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La réforme Dubé et la création de Santé Québec viendront bouleverser dans les prochains mois un Réseau de la santé et des services sociaux (RSSS) déjà à bout de souffle et hautement fragilisé par des décennies de réformes néolibérales. « Les colonnes du temple vont shaker », promettait d’ailleurs le ministre Dubé en mars 2023, juste avant de déposer son projet de loi 15, lors d’un forum coorganisé – ce n’est peut-être pas anodin – par la Chambre de commerce du Montréal métropolitain (Giguère, 2023). À quoi s’attendre de cette réforme pour les services sociaux et les services publics de santé ? Quelles conséquences pour les populations les plus précarisées ? Nous en avons discuté avec Anne Plourde, chercheuse à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), dont les recherches portent sur les rapports entre le capitalisme, l’État et les politiques sociales. Elle vient de faire paraître, aux Éditions Écosociété, Santé inc. : mythes et faillites du privé en santé (2024).
NPS – L’adoption sous bâillon du projet de loi 15, le 9 décembre 2023, a marqué le début d’une énième grande réforme pour notre RSSS, moins de dix ans après la précédente, celle du ministre libéral Gaétan Barrette, en 2015. Ce projet de loi – qui n’est donc plus un projet, mais une loi : Loi visant à rendre le système de santé et de services sociaux plus efficace – était l’un des plus volumineux de l’histoire du Québec, avec quelque 300 pages et 1200 articles de lois. Peut-être pouvez-vous d’abord nous aider à y voir plus clair : quels sont les faits saillants de cette réforme ? Comment veut-elle transformer notre RSSS ?
La première chose à dire, c’est que la réforme Dubé s’inscrit clairement en continuité avec les précédentes. Vous avez parlé de la réforme de 2015 de Gaétan Barrette, et celle-ci avait été précédée de la réforme Couillard en 2003. La réforme Dubé est vraiment l’aboutissement des deux précédentes, qui visaient à fusionner des établissements de santé et de services sociaux (SSS). Un de ses effets principaux, c’est donc d’accentuer la centralisation de la gestion.
Pour rendre ça plus concret, disons qu’on est parti de plusieurs centaines d’établissements dans les années 1990 – CHSLD, CLSC, hôpitaux, etc. –, qu’on a fusionnés en 2003 dans 95 Centres de services de santé et de services sociaux (CSSS). Et en 2015, on a refusionné ces établissements-là dans 22 Centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS), certains universitaires (CIUSSS). Avec la réforme Dubé, on prend maintenant ces mégaétablissements créés en 2015, déjà considérés comme très lourds bureaucratiquement, et on les refusionne dans un seul gigantesque établissement, Santé Québec, qui va être responsable de gérer la totalité des employé·es du RSSS. On parle de plus de 325 000 employé·es dans plus de 1500 installations. On va donc créer une espèce de monstre bureaucratique, qui va devenir l’employeur le plus important au Canada. Il n’y a aucune entreprise privée ou publique qui est comparable en termes de grosseur.
Et un autre élément important aussi, c’est que cette nouvelle loi ouvre la porte encore plus à des pratiques de privatisation de services qui avaient déjà lieu depuis un bon moment, mais qui sont maintenant reconnues et formalisées par la loi. On y place vraiment le secteur privé et le secteur public sur un même pied, et on facilite donc le recours au privé. Donc, ce qu’on fait, en gros, c’est qu’on va encore plus loin dans la même direction qui avait déjà été empruntée par les réformes précédentes.
NPS – Avec la réforme Dubé, le RSSS, qui était jusqu’ici géré par un ministère, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), le sera dorénavant par cette nouvelle agence, donc, une société d’État : Santé Québec. Plusieurs ont remarqué que le simple nom de cette nouvelle agence vient invisibiliser encore davantage les services sociaux, illustrant aussi à quel point ces derniers sont toujours davantage « inféodés » à la mission curative du réseau, de plus en plus « hospitalocentriste ». À quelles conséquences pouvons-nous nous attendre de la réforme Dubé sur les services sociaux au Québec ? Est-ce qu’il y aura une vision pour ces services à Santé Québec ?
