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Introduction

Les unités dites « de garde » constituent l’équivalent, au Québec, de ce que l’on nomme parfois ailleurs des prisons pour mineurs. Elles accueillent les jeunes placés sous détention provisoire ou condamnés aux peines les plus sévères – dites « de placement et de surveillance » – prévues par la loi (fédérale) sur le système de justice pénale pour adolescents (LSJPA). Ces unités peuvent être dites de « garde ouverte » ou de « garde fermée ». La différence, subtile, tient principalement au fait que, dans les premières, les portes des chambres restent ouvertes de l’intérieur. Mais dans les deux cas, un jeune qui quitte son lieu de garde sans autorisation formelle est passible d’une poursuite criminelle pour « évasion »[1]. À Montréal, l’établissement de Cité-des-Prairies abrite sept unités de garde pour jeunes garçons, dont cinq unités de garde fermée. Ces unités côtoient, dans le même établissement, des unités dites « de protection », réservées à des jeunes qui n’ont pas été condamnés, mais qui sont placés au titre de la loi (provinciale) sur la protection de la jeunesse (LPJ). Si certaines de ces unités peuvent être tout aussi fermées que des unités de garde, les jeunes ne sont pas soumis aux mêmes contraintes légales. On ne parle dès lors pas, ici, « d’évasion » : les sorties non autorisées, considérées comme des manquements au règlement de l’unité, sont traitées comme de simples « fugues ».

Au Québec, la mise en oeuvre de ces deux lois – LSJPA et LPJ – est confiée aux mêmes établissements, placés sous la tutelle du ministère de la Santé et des Services sociaux. Dans certaines régions administratives, le faible nombre de jeunes condamnés conduit même les « directions jeunesse » locales, portées par un souci d’optimiser leurs ressources, à opter pour une forme singulière de « mixité légale » (Bourget, 2021), consistant à placer les jeunes contrevenants au sein même des unités de protection les plus sécurisées – dites « d’encadrement intensif ». Ce curieux mélange des publics témoigne, au fond, de la justification paternaliste qui, dans le cadre d’un modèle protectionnel (welfare model), a historiquement entouré l’enfermement pénal des jeunes, au Canada et au Québec comme ailleurs dans le monde occidental : si ces derniers sont privés de liberté, ce serait avant tout pour leur bien, pour les protéger et, surtout, les réhabiliter. La première Loi sur les jeunes délinquants (LJD), adoptée en 1908, considérait ainsi les jeunes délinquants comme des objets du droit plutôt que des sujets de droits (Ménard et Strimelle, 2000) : pourquoi en effet, se demandaient les réformateurs de l’époque, reconnaître aux jeunes des droits « qui seraient en réalité pour [eux] un moyen de se protéger contre une aide bienveillante qu’on veut [leur] apporter » (Trépanier, 1999) ?

La théorie pénale de la « réhabilitation » s’est de fait développée, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, comme une « théorie du pénitencier » (Dubé, 2008, p. 52), prolongeant la structure normative de ce qu’Alvaro Pires (1998) a nommé la « rationalité pénale moderne », conçue comme un système d’idées qui, par-delà les distinctions de surface entre les diverses « théories de la peine » (rétribution, dissuasion, dénonciation et réhabilitation), fait de l’exclusion par le châtiment le coeur constitutif du système pénal. Comme le souligne Gilles Chantraine (2009), quelles que soient les époques, « la peine “afflictive”, qui touche le criminel dans son corps et son honneur – la peine de prison – [demeure] centrale ». Dans les années 1960 et 1970, le dévoilement de cette complémentarité, faisant apparaître la réhabilitation comme l’un des éléments du système punitif, articulé à une critique générale des « disciplines » (Foucault, 1975) et des effets déhabilitants de la prison (Mathiesen, 2006, p. 53), a ouvert des brèches au coeur de cette rationalité pénale. Dans un contexte où l’« humanisme » des premiers systèmes de justice des mineurs était décrit comme l’un des vecteurs d’une morale de classe (Platt, 1969) ou d’une police des familles (Donzelot, 1977), l’enfermement des jeunes les plus précarisés, légitimé par les nécessités supposées de leur réhabilitation, est apparu comme l’un des symboles des dérives paternalistes des systèmes de justice des mineurs.

En 1976, la journaliste et criminologue Alice Poznansca-Parizeau s’indignait ainsi que là où un jeune délinquant « des beaux quartiers » peut « rester avec la bénédiction du juge dans sa famille qui s’engage à le “protéger” », un jeune issu d’un milieu défavorisé peut quant à lui être enfermé « sans avoir commis aucun délit ; on dit alors que la collectivité lui assure la protection de la Cour ». La promotion croissante, à l’échelle internationale, de la thématique relative aux droits de l’enfant (Sudan, 1997), et l’influence concomitante d’un modèle légaliste (justice model) visant à limiter le pouvoir discrétionnaire des juges et des travailleurs sociaux, ont fragilisé ce paradigme. Toutes les grandes réformes du droit pénal des mineurs au Canada, depuis l’adoption, en 1984, de la Loi sur les jeunes contrevenants (LJC), jusqu’à son remplacement, en 2002, par la LSJPA, ont dès lors participé d’un renforcement d’une logique que l’on qualifiera, à la suite d’Antoine Garapon (1989), de garantiste. Cette logique a contribué à garantir des droits aux jeunes, renforçant notamment la présence de leurs avocats à tous les stades de la procédure pénale – de l’interpellation policière au jugement. Au Québec comme ailleurs au Canada, le nombre de jeunes condamnés à des peines privatives de liberté a ainsi, dans ce contexte, connu une baisse graduelle depuis le début des années 1990, qui s’est encore accentuée après 2002 (Alain et Desrosiers, 2016 ; Webster, Sprott et Doob, 2019).

