérée au cours de ce voyage. S’inspirant des travaux de penseureuses autochtones engagé·es dans une révision épistémologique, Belanger va au-delà des discours institutionnels, d’une vertu performative et de la complaisance pour réclamer un passage sûr pour les artistes-étudiant·es autochtones, noir·es et de couleur. Au fil des étapes, Belanger propose une série d’initiatives réalisables pour créer des espaces sûrs pour les chercheureuses-artistes historiquement marginalisé·es et met son lectorat au défi de se positionner honnêtement dans cette lutte : « Faites-vous partie du problème ou de la solution? »

Julie : Ce numéro spécial a été créé au cours de plusieurs années marquées par une pandémie mondiale, au milieu de mouvements qui ont mis en lumière la façon dont le racisme structurel et le génocide colonial s’entrecroisent avec les inégalités liées à la santé, à l’économie et à l’environnement. Plusieurs contributeurices potentiel·les et actuel·les ont été profondément touché·es par la COVID-19, par la précarité disproportionnée qu’elle a fait peser sur des communautés déjà marginalisées, et par les incendies de forêt et les glissements de terrain qui ont affecté la côte ouest au cours de l’été 2021. Néanmoins, de nombreuses contributions mettent l’accent sur l’attention bienveillante, la compassion, le ralentissement, la joie, l’humour, le fait de prendre le temps nécessaire pour établir des relations, la confiance et la réciprocité afin d’éviter les solutions faciles. Alors que vous vous apprêtez à entrer dans cet espace collectif, nous vous invitons à prendre un moment pour vous présenter, pour reconnaître la terre sur laquelle vous vous trouvez ou celle d’où vous venez, pour commencer à nommer ou à écouter les histoires qui sont tissées au plus profond de vous et que vous portez avec vous, et pour déclarer vos intentions en tant que témoins du travail rassemblé dans ce numéro de Percées.

Migwetch, niawenkowa, maarsi, limləmt, sechanalyagh, thank you, merci, d’être ici.