On ne peut certainement pas s’attendre à ce que cette réforme donne une plus grande place aux services sociaux. La place « historique » des services sociaux dans notre système de SSS, elle leur a été conférée au début des années 1970, au moment de la création du réseau [avec la Loi sur les services de santé et les services sociaux (LSSSS) de 1971]. C’était une grande originalité de notre système de santé, notamment en Amérique du Nord, d’intégrer dans les mêmes établissements, par exemple dans les CLSC [Centres locaux de services communautaires], à la fois les services de santé et les services sociaux.
Avec cette réforme [de 1971], il y avait vraiment une volonté de sortir de l’hospitalocentrisme et de la subordination des services sociaux aux services médico-hospitaliers. Et pour faire ça, on a véritablement placé sur un pied d’égalité, au moins formellement, ces deux catégories de services, notamment dans les CLSC, où on les a intégrées dans des équipes multidisciplinaires complètes. On avait des médecins, des infirmières, mais on avait aussi des travailleuses sociales, des psychologues, des nutritionnistes, des organisateur·rices communautaires, des gens dont le mandat était d’agir sur les causes sociales de la maladie, sur les conditions de logement et de travail, sur les conditions de vie, etc.
Et ça, c’était une place inédite accordée aux services sociaux dans un système de santé. Malheureusement, le sous-financement chronique des services sociaux dans les décennies suivantes a eu pour effet de les marginaliser systématiquement, et on n’a pas réussi à sortir des travers de l’hospitalocentrisme et du médicocentrisme dont on voulait justement sortir au début des années 1970. Au contraire, les réformes successives, à partir du début des années 2000, ont fusionné les CLSC avec les hôpitaux, ce qui voulait aussi dire de fusionner les budgets de ces établissements. Des budgets qui étaient auparavant réservés aux services sociaux dans les CLSC ont donc été fusionnés à ceux d’établissements du réseau qui avaient tendance à accorder la priorité aux services hospitaliers. Ça s’est traduit par des transferts de ressources, en fait, des services sociaux vers les services hospitaliers. Et ce à quoi on est confronté actuellement [avec la réforme Dubé], c’est une « fusion de fusions de fusions ». On peut donc difficilement imaginer que les services sociaux vont avoir une place privilégiée dans cette nouvelle structure que va être Santé Québec, d’autant plus que l’on continue d’accorder une place centrale aux médecins dans l’organisation et la gestion des services.
NPS – J’aimerais qu’on revienne sur la place grandissante du secteur privé, que vous avez évoquée tout à l’heure, et qui est l’objet de votre dernier livre. Le privé en santé semble être une réalité extrêmement protéiforme : on a parfois l’impression que c’est un serpent à plusieurs têtes, qui se glisse un peu partout dans le réseau, sans qu’on s’en rende toujours compte en tant que citoyen·nes. Quand on parle du « privé en santé », de quoi parle-t-on exactement ? Quelles formes prend-il ? Et comment ces formes ont-elles évolué jusqu’à aujourd’hui, avec la réforme Dubé ?
Il y a une première distinction qui est importante à faire entre le financement des services et la prestation des services. On a donc deux grands modèles de privé en santé. On a d’abord un modèle de financement privé avec prestation privée : c’est quand on paie de notre poche directement, ou par le biais d’une assurance privée, pour avoir accès à des services qui sont donnés dans le secteur privé, comme les services de psychothérapie ou de physiothérapie. Malgré ce qu’on pourrait croire, c’est très présent dans notre système de santé. On a tendance à penser que notre système est essentiellement public, et que cette forme de privé est surtout présente aux États-Unis. Mais dans les faits, ici même au Québec, en 2022, c’est 26 % des dépenses totales de santé qui étaient privées : c’est plus de 19 milliards de dollars par année, près de 3000 $ par ménage.