Dans cet article, je défendrai l’idée que si le paternalisme carcéral s’est effectivement tari, il est cependant loin d’avoir disparu[2]. Pour le montrer, il convient cependant de quitter les tribunaux, et plus généralement les mécanismes de détermination des peines, pour ouvrir les portes des institutions publiques d’exécution des peines. Je me centrerai sur les unités de garde fermée de Cité-des-Prairies, en interrogeant plus spécifiquement le recours controversé à l’isolement des jeunes comme pratique de sanction. Au Québec, divers acteurs de défense des droits, en particulier la Commission de protection des droits de la jeunesse, ont tiré la sonnette d’alarme, au début des années 1990, sur l’usage jugé abusif de l’isolement, à des fins disciplinaires, dans les unités de placement destinées aux jeunes contrevenants comme aux jeunes sous protection (Desrosiers, 2005 ; Lemonde, 2004 ; Desrosiers et Lemonde, 2007). Les données que je présente dans cet article montrent que, malgré les réformes qui en ont découlé, ces préoccupations demeurent aujourd’hui pleinement d’actualité.

Terrain et mÉthodologie

Comme souligné plus haut, les unités de garde fermée servent à appliquer les ordonnances de détention provisoire ainsi que les peines de placement et de surveillance prévues par la LSJPA. Les jeunes enfermés suivent un programme strict de réhabilitation. Celui-ci est structuré, d’une part, par un « code de vie » qui énonce de nombreuses règles de comportement : parler et se comporter correctement, se déplacer d’un endroit à un autre en respectant les consignes, éviter les contacts physiques, etc. Il est structuré, d’autre part, par un emploi du temps chargé et minuté, ponctué d’activités diverses : école, ateliers d’habiletés sociales, sports, mécanique, etc. Dans ce cadre, tout manquement aux règles est susceptible d’entraîner une sanction communément appelée « conséquence ». Cette désignation, fréquemment utilisée dans les espaces éducatifs québécois – jusque dans les écoles primaires et les garderies – incarne la visée de réadaptation qui structure le rapport à l’activité du personnel chargé de la gestion quotidienne des unités. Elle révèle aussi l’euphémisation caractéristique de ce que Stanley Cohen nomme un « controltalk », pour rendre compte du développement d’« un vocabulaire spécifique pour adoucir ou dissimuler la caractéristique principale (et constitutive) des systèmes pénaux – l’infliction planifiée de la souffrance » (Cohen, 1985, p. 276).

Au début de mes observations (voir ci-dessous), huit jeunes étaient placés dans l’unité. Trois mois plus tard, à la fin de mon travail de terrain, ils étaient neuf : quatre jeunes étaient partis et cinq étaient entrés. Sur les treize jeunes que nous avons rencontrés, trois étaient en détention provisoire : l’un depuis 10 mois, et les deux autres depuis quelques jours. Pour les 10 autres jeunes, la durée du placement variait de 2 mois à 22 mois, pour une moyenne de 8 mois. Alors que les jeunes peuvent être placés dans une unité de garde fermée dès l’âge de 12 ans, ceux qui s’y trouvaient au moment de mes observations étaient âgés de 15 à 19 ans. Les jeunes avaient été accusés ou condamnés pour divers délits : violence, vol, agression, trafic ou possession de drogue ainsi que pour des violations de la probation, des défauts de comparution, etc. La plupart de ces jeunes ont connu la pauvreté ou l’extrême pauvreté, et huit d’entre eux sont issus de minorités racisées : noirs, arabes et latinos.

Pour les huit ou neuf jeunes placés, l’unité comptait une cheffe de service, une spécialiste en activité clinique (SAC), huit éducatrices et quatre éducateurs[3]. Chaque jeune placé se voit attribuer un éducateur « de suivi », chargé de son accompagnement individualisé jusqu’à sa sortie de l’unité. Si les éducateurs gèrent seuls les unités, ils peuvent à tout moment recourir au renfort potentiel des agents de sécurité de l’établissement, communément nommés « agents d’intervention ». Ces derniers – tous des hommes – sont logés dans une unité distincte, nommée « La Relance ». Grâce aux deux caméras de vidéosurveillance installées, depuis 2013, dans l’enceinte même des unités de garde fermée, ils peuvent y garder, à distance, un oeil attentif à ce qui s’y déroule. Les agents d’intervention sont également tenus d’effectuer des rondes régulières pour prendre le pouls de l’ambiance des unités. Ils peuvent également être appelés par les éducateurs en cas d’incidents ou de crises, en particulier quand ceux-ci souhaitent « retirer » un jeune de l’unité et le placer temporairement dans une chambre dédiée – dite « chambre de retrait » – de l’unité de sécurité.

Outre un travail spécifique sur les archives de Cité-des-Prairies, que je n’utiliserai que de manière secondaire, ma collecte de données, qui s’est déroulée de septembre à décembre 2015, a combiné trois méthodes.

Tout d’abord, l’observation de journées de placement (n=20), durant lesquelles je parcourais l’unité, du matin au soir, partageant le quotidien des éducateurs et des jeunes, des repas aux différentes activités qui ponctuent la journée (école, ateliers cliniques, etc.). Je me rendais également ponctuellement à l’unité de sécurité, pour suivre un éducateur ou pour échanger avec des agents d’intervention. En collaboration avec deux assistants de recherche (Anais Tschanz et William Wannyn), j’ai également pu observer plusieurs « comités hebdomadaires », lorsque les membres de l’équipe de l’unité se réunissent pour parler des jeunes et échanger autour de diverses questions organisationnelles.

