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Min Tanaka in the fog. 2017.

Photographie de Dave Pearce. www.flickr.com/photos/30114189@N05/33532012842

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Sous les feux de la rampe, l’acteur·trice est appelé·e à interpréter différents types de textualité. Comme le précise Alice Ronfard, « [i]l n’y a pas qu’un seul théâtre, mais bien une multitude de rencontres et de rapports entre un texte et la scène » (2003 : 226). Afin d’outiller les apprenant·es pour le contexte théâtral professionnel, les écoles de formation professionnelle les invitent à explorer un maximum de courants dramaturgiques, d’esthétiques théâtrales ainsi qu’une variété de personnages. Cet article propose de porter un regard pédagogique sur la mise en corps de la tragédie et les expériences de formation qui en découlent, au sein du cours d’interprétation Atelier de jeu 2 : répertoire tragique et classique offert par Martine Beaulne dans le cadre du programme d’interprétation théâtrale de l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il présentera d’abord le contexte de la collecte de données et du cours où elle s’est déroulée avant d’insister sur le concept d’expérience et sur la théorie de l’activité, qui ont servi de cadres d’observation et d’analyse. Sera ensuite approfondie la compréhension des expériences de formation, et ce, selon différents angles d’études auxquels donne lieu la théorie de l’activité.

Le contexte de la recherche

Cette étude, réalisée durant l’année scolaire 2013-2014 à l’École supérieure de théâtre de l’UQAM[1], a fait partie d’un projet doctoral de plus grande envergure (Skelling Desmeules, 2017). De nature qualitative interprétative, la recherche doctorale prenait la forme d’une analyse de cas multiples cherchant à mieux comprendre les expériences de formation du corps dans cinq cours de voix, de mouvement et d’interprétation de la formation professionnelle de l’acteur·trice qui est offerte au baccalauréat en art dramatique, profil JEU. Ce programme accueille annuellement un groupe-cohorte d’environ vingt étudiant·es et s’échelonne sur trois ans, à raison de deux sessions (automne et hiver) de quinze semaines par année. Il propose un cheminement bien défini comprenant des cours théoriques; des cours de jeu et d’interprétation, de techniques corporelles et vocales; des productions théâtrales; et des cours d’ouverture. Tel que mentionné, le regard sera ici centré sur l’étude des expériences de formation en lien avec le cours Atelier de jeu 2 : répertoire tragique et classique inscrit au début de la deuxième année du programme. Au moment d’amorcer ce cours, les apprenant·es avaient déjà suivi trois cours d’interprétation durant lesquels il·elles avaient approfondi le jeu réaliste et participé à la présentation d’un atelier public. S’il·elles avaient un certain bagage d’expériences en interprétation théâtral, ce cours leur proposait une première approche de l’univers psychique et parfois troublant de la tragédie.

La collecte de données s’est effectuée à la session d’automne 2013, et s’est appuyée sur vingt-huit heures et demie d’observation participante en salle de classe et sur trois entrevues individuelles semi-dirigées (pré-observation, en cours d’observation et post-observation) auprès de la professeure, Martine Beaulne. Une entrevue individuelle a également eu lieu au début de la session auprès de six des vingt étudiant·es à qui s’adressait le cours, de même qu’un groupe de discussion les rassemblant à la fin de la session afin d’échanger sur ce qui y fut vécu. Cet article est ainsi motivé par une volonté de mieux comprendre les expériences de formation principalement du point de vue de la professeure, mais aussi, de manière complémentaire, de celui des apprenant·es.

L’étude des expériences de formation au regard de la théorie de l’activité

C’est à la lumière de la théorie de l’activité que seront saisies les expériences de formation du corps scénique liées à la tragédie. Les prochains paragraphes présentent le concept d’expérience (Dewey, 2005; Sévigny, 2003) et la théorie de l’activité (Engeström, 1987, 2001, 2007), ainsi que la pertinence de les nouer ensemble pour camper le déroulement de cette étude.