Mais il y a aussi une autre forme de privé qui existe, qu’on pourrait appeler de financement public avec prestation privée : c’est quand il y a des services qui sont offerts dans le secteur privé, mais financés ou payés par le secteur public, par la RAMQ [Régie de l’assurance maladie du Québec]. Ce ne sont donc pas les individus qui paient directement pour ces services. Le meilleur exemple, c’est celui des médecins. On a tendance à penser que les médecins au Québec sont des employé·es du réseau public. Mais si les médecins sont effectivement payé·es par des fonds publics, par la RAMQ, iels sont considéré·es en réalité comme des entrepreneur·ses privé·es, comme des travailleur·ses autonomes. Iels pratiquent d’ailleurs très souvent dans leurs propres cliniques privées. C’est le cas notamment des médecins de famille : la très grande majorité travaille dans des cliniques privées, même s’iels sont payé·es par des fonds publics.
Les exemples de privatisation auxquels on assiste actuellement [avec la réforme Dubé], par exemple la privatisation des chirurgies ou les mini-hôpitaux privés, s’inscrivent dans ce dernier modèle. On veut prendre des services qui sont actuellement offerts dans le secteur public, et on veut les privatiser, c’est-à-dire les sous-traiter, dans le cas des chirurgies, à des cliniques privées à but lucratif, qui appartiennent à des médecins, mais qui vont être financées par le public. Ce modèle prend déjà beaucoup de place dans notre système de santé, par exemple avec les CHSLD [Centres d’hébergement et de soins de longue durée] privés que l’on dit « conventionnés », et qui sont financés par des fonds publics. Et ce modèle est appelé à prendre encore plus de place dans les prochaines années, si le gouvernement va de l’avant avec ses projets de privatisation, notamment des chirurgies et des urgences.
NPS – Dans votre essai Santé inc., vous vous attachez à démonter cinq grands mythes sur le privé en santé, à commencer par ce mythe très tenace que le privé serait plus efficace que le public, et qu’il pourrait donc résoudre à moindre coût les problèmes d’engorgement dans le réseau public. La réforme Dubé reste donc prise selon vous dans cette « mytho-idéologie » néolibérale qui voit dans le privé la panacée pour les problèmes du système public ? Et avec quels effets pour l’accès aux soins et la qualité des services, notamment pour les populations les plus précarisées ?
Tous les faits et toutes les études vont dans le même sens. On n’a pas besoin d’aller voir partout dans le monde pour savoir si le privé fonctionne en santé. Le privé est déjà très présent au Québec, et on peut donc analyser les modèles de privé qui existent ici. Et quand on fait cette analyse, on constate que, contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, le privé en santé, ça ne fonctionne pas : ce n’est pas plus efficace, ce n’est pas vrai que c’est moins cher, et ça ne permet pas non plus de désengorger le secteur public. Au contraire, ça peut avoir pour effet d’augmenter les listes d’attente dans le secteur public. Et surtout, ça a des effets importants sur la qualité des services et sur l’accès aux soins pour les personnes les plus vulnérables.
Évidemment, quand on parle d’un modèle de financement privé avec prestation privée de services, c’est peut-être encore plus évident : si on doit payer pour avoir accès à des services, ça va causer des problèmes d’accès. Mais c’est vrai aussi quand on parle de financement public de prestations privées de services. Un exemple que le ministre de la Santé lui-même reconnaît, c’est celui des agences privées de placement de personnel, qu’on a commencé à utiliser au départ en espérant réduire les coûts. Mais au fur et à mesure que la dépendance du réseau à l’égard de ces entreprises à but lucratif a grandi, les prix ont augmenté, parce que c’est dans l’ADN de ces entreprises d’augmenter les prix jusqu’à la limite permise par la demande. Donc, plus on va avoir besoin de ces entreprises, plus les services vont coûter cher.
Le cas des GMF [Groupe de médecine de famille] montre bien lui aussi que le privé n’est pas plus efficace. Ce modèle a été créé par le gouvernement il y a une vingtaine d’années avec pour objectif d’améliorer l’accès aux médecins de famille et de désengorger les urgences. Ces cliniques, majoritairement privées, ont été fortement financées par des fonds publics à coups de centaines de millions de dollars, avec des subventions qui se sont ajoutées à la rémunération des médecins qui y travaillaient. Et malgré tout, en fin de compte, on constate que les objectifs qu’on avait donnés à ces entreprises n’ont jamais été atteints. On le sait en ce qui concerne les médecins de famille : l’accès ne s’est pas amélioré. En ce qui concerne les urgences aussi. Les problèmes d’accès et de qualité des services liés à la privatisation sont très bien documentés.