Ensuite, la réalisation d’entretiens semi-structurés (n=11) avec différents membres du personnel : la cheffe de service, la spécialiste en activité clinique, trois éducatrices, trois éducateurs ainsi que le responsable de l’unité de sécurité et deux membres plus satellitaires de l’unité, soit l’une des responsables de la direction des services professionnels, chargée de superviser le dispositif clinique des unités, et l’une des actrices clés d’un programme de soutien des équipes pour les jeunes atteints de problèmes de santé mentale.

Enfin, la lecture des dossiers des jeunes de l’unité, parmi lesquels les dossiers informatisés, constitués par le biais d’un logiciel informatique (dit PIJ, pour « Projet intégration jeunesse »), dans desquels sont consignées, au jour le jour, diverses observations sur les jeunes et sur leurs comportements. J’ai en particulier réalisé un comptage systématique des sanctions infligées aux 7 jeunes présents dans l’unité depuis au moins 50 jours au moment de ce projet spécifique.

Les problèmes que pose le recours à l’isolement, dans les unités de garde fermée, illustrent les ambivalences structurelles des unités de garde fermée, appréhendées comme des simili-prisons, ou des prisons qui n’en sont pas totalement. Pour prendre la pleine mesure de cet argument, je reviendrai d’abord sur les incertitudes qui entourent la nature même de ces unités, mettant en évidence les relations complexes entre réhabilitation, discipline et droit(s). J’interrogerai ensuite les manières dont les éducateurs jouent avec le(s) droit(s) pour pouvoir user quotidiennement de formes d’isolement qui, ne pouvant légalement pas dire leur nom, sont rebaptisées « mesures de retrait ». Dans un dernier temps, je montrerai que ces mesures de retrait, faiblement encadrées juridiquement, sont l’objet d’une régulation interne qui oblige les éducateurs, sous le contrôle de leur direction, à les réinscrire dans le script spécifique de l’approche cognitivo-comportementale, pour en justifier la pertinence au regard des besoins supposés des jeunes. Je défendrai alors l’idée que cette stratégie, visant à tracer les contours d’une discipline « acceptable », prolonge – plus qu’elle ne résout – les tensions constitutives de l’enfermement des jeunes.

Une prison qui n’en est pas tout à fait une : réhabilitation, discipline et droits

Au Québec comme ailleurs au Canada et dans le monde occidental, l’histoire des lieux de placement réservés aux jeunes délinquants a été marquée par l’utopie de créer des lieux alternatifs à la prison et à sa violence propre. Créée en 1873 par l’Église catholique, l’école montréalaise du Mont Saint-Antoine était déjà destinée à être une alternative aux anciennes « prisons de réforme », avant d’être elle-même perçue dans les années 1940 comme une « véritable “prison d’État” » (cité par Bienvenue, 2009, p. 512). L’établissement de Cité-des-Prairies, créé en 1963 sous le nom de centre Berthelet, n’a pas échappé à cette tension. Conçu comme un lieu d’accueil pour les jeunes jugés les difficiles de la province, qui étaient encore fréquemment envoyés dans des prisons pour adultes (Poznansca-Parizeau, 1976), il a pourtant été bâti avec les plans d’architecture d’une prison à sécurité maximale (Sallée et Tschanz, 2018). Le perfectionnement continu, dans les années 1970 et 1980, d’une structure clinique centrée sur la réhabilitation, n’a jamais pu faire oublier cette carcéralité originelle. Les euphémismes qui fleurissent le quotidien des unités – où plutôt que de cellules, de punition ou d’isolement disciplinaire, il est question de chambre, de conséquences et de mesures de retrait – n’y changent pas grand-chose : si la garde fermée n’est pas tout à fait la prison, elle n’en est jamais très loin non plus. Comme le soulignait Amar, 16 ans, lors de l’une de mes journées d’observation : ici « c’est un peu la prison, mais c’est pas comme la vraie ».

Les jeunes placés vivent, au fond, une double contrainte. À la contrainte carcérale qui, comme dans toute prison, pèse sur leur corps et leurs possibilités de se mouvoir (grillages, portes fermées, caméras de vidéosurveillance, etc.), se double la contrainte spécifique de la réhabilitation, exigeant d’eux qu’ils ne se contentent pas, comme ils le réclament souvent, de « faire leur temps », mais qu’ils en tirent profit pour travailler sur eux, dompter leurs émotions et rectifier leurs pensées. Cette visée de transformation de soi est ambivalente. D’un côté, elle permet aux jeunes de bénéficier de nombreuses activités structurantes, animées par du personnel qualifié, auxquelles ils auraient probablement plus difficilement accès dans une « vraie prison ». De l’autre, elle autorise le déploiement d’une discipline qui ne vise pas seulement, comme dans toute prison, à produire l’ordre, mais, proche du sens où la définissait Michel Foucault (1975), à modeler ou au besoin à corriger, à tout moment, les conduites des jeunes et leurs manières d’agir. Cette visée de réhabilitation, dont on ne saurait a priori contester le bien-fondé, est au coeur des problèmes posés aux droits des jeunes, notamment à leur droit de contester les décisions qui les concernent : puisque tout est censé être fait pour leur bien, que gagneraient-ils à s’y opposer ? Ici donc, c’est la visée même de transformation de soi qui, au nom d’un droit (à la protection, à la réhabilitation, au soin, etc.), peut jouer contre l’idée même d’un droit (disciplinaire) et des droits qui lui sont associés.