L’expérience : un concept au coeur de la formation de l’acteur·trice

Référant au sujet lui-même et à sa « réalité vécue » (Sévigny, 2003 : 129), le concept d’expérience est au coeur de la formation de l’acteur·trice. En portant une attention particulière sur ce qui est ainsi vécu dans l’immédiateté, éprouvé et ressenti par l’individu, l’expérience passe par le corps. L’apprenant·e, durant sa formation et au-delà de celle-ci, doit travailler sur la découverte et l’utilisation de son propre corps et de ses capacités, limites et résistances, et doit également se familiariser avec les exercices qui lui sont particulièrement pertinents au regard de ses besoins personnels. Il·elle est placé·e au centre de ses apprentissages et, pour reprendre les mots de Jacques Copeau, il·elle est « à la fois sujet et objet, cause et fin, matière et instrument, sa création, c’est lui-même[, elle-même] » (1955 : 19). L’étudiant·e est amené·e à vivre une multitude d’expériences d’interprétation qui l’inciteront à « comprendre ce qui s’est passé en lui[, en elle,] pour être en mesure de le reproduire » (Tremblay, 1988 : 135) dans d’autres situations de jeu. Situationnelle, l’expérience ne survient pas à l’intérieur d’un individu, mais découle plutôt de l’interaction de ce dernier avec son environnement (Dewey, 2005 : 336). En ce sens, pour mieux comprendre les expériences qui émergent des diverses composantes d’un système d’activité vécu, leurs interrelations et leurs influences au sein de celui-ci, la théorie de l’activité est tout indiquée, étant sensible aux réciprocités, aux renvois et aux élans qui circulent entre les agent·es du système.

L’étude de la formation du corps en tant que système d’activité

Cadre d’observation et d’analyse, la théorie de l’activité permet d’approfondir la compréhension d’un système d’activité (ici la mise en corps de la tragédie dans le contexte du cours) en rendant visibles les différentes composantes de son infrastructure socio-institutionnelle ainsi que les façons dont elles se meuvent ensemble. Selon cette théorie, un système d’activité est constitué de sept composantes (sujet, objet, outils, règles, communauté, division du travail, finalité), c’est-à-dire sept catégories d’éléments sur lesquelles se concentrer afin de mieux comprendre ce qui s’y vit.

Version simplifiée de la figure d’Engeström (1987 : 178) présentant les sept composantes d’un système d’activité et leurs mises en relation.

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Dans le cadre de cette étude, le sujet fait référence à la professeure (Martine Beaulne) offrant le cours d’interprétation, et les outils concernent les différentes ressources (matérielles, conceptuelles, symboliques) utilisées dans le cadre de ce cours. L’objet réfère aux objectifs établis en lien avec les séances d’enseignement, et ces objectifs s’orientent vers une vision plus grande et à plus long terme au regard de la formation de l’acteur·trice qu’est la finalité. La communauté renvoie principalement aux étudiant·es impliqué·es dans ce cours, la division du travail consiste en la répartition des tâches et des responsabilités concernant les objectifs à atteindre, alors que les règles se rapportent aux normes implicites et explicites guidant les interactions au sein de la classe.

Au-delà d’inviter à mieux comprendre les éléments propres à chaque composante, la théorie de l’activité conduit à saisir leurs mises en relation. Ces dernières sont visuellement représentées par les sous-triangles au sein de la figure, et permettent notamment de considérer les relations didactiques, d’enseignement et d’apprentissage façonnant la formation du corps scénique liée à la tragédie. La mise en relation des composantes sujet-outil-objet (sous-triangle du haut) traduit la manière dont la professeure (sujet) conçoit la formation en identifiant des objectifs précis (objet) et en sélectionnant différentes ressources (outils), telles que des accessoires, des environnements sonores, des activités précises. Le rapport sujet-règles-communauté (sous-triangle en bas à gauche) centre l’attention sur la relation d’enseignement, à savoir les normes (règles) guidant les interactions entre la professeure (sujet) et les étudiant·es (communauté) au sein du contexte de formation. Le sous-triangle en bas à droite, reliant les composantes objet-communauté-division du travail, concerne la répartition des responsabilités (division du travail) entre les personnes participant au cours (communauté) au regard des objectifs établis (objet). Finalement, l’équation sujet-communauté-objet (sous-triangle du centre) attribue du sens aux façons dont les étudiant·es (communauté) s’approprient leurs apprentissages et bénéficient de cette formation offerte par la professeure (sujet) basée sur les objectifs (objet). En jetant l’éclairage sur les composantes et sur leur dynamisme, cette théorie amène à détailler les expériences vécues selon différentes perspectives. Ces mises en relation (sous-triangles) constituent donc les quatre principaux angles d’étude offrant une meilleure compréhension – de manière systémique – des expériences de formation amenant les apprenant·es à mettre en espace et en corps des scènes propres à la tragédie classique.