Quand vous disiez d’entrée de jeu que la population n’a pas nécessairement conscience qu’on est face à des services privés...
NPS – Les GMF sont un parfait exemple...?
C’est un bon exemple parce que ce sont des cliniques qui sont entièrement financées par des fonds publics. Mais dans les faits, c’est plus de 70 % des GMF qui sont entièrement privés. Et en plus de leur donner des subventions importantes, on a aussi, depuis 2015, transféré du personnel des CLSC vers les GMF : on a pris des travailleuses sociales, des psychologues, des ergothérapeutes, des nutritionnistes, toute une panoplie de services sociaux qu’on a retirés des CLSC pour les envoyer en GMF. Quand on crée des cliniques privées, on prétend souvent qu’on va ajouter des services. Mais ce n’est pas parce qu’on ouvre une clinique privée qu’on « clone » du personnel : on a la même quantité de main-d’oeuvre disponible. Et ce qui se passe en réalité, c’est une vampirisation des services publics par les cliniques privées. Dans le cas des GMF, c’est très clair, c’est effectivement ce qui s’est passé, et ça s’est traduit par une perte d’accès aux services pour une partie importante de la population, notamment pour les populations les plus vulnérables. C’est un bon exemple d’inefficacité et de fonds publics mal investis.
Un autre exemple assez tragique de différence de qualité des services entre le public et le privé, c’est celui des CHSLD pendant la pandémie. Au Canada, dans toutes les provinces pour lesquelles il y a des données disponibles, les taux d’infection à la COVID-19 et les taux de mortalité ont été significativement plus élevés dans les centres d’hébergement privés à but lucratif. Et ça, c’est vrai également au Québec, même si ces services privés sont financés par des fonds publics. Mettre ces services entre les mains d’entreprises dont la priorité est de faire des profits, ça pose des problèmes qui peuvent devenir catastrophiques dans certaines circonstances.
NPS – Un autre aspect de la réforme Dubé qui est souvent critiqué, vous l’avez évoqué d’entrée de jeu, c’est l’hypercentralisation à laquelle elle va donner lieu. Avec Santé Québec, il n’y aura dorénavant qu’un seul véritable conseil d’administration (CA) pour les 1500 points de service du Québec, contrairement aux 30 CA actuels pour chacun des établissements, qui deviendront avec la réforme des « succursales » de Santé Québec. À quels impératifs politiques ou idéologiques cette hypercentralisation répond-elle ? Et quels en sont les risques pour le réseau ?
Il faut comprendre que cette centralisation s’inscrit dans un courant gestionnaire et idéologique plus large qui existe depuis très longtemps maintenant, qu’on appelle la Nouvelle gestion publique (NGP). « Nouvelle », mais ce n’est plus si nouveau, ça a émergé au début des années 1980. Et cette mode gestionnaire est devenue un courant bien installé dans l’ensemble des services publics.
Au Québec, la NGP a émergé notamment en réaction à une autre tendance qui existait à l’époque, une tendance à la démocratisation des services. J’ai parlé plus tôt du moment où on a créé le système de santé publique [en 1971, avec la LSSSS]. Une autre innovation importante de cette réforme, c’était de démocratiser la gestion des établissements publics, et donc d’ouvrir les CA aux citoyen·nes et aux travailleur·ses. Ces CA étaient assez autonomes, ils avaient beaucoup de pouvoir dans la détermination de leurs orientations. Il y avait donc un pouvoir réel qui était donné localement aux citoyen·nes et aux travailleur·ses. Et c’était particulièrement vrai dans les CLSC, où iels étaient pratiquement majoritaires sur les CA.