Bien sûr, l’existence d’un droit ne signifie pas qu’il soit nécessairement effectif. En prison, la judiciarisation croissante des procédures disciplinaires, depuis une trentaine d’années, n’empêche pas, par exemple, que survivent des pratiques informelles (et discrétionnaires) qui, par le jeu de la négociation des privilèges et de leur suspension, constituent la trame de la production de l’ordre en détention (Chauvenet, Benguigui et Orlic, 1993). Comme le montrent divers travaux récents de sociologie de la prison, plutôt que de s’opposer au traitement disciplinaire juridiquement encadré, confiné au périmètre des commissions de discipline, cette production informelle de l’ordre s’y articule (Bouagga, 2015 ; Fernandez, 2015 ; Durand, 2019), faisant se chevaucher – ou s’empiler – droit, infra-droit et non-droit (Salle et Chantraine, 2009).

Ce constat apparaît cependant plus vrai encore dans les institutions fondées sur une visée de transformation de soi. En témoigne, notamment, le fonctionnement des établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM), équivalent français des unités québécoises de garde pour jeunes contrevenants : malgré l’existence, en EPM, d’un droit disciplinaire applicable aux jeunes détenus, la volonté explicite de faire de la peine d’incarcération une sentence éducative (Sallée, 2016) tend à légitimer le contournement de procédures disciplinaires jugées trop longues et trop formelles pour avoir un effet sur les jeunes et leur conscience de la responsabilité (Chantraine et Sallée, 2013). La situation québécoise apparaît cependant, de ce point de vue, radicalisée : l’exécution de la loi pénale relevant d’établissements du ministère de la Santé et des Services sociaux, elle échappe de fait aux réglementations contraignantes de la Loi sur le système correctionnel du Québec, qui régit le fonctionnement des prisons provinciales pour adultes, en particulier de leurs procédures disciplinaires. L’enfermement des jeunes a d’ailleurs largement échappé au mouvement de reconnaissance des droits des détenus, qui a traversé le Québec – comme d’autres pays occidentaux – dans les années 1970 (Lemonde, 2007 ; voir aussi Bérard, 2014).

On bute là, au fond, sur la polysémie de la notion de discipline. En un premier sens, cette dernière renvoie en effet prosaïquement aux diverses stratégies destinées à produire de l’ordre entre les murs. En un second sens, associé à la conception foucaldienne du pouvoir disciplinaire, elle renvoie, plus spécifiquement, aux diverses stratégies destinées à agir sur autrui, ou à le faire agir dans une visée de transformation de soi. Si ces deux sens de la notion de discipline se rejoignent et se recoupent historiquement, on peut dire que, dans les prisons pour adultes, la judiciarisation croissante du traitement de l’indiscipline a conduit, en quelque sorte, à autonomiser le premier sens de la notion, à tel point que « le contenu moral des pratiques [de maintien de l’ordre] [y] a progressivement perdu cette visée de modelage des corps et des esprits » (Fernandez, 2015, p. 399). Dans les EPM français comme en garde fermée, a contrario, l’importance accordée à un mandat de réhabilitation permet de faire vivre l’idée (foucauldienne) d’une discipline qui, visant la transformation des jeunes le temps de leur enfermement, risque toujours de reléguer au second plan les préoccupations relatives à leurs droits[4]. Michel Foucault lui-même définissait d’ailleurs les disciplines, dans le second sens évoqué plus haut, comme autant de « contre-droits », rompant tout principe contractuel du fait de « la subordination non réversible des uns par rapport aux autres » qu’elles induisent : « dans l’espace et pendant le temps où elles exercent leur contrôle et font jouer les dissymétries de leur pouvoir, elles effectuent une mise en suspens, jamais totale, mais jamais annulée non plus, du droit » (Foucault, 1975, p. 224). Dans Surveiller et punir, la « forme disciplinaire à l’état le plus intense » (Foucault, 1975, p. 300) n’est autre que la colonie pour jeunes délinquants de Mettray, précisément conçue, comme le sera Cité-des-Prairies un siècle plus tard, « pour n’être pas la prison » (Foucault, 1975, p. 301). Si elle a tout l’air d’une prison, elle ne peut être qu’une prison « boiteuse », « modèle punitif […] à la limite de la pénalité stricte » (Foucault, 1975, p. 303-304)[5].

Les premières préoccupations pour les droits des jeunes placés en centres de réadaptation ont émergé dans les années 1990, sur fond de médiatisation de torts jugés emblématiques. Dans sa thèse de droit, Julie Desrosiers mentionne ainsi le cas de Jérôme qui, « gardé en retrait 452 heures sur 943 durant les quelques quatre mois passés au centre », était « enfermé 48 % du temps, tantôt parce qu’il n’avait pas fourni suffisamment d’effort au sport, tantôt parce qu’il n’avait pas pris les bons manuels de cours, ou encore parce qu’il chuchotait à la bibliothèque » (Desrosiers, 2005, p. 2). Les jeunes placés – au pénal comme au titre de leur protection – peuvent certes se saisir de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse pour dénoncer une situation où leurs droits auraient été lésés, ce qu’ils ont fait à 104 reprises dans la décennie 1990 (Lemonde, 2004). Mais les délais sont longs, et de plus, la Commission ne « dét[enant] pas de pouvoir décisionnel mais un simple pouvoir de recommandation […], [elle peut] exercer une influence et dénoncer publiquement des situations d’abus mais elle ne peut forcer les centres jeunesse à suivre ses recommandations et à corriger rapidement une situation de lésion de droits » (Lemonde, 2004, p. 104). Si depuis le milieu des années 2000, plusieurs modifications législatives ont visé à redéfinir les contours de l’usage des sanctions dans les centres de réadaptation, mes observations en garde fermée soulignent la prégnance quotidienne d’un jeu avec le(s) droit(s) au coeur duquel se déploie la vocation disciplinaire de l’enfermement des jeunes.

