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Attentat. Théâtre de Quat’sous, Montréal (Canada), 2017.

Photographie de Nicola-Frank Vachon.

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Le souffle est un inspir-expir de l’être et le poème n’en est qu’une de ses traductions verbales. Et le poème performé, qu’un de ses recyclages vibratoires et aériens.

José Acquelin, « La transparole »

Au théâtre, lorsque le sujet de l’interprétation du poème en scène est abordé, la grande question qui se pose inévitablement et qui conduit parfois à une discussion sans résolution est de savoir qui le dit et le performe le mieux : les comédien∙nes maîtrisant les techniques de pose de voix et de diction, ou les poètes qui lisent avec authenticité leur propre texte? Les remarques fusent de part et d’autre : d’un côté, on reproche aux comédien∙nes de « surjouer » le poème ou d’y apposer un lyrisme superficiel qui en embrouille le sens; de l’autre, on demeure sceptique devant l’insuffisance de la présence vocale et corporelle d’un·e poète qui peut parfois paraître atonique et replié·e sur lui·elle-même devant le micro.

Cet article envisage de faire un retour sur quelques enjeux dramaturgiques et interprétatifs du dire du poème au théâtre dégagés dans le cadre d’une recherche-création interdisciplinaire (danse, littérature et théâtre) à laquelle je participe[1]. L’un des volets de ce projet s’est penché sur l’analyse esthétique et corporelle de la poésie en scène dans différentes disciplines, dont le théâtre. D’emblée, en ce qui concerne les oeuvres théâtrales, notre équipe se retrouvait devant un très large registre de propositions en lien avec la poésie en scène. Nous avons donc choisi de concentrer notre étude sur les oeuvres qui utilisent le poème, écartant de facto les formes dramaturgiques qui côtoient l’art poétique, dont le poème dramatique, le théâtre poétique, le poème scénique ou le théâtre-poésie[2]. De notre corpus théâtral de douze oeuvres, allant de l’adaptation du recueil Les cendres bleues (1990) de Jean-Paul Daoust[3] à la célébration littéraire de Poésie, sandwichs, et autres soirs qui penchent[4] (2009), j’ai souhaité analyser la corporéité en jeu dans trois spectacles qui se distinguent aussi par leurs choix esthétiques. La question soulevée en préambule permettra de formuler quelques éléments de réponse afin de dégager certaines caractéristiques de l’interprétation du poème au théâtre. Pour ce faire, je me suis concentrée sur le travail de trois comédiennes : Nathalie Claude dans La femme la plus dangereuse du Québec (2017) de Dany Boudreault, Sophie Cadieux et Mathieu Carbonneau; Véronique Côté dans Attentat (2017) de Gabrielle et Véronique Côté; et Johanne Haberlin dans Éclipse (2020) de Marie Brassard.

Les difficultés du dire et du performer le poème en scène, Éric Suchère les résume ainsi :

Donc, la poésie contemporaine est surtout dite-lue par des comédiens ou par des poètes. Mettons de côté les comédiens qui, la plupart du temps, ne comprennent rien à ce qu’ils lisent, imposent une rythmique et des intonations déjà toutes faites à des objets qui leur sont visiblement étrangers. Restent les poètes. Sans s’interroger sur la mode qui veut, depuis finalement assez peu de temps, que le poète vienne lire sa production sans doute pour en faire la promotion et parce que cela coûte moins cher qu’un comédien, est gage d’authenticité et que l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même – quoique, la plupart du temps, c’est souvent peu le cas et il faut bien admettre que le poète dessert très souvent son texte –, ce mode est le principal accès à la poésie contemporaine

(Suchère, 2015 : 250-251).

Pourtant, les poètes, avec leur manière personnelle de dire, de rythmer, de vocaliser leur texte, hors des conventions établies par la diction normative, font résonner la voix unique de leur corps et de leur poésie. Dans son texte « “Un air idiot à jouer” : aux marges de la poésie, la dramaturgie du mal dire », Arnaud Bernadet redonne en quelque sorte la légitimité du dire en inscrivant l’individu dans sa propre parole :

Si la diction possède alors la singularité de l’événement, c’est qu’en elle la voix met l’art en question. Si l’on veut, elle met à nu le dire comme lieu de l’art. En ce sens, la diction ne renvoie plus à l’art de dire, et spécialement de « bien dire », selon les règles et les prescriptions en vigueur de l’époque; elle ressortit à l’invention d’une forme collective de l’individuation qui, si elle a sa source dans ce que Roland Barthes appelle « la signature intime » de l’écrivain ou du comédien, s’étend potentiellement du liseur au public, de la scène à la salle

(Bernadet, 2015 : 34; souligné dans le texte).

La poète Hélène Monette[5], dans une entrevue accordée à Lise Gagnon, fait en quelque sorte la même observation :

Même si la personne est timide, ça fait partie de sa couleur ou de son intensité. Ça peut nous rejoindre autant que si quelqu’un déclamait avec une diction parfaite et une gestuelle du tonnerre. Il y a quelque chose de très touchant dans le fait de sentir le tremblement intérieur du poète, de l’écrivain en train de se commettre à lire. [...] Il y a des poètes qui ont des voix extraordinaires, comme Denise Desautels. Quand on l’a entendue lire en spectacle, on l’entend encore quand on lit ses poèmes. C’est beau

(Monette, citée dans Gagnon, 2004 : 90).

Et qui a déjà entendu Monette se rappellera indubitablement sa manière très personnelle de porter ses textes. Il est vrai qu’il est impossible de lire par la suite ses publications sans avoir la forte réminiscence de sa scansion et de sa voix claire. Au fil des expériences de lecture, le∙la poète en représentation construit de manière consciente ou inconsciente sa propre persona[6] qui, forcément, n’est pas sa personne privée.

Par ailleurs, José Acquelin, poète performeur confirmé, met en garde les diseur·euses de poésie face à l’écueil des effets vocaux et phonétiques qui pourraient altérer l’écoute et l’accueil du poème :

Car, et là est le noeud de l’expérience poétique performée, si le propos du poème lui-même est dilué par son habillage – ne serait-ce que par une vocalisation forcée, timorée ou aux accents toniques déplacés, on tombe dans le faux spectaculaire, la défaillance manifeste ou le démonstratif univoque. Bref on est à côté de nos pompes, hors champ, extérieur au chant particulier du poème, qu’il soit modal, atonal, mélodieux ou autre. On n’a qu’à le revivre en le vivifiant par la voix. Encore faut-il qu’il y ait poème

(Acquelin, 2011 : 9).