Mais cette démocratisation ne plaisait pas tellement au milieu des affaires. Pour lui, la création du système public, c’est un échec politique historique. Parce que le milieu des affaires, évidemment, préfère que les services soient privés, pour pouvoir faire des affaires. Et la démocratisation des services, ça donnait aux citoyen·nes et aux travailleur·ses des lieux de pouvoir pour défendre l’intégrité de leurs services publics. Alors, dès la création du système public, les milieux d’affaires se sont mobilisés en faveur d’une reprivatisation des services de SSS. Les lieux de démocratie dans les CA, c’étaient des remparts en quelque sorte contre ces tentatives de privatiser les services.
Et la NGP est alors apparue comme une manière de contrer cette démocratisation. La NGP, pour le dire simplement, c’est : les services qu’on ne peut pas privatiser, on va les gérer à la manière des entreprises privées. Et les entreprises privées ne sont pas gérées démocratiquement : c’est le patron qui décide en haut de la pyramide, qui fait ses choix gestionnaires – son droit de gérance – indépendamment de ce que les citoyen·nes et les travailleur·ses pourraient bien souhaiter. On a donc importé les méthodes de gestion du secteur privé dans le secteur public.
Et la centralisation, ça s’inscrit aussi dans cette tendance. Le meilleur exemple, c’est probablement le ministre Dubé lui-même qui l’a donné, quand il a parlé d’appeler les « top guns du secteur privé » à la rescousse, pour les placer à la tête de Santé Québec, et pour gérer cette nouvelle agence comme une entreprise privée. C’est un mode de gestion qui est très « top-down », du haut vers le bas : on est en haut d’une structure bureaucratique et on prend des décisions qui sont complètement déconnectées du terrain. Parce que les gestionnaires tout en haut à Santé Québec n’auront pas beaucoup d’informations sur la manière dont les choses se passent sur la Côte-Nord...
NPS – Ça se passe sur des écrans d’ordinateur...?
Exactement. Ils vont devoir se fier à leurs fameux « tableaux de bord », dont le ministre Dubé aime beaucoup parler. Mais les tableaux de bord, il faut les nourrir avec des indicateurs de performance qui ont toutes sortes d’effets pervers. Un des effets pervers de ces indicateurs, outre le fait qu’ils ne rendent pas compte adéquatement de ce qui se passe réellement sur le terrain, c’est de forcer les travailleur·ses à passer énormément de temps à remplir des formulaires, à produire des données pour que, en haut de sa tour à Québec, le PDG de Santé Québec puisse avoir une idée de ce qui se passe sur le terrain. Et là, on se retrouve avec une bureaucratisation accrue des services, avec des employé·es qui passent plus de temps littéralement à remplir des papiers qu’à donner des soins à la population. Selon les chiffres du ministère lui-même, les professionnel·les qui donnent des services à domicile passent 70 % de leur temps en déplacement ou sur le travail administratif. Ça donne une idée de l’absurdité de ce genre d’organisation des services.
Alors que si, à l’inverse, on a une gestion qui est démocratique et décentralisée, un peu comme celle qu’on avait au moment de la nationalisation des services au début des années 1970, avec des gens sur les CA dans chaque CHSLD, dans chaque CLSC, dans chaque hôpital, pour donner le pouls de la population sur les services qui sont offerts, et pour dire s’ils répondent réellement aux besoins de la population, on donne alors un contrôle aux populations locales et aux employé·es. Plutôt que de devoir rendre des comptes à des gestionnaires qui sont au-dessus, on doit alors rendre des comptes à la population elle-même. Et on se retrouve donc avec une gestion des services qui est finalement beaucoup plus efficace, comme c’est démontré dans la littérature sur l’administration publique.
NPS – À la fin de votre livre Le capitalisme, c’est mauvais pour la santé (Plourde, 2021), vous proposiez « six solutions pour l’après-pandémie en santé et services sociaux ». Et parmi ces solutions, vous évoquiez l’importance pour les travailleur·ses de reconquérir leur droit à la grève, entre autres afin de résister à l’offensive néolibérale qui menace les services publics. Quelle est votre lecture de la grève de l’automne 2023 et de ses retombées, dans cette perspective de résistance ?