Isoler sans le dire : un jeu avec le(s) droit(s)

Discussions franches, confidences, humour, les éducateurs de garde fermée manient avec les jeunes une variété de registres d’interaction, et cela d’autant plus que le faible nombre de jeunes par unité multiplie les occasions d’interaction, produisant un air de familiarité que certains d’entre eux décrivent comme le coeur de leur mission, comme ici Mariame, à l’occasion d’un entretien : « l’objectif c’est de faire que les jeunes se sentent à l’aise, presque comme à la maison [rire], c’est la base de notre travail ». Les éducateurs ont cependant à tout moment la possibilité de changer de registre d’interaction pour rappeler aux jeunes leur subalternité dans un univers où ils sont, sans cesse, à la merci d’un rappel à l’ordre. La discipline s’actualise alors dans une panoplie de sanctions qui, à chaque comportement jugé indiscipliné, peuvent conduire les jeunes à être mis à l’écart de leur groupe ou de leur unité. Mais parce qu’ici, le choix des mots est une matière sensible, les éducateurs sont tenus, pour dire cette mise à l’écart, de distinguer sémantiquement les « mesures d’isolement » des « mesures de retrait ».

Les premières sont les plus sensibles. Si elles sont dites « d’isolement », c’est parce qu’elles sont exécutées dans une salle elle-même dite « d’isolement », en béton blanc, « dépourvue de meubles et verrouillée de l’extérieur » (Franche-Choquette et al., 2021, p. 123), à l’image des salles de contention des hôpitaux psychiatriques (Franche-Choquette et al., 2021 ; voir aussi Bernheim et Larue, 2009). Dans les années 1990, ces « mesures d’isolement » ont été l’objet d’alertes et de scandales publicisés qui ont conduit à leur réglementation. Adopté en 1998, l’article 118.1 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux (LSSSS) stipule désormais que « la force [ou] l’isolement […] ne peuvent être utilisés, comme mesure de contrôle d’une personne […], que pour l’empêcher de s’infliger ou d’infliger à autrui des lésions ». En 2008, une réforme de l’article 10 de la LPJ a permis d’ajouter que l’isolement « ne [peut] jamais être [utilisé] à titre de mesure disciplinaire ». Mes données le confirment : dans les unités de garde fermée, l’usage de cette mesure d’isolement apparaît exceptionnel. Un seul jeune placé lors de ma période d’observation y a été confronté, à quatre reprises sur l’ensemble de ses 10 mois de placement. Les membres du personnel – éducateurs comme agents d’intervention – craignaient la « dangerosité » du jeune, physiquement imposant, et diagnostiqué pour de nombreux troubles mentaux.

La première fois, cinq mois après son arrivée, sa mise à l’isolement fait suite à une « désorganisation », un soir, le jeune « train[ant] des pieds » alors que l’éducateur présent lui demande de réintégrer sa chambre : « Suite à une demande d’intégrer parce que traine sur le plancher, ce dernier répond avec arrogance, alors on réitère la demande et au lieu d’obtempérer, il pose mille questions afin de savoir si c’est une conséquence ; devant le refus de répondre à sa question et le fait de le mettre en demeure de faire un choix (ta chambre ou la relance), il décide de vivre sa frustration en renversant 3 tables sur son passage […] » (extrait PIJ, mai 2015, éducateur). Un agent d’intervention raconte la suite de l’incident (le jeune, menotté pendant le trajet, passera quelques minutes à l’isolement avant de passer la nuit dans la « chambre de retrait » de l’unité de sécurité) :

Mon collègue R. [agent d’intervention] se retrouve à l’unité lorsque le jeune se désorganise et détruit tout dans son passage. Il appelle les autres en renfort et maitrise le jeune sur le plancher le temps que les autres arrivent […] Durant le trajet vers la relance, R. tient le bras droit alors que M. tient le bras gauche. Durant le transfert, Jeremy insulte R. et le menace de le frapper avec sa propre tête. Suite à la menace de voie de fait sur R., nous le maintenons face au mure[6] afin de lui expliquer que nous tolérons pas ce type de menace. Il se débat et nous devons ensuite l’amener au sol. Une foi le jeune calmé, nous finissons le transfert jusqu’en isolement.

extrait PIJ de Jérémy, mai 2015, agent d’intervention

Dans deux des trois autres situations, il était moins question que le jeune « s’inflige ou inflige à autrui des lésions », mais il était jugé mettre en péril les règles élémentaires de sécurité de l’établissement – notamment en déjouant, à force de coup de pied, le système de fermeture magnétique de sa chambre ou de celle de l’unité de retrait. À la limite de la légalité, l’isolement était alors utilisé comme une étape supplémentaire dans la gradation des sanctions.

Dans les faits, l’isolement ne se limite cependant pas à l’usage de la mesure qui en porte le nom. Les mesures de retrait consistent également, dans la majorité des cas, à isoler le jeune, en le plaçant dans sa chambre (on parle alors de retrait « hors groupe ») ou dans une chambre elle-même dite « de retrait », située dans l’unité de sécurité de l’établissement (on parle alors de retrait « hors service »). Ces mesures, prises à la discrétion des éducateurs, sont très fréquentes, ordinaires et quotidiennes dans l’unité, ce que confirme le tableau suivant, construit à partir des dossiers de sept jeunes placés.