La mise en corps de la tragédie

Le travail d’interprétation de textes tragiques plonge les étudiant·es dans « un monde qu’il[·elle]s ne connaissent pas. C’est un monde des pulsions. Un monde psychique » (Martine Beaulne, entrevue 3, 10 décembre 2013). Les apprenant·es amorcent un travail du corps, un corps animé par des pulsions troubles et ancré dans l’univers de la fatalité. Afin de les accompagner dans ce nouvel univers, la professeure les invite à vivre différents types d’expériences qui seront approfondis dans les prochains paragraphes. Il est à préciser que l’enseignement de Martine Beaulne est nourri par une expertise singulière qu’elle tire notamment d’un séjour de quatre ans au Japon où elle a travaillé auprès de grands maîtres de techniques corporelles japonaises dont le butô et le moderne. Son bagage expérientiel en théâtre japonais ainsi que ses activités théâtrales professionnelles en tant que metteure en scène – qu’elle n’a jamais cessées parallèlement à son enseignement – sont certes mis à profit dans ce cours qui intègre, en plus du travail de scènes, un entraînement physique et des marches inspirées du butô et du moderne enrichissant le jeu de l’acteur·trice. En effet, de manière générale, chaque cours de trois heures fait d’abord place à un entraînement physique d’environ cinquante minutes, suivi d’une série de marches codifiées pendant une vingtaine de minutes. Le groupe procède ensuite au travail dirigé où Martine Beaulne, faisant de l’observation, le fondement principal du cours, passe une trentaine de minutes auprès de chaque duo d’étudiant·es devant le reste de la classe. Durant cette situation de coaching pédagogique, les apprenant·es travaillent alors à assimiler les caractéristiques physiques et mentales de leur personnage, à établir le vocabulaire corporel de la scène, à acquérir « les clés physiques et mentales pour qu’il[·elle]s puissent se mettre en situation. Et après ça, la situation se développe en eux[·elles] et malgré eux[·elles] » (Martine Beaulne, entrevue 2, 24 octobre 2013). Les sous-groupes peuvent ainsi poursuivre ce travail à l’extérieur du cours sans l’aide et la présence de Martine Beaulne. C’est ainsi que différentes scènes tragiques – provenant des pièces Antigone de Sophocle, Médée d’Euripide et Électre de Sophocle – sont jouées durant la première moitié de la session, à raison d’environ une séance hebdomadaire de travail dirigé par équipe. Vers la moitié de la session, la classe délaisse les scènes tragiques afin d’axer le travail sur l’interprétation de scènes comiques.

Apprendre à occuper le territoire de son corps et celui qui l’entoure

Dès le premier cours de la session, la professeure instaure un entraînement très exigeant physiquement et mentalement, qui ouvrira chaque séance par la suite. Celui-ci comprend une gamme d’exercices visant l’activation et la musculation du corps tels que la course, des sauts, des séries d’étirements et de rotations des membres. Ces exercices sont ordonnés afin de varier les rythmiques et les dynamiques. Certains mouvements s’exécutent de manière saccadée et d’autres sont tout en fluidité; certains se font en état de tension et d’autres, en état de détente; certains sont en compression et d’autres, en amplitude; certains se font sur l’inspiration et d’autres, sur la retenue du souffle ou sur l’expiration sonore, voire sur un son en particulier. Chaque geste est répété plusieurs fois avant de faire place au suivant. La variation des dynamiques et la respiration sonore ainsi contrôlée conduisent l’apprenant·e à réchauffer et à activer son corps en plus de se mettre en état de forte concentration favorable au travail de création et d’interprétation. À la fin de l’entraînement, « l’étudiant[·e] est complètement là. […] Il[·elle] est dans un espace de création. Il[·elle] est dans un temps de création » (Martine Beaulne, entrevue 1, 10 septembre 2013). Au-delà de servir d’échauffement physique préparant leur corps, cet enchaînement nourrit un état de profonde concentration axée sur la conscience de celui-ci dans l’espace, du prolongement de ses mouvements, de l’impact de son énergie dans la création même de cet espace. Les membres du groupe apprennent ainsi à habiter le territoire de leur corps et celui qui les entoure : « Les Japonais disent que le corps est un lieu, un territoire. Donc il est à 360 degrés et ce microcorps est influencé par le macro-espace. […] Ils disent que le corps, au fond, est un filtre entre la terre et le ciel. Alors il est influencé par ces deux dimensions-là et par l’espace qui est autour de nous » (idem). Sensibilisé·e à l’espace que son corps occupe, à celui qui l’environne ainsi qu’à la distance qui le·la sépare des autres et des objets, l’étudiant·e apprivoise le concept nippon du ma et s’initie à l’occupation de l’invisible :

L’objectif, c’est de rendre plein un espace qu’on peut penser vide. Et ça, c’est un autre concept japonais qui s’appelle le ma. C’est la distance entre deux personnes, l’espace entre deux mots. […] Mon objectif, c’est de prolonger l[’]imaginaire [des étudiant·es], c’est qu’il[·elle]s donnent des textures à ce qui est invisible. Et qu’il[·elle]s puissent être conscient[·e]s de l’impact de l’énergie, de la continuité d’un geste, de la distance d’un rapport entre deux personnages

(idem).