Patrice Pavis jette un regard plutôt critique sur la manière dont les comédien·nes disent les poèmes en scène :

Voulant se faire entendre, le poète délégué sur scène a tendance à crier, à s’imposer, au lieu de laisser à l’auditeur la faculté d’une écoute flottante, concentrée, mais sélective. Comme le texte est souvent d’une extrême richesse et densité, d’une grande difficulté de compréhension, le risque est que l’auditeur, sollicité dans son imagination verbale, et distrait par la gesticulation orale et physique, finisse vite par décrocher, ne rendant plus justice au texte

(Pavis, 2016 [1996] : 260).

Bien que nous puissions reconnaître dans ces remarques sévères nombre d’oeuvres théâtrales qui mettent la poésie en scène, force est de constater que les spécificités et les postures du poème en scène sont aujourd’hui de plus en plus métissées et que les frontières entre les disciplines se font dorénavant poreuses et perméables.

Comme le rappelle Pavis, « [l]a poésie se suffit à elle-même, elle contient ses propres images, tandis que le texte dramatique est en attente d’une scène et d’une interprétation. Plus encore que le texte dramatique destiné aux acteurs, le texte poétique (ou philosophique) est à la merci de ce que la mise en scène en fera » (ibid. : 259). Qui plus est, les postures du·de la poète et de l’interprète de théâtre s’avèrent totalement différentes. Il appert qu’on ne peut, sans considérer les conditions de prestation et les postures propres à chaque art, comparer deux genres de performance qui, au-delà du dilemme du dire / performer entre poète et acteur·trice, cherchent à faire vibrer le poème.

Le·la poète met au centre de sa lecture son propre texte. Il·elle souhaite passer de l’immatérialité du langage écrit à la matérialité du corps-qui-profère, passer de la création littéraire en solitaire à son partage social. Le·la poète demeure lui·elle-même avec sa persona et n’a généralement pas de formation corporelle ou vocale, alors que l’acteur∙trice porte le texte au service d’une vision dramatique et théâtrale de la mise en scène. Celle-ci est source de création d’un univers scénique, visuel et auditif autour du / des poème(s) ou de la figure du·de la poète. L’interprète cherche l’incorporation globale du corps, du texte et de la voix. L’art de l’acteur∙trice se situe en grande partie au croisement de la maîtrise des techniques corporelles, vocales et du travail sur la présence. Les enjeux du dire et du performer en scène se révèlent donc bien différents en poésie et en théâtre.

Au théâtre, le poème implique non seulement son interprétation par le∙la comédien∙ne, mais aussi les choix dramaturgiques et les dispositifs scéniques qui en complexifient le sens. Pour les choix dramaturgiques et la mise en scène, deux axes, qui le plus souvent se croisent et se fondent, sont considérés : la dramatisation en lien avec l’écriture dramatique et la théâtralisation en lien avec l’écriture scénique.

Dramatisation

Il peut y avoir insuffisance de lecture, soit, de faux-sens et de contresens, jamais. À moins de considérer le cas extrême du lecteur qui aborde le texte avec l’intention totalitaire et malveillante de le faire parler coûte que coûte selon sa volonté.

Jean-Pierre Siméon, Algues, sable, coquillages et crevettes

Dans son Dictionnaire du théâtre, Pavis définit la dramatisation comme une « [a]daptation d’un texte (épique ou poétique) en un texte dramatique ou un matériau pour la scène » (Pavis, 2019 [1980] : 104). La dramatisation, dans le cadre de notre groupe de recherche, désigne le processus d’écriture dramatique qui se manifeste par la mise en situation et la contextualisation du poème. Des propositions esthétiques du corpus étudié, nous avons observé trois procédés principaux mis en oeuvre dans le processus de dramatisation : le montage-collage, la mise en situation ainsi que l’évocation biographique du∙de la poète. Diverses modalités peuvent dialoguer à l’intérieur d’une même proposition et apparaissent rarement uniformes.

Le montage-collage consiste en une construction qui reprend un ou des poèmes, d’un∙e ou de plusieurs poètes, qui sont mis ou non en lien. Le collage implique une fragmentation du poème ou l’ajout de textes externes à celui-ci. À ce collage se greffent parfois des textes qui proviennent des interprètes (dans le cas des collectifs), d’un∙e auteur∙trice ou encore d’extraits d’archives du∙de la poète.

La mise en situation dramatique ou psychologique est récurrente dans presque toutes les oeuvres du corpus. Les poèmes sont interprétés sous forme de dialogues, de monologues / soliloques ou de choeurs. Repris en tant que textes dramaturgiques, ils impliquent des enjeux dramatiques, psychologiques ou affectifs. La plupart des oeuvres de notre corpus reprennent ce procédé, en continuité avec la tradition du théâtre psychologique qui se pratique généralement. Dans le corpus étudié, Les cendres bleues de Jean-Paul Daoust, spectacle mis en scène par Philippe Cyr, peut s’inscrire dans cette approche : les trois acteurs en scène, qui se partagent le soliloque, incarnent la crise vécue par le personnage évoqué dans le poème. D’autres oeuvres, comme Éclipse, proposent des avenues qui se distinguent par leur approche visuelle et scénographique.

L’évocation biographique du·de la poète se retrouve sous différentes formes d’écriture dans bon nombre des pièces du corpus. En plus de mettre en exergue l’oeuvre poétique d’un∙e auteur∙trice, plusieurs pièces évoquent le∙la poète, que ce soit par sa personnification, par l’insertion de références biographiques ou par la présence d’archives visuelles, sonores ou textuelles.

Afin de mieux cerner l’ensemble des constats présentés, voici un tableau qui permet d’embrasser d’un coup d’oeil les principales observations concernant la dramatisation du poème dans les trois oeuvres qui font l’objet de cette étude :

Tableau synthèse de la dramatisation des trois oeuvres étudiées.

Notes de Francine Alepin.

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Théâtralisation

Au théâtre, le problème peut se résoudre ainsi : où et quand? Dans le temps et le lieu de la représentation. Le dépositaire? Le metteur en scène. Et nul ne conteste que l’acte théâtral soit l’exploration au plus large du paradigme des sens. Aller contre le sens légitimé par la tradition, élire le sens imprévu jusqu’à démentir l’évidence première, c’est même le fonds de commerce du comédien et du metteur en scène.