Tableau 1

Nombre et répartition des mesures de retrait par jeune (source : PIJ)

Nombre et répartition des mesures de retrait par jeune (source : PIJ)

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Loin de n’être qu’une « mesure » formellement nommée comme telle, l’isolement apparaît donc comme une pratique ordinaire, qui touche certains jeunes plus que d’autres. Ici, les trois jeunes les plus « retirés » (Jérémy, Victor et Sofiane) étaient l’objet de représentations tranchées de la part de l’équipe éducative, qui y voyait des « profils » distincts, plus difficiles à « raisonner » que les autres. Le premier, Jérémy, serait l’illusration-type du « profil psychiatrique ». Retiré de sa famille depuis ses quatre ans, il aurait commis ses premiers délits en raison de ses « problèmes de santé mentale », pour reprendre les termes de France, chargée du soutien aux intervenants pour les jeunes présentant des troubles mentaux. Selon elle, c’est l’état mental du jeune, corroboré par ses nombreux diagnostics psychiatriques, qui nécessiterait de la part des éducateurs d’opérer à son égard de si fréquents « arrêts de programmation ». Si les deux autres jeunes, Victor et Sofiane, avaient a priori des profils de « délinquants » plus « ordinaires », pour reprendre à nouveau les termes de France, ils présenteraient cependant des problématiques spécifiques, le premier en raison de ses problèmes de toxicomanie, et le second en raison de son impulsivité, étayée par un diagnostic de trouble de déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH). Du « profil psychiatrique » à ceux des jeunes « toxicomanes » et « impulsifs », se dessinent ainsi des figures types de mise à l’épreuve de l’ordre interne à l’unité. Pour eux plus que pour d’autres, l’isolement, sous la forme du « retrait », apparaît aux éducateurs comme une pratique ordinaire de maintien de l’ordre, qu’ils cherchent cependant à retraduire comme une mesure réhabilitative.

Comment réguler les pratiques de sanction ?

En garde fermée, le contrôle exercé sur les mesures de retrait est moins juridique (et externe) que professionnel (donc interne). Chaque mesure de retrait exige ainsi, formellement, qu’un chef de service (celui de l’unité de suivi ou celui de l’unité de sécurité) soit informé. Pour les retraits « hors service », ainsi que pour les retraits « hors groupe » de plus de 3 heures, les chefs doivent non plus seulement être informés, mais doivent donner leur autorisation. Dans le feu de l’action, cette exigence est cependant rarement remplie, comme l’explique en entretien l’un des chefs de l’unité de sécurité, visiblement remonté contre les éducateurs qui « s’en foutent des droits des jeunes ». Il ajoute par ailleurs que de nombreux retraits hors service pourraient être évités, les éducateurs usant de leur pouvoir discrétionnaire pour établir, avec les jeunes, un rapport de force dans l’unité :

Pour moi tu peux pas retirer un jeune pour des insultes, c’est ridicule. Retire-le dans sa chambre, bon s’il continue, il te menace on le transfère ok. Mais « va chier grosse vache », ok il s’en va dans sa chambre, mais tu le transfères pas… et en fait ça c’est plus de 50 % des retraits qu’on fait, même beaucoup plus… […] Il faut voir qu’au Québec le summum de la conséquence, c’est le retrait hors service […] J’ai des jeunes ils arrivent en unité, 30 minutes après ils sont en retrait. Des fois ok y’a un problème, il se rebelle, paf paf, menace, il se ramasse. Mais des fois les éducateurs ils vont juste lui montrer les bras, que c’est nous autres qui mènent.

Philippe, chef de la Permanence, entretien

Comme on le voit ici, si les mesures de retrait sont fréquentes, leur usage ne saurait pour autant aller de soi. Certaines suscitent ainsi de francs débats au sein du personnel des unités : a-t-on bien fait de le retirer ? Était-ce vraiment la solution ? N’a-t-on pas sur-réagi ? Aurait-on pu faire autrement ? Ce fut le cas, en particulier, de la mesure prise à l’encontre de Mark, 17 ans, arrivé à l’unité six jours plus tôt. Faute d’une autorisation de ses parents, qui ont semble-t-il décidé de couper les ponts avec leur fils, le jeune se voit interdire de fumer la cigarette que lui propose un autre jeune. Deux éducatrices, un éducateur ainsi que la cheffe de service, la spécialiste en activité clinique et moi-même marchons dans le hall du rez-de-chaussée, en direction de la cour de l’unité. Le jeune nous interpelle et réitère sa demande de pouvoir fumer. Émily lui explique qu’ils vont relancer ses parents. Le jeune s’emporte en pleurant : « mais ils répondront pas, vous le savez que j’en ai plus là, des parents ! Ils en ont plus rien à foutre de moi. Vous êtes là pour nous protéger ? C’est quoi votre métier ? Pourquoi on est là ? » Le jeune se retourne, très énervé, et retourne dans sa chambre en claquant la porte. Émily regarde ses collègues : « oh là ça va pas lui… c’est retrait ça ». Les deux autres éducateurs acquiescent en silence. Émily appelle alors l’unité de sécurité pour placer Mark dans la chambre de retrait. Quelques minutes plus tard, dans la cour, l’autre éducatrice m’explique qu’il aurait fallu agir autrement :

Éducatrice. On ne fait que l’enfoncer dans sa détresse, et puis on était tous devant lui, comme ça, cinq ou six adultes devant lui… il aurait fallu aller le revoir en individuel avant de réagir, là ça fait vraiment prison…

Chercheur. Pourquoi tu n’as rien dit ?

Éducatrice. Pour ne pas déjuger Émily, je pouvais pas le faire… Face aux jeunes il faut garder une cohérence, sinon notre travail devient impossible […] mais pour moi on n’est souvent pas assez formés pour faire face à des situations cliniques comme ça.