C’est une mobilisation que l’on peut vraiment qualifier d’historique, au sens où c’était la première fois depuis des décennies que l’on assistait à un véritable mouvement de grève, non seulement dans les services de SSS, mais aussi en éducation, donc dans les services publics. Ça peut sembler contre-intuitif que le droit de grève soit quelque chose de positif pour l’accès aux services. Mais en réalité, historiquement, ce droit de grève a été utilisé par les travailleur·ses justement pour défendre l’intégrité des services publics. C’est à travers ce droit de grève, et à travers l’amélioration des conditions de travail dans le secteur public, qu’on a réussi à préserver et parfois élargir l’accès aux services.
Malheureusement, l’érosion du droit de grève des travailleur·ses du secteur public a été très importante depuis le début des années 1980. En pratique, les travailleur·ses ont presque perdu leur droit de grève à coups de lois spéciales extrêmement répressives : on a forcé la plupart du temps le retour au travail des travailleur·ses, au nom de la préservation des services essentiels. C’est toujours l’argument qui est utilisé pour restreindre le droit de grève. Mais, en réalité, ce qui se produit quand on enlève aux travailleur·ses la capacité de se mobiliser de cette manière, c’est que les coupes dans les services, la dégradation des services peuvent se déployer. C’est ce qui s’est passé dans les quatre dernières décennies. On a été confrontés à un sous-financement et à des épisodes d’austérité chronique. Et ça a eu des effets dramatiques sur la capacité du réseau à offrir les services essentiels à la population.
On se retrouve aujourd’hui dans un contexte où on a des ruptures de services majeurs dans à peu près tous les secteurs, qu’on parle de santé mentale, de services à domicile, de protection de la jeunesse. Même les services d’urgence ferment leurs portes. Si on ne peut pas parler ici de bris de services essentiels, je ne vois pas comment on peut qualifier ça autrement. Cette perte de la capacité des travailleur·ses à défendre les services publics, au nom des services essentiels, a eu finalement pour effet, paradoxalement, d’enlever au réseau public la capacité de fournir ces services essentiels. Il y a donc là effectivement un outil important à reconquérir pour les travailleur·ses.
NPS – Et nous aimerions aussi vous entendre sur les autres solutions pour l’après-pandémie que vous proposiez dans votre livre (Plourde, 2021), d’autant plus que ça rejoint la thématique du présent numéro de NPS. À partir de vos propres recherches à l’IRIS, mais aussi de la littérature scientifique, quels sont les remèdes-chocs les plus urgents que vous auriez recommandés au ministre avant sa réforme, et que vous recommanderiez peut-être à la personne qui sera bientôt nommée PDG de Santé Québec[1] ?
C’est clair qu’il faut renverser le paradigme sous lequel ont été faites les réformes successives des dernières décennies. On doit nécessairement décentraliser les services de SSS, on doit les déprivatiser, et on doit en redémocratiser la gestion. Dans ce livre et dans des publications plus récentes aussi, je propose des manières très concrètes de procéder pour y arriver [voir entre autres Plourde et al., 2023].
Un autre virage qui est absolument prioritaire – et je pense que ça intéresse particulièrement les personnes dans les services sociaux, en travail social –, c’est le virage vers la prévention. En ce moment, la très grande majorité des ressources sont dédiées aux services médico-curatifs, aux hôpitaux, aux médecins et aux médicaments. Et ça vient aussi avec un sous-financement des autres services, notamment sociaux. Quand on a fait la réforme qui a créé le système public de santé il y a 50 ans, ce qu’on voulait faire, c’était justement un virage vers la prévention. On sait depuis très longtemps que l’on doit agir prioritairement sur les causes de la maladie. Et les causes de la maladie, ce ne sont pas simplement des habitudes ou des choix individuels – la mauvaise alimentation, l’alcoolisme ou le tabagisme…
NPS – Il y a des causes sociales…
Exactement, des causes sociales qui sont en fait les déterminants les plus importants de la santé des populations. On a tendance à négliger ces facteurs-là. Mais en réalité, ce qui détermine le plus si une population est en santé ou non, c’est la façon dont les gens sont logés, la façon dont les gens sont nourris. Est-ce qu’on est dans des situations de pauvreté ? Est-ce qu’on vit dans une société très inégalitaire ? Est-ce que les conditions de travail sont dangereuses ? Donc si on veut avoir une action efficace qui va véritablement permettre d’améliorer la santé de la population, ce n’est pas avant tout dans les hôpitaux, dans les médecins et dans les médicaments qu’il faut investir, bien qu’il faille évidemment avoir accès à ces services. Il faut d’abord se donner les moyens d’agir sur ces causes sociales de la maladie.