Jean-Pierre Siméon, Algues, sable, coquillages et crevettes

Le concept de théâtralisation s’ouvre sur la part d’écriture scénique qu’exige la mise en scène. Notre équipe a considéré quatre procédés de théâtralisation qui ont été exploités de façon récurrente sur la scène : les modes d’apparition du poème; l’évocation de l’événement poétique; la conception scénographique (construction de l’espace, accessoires, costumes, conception de l’éclairage et présence du son); et l’utilisation scénique d’archives audiovisuelles.

À l’instar des textes dramatiques, le poème qui paraît sur scène est la plupart du temps mémorisé, ce qui permet aux acteur∙trices de bouger plus librement et de servir certaines mises en scène plus exigeantes sur le plan du jeu corporel et dramatique. Le poème se matérialise également par l’objet (feuille, recueil ou autres supports), investissant la théâtralité par un possible jeu de glissement entre la mémoire et la lecture, ainsi que par le rappel constant de l’écriture. La présence de la feuille libre dans les mains a aussi la fonction d’évoquer l’événement public où les poètes lisent généralement leurs oeuvres avec leurs feuillets ou leur recueil en main. Enfin, un dernier mode d’apparition du texte sur scène est la diffusion du texte préenregistré ou projeté visuellement.

L’évocation du spectacle de poésie est un procédé récurrent observé dans notre corpus. À ce compte, le micro ostentatoire, disposé à vue, tenu à la main ou posé sur le pied, et trônant au milieu de la scène est l’un des accessoires privilégiés. La présence parfois de musique en direct ou d’une ambiance sonore ainsi que les éclairages contribuent souvent à rendre l’atmosphère qu’on retrouve dans certains spectacles de poésie.

Dans les choix de mise en scène de notre corpus, l’utilisation des archives, quelle que soit leur forme, contribue dans plusieurs cas à créer un apport supplémentaire, tant sur le plan scénographique que sur celui du discours. Quant à la conception scénographique, qu’elle soit modeste ou élaborée, elle est étroitement liée à la mise en scène de la poésie et aux choix dramaturgiques. Les choix scénographiques situent, confirment et alimentent la fonction du poème dans la représentation.

Tableau synthèse de la théâtralisation des trois oeuvres étudiées.

Notes de Francine Alepin.

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Corporéités et interprétation

Les mouvements intérieurs de l’affectivité et de la pensée se reflètent dans les yeux de l’homme, dans l’expression de son visage et dans les gestes de ses mains.

Rodolf Laban, La maîtrise du mouvement

Le corps, que ce soit celui d’un∙e acteur∙trice ou d’un∙e poète, constitue l’élément déterminant et commun de la présence. Ni l’un∙e ni l’autre ne peuvent apparaître en scène ou se faire entendre sans un corps ou sans voix, quelles que soient les modalités de représentation ou du rapport au texte (voix médiée ou non, corps en jeu ou non). Mais plus que le corps lui-même, organique et sensoriel, on ne peut ignorer ce qui forme la personnalité, la persona de l’interprète. C’est pourquoi cette analyse considère davantage la corporéité dans son ensemble, permettant ainsi de mieux tisser les liens entre les différentes composantes de la représentation. La corporéité ne concerne pas seulement la matérialité, l’organicité du corps, mais l’être lui-même : réseau complexe et « meuble » de sensations, de pensées, d’histoires personnelles et sociales, ensemble qui peut être difficilement segmenté.

Isabelle Ginot définit la corporéité ainsi :

La corporéité prend en charge la dimension instable, hétérogène et multiple du corps, compris non plus comme réalité objective mais réseau sensoriel, pulsionnel et imaginaire. La corporéité recouvre une entité meuble, faite d’activité perceptive et fictionnalisante, modulée par l’histoire individuelle et collective du sujet, où matérialité corporelle, désir, pulsion, langage, geste et imaginaire s’entrecroisent et s’interpénètrent

(Ginot, 2008 [1999] : 718).

Michel Bernard avance l’idée d’une spectacularisation du corps, et donc d’une corporéité qui n’est pas seulement sociale ou privée, mais en représentation et, qui plus est, indissociable de la voix :

Parler d’une corporéité spectaculaire implique, en effet, une transformation radicale de l’approche du jeu théâtral et de la danse. La théâtralité découle, selon mon hypothèse, de la structure ambivalente de la matrice vocale en tant que moteur et véhicule de la gestion énergétique que chacun de nous opère. Si toute « ex-pressivité » implique, selon mon hypothèse, le mécanisme antinomique d’une dynamique de différenciation immanente, travaillée ou minée par un vain désir d’autoaffection ou de spécularité, c’est bien la voix qui en constitue l’archétype et la source, régissant la visibilité non moins que l’audibilité. […] Dès lors, au lieu de voir le corps de l’acteur ou du danseur dans sa totalité morphologique, organisée et signifiante, c’est-à-dire une unité hiérarchisée, nous sommes conviés à l’envisager comme la modulation temporelle et rythmique de microdifférences ou de légères distorsions qui affectent les opérateurs de la pragmatique corporelle

(Bernard, 2001 : 23).

Cette « corporéité spectaculaire » pourrait se lire et s’analyser dans la dynamique (« modulation temporelle et rythmique ») ainsi que dans tout changement observable sur le plan du corps. Bernard nomme entre autres comme opérateurs les postures, les déplacements, les mimiques et la vocalisation.

Lors de l’analyse, activité objectivante, il m’apparaît important d’aller au-delà de la première impression ou de l’évidence afin de distinguer plus précisément ce qui se passe sur le plan des corps. Ceci n’évacue pas la subjectivité et nos propres filtres de perception naturellement présents lors de toute activité humaine et artistique. Toutefois, même si certains aspects apparaissent évidents, le fait de les discerner et de les mettre en relation avec les choix dramaturgiques et de mise en scène permet de faire émerger quelques sens et modèles de la poésie en scène au théâtre. Afin d’observer l’interprétation et la corporéité des comédiennes, j’aurai recours à l’approche « Observation-analyse du mouvement » (OAM), développée par Nicole Harbonnier, Geneviève Dussault et Catherine Ferri (2021), qui propose les outils et le vocabulaire nécessaires pour en nommer les paramètres et les spécificités[7]. L’OAM porte attention à trois sphères de l’être qui interagissent continuellement dans tout mouvement humain : le fond (fonction phorique), la dynamique (fonction expressive) et l’espace (fonction haptique). Les paramètres (ou observables) du mouvement se retrouvent distribués dans ces trois sphères ainsi qu’à l’intersection de celles-ci.