Dans cette situation où se mêlent solidarité entre collègues et désapprobation a posteriori, c’est le sens même de l’intervention auprès des jeunes qui est mis à l’épreuve, comme en atteste la manière dont le jeune lui-même, dans des termes presque similaires à ceux relevés par Ann-Karina Henriksen et Annick Prieur (2019) auprès de jeunes Danois, interpelle ses éducateurs pour les placer face aux ambivalences de leur mission : « vous êtes là pour nous protéger ? C’est quoi votre métier ? Pourquoi on est là ? » Cette mise à l’épreuve renvoie dès lors les intervenants aux tensions structurelles d’une institution tiraillée entre sa dimension carcérale – « ça fait vraiment prison » – et ses prétentions à la réhabilitation – « pour moi on n’est souvent pas assez formés pour faire face à des situations cliniques comme ça ».

La direction de Cité-des-Prairies, prenant la question au sérieux, cherche à encadrer l’usage de ces mesures controversées, en imposant à ses éducateurs d’en rendre compte par écrit, par le biais du logiciel PIJ. Non seulement les mesures de retrait doivent y être scrupuleusement consignées, mais de plus, les éducateurs sont tenus d’en justifier l’usage clinique en les traduisant dans le langage autorisé de l’approche cognitivo-comportementale qui, depuis le début des années 1990, domine les conceptions officielles de la réhabilitation à Montréal comme dans la plupart des institutions correctionnelles en Amérique du Nord et dans les pays anglo-saxons (Hannah-Moffat et Shaw, 2000 ; Kendall, 2004). En témoigne l’extrait suivant, rédigé par Olivier à propos de Sofiane, 17 ans, et le « retour sur intervention » proposé par l’éducateur, 1 h 15 après l’incident :

Une transition est demandée. Sofiane cherche à demeurer sur le plancher. Il s’immisce dans les sujets de conversations qui ne le concerne pas. Il lui est demandé d’aller à sa chambre à plus de 3 reprises. Il exprime clairement qu’il ne répondera pas à cette pression. On l’interpelle plus directement, il tente d’amener le débat sur le ton de voix de l’intervenant. Il est avisé qu’il est retiré à sa chambre et y soupera. Il a en moins de trois minutes, amené une intensité sur le plancher par son opposition et sa rigidité à se conformer à de simples instructions. L’objectif est que Sofiane fasse des liens entre ses objectifs de plan d’intervention soit prendre des techniques pour s’arrêter lorsqu’il se sent contrôlé et la situation qu’il vient de vivre.

Retour sur intervention [1 h 15 plus tard] : « Rencontre avec Sofiane. Je lui permets de me nommer la séquence qu’il a vécu avec moi […] Je reviens avec lui sur son plan d’intervention. Il sait qu’il a un objectif à travailler lorsqu’il se sent injustement traité. On regarde ensemble ses réflexes de pensées lorsqu’il vit de l’injustice. Je fais des liens avec lui sur sa rigidité cognitive et le bienfait de discuter ensemble ».

Extrait PIJ de Sofiane, aout 2015, par Olivier, éducateur

L’écriture apparaît alors comme le moyen d’un contrôle – ou d’un autocontrôle – subtil des éducateurs, qui savent quand ils écrivent qu’ils pourront être lus par leurs collègues, ou leur direction. Les traces que laissent ces justifications écrites peuvent alors être utilisées dans une optique formatrice, visant à socialiser les éducateurs aux contours et au contenu d’une discipline jugée « acceptable » (Sallée, 2022), au regard notamment des besoins supposés des jeunes. Ce fut notamment le cas à l’occasion d’une réunion hebdomadaire au cours de laquelle les éducateurs, à la demande de la spécialiste en activité clinique, devaient venir accompagnés de la justification écrite d’une mesure de retrait, pour en commenter la pertinence en lien avec la « fonction » psychologique attribuée au jeune, matrice explicative, dans la théorie cognitivo-comportementale, de ses délits et de ses comportements problématiques[7]. Si les mesures de retrait, dans leur majorité étaient ainsi légitimées, voire encouragées, d’autres étaient remises en cause, lorsqu’il était estimé qu’elles ne reflétaient que les « réflexes punitifs » de certains éducateurs. La cheffe de service de l’unité, en entretien, répartissait alors les éducateurs en deux groupes, sinon deux « clans », associés selon elle à deux conceptions de la discipline : une discipline punitive, d’une part, considérée comme « rétrograde », et une discipline cognitive, d’autre part, considérée comme « acceptable ». Si ces deux conceptions cachaient en réalité un continuum hétérogène de pratiques, chaque éducateur avait néanmoins tendance à s’identifier ou à être identifié à l’un ou l’autre « clan ». Un éducateur s’emportait ainsi en entretien contre certains de ses collègues dont il estimait qu’ils travaillaient « comme des gardiens de prison ». Revendiquant leur sévérité, les éducateurs ainsi montrés du doigt mettaient en avant leur « personnalité » (« je suis une femme sévère ») ou leur « culture » (« en Haïti on sait dire “non” aux enfants »). Ils prenaient ainsi pour eux le blâme de recourir à des pratiques de production de l’ordre qui, pourtant, étaient plus partagées au sein de l’équipe éducative que ce qui pouvait bien être dit. Ces pratiques apparaissaient en outre inévitables, intrinsèquement liées à la structure carcérale de l’unité : au fond, quoi de plus logique, dans une simili-prison, que certaines pratiques se rapprochent de celles de gardiens de prison ?