L’apprenant·e développe tant une conscience externe de son corps, en fonction de perceptions extérieures, qu’une conscience interne de ce dernier. Réceptacle du temps et de l’espace, le corps est perçu comme un grand tube où l’énergie motrice, celle des émotions, de la sexualité, de la mémoire, est localisée dans le bassin considéré comme étant la centrale énergétique. Il puise l’énergie du sol, la fait monter en lui et s’en sert pour prolonger ses gestes et ses déplacements dans l’espace :

En générant l’impulsion de l’extérieur vers l’intérieur et en la prolongeant de nouveau vers l’extérieur, le mouvement s’est situé dans le courant naturel de son expression physique. Ces principes physiques reposent sur la poétique du sol créée par Tadashi Suzuki, metteur en scène contemporain, et conçue par [Tatsumi] Hijikata, célèbre danseur butô, qui ont établi, par la posture des pieds et le fléchissement des genoux, un ancrage au sol qui favorise chez l’interprète une conscience de son corps vu comme volume et comme lieu de perceptions. Par cet entraînement particulièrement exigeant qui vise une réceptivité totale aux éléments extérieurs et un retour au corps originel, l’acteur se construit un corps nouveau fait de cette vision du dedans et de cette perception du dehors

(Beaulne, 2004 : 48).

Plus l’entraînement avance, plus la conscience du corps, son ancrage et son état de concentration s’intensifient : « Tu fais les mouvements, et un moment donné, tu sens l’âme des mouvements. C’est comme le souffle. Il y a quelque chose de viscéral, de naturel, d’organique » (Martine Beaulne, entrevue 1, 10 septembre 2013). Au terme de l’exercice, les étudiant·es poursuivent leur travail corporel – et mental – en s’engageant dans une série de marches d’inspiration japonaise.

S’engager dans une rythmique autre que celle du quotidien

Après l’entraînement, les étudiant·es, guidé·es par la professeure, traversent le local en exécutant de nombreuses marches codifiées inspirées par le travail du metteur en scène Tadashi Suzuki : certaines conduisent à enchaîner des mouvements très saccadés, voire violents, alors que d’autres proposent des mouvements tout en rondeur et en fluidité; certaines paraissent très sérieuses, même sévères, et d’autres se situent davantage dans le grotesque et la folie; certaines sont très rapides, et d’autres invitent à trouver une constance dans une extrême lenteur. La mise en corps de cette variété de marches, entre autres appuyées sur des ruptures et des contrastes rythmiques, projette le groupe en dehors d’un temps réaliste, d’un temps normatif : « C’est inconscient, mais après ça, il[·elle]s sont disponibles pour une autre rythmique que celle de la vie, du quotidien » (Martine Beaulne, entrevue 3, 10 décembre 2013). Ces démarches, notamment celles qui sont performées avec une forte langueur, peuvent également déstabiliser certain·es apprenant·es, dont cette étudiante :

Dans cette lenteur-là, on atteignait une concentration et une écoute corporelle que je n’avais jamais vues chez personne. […] Cette lenteur-là engage musculairement tout le corps pour que tu puisses maintenir un rythme constant. Il faut toujours que tu sois en contrôle parce que ton équilibre est précaire. Il y a quelque chose de très engageant physiquement et au niveau de la concentration […] qui devient un peu hypnotisant

(étudiante, groupe de discussion du 17 décembre 2013).

Tout comme l’entraînement, cette succession de marches rend les étudiant·es disponibles pour le travail d’interprétation de personnages tragiques : « Ça ground les acteur[·trice]s. […] C’est un brain wash, finalement, physique et mental » (Martine Beaulne, entrevue 1, 10 septembre 2013) au bout duquel il·elles ressortent épuisé·es, ancré·es, concentré·es, réceptif·ves et prêt·es à mettre en corps la tragédie.