Schéma conceptuel OAM.

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Pour chaque élément, des symboles de la notation Laban[8] sont utilisés afin que soient facilitées l’écriture et la prise de notes. En général, les observations se réalisent sur le vif, mais pour les approfondir et les préciser, il est utile de regarder les captations vidéo, qui permettent des allers et retours sur un moment particulier. Du cadre OAM, je n’ai choisi que quelques observables qui m’apparaissaient les plus probants pour cette analyse : les éléments de posture, de geste ou de mouvement intégré; les facteurs dynamiques; le fond et la modulation tonique; et l’utilisation de la kinésphère dans son amplitude.

Afin de faciliter la compréhension des analyses, voici quelques définitions succinctes concernant les paramètres observés. Les « posture / geste / mouvement intégré[9] », concepts développés par Warren Lamb et Rudolf Laban, sont des éléments expressifs concernant l’organisation globale du corps et l’utilisation des membres. Nous passons continuellement de la posture au geste ou au mouvement intégré selon les circonstances, les états, les fonctions, les actions :

  • La posture est un mouvement qui implique un transfert de poids, qui se concentre principalement au niveau du tronc et de la colonne vertébrale.

  • Le geste consiste en un mouvement des membres (mains, bras, jambes, pieds) sans qu’il y ait de transfert de poids ou de changement postural.

  • Le mouvement intégré s’avère une fusion du geste et de la posture. Le corps en entier participe à un élan, dans la même direction, dans la même qualité dynamique et formelle. Il y a le sentiment d’une vague qui traverse le corps. Ellen Goldman résume ainsi : « À ce moment, qui nous sommes (posture) et ce que nous faisons (geste) ne font qu’un[10] » (Goldman, 1994 : 21).

Les facteurs dynamiques du mouvement sont en quelque sorte l’« énergie » avec laquelle il est effectué[11]. Ces qualités dynamiques se situent entre toutes les variations et combinaisons possibles de notre relation au temps (ralenti, accéléré), à la force interne (faible, intense), à la force externe (sans entrave, contrôlée) et à l’espace (multidirectionnel, unidirectionnel).

Le fond et la modulation tonique servent à toute activité motrice et donnent entre autres des indications sur les états et les émotions ainsi que leurs variabilités. La kinésphère indique l’amplitude de l’espace personnel utilisé avec les membres sans qu’il y ait déplacement des pieds dans l’espace; elle peut être grande, moyenne ou de petite amplitude, stable ou mobile. Dans le cadre de cet article, l’observation et l’analyse de ces paramètres corporels permettent de voir, d’une part, comment les choix dramaturgiques et de mise en scène transforment l’expression de la corporéité des interprètes et, d’autre part, ce que celle-ci apporte à la profération du poème en scène.

La femme la plus dangereuse du Québec : la poète Josée Yvon, fictionnalisation d’une icône entre vie publique et vie privée

La femme la plus dangereuse du Québec, avec Nathalie Claude et Philippe Cousineau. Théâtre Denise-Pelletier, Salle Fred-Barry, Montréal (Canada), 2017.

Photographie de Gunther Gamper.

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La femme la plus dangereuse du Québec met en jeu la vie et la persona « réelle et imaginée » (Théâtre Denise-Pelletier, 2017) de la poète Josée Yvon par un collage de ses poèmes, de ses lettres, d’extraits d’archives entrecoupés de quelques textes écrits par les dramaturges Dany Boudreault, Sophie Cadieux et Maxime Carbonneau. Ce dernier en signe aussi la mise en scène. Les personnages sont la Femme (l’universitaire, celle qui a tout lu Josée Yvon) jouée par Ève Pressault, l’Autre Femme (celle qui a entendu parler de Josée Yvon) jouée par Nathalie Claude et l’Homme (celui qui préfère Denis Vanier) interprété par Philippe Cousineau. Pressault prend ponctuellement le rôle d’une narratrice, contemporaine du public, qui consulte les archives d’Yvon en communiquant certaines dates et informations factuelles sur sa vie. Elle fait aussi entendre la voix de la société et des médias en tant qu’intervieweuse ou celle d’un autre personnage périphérique du parcours d’Yvon.

La scénographie évoque un appartement des années 1970, avec une table et des chaises, une toilette côté jardin ainsi qu’un réfrigérateur côté cour. Cet appartement « éclaté », « dilaté », est traversé par une allée qui évoque un lieu de spectacle. Des éléments scéniques font référence à l’événement poétique et aux archives, comme un micro sur pied et un panneau en fond de scène couvert de fragments de pages, de photos, de coupures de journaux. Il faut également souligner l’utilisation d’archives audio, où l’on entend Yvon réciter sa poésie, ainsi que sa signature en néon rose qui trône au fond de la scène, côté cour.

La structure de la pièce suit une chronologie biographique dans laquelle apparaissent les thèmes chers à Yvon et qui ont des résonances actuelles : le féminisme, la place des femmes en littérature, la poésie et l’urgence de la révolte. Les textes du montage-collage sont issus en majorité d’extraits d’archives, et quelques poèmes d’Yvon et de Vanier sont intégrés aux dialogues. Plus qu’à la poésie elle-même, la pièce rend hommage à la poète unique qu’est Yvon.

Claude et Yvon : corporéité multiple et intervocalité

Que le comédien donc commence par jouir du poème à son propre profit, sans égard pour personne. Qu’il ne cherche pas le sens lisible, mais la lisibilité du sens.