Et ce qui est intéressant, dans l’histoire du Québec, c’est qu’on a créé des modèles qui visaient spécifiquement à faire ça. J’ai déjà nommé le modèle des CLSC : il avait pour mission de développer des actions collectives sur les causes sociales de la maladie. On avait même créé une nouvelle catégorie de professionnel·les de la santé qu’on appelle aujourd’hui les organisateur·rices communautaires. Et leur mandat, c’était de mobiliser les populations sur des enjeux sociaux et politiques liés à la santé. Donc, très concrètement, il y a des CLSC qui ont été impliqués, par exemple, dans des mobilisations autour de la pollution d’un lac par une usine, une entreprise multinationale qui était à proximité. Il y a des CLSC qui ont été impliqués dans des mobilisations en faveur du logement social, dans des enjeux d’aménagement du territoire, par exemple pour préserver un espace vert qu’on voulait rendre accessible à l’ensemble de la population, plutôt que d’avoir des tours à condos. Les CLSC agissaient donc sur ces causes profondes de la maladie.
Les modèles comme ceux-là sont évidemment dérangeants pour une certaine catégorie de la population, pour les élites politiques et économiques, pour les milieux d’affaires. Et effectivement, historiquement, c’est ce qui s’est passé avec les CLSC : ce modèle dérangeait. C’est d’ailleurs pour ça, en bonne partie, qu’on l’a rapidement revu. Mais si on veut véritablement améliorer la santé et le bien-être de la population, c’est vers des modèles comme ceux-là qu’il faut aller, et non pas vers une privatisation des services qui va se faire au profit des gens d’affaires, mais certainement pas au bénéfice de l’ensemble de la population.
Appendices
Note biographique
Louis Chaput-Richard est responsable des communications numériques à la revue Nouvelles pratiques sociales. Il détient une maîtrise en philosophies allemande et française du consortium EuroPhilosophie (Université Charles de Prague, Université Toulouse – Jean Jaurès, Université catholique de Louvain). Il est également candidat à la maîtrise en travail social de l’UQAM. Ses recherches portent sur les apports critiques et cliniques – actuels et potentiels – de la psychanalyse, de la philosophie française (Deleuze et Guattari, Foucault, Maldiney) et de la psychothérapie institutionnelle dans le champ du travail social, et plus particulièrement dans l’intervention psychosociale auprès de personnes dites psychotiques. chaput_richard.louis@uqam.ca
Note
-
[1]
La première présidente et cheffe de la direction (PCD) de Santé Québec a été nommée après l’entrevue, le 29 avril 2024. Il s’agit de Geneviève Biron, ex-PCD de Biron Groupe Santé, une entreprise privée qui offre notamment des services d’imagerie et de diagnostics médicaux.
Bibliographie
- Giguère, U. (2023). Christian Dubé promet que « les colonnes du temple vont shaker ». Le Devoir. https://www.ledevoir.com/politique/quebec/785180/christian-dube-promet-que-les-colonnes-du-temple-vont-shaker
- Plourde, A. (2021). Le capitalisme, c’est mauvais pour la santé. Une histoire critique des CLSC et du système sociosanitaire québécois. Montréal : Éditions Écosociété.
- Plourde, A., Lavoie-Moore, M. et Hébert, G. (2023). Six remèdes pour révolutionner le système de santé au Québec. Montréal : IRIS. https://iris-recherche.qc.ca/wp-content/uploads/2023/11/Six-remedes-20231113-WEB.pdf
- Plourde, A. (2024). Santé inc. Mythes et faillites du privé en santé. Montréal : Éditions Écosociété.