Observer pour apprendre

Pour enseigner le jeu tragique, comme susmentionné, Martine Beaulne s’appuie sur sa propre expérience de formation auprès de grands maîtres de théâtre et de danse butô où l’action primait sur la parole. Elle propose à son tour un travail basé sur l’imitation. Tel un coryphée, elle guide l’entraînement et initie chacune des marches que les étudiant·es reproduisent à leur façon. Même si elle se permet quelques brèves indications verbales au besoin, elle les limite au maximum afin d’inciter le groupe à observer et à être à l’écoute de ce qu’elle fait et des autres. L’objectif n’est pas de reproduire avec perfection chaque mouvement, mais de créer une atmosphère quasi sacrée où il·elles sont concentré·es à exécuter collectivement la préparation physique et les marches, pouvant faire penser à une légion en exercice. Loin de se limiter à l’entraînement et aux marches codifiées, l’apprentissage par observation se poursuit durant les coachings pédagogiques. Durant ceux-ci, la professeure invite les apprenant·es à être sensibles à la manière dont elle leur transmet certaines directives, puisque l’essentiel de ses interventions n’est pas toujours dans les mots qu’elle prononce, mais dans la façon dont elle les partage (Martine Beaulne, entrevue 3, 10 décembre 2013). Tout le cours se fonde ainsi sur l’observation : celle qu’il·elles font de Martine Beaulne conduisant l’entraînement et les marches, celle qu’il·elles font de leurs pairs pendant leur coaching pédagogique, celle qui porte sur leurs interactions avec leur professeure dont la seule attention aux mots serait insuffisante pour saisir toute la richesse de ses interventions.

Se laisser enivrer par la musique

Parce qu’il·elles ont surtout travaillé le jeu réaliste et naturaliste durant leur première année de formation, les étudiant·es amorcent ce cours avec peu d’expérience liée à l’interprétation de « la violence, la trahison, l’abandon, la sexualité, l’érotisme, la haine, le meurtre » (Martine Beaulne, entrevue 2, 24 octobre 2013) que sous-tend la tragédie. Pour les aider à s’investir dans ce monde des « pulsions de l’âme » (idem) et de la fatalité, la professeure fait jouer, durant les marches et les coachings pédagogiques, différentes musiques instrumentales « qui traduisent bien [ces états] » (idem). En bougeant au même rythme que celui des percussions ou, au contraire, en opposition (marcher très lentement sur une musique au tempo rapide), « inconsciemment, [les étudiant·es] sont obligé[·e]s de plonger dans cette réalité-là; ça les submerge » (idem). C’est ainsi que les oeuvres d’Arvo Pärt ou la composition Adagio for Strings de Samuel Barber, par exemple, les font non seulement sortir de leur culture musicale, mais les aident à s’immiscer dans un univers particulier en plus d’intensifier leur concentration et leur potentiel de création d’images intérieures.

Intérioriser des images percutantes

Si certaines musiques transportent parfois inconsciemment les étudiant·es dans l’univers de la tragédie, l’intériorisation d’images consiste plutôt en un travail conscient de leur part nourrissant le développement d’un corps scénique propre à ce genre théâtral. Martine Beaulne les encourage ainsi à s’approprier différents clichés puissants tels que sentir du sang s’écouler de leurs mains, un aigle qui se déploie dans leur ventre, des faucons qui se tiennent sur leurs épaules, un papillon figé sur le bout de leur nez. Ces représentations sensorielles transforment le corps et l’état des apprenant·es qui s’y commettent, que ce soit durant certaines marches ou durant le travail de création et d’interprétation des personnages tragiques. Pour une des étudiantes, l’image du sang qui s’égoutte du bout de ses doigts fut particulièrement marquante et efficace :

Cette image-là m’a fait toucher, pour la première fois, à l’état tragique. Puis pour mon collègue, c’est l’image de l’aigle qui se déploie dans son ventre. En répétition, il prenait tout le temps cette image et je prenais tout le temps celle du sang qui coule des mains et ça ne s’est pas épuisé. C’est ça qui est magique. […] Ça changeait le corps, ça changeait l’état. Ça changeait la perception de la situation, aussi

(étudiante, groupe de discussion du 17 décembre 2013).

Chaque personne peut être davantage interpellée par une image plutôt qu’une autre et choisir celle qui lui convient le mieux ou celle qu’elle juge la plus efficace. Cette intériorisation de représentations percutantes, pouvant être épuisante physiquement et émotionnellement, permet d’atteindre

des dimensions beaucoup plus psychiques du corps, […] d’être près de ces pulsions-là qui ne sont pas toujours jolies, mais qui font partie de l’animalité de l’humain. La haine, l’abandon, la mort, la joie, le chagrin... Toutes ces dimensions-là. Tout à coup, [les étudiant·es] y ont accès de l’intérieur

(Martine Beaulne, entrevue 1, 10 septembre 2013).