Jean-Pierre Siméon, Algues, sable, coquillages et crevettes

Dans La femme la plus dangereuse du Québec, un glissement continuel entre les différents statuts de jeu en scène est particulièrement fascinant, tant sur le plan de l’écriture que de l’interprétation. D’abord, le texte indique clairement et de façon générique que les acteur∙trices de la pièce sont des « figures » plus que des personnages. Les dramaturges ont « imaginé ce trio grotesque, cette Femme, cette Autre Femme et cet Homme traversé∙es par l’écriture de la poète disparue, possédé∙es et dépossédé∙es tour à tour » (Boudreault, Cadieux et Carbonneau, 2019 : 16). En scène, ces « figures » incarnent en réalité la persona[12] des comédien∙nes, qui à leur tour empruntent celle de Vanier et Yvon (personnalités fantasmées, fictionnalisées). Les interprètes ne cherchent pas à incarner les amant·es poètes. Au contraire, il∙elles les évoquent dans une perspective de distanciation. Ces tuilages de persona prennent parfois la forme d’un jeu de rôle. Il y a une double permutation, une mise en abîme continuelle entre les rôles. On ne sait pas toujours d’où parle l’interprète, donnant ainsi cette épaisseur de sens qui nous éloigne d’une lecture qui pourrait devenir monolithique. Plus qu’interprétation, il y a interpénétration sans souci de vraisemblance ou de mimèsis. S’il y a parfois des réminiscences de ce qu’on pourrait imaginer être des débordements des deux poètes, connu∙es pour leurs excès et leurs frasques, les acteur∙trices rappellent au cours de la pièce qu’il∙elles ne sont pas Vanier et Yvon.

Pour mieux saisir la transformation et nommer plus précisément les ruptures et passages d’un statut à l’autre, j’ai analysé la corporéité en état de jeu chez Claude dans la sixième scène, « Solstice ». Dans cette séquence, on évoque Yvon lors d’une performance[13] tandis qu’est diffusée une archive audio sur laquelle la comédienne fait entendre sa voix superposée à celle d’Yvon.

Extrait de la sixième scène de La femme la plus dangereuse du Québec, « Solstice », avec Nathalie Claude, Ève Pressault et Philippe Cousineau. Théâtre Denise-Pelletier, Salle Fred-Barry, Montréal (Canada), 2017.

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Sur scène, Claude passe du statut de comédienne à celui de persona d’Yvon, telle qu’elle la perçoit. Un livre en main, elle mime quelques gestes sur la bande-son, établissant clairement qu’elle « est », ou plutôt qu’elle se fond à la poète, sans jamais l’imiter. Puis, progressivement debout, éloignée du micro, en lisant, elle commence à faire de la synchronisation labiale (lip sync), et lit à haute voix, simultanément avec Yvon. À la fin de cette scène, elle se retrouve très près du micro où elle dit le poème, de mémoire, en regardant le public.

Dans cette scène, il y a « intervocalité » entre voix présente (Nathalie Claude) et voix absente (Josée Yvon), telle que la conçoit Helga Finter : « À l’instar de l’intertextualité qui fait dialoguer des textes, l’intervocalité sur scène propose un dialogue entre voix présentes et absentes » (Finter, 2003 : 88; souligné dans le texte). Sa fonction plus spécifique est de jouer avec cette ambiguïté des corps et des voix en scène. La voix d’Yvon, tenue un peu haut perchée, tremblante telle qu’on l’entend dans l’archive diffusée, se fond à celle de Claude, claire, vive et précise. Plutôt qu’une dissolution des voix, il y a un dédoublement qui révèle à la fois les deux persona, leur singularité autant que leur couleur :

Chaque fois ce sont le timbre de ces voix, c’est-à-dire leurs qualités de son, aussi bien que leur mélos, le style personnel du débit, qui sont soumis à une dialectique de la présence et de l’absence visuelle de la source sonore. En relève alors une théâtralité qui met en jeu un ailleurs en ouvrant à l’écoute un espace sonore

(ibid. : 72).

Sur le plan de la corporéité, Claude joue en sobriété et en retenue. Son fond tonique est équilibré, détendu et le corps demeure en retrait. Si quelques gestes de la main et le regard vers le public apparaissent d’abord comme des appels au calme dans le contexte du brouhaha qui se fait entendre (archive audio), ils ont comme fonction de rappeler qu’elle incarne la persona d’Yvon à cet instant. Dès lors, Claude ne reprend jamais la gestuelle de la poète. Elle en imagine une autre. Puis, lorsque la voix d’Yvon se fait entendre, l’actrice plus que la poète se retrouve absorbée par la lecture, avec un léger hochement de tête et le regard fixé dans le livre qu’elle tient. Par des micromouvements subtils, des transferts de poids et des oscillations à peine visibles, Claude parvient à rendre vivante cette immobilité attentive. Au fur et à mesure qu’elle synchronise et donne sa voix, son fond tonique s’intensifie et le livre devient une ancre à laquelle elle s’accroche. Au micro, l’actrice maintient une immobilité active non figée, le regard dirigé vers le public et le ton de la voix, simple, sans effet, mais direct.

Cette « corporéité spectaculaire » où des « microdifférences » (Bernard, 2001 : 23) se font sentir contraste avec d’autres segments de la pièce, dont la troisième scène, « La toune de Denis-Josée », où les comédien∙nes dansent et chantent (ou plutôt hurlent) dans le micro de manière exacerbée sur la musique rock de Navet Confit. Les comédien∙nes semblent « possédé∙es » par les esprits des deux enfants terribles de la poésie québécoise : on observe un débordement gestuel dans une grande kinésphère, une corporéité désordonnée dans l’espace, un regard fermé sur soi, des voix qui percent le mur du son comme un chant rock.

Au contraire, lorsque Claude dit de mémoire le poème d’Yvon, aucun geste ne trouble la parole. Tout son corps semble se concentrer dans une kinésphère réduite pour mieux canaliser la voix. Elle n’est plus l’Autre femme ou Yvon, mais tout simplement elle-même, rendant ainsi hommage à la poète et à sa poésie. À ce moment précis, elle est entièrement dévouée au poème afin d’en faire résonner le sens et les mots. Pour reprendre les mots de Jean-Pierre Siméon, Nathalie Claude « ne cherche pas le sens lisible, mais la lisibilité du sens » (Siméon, 2006 [1997] : 37). Aucune émotion, aucun lyrisme ne s’en dégage, si ce n’est une présence vibrante de tout son être face au public traversé par le poème.

Attentat : la voie / voix politique de la poésie dans l’agora

Je parle de poésie en marche. Poésie debout, mouvante, émouvante, bougeant en nous et nous invitant de ce fait à nous mettre en mouvement.

Véronique Côté, La vie habitable

Attentat, scène de groupe dans la « neige ». Théâtre de Quat’sous, Montréal (Canada), 2017.

Photographie de Nicola-Frank Vachon.