Manipuler des objets à forte symbolique

Pour rendre encore plus concrète la thématique de la fatalité indissociable de la tragédie, la professeure se sert d’objets symboliques que sont les urnes funéraires et les kimonos (dans lesquels les étudiant·es passent un bras d’une manche à l’autre et utilisent leur autre bras pour tenir le bas comme s’il s’agissait d’un corps mort). Le fait de travailler avec ces objets dotés d’une forte signification les amène à se concentrer non seulement sur « la théâtralité du corps sur scène », mais aussi sur celle « de l’objet et de l’écriture scénique » (Martine Beaulne, entrevue 2, 24 octobre 2013). En guise d’exemple, l’exercice de la marche de la mort engage les apprenant·es à s’imaginer devoir traverser une rivière pour aller porter, de l’autre côté, un corps inanimé représenté par le kimono dans leurs bras. Cette image frappante saisit tant la personne qui vit l’exercice scénique que celle qui l’observe : « Tout le monde pleure tout le temps. […] C’est très dur physiquement, la première fois. […] C’est la première fois, je crois, qu’il[·elle]s comprennent ce qu’est l’évocation au théâtre » (Martine Beaulne, entrevue 1, 10 septembre 2013). Ici encore, les étudiant·es travaillent d’abord à nourrir l’état tragique dans le cadre d’exercices distincts du travail de leur scène, puis reprennent également l’utilisation de ces objets symboliques durant le travail de leur scène respective. Selon le contexte, certain·es intègrent l’urne ou manipulent les kimonos, par exemple, lorsqu’un personnage pleure ses enfants morts. L’utilisation d’objets chargés de sens forts aide à interpréter la tragédie avec justesse et vérité : « Il[·elle]s apprennent à être, pas à paraître. Et quand tu es, c’est que tu apprends à creuser dans ton expression affective, et par le corps » (idem).

Comprendre la mise en corps de la tragédie à la lumière de la théorie de l’activité

Comme précisé en début d’article, la théorie de l’activité permet de porter un regard systémique sur les expériences de formation liées à la mise en corps de la tragédie. En invitant à détailler chaque composante (sujet, objet, outils, règles, communauté, division du travail, finalité) et à approfondir leurs mises en relation (sous-triangles au sein du modèle), elle donne lieu à une compréhension des expériences complexes. La figure suivante résume les principaux éléments traités au regard des différentes composantes et de leurs mises en relation. Il est à rappeler que ces éléments ont été observés en salle de classe ainsi que discutés lors d’entrevues (auprès de la professeure) et d’un groupe de discussion (auprès des étudiant·es). Ceux-ci sont donc contextualisés en fonction du moment précis où s’est déroulée la recherche (automne 2013) et se rapportent principalement au point de vue de la professeure (et de ce qu’elle privilégiait en termes d’outils, de règles et d’objet) ainsi qu’au point de vue des étudiant·es participant·es.

Résumé des éléments traités au regard des différentes composantes et sous-systèmes d’un système d’activité selon Engeström (1987 : 178).

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L’étude du sous-système sujet-outils-objet

D’emblée, l’étude de la mise en relation sujet-outils-objet a posé une lumière sur le choix et l’utilisation de certaines ressources par Martine Beaulne qui, puisant dans un héritage artistique japonais, propose un « travail corporel et vocal [reposant] sur la résistance, la rupture, le déséquilibre et la retenue des émotions » (Beaulne, 2004 : 57). À cet égard, l’entraînement et les marches au début des cours préparent les apprenant·es à s’investir dans ce type de jeu théâtral :

Avant de s’engager dans le jeu, l’acteur[·trice] doit trouver son intégrité sensible et physique, accorder ses nerfs, sa respiration, ses flux d’énergie, faire silence en lui-même, [en elle-même,] établir une sorte de vide. Cet état essentiellement physiologique est fait de présence et d’abandon, de maîtrise et de confiance

(Knapp, 2001 : 136).

Chaque cours débute en permettant à l’étudiant·e de maximiser sa concentration et son ancrage, de se retirer d’un temps réaliste et des situations quotidiennes. Il·elle place ainsi son « corps en état d’apesanteur de façon à libérer l’esprit et à faire naître chez lui le désir de s’accomplir à l’intérieur de quelqu’un qui partagera sa vie » (Pintal, 2001 : 91). L’entraînement et les marches, en créant un épuisement physique et mental, constituent des « outils » privilégiés par Martine Beaulne afin d’amener le groupe vers un état de réceptivité et de disponibilité au travail de l’état tragique. La mise en corps de cet état est d’autant plus nourrie par l’utilisation de musiques, d’objets à forte symbolique et d’images incisives à recréer en soi. Les étudiant·es travaillent la théâtralité du corps et l’écriture scénique au contact de ces objets à la fois concrets et lourds de sens; il·elles explorent une dimension psychique et façonnent un corps scénique propre à ce type de dramaturgie grâce à l’intériorisation d’images fortes, parfois troublantes :

Il s’agit maintenant de visualiser les images intérieures qui surgissent et qui réveillent les sensations enregistrées dans le sous-texte. Il faut être très attentif aux images qui surgissent comme si nous regardions un film avec notre oeil intérieur. […] Et la répétition d’une image visuelle, elle-même soumise aux impératifs de la pensée subite et de l’inspiration spontanée, peut donner aux mots une puissance et une précision étonnantes

(ibid. : 93-94).

S’il est difficile pour l’acteur·trice d’occuper son corps, de mobiliser chacune de ses parties, en situation de jeu (Tremblay, 2001 : 157), ces images, en le convoquant entièrement dans la situation, aident justement les étudiant·es à en être conscient·es : « Ces images-là apportent une conscience de notre corps qui fait qu’on va vraiment penser jusqu’au bout de nos doigts, de notre imaginaire. Ça apporte un état complet d’implication corporelle » (étudiante, groupe de discussion du 17 décembre 2013).

L’étude du sous-système sujet-règles-communauté

L’étude de la mise en relation sujet-règles-communauté, pour sa part, aide à mieux comprendre la relation d’enseignement instaurée entre Martine Beaulne et ses étudiant·es. Bien que la professeure se permette d’émettre quelques courts commentaires ou rappels verbaux durant l’entraînement et les marches, l’observation et l’imitation priment sur la parole et le questionnement. Cet entraînement s’inspire des traditions japonaises ayant marqué son propre parcours de formation :

C’est de faire « un » avec le groupe. Il faut sentir tout le groupe, donc être ensemble, et travailler sur la profondeur, essayer de comprendre l’être humain dans toutes ses dimensions. L’entraînement est fait comme ça. […] Je ne pense pas que, pour la tragédie, [les étudiant·es] aient besoin de contact [physique]. Il[·elle]s ont besoin de connaître la profondeur de l’être humain. C’est plus ça. Dans toutes ses dimensions : psychologiques, psychiques, physiques, existentielles. L’entraînement sert à ça

(Martine Beaulne, entrevue 3, 10 décembre 2013).

Durant l’entraînement et les marches, la classe devient donc un espace cérémoniel où les apprenant·es tendent, en usant de rigueur et de concentration, vers une cohésion avec le groupe. Peu importe le type de travail abordé, les règles d’or au sein de ce cours mettent de l’avant l’observation, l’écoute ainsi qu’un état d’ouverture et de disponibilité. Chacun·e doit être constamment attentif·ve à ce qu’il se passe à l’intérieur et à l’extérieur de lui ou d’elle afin d’accéder « aux profondeurs de l’être par une expression du corps » (Beaulne, 2004 : 49).

L’étude du sous-système communauté-division du travail-objet

Pour ce qui est de l’étude de la mise en relation communauté-division du travail-objet, celle-ci aide à appréhender la répartition des responsabilités par rapport à la formation. Dès le début de la session, Martine Beaulne forme elle-même les équipes, distribue les scènes et les personnages à interpréter. Les étudiant·es sont appelé·es à présenter une première mise en scène qui sera peaufinée durant les coachings pédagogiques où Martine Beaulne porte alors le chapeau de la pédagogue-metteure en scène. Lorsque ce n’est pas à leur tour d’être observé·es, il·elles sont invité·es à observer attentivement ces séances de travail ainsi qu’à en retirer un maximum d’apprentissages. Par cette manière de procéder, il·elles sont amené·es à travailler dans un environnement similaire au contexte professionnel que plusieurs connaîtront, où les acteur·trices sont dirigé·es sous le regard de l’équipe de production et où le·la metteur·e en scène attend « d’un[·e] acteur[·trice] qu’il[·elle] apporte un point de vue personnel par son interprétation. Une sensibilité, une intelligence et une expérience qui enrichiront [s]a vision de départ » (Beaulne et Drapeau, 2012 : 85). Pour s’orienter vers ces buts recherchés, il est de la responsabilité des étudiant·es de prévoir du temps hors cours pour leurs répétitions. Chacun·e doit poursuivre individuellement son travail de concentration pouvant s’inspirer des images percutantes qui lui sont efficaces, voire en créer de nouvelles qui lui sont encore plus profitables, de manière « à se connaître dans le travail et à développer la méthode qui lui est propre; pour certain[·e]s, l’appui se prend sur les mots, pour d’autres sur les images, les sensations, etc. À chacun[·e] de trouver sa méthode propre » (Nadeau, 2003 : 65-66).

À l’instar de l’acteur·trice dans l’ensemble de sa formation, l’étudiant·e profite ainsi de l’expertise et de l’expérience de la professeure tout en répondant de sa progression. Par observation, il·elle apprend sur les autres et grâce aux autres; par expérience et grâce à son investissement personnel, il·elle se découvre davantage. Il·elle s’exerce au jeu, c’est-à-dire à « faire fonctionner son imaginaire et articuler son imaginaire avec le réel » (Braunschweig, 2003 : 316-317). Il est de sa responsabilité d’utiliser et d’optimiser les outils qui lui sont proposés et qu’il·elle juge pertinents selon la création et l’interprétation de son personnage.