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Attentat est une création conçue et mise en scène par Véronique et Gabrielle Côté. Elle rassemble la parole d’une trentaine de poètes québécois∙es afin de les célébrer tout en dessinant un territoire fictif et dramaturgique autour des mots mis en voix : « la parole est hissée haut, comme un matériau dangereux, bouillant, dévorant » (Théâtre de Quat’sous, 2014). Ces mots rythment les voix des interprètes sous une forme polyphonique, dialogique ou monologique. Dans la foulée de la grève et des grandes manifestations étudiantes et sociales de 2012, la pièce traite, entre autres, des thèmes de l’identité québécoise, du nationalisme et de la possibilité de ranimer l’engagement politique par la parole poétique.

La pièce se présente sous forme d’une suite de tableaux croisés, ponctués de chansons inspirées des poèmes et interprétées par Mykalle Bielinski, qui assure une présence musicale en direct. De nombreux accessoires et objets usuels (sacs de papier, bûches de bois, boîtes de conserve, etc.) sont employés avec invention pour la contextualisation et la mise en situation des poèmes. Plusieurs de ceux-ci sont projetés sur une toile en fond de scène. Les appareils d’éclairage sont visibles et rappellent ainsi le contexte performatif de l’ensemble.

Dans le cas d’Attentat, il y a bien utilisation d’un micro, mais la référence à la soirée de poésie est moins immédiate. S’il y a urgence de porter le message, de le propager, les micros deviennent alors des porte-voix, accentuant ainsi un soutien à la profération. Les accessoires et les actions soutiennent ou altèrent le jeu physique comme les boîtes de conserve dans lesquelles parlent les comédien∙nes. L’interaction avec ces boîtes provoque une autoaffection qui change la qualité vocale et la réception du poème.

Attentat recourt au poème tel un matériau dramatique. Le procédé de mise en situation des poèmes, sans en altérer le texte, passe surtout par l’interprétation. Les situations provoquent l’émergence d’émotions ou d’états psychologiques alors que les contextualisations donnent des cadres fictifs aux poèmes. Par le fait même, il y a interprétation du sens des poèmes : « Il peut y avoir insuffisance de lecture, soit, de faux-sens et de contresens, jamais. À moins de considérer le cas extrême du lecteur qui aborde le texte avec l’intention totalitaire et malveillante de le faire parler coûte que coûte selon sa volonté » (Siméon, 2006 [1997] : 18). Par exemple, deux acteurs discutent d’opinions politiques, avec de plus en plus d’indignation, en mangeant des cacahuètes; ou encore, lors d’une scène d’amour, des amants s’embrassent en parlant; ou encore la gagnante d’un trophée dans un gala tient un discours « un peu trop » joyeux et intense pour la situation. Chaque tableau est contextualisé, et la somme de toutes les scènes tisse une dramaturgie qui devient le fil conducteur du collage des poèmes.

Véronique Côté : une corporéité engagée

Mais le geste vocal est d’un seul tenant émotion, j’entends par inséparable de l’affect : la mise en vibration du corps est émotion.

Sophie Herr, Geste de la voix et théâtre du corps

Dans le cas d’Attentat, Véronique Côté a un double statut : comédienne et autrice du texte « Invitation au festin », qu’elle profère. Comme poète, elle est en phase avec les mots qu’elle porte et comme interprète, sa maîtrise des techniques vocales et corporelles lui permet de les projeter dans l’espace scénique. La situation passe par deux moments distincts : le premier prend la forme d’un vox pop sur « l’Ébola », auquel une passante (Côté) répond. Elle finit par prendre le micro des mains de la journaliste et se lance dans une harangue sur les mots vidés de leur sens et sur l’importance de la poésie. Le second moment de cette scène s’adresse directement au public et commence par : « En revanche, je pense… ». S’amorce un soliloque qui mène au poème « Nous sommes le pays… ». Celui-ci a pour thème l’identité associée à la nature québécoise.

Extrait d’« Invitation au festin » de Véronique Côté. Théâtre de Quat’sous, Montréal (Canada), 2017.

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Dans la manière de porter le corps (posture-geste) et la voix, deux modalités différentes se démarquent. D’une part, dans la première partie, plus sarcastique, en s’adressant à l’intervieweuse, Côté utilise surtout les gestes (des bras et des mains) alors que dans la deuxième partie, face au public et sur la bûche, elle est plutôt posturale avec quelques mouvements intégrés (un élan à la fois du corps et des gestes). D’autre part, il y a économie de gestes. Quelques autocontacts (en touchant le coeur « moi ») se confondent au « nous » qu’elle revendique. Dans cette seconde partie, il n’y a pas d’utilisation du micro; la voix est portée, transportée par le besoin, l’urgence de dire. La respiration est visible, et quoique Côté paraisse immobile, il y a un engagement tonique équilibré, un « aller-vers » le public. La bûche sur laquelle elle est montée fait office de tribune. Une tribune fragile, puisqu’elle n’offre pas beaucoup d’appui pour l’oratrice, mais qui renforce cette prise de parole courageuse. « Je me lève pour prendre haut et fort la parole que j’adresse à vous tous et toutes », semble dire la comédienne.

Le texte, la voix claire et le regard sont orientés vers le public. Côté porte le poème et le texte avec une force et un aplomb inébranlables, et ce, malgré la précarité de la position physique, grâce à sa vision politique. La poète et comédienne clame :

Si un gouvernement peut arriver à faire croire à la moitié de la population
que l’austérité est une fatalité qui n’a rien d’idéologique;
si une pétrolière sans scrupules peut poursuivre impunément une municipalité de 168 habitants, parce que celle-ci a simplement tenté de protéger son eau potable; si son président peut traiter sans rire les militants écologistes de fascistes;

si un imbécile peut transformer le mot caribou en insulte lors d’un débat des chefs à la télévision publique
et si nous les laissons faire
c’est que nous sommes vraiment perdus.

Puisque
nous sommes le Nord éblouissant
toundra intacte, lichen tremblant, vent revêche
loup, perdrix, caribou, bernache et saumon
nous sommes la lumière inouïe de l’aurore boréale et nous sommes le ciel qui change
nous sommes le temps sauvage
inattaqué
nous sommes l’épinette rétive
et nous sommes la dent du coyote
nous sommes la terre gelée
jalouse
nous sommes la rivière jamais encore harnachée par le barrage
nous sommes le soleil blanc de la fin du jour
nous sommes janvier tout-puissant
novembre infini
et juillet inespéré
nous sommes la sagesse déroutante de la meute
le ravage où le cerf baigne enfin sa faim
nous sommes l’eau glacée
l’air virginal qui poudroie sous les ailes du canard
et le silence bleu de la neige qui attend la fin de la nuit
pour briller sans public
souveraine
insoumise
éternelle.
Nous sommes tout ce qui nage et qui dévale l’étendue déserte.
Nous sommes tout ce qui vole au-dessus de l’immensité
pour arriver à passer l’hiver
et revenir se parler d’infini[14].