L’étude du sous-système sujet-communauté-objet

Finalement, pour ce qui est de l’étude de la mise en relation sujet-communauté-objet, celle-ci permet de mieux saisir comment cette formation à l’égard du jeu tragique est mise à profit par les étudiant·es. Contrairement à ce qu’il·elles ont connu en première année, il·elles plongent dans l’interprétation d’émotions troubles parfois poussées à l’extrême, ce qui peut les déstabiliser, comme en témoigne cet étudiant :

[La professeure] voulait vraiment que j’atteigne une espèce de folie pour trouver quelque chose en moi. […] Tu as toujours la censure de croire que c’est trop gros, que tu ne joues pas pour vrai. Mais finalement, plus tu y crois et plus tu fonces au bout

(étudiant, groupe de discussion du 17 décembre 2013).

Les apprenant·es sont alors confronté·es à certains défis associés à la mise en corps de ce type d’écriture, dont celui « d’accorder le vraisemblable et ce qu’on appelle, au sens anglo-saxon du terme, l’emphase, c’est-à-dire l’accent dans la profération. Ou bien – autre opposition, légèrement décalée par rapport à la précédente – de joindre le naturel et le poétique » (Ubersfeld, 2001 : 278). Les étudiant·es doivent à la fois ressentir de fortes émotions et travailler en retenue de manière à ce que la gestuelle ne soit que le prolongement de cette densité de l’état tragique, de cette profondeur de l’être. Évidemment, ces apprentissages ne se limitent pas au travail de la tragédie. Peu importe le registre dramatique joué, un·e acteur·trice doué·e peut capter et soutenir l’attention du public en ce qu’il·elle

retient plus d’énergie qu’il[·elle] n’en montre. Les artistes, en parvenant à maturité, se rapprochent de la sagesse que l’on rencontre dans toute alliance de restriction physique et d’expansion émotive. Se restreindre est essentiel […]. Le talent si particulier de l’acteur[·trice] consiste à résister, à dresser, à garder pour lui[, pour elle,] son énergie, à la concentrer

(Bogart, 2003 : 42).

Dans la deuxième partie de la session, de même que tout au long de leur formation et de la carrière théâtrale qui peut s’en suivre, les étudiant·es réinvestissent d’ailleurs leurs apprentissages en lien avec l’interprétation de personnages comiques. Ce cours encourage alors les apprenant·es à s’appuyer sur leurs expériences passées et sur leur sensibilité au monde; à s’approprier les outils proposés et d’autres qu’il·elles sauront trouver pour nourrir leur imaginaire et leur corps scénique. Il·elles apprennent ultimement le rôle de l’artiste, celui de « voir de l’intérieur pour être regardé de l’extérieur et revisiter l’intime collectivement » (Beaulne et Drapeau, 2012 : 70).

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C’est à la lumière de la théorie de l’activité qu’il a été possible de parvenir à une meilleure compréhension systémique de la mise en corps de la tragédie, des expériences de formation qui y sont liées, et de ses différentes composantes interrelationnelles (sujet, objet, outils, communauté, règles, division du travail, finalité). En décortiquant ces éléments et leurs mises en relation, cette recherche a donné lieu à une triangulation de plusieurs perspectives, soit principalement celle de la professeure et, de manière complémentaire, celle des étudiant·es à qui s’adressait le cours Atelier de jeu 2 : répertoire tragique et classique. À cet égard, la théorie de l’activité a conduit à approfondir la connaissance des objets en fonction des écritures du corps tragique, des outils privilégiés par la professeure et la manière dont cette dernière concevait la formation. Elle a permis de détailler la division du travail ainsi que les règles guidant les interactions entre le sujet et la communauté.

Si ce ne sont pas tous et toutes les étudiant·es qui possèdent une propension pour la tragédie ou qui développeront un intérêt particulier pour celle-ci, ces expériences de formation contribuent certes à leur qualité d’acteur·trices à l’égard de tout autre genre théâtral. En effet, même si certain·es n’opteront pas pour le travail d’interprétation de ce type d’écriture une fois l’école terminée, il·elles auront appris à ne jamais perdre de vue, comme le précise Michel Nadeau, cette « étoile polaire » (2003 : 68) qui éclaire le jeu théâtral : celle qui rappelle de toujours jouer « sa part d’humanité » (ibid. : 67) malgré la violence, l’animalité et la folie de personnages plus grands que nature.