La parole n’est pas intime, mais rassembleuse, comme un porte-voix d’idées à la fois écologiques, sociales et politiques, comme un plaidoyer pour la nature, la culture et l’identité québécoises. Une voix et un corps convaincus, convaincants. Comme Finter le fait remarquer, corps et voix sont indissociables du discours qu’ils portent :

La voix projetée nous renseigne doublement : sur celui qui l’émet et sur ce qu’il dit. Elle nous informe – chez celui qui parle – du rapport au corps et au langage. Elle nous dit sa jouissance ou l’impossibilité de celle-ci. Elle nous fait savoir ce qu’il veut et peut en faire entendre et ce qu’il veut faire. Avec la parole proférée, la voix module une image de corps : corps affecté, corps social, corps ethnique, corps inconscient

(Finter, 2003 : 74).

Ainsi, dans Attentat, Véronique Côté n’émet pas seulement le poème, mais le porte avec une conviction qui se traduit par la voix, dans chaque mot et dans chaque fibre musculaire de sa présence.

Éclipse : hommage aux femmes poètes de la Beat Generation

Éclipse, avec Larissa Corriveau et Johanne Haberlin. Théâtre de Quat’sous, Montréal (Canada), 2020.

Photographie de Yanick Macdonald.

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Conçu et mis en scène par Marie Brassard, Éclipse[15] est un montage de poèmes de Diane di Prima, Elise Cowen, Hettie Jones, Lenore Kandel, Denise Levertov, Janine Pommy Vega et Anne Waldman. Cette création est une ode aux femmes poètes de la Beat Generation, pour lesquelles Brassard et les quatre comédiennes (Larissa Corriveau, Laurence Dauphinais, Ève Duranceau et Johanne Haberlin) prêtent corps et voix. Elles les sortent enfin de l’ombre et de l’oubli, leur redonnent leur juste place dans l’Histoire en tant que grandes artistes libres et rebelles. En ce sens, l’intention dramaturgique croise celle de La femme la plus dangereuse du Québec, à la différence qu’Éclipse n’évoque pas le portrait biographique.

L’environnement est à la fois dépouillé et mystérieux. La scène évoque deux univers distincts : celui situé à cour semble venir d’un autre temps et ne sert qu’au passage ponctuel des actrices; et celui de la scène est nu, abstrait, ponctué de quelques éléments comme une chaise, un petit banc ou des micros sur pied. Une grande porte vitrée à cour laisse deviner une large pièce, hall ou autre lieu dont les accessoires évoquent les années 1950. Dans cet univers imaginaire « hors scène », un luminaire rond comme une lune demeure allumé pendant toute la pièce. Le mur du fond de la scène sert d’écran. Y sont projetées des images en noir et blanc où défilent des paysages nus de la route ou désolés des villes, des abstractions, ou parfois des évocations calligraphiques. Mais surtout, y apparaissent les titres des poèmes qui sont dits en scène, les photos des poètes et leur date de naissance. Le tissage précis des ambiances sonores, projections vidéo et prises de parole révèle un univers qui flotte entre onirisme et réalisme.

La pièce débute avec la voix hors champ de Brassard qui dit un texte projeté sur écran. Suivent trente minutes de soliloques croisés des comédiennes qui s’adressent directement au public afin de partager leurs idées et leurs parcours personnels et professionnels. Le tout est ponctué d’anecdotes et de témoignages. Progressivement, l’oeuvre glisse dans une suite ininterrompue de poèmes. Aucun autre texte n’est ajouté. De ce fait, les comédiennes « s’éclipsent » littéralement derrière la poésie; elles ne personnifient aucunement les poètes, mais portent la voix de chacune d’elles avec leur propre personnalité. Brassard l’avait par ailleurs annoncé dans le prologue : « ces actrices maîtrisent l’art subtil de s’éclipser. Les actrices dans leur costume d’actrice ont un pied dans le réel et l’autre dans la poésie[16] ». La pièce se déroule sans rupture entre les différents tableaux qui se tuilent de façon progressive et subtile. Les changements d’atmosphère se font graduellement, sans heurt. Les actrices se déplacent dans une sensibilité constante à l’autre et à l’espace. Elles flottent dans cet univers, et semblent tirées par les fils invisibles qui les lient.

Le poème ne sert pas une trame narrative ni un propos ou un thème. Comme il a été mentionné plus tôt, la mise en scène et la conception ont servi d’écrin aux femmes poètes de la Beat Generation et, de ce fait, les choix du dire du poème restent essentiellement au service du texte en le laissant résonner dans l’espace; ils évitent d’y imposer un sens ou une situation dramatique. Par ailleurs, outre les moments en choeur, il n’y a pas d’interaction entre les comédiennes. Sur le choix de la théâtralisation, quelques éléments rappellent l’événement poétique : des éclairages en douche sur les interprètes, la présence du micro et des pieds de micro, et ce, même si les comédiennes portent des micros-casques. Le parti-pris de l’interprétation, tant sur le plan du jeu que de la voix, semble permettre d’évacuer toute trace émotive, tout en la suscitant chez les spectateur∙trices. La présence des comédiennes est à la fois sobre et fascinante, sans être dénuée de théâtralité. En cela, les conseils aux comédien·nes de Siméon semblent avoir un écho dans les choix opérés :

Ouvrir à l’éventualité du sens et non l’instaurer autoritairement, proposer sans l’imposer une saisie cohérente et non exclusive du poème, mettre en scène la circulation du sens et non pas les moyens de cette mise en scène. Éprouver un rythme et une langue et non pas les démontrer. Favoriser la possible émergence de l’émotion et non la prévoir, l’organiser, la modéliser par la voix et le geste. Ne pas simplifier, mais faire jouir du complexe. Éviter la sacralisation, le rituel et la « messe » autant que la fanfaronnade du « commedia te ». Et chanter, chanter, chanter jusque dans le murmure, le refus et le silence. Telles pourraient être les balises qui désignent cette improbable ligne de crête où se tenir

(Siméon, 2006 [1997] : 35).

Johanne Haberlin : corporéité ravie par le poème

[L]e souffle modèle le corps. C’est un corps ému, qui transmue dans le souffle.

Sophie Herr, Geste de la voix et théâtre du corps

Johanne Haberlin est immobile, centre-cour en avant de la scène, et dit le poème face au public. En arrière-plan est projeté un paysage désolé qu’on imagine du sud des États-Unis. Les trois autres comédiennes, de dos en fond de scène, face à l’écran, dessinent l’espace vide devant elles.

Lecture de « Makeup on Empty Space » par Johanne Haberlin. Théâtre de Quat’sous, Montréal (Canada), 2020.

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Avec le poème intime et onirique « Makeup on Empty Space » de Waldman, Haberlin réalise un véritable morceau de bravoure : d’une part, ce long et beau texte demande une concentration extrême pour être dit de mémoire; d’autre part, la poète réussit la double tâche de nous faire entendre le texte et de nous captiver avec sa gestuelle variée. Un souffle se dégage de son interprétation; un souffle de la parole et de la voix, mais aussi de tout son corps qui semble suspendu. Elle paraît emportée par l’élan du texte, projetée dans un état de songe et d’inspiration. Le débit du texte est rythmé, rapide et parfois différé sans jamais s’arrêter complètement. La voix captée par le micro-casque est douce, ronde, caressante comme les volutes que font ses mains dans l’espace. Pour employer les mots de Sophie Herr, l’effet est un « [z]oom sur une voix “nue” » (Herr, 2009 : 23).

La technique vocale maîtrisée de la comédienne et l’utilisation du micro-casque lui permettent d’aller chercher les subtilités du texte : « Le micro recueille au bord des lèvres les paroles à peine susurrées, la voix, en “gros plan”, s’élance parfaitement audible, dans l’indifférence de la proximité corporelle autrefois nécessaire » (idem). Comme spectateur∙trices, nous avons l’impression qu’Haberlin nous confie le poème à l’oreille. Le balancement de droite à gauche semble, chez Haberlin, réactiver la sensation de son poids au sol, de son ancrage à la scène. Elle commence le poème immobile (posture), puis ajoute la main gauche (geste) qui entraîne la main droite (geste), engage le corps en entier (mouvement intégré) pour enfin retourner à l’immobilité, mais cette fois-ci avec le poids du corps en suspension vers l’avant. La traversée du poème transforme le rapport gravitaire de l’actrice. Le regard devant est dissocié du mouvement, comme si elle se projetait dans un autre espace, une autre temporalité.

Avec des gestes répétés, Haberlin « caresse » l’espace. Ses mains font des volutes, peignent ou maquillent le vide, exécutent des circonvolutions, écrivent un mot imaginaire, tapent sur une dactylo invisible. Ce sont des « fantômes » de gestes inscrits dans une dynamique qui s’accélère, ralentit, se suspend. Sans jamais illustrer le texte, la gestuelle évoque un mot, une action. Les gestes apparaissent soit avant le texte ou, au contraire, en écho avec celui-ci. Chez Haberlin, il y a une incorporation du dire et du bouger du poème qui crée un état de présence à la parole. Son interprétation fascine en raison de la subtilité qui s’en dégage et de la totale imbrication organique du mot et du geste.

***

Afin d’avoir un portrait global des trois propositions d’interprétation, voici un tableau récapitulatif[17] :

Tableau récapitulatif des trois corporéités.

Notes de Francine Alepin.

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Ces trois propositions permettent de répertorier un court échantillon des modes variés de la présence du poème au théâtre. Les registres expressifs et les signatures des oeuvres étudiées sont aussi dissemblables que les artistes qui portent celles-ci. Les intentions et les fonctions du poème en scène, qu’elles soient conscientes ou inconscientes, mobilisent les choix d’interprétation, de mise en scène et d’écriture. Pour résumer La femme la plus dangereuse du Québec, la parole de la poète Josée Yvon redevient vivante et vibrante, non seulement à travers les poèmes et les perles issus de ses journaux, mais aussi par les comédien∙nes qui se laissent « posséder » par sa persona et par celle de Denis Vanier. Attentat, avec ses poèmes uniquement québécois, relève de la mise en bouche et en écoute d’une parole poétique / politique et essentiellement identitaire. Éclipse répare l’oubli historique et redonne toute leur valeur aux grandes poètes de la Beat Generation. Outre l’hommage à ces femmes phares, le parti-pris est de laisser les poèmes résonner, sans chercher à créer d’autres sens.

La lecture des corporéités spectaculaires permet de dégager à la fois les particularités et les points communs des trois interprètes. La comédienne Nathalie Claude semble s’effacer avec respect pour laisser résonner le poème, comme une offrande à la poète disparue. Véronique Côté fait vibrer ce « nous sommes » du poème, anacrouse identitaire afin de rassembler et de revivifier la mémoire du territoire. Johanne Haberlin est emportée, ravie par le souffle du poème. Pour ce qui est des usages communs du poème, toutes les trois le disent de mémoire et la frontalité semble une disposition spatiale privilégiée. Par ailleurs, aucune interprète de La femme… et d’Éclipse n’imite les poètes citées; les comédiennes cherchent plutôt une manière de dire et de rythmer le poème dans un corps qui demeure dans l’ensemble plutôt sobre. Dans les trois cas, les techniques corporelles et vocales soutiennent la performance. L’utilisation du micro permet de dévoiler toutes les nuances d’expression chez Haberlin sans qu’elle ait à projeter inutilement sa voix. Conscientes de l’espace scénique, elles ne sont jamais atoniques. Il n’y a pas d’adresse directe au public, mais, dans les trois cas, le regard est dirigé vers celui-ci.

Ces trois exemples, même avec la diversité des modalités scéniques proposées, contredisent les réserves évoquées en début d’article quant à la surexpressivité souvent reprochée aux comédien∙nes lorsqu’il·elles disent la poésie. De notre corpus étudié, nous avons remarqué qu’au théâtre, l’actrice et l’acteur tendent généralement à la sobriété dans la manière de dire, sans pour autant neutraliser la présence. Le corps, la modulation tonique, le regard contribuent à créer une persona totalement consacrée au texte du poème. En somme, dans l’espace de l’écoute, que ce soit le∙la poète ou l’acteur∙trice, chacun∙e cherche à faire vibrer le poème avec authenticité.