Plus généralement, ce contrôle par la clinique risque de prolonger, plus que de les résoudre, les tensions constitutives de la garde fermée. Comme le suggèrent les travaux d’Erving Goffman (1968), la violence des « institutions totales » tient d’abord à l’emprise qu’elles exercent – ou qu’elles cherchent à exercer – sur le rapport à soi des reclus, en imposant à ces derniers une conception indiscutable de ce qu’il faudrait faire pour leur bien. Toute contestation est alors susceptible, dans ce cadre, d’être interprétée comme une forme de résistance au traitement. On comprend là que si les mesures de retrait font problème, ce n’est pas seulement en raison de leur (in)efficacité clinique, mais aussi parce qu’elles offrent trop peu de moyens aux jeunes eux-mêmes pour pouvoir les contester ou, minimalement, en interroger la légitimité. De fait, l’usage de ces mesures n’est l’objet que d’un vague encadrement juridique. L’article 10 de la Loi sur la protection de la jeunesse, déjà mentionné plus haut, stipule ainsi seulement que « toute mesure disciplinaire prise […] à l’égard d’un enfant doit l’être dans l’intérêt de celui-ci conformément à des règles internes qui doivent être approuvées par le conseil d’administration [de l’établissement] ». La définition de ces « règles internes », on s’en doute, échappe largement aux jeunes. Ces derniers se voient dès lors imposer des mesures qu’ils peuvent d’autant moins contester qu’elles sont toujours susceptibles, en dernier ressort, d’être justifiées par leur « intérêt » bien compris.

Conclusion

En se centrant sur la question du traitement de l’indiscipline, cet article éclaire certains des aspects les plus problématiques du fonctionnement de ces « institutions hybrides » (Henriksen et Prieur, 2019, p. 1162) qui, au nom du soin, de la protection ou, comme ici, de la réhabilitation, légitiment des pratiques disciplinaires controversées, situées à la frontière du droit, de l’infra-droit et du « contre-droit » (Foucault, 1975, p. 224). En témoignent, notamment, les ambivalences qui entourent les pratiques d’isolement dans les unités montréalaises de garde fermée : le terme même, qui sous-tend d’importants enjeux juridiques, exige des éducateurs qu’ils choisissent d’autres mots pour en parler : « mesures disciplinaires », « mesures particulières », « mesures de retrait », etc. Ces « mesures » consistent, pour la plupart, à enfermer un jeune dans sa chambre ou à décider de son déplacement temporaire dans une chambre dédiée à la sécurité de l’établissement. Ce jeu avec les mots vient ici prolonger, sous l’angle d’une sociologie des usages du droit, la logique historique d’euphémisation de l’enfermement des jeunes et de sa violence constitutive (Cohen, 1985). Il serait cependant insuffisant de réduire ces euphémismes à un jeu avec le(s) droit(s). Le vocabulaire spécifique qui structure le fonctionnement des unités de garde fermée renvoie, plus fondamentalement, au mandat de réhabilitation qui leur est historiquement confié. À condition de trouver les bons mots pour le faire, toute pratique d’isolement, retraduite dans le langage du retrait, est en effet susceptible d’être justifiée comme une mesure destinée à susciter, chez les jeunes, un travail sur soi, ses pensées et ses émotions.

Les unités de garde fermée entretiennent dès lors une relation ambivalente avec la discipline, telle que conceptualisée par Foucault. D’un côté, en effet, elles reproduisent manifestement des formes d’assujettissement des corps, dans la continuité d’une histoire de la discipline et de son déploiement autour de tous ceux – « les fous, les enfants, les écoliers, les colonisés » (Foucault, 1975, p. 34) – dont on estime qu’ils doivent être rappelés à la norme, et non seulement à l’ordre. De l’autre cependant, le cadre clinique censé en structurer le fonctionnement permet à certains de leurs acteurs de chercher à tracer les limites d’une discipline « acceptable », mettant alors en question certaines routines punitives jugées rétrogrades. Si cette stratégie permet sans doute de dissiper quelques « mauvaises pratiques » qui ont entaché l’histoire de la réadaptation des jeunes, elle reproduit dans le même temps les tensions les plus anciennes de l’enfermement des jeunes et, plus généralement, de la théorie de la réhabilitation comme « théorie du pénitencier » (Dubé, 2008, p. 52) : si nécessaire, au nom de la réhabilitation, les corps juvéniles peuvent toujours être assujettis, et les droits des jeunes être neutralisés, afin que leurs émotions puissent être régulées et leurs pensées rectifiées.

Il ne s’agit pas, ici, de remettre en question la bienveillance des éducateurs, ni de contester leur professionnalisme, mais de lever le voile sur les ambivalences structurelles au sein desquelles ils évoluent, et qui mettent à l’épreuve leur mandat de réhabilitation. Ces ambivalences s’incarnent notamment dans le dispositif carcéral des unités de garde fermée, historiquement construit à la jonction d’une architecture et d’un ensemble d’objets, de discours et de règlements qui visent, simultanément, à fixer les corps des jeunes et à conduire leurs conduites. Plutôt que de pointer du doigt les pratiques de certains éducateurs qui résisteraient à la modernité clinique cognivo-comportementale, il convient dès lors d’interroger ce dispositif lui-même, sa genèse autant que ses effets, pour nous défaire de l’évidence que, parce que l’on vise à réhabiliter les jeunes, l’on agit infailliblement pour leur bien. L’enfermement est, au contraire, intrinsèquement violent, même quand on le débarrasse commodément du vocabulaire de la prison. Quelles que soient les raisons pour lesquelles ils sont là, les jeunes placés entre les murs des unités de garde fermée devraient donc avoir toutes les garanties nécessaires à connaître, défendre et revendiquer leurs droits, à commencer par ceux qui leur permettraient de contester ces mesures que l’on se rassure parfois à considérer qu’elles sont nécessairement et systématiquement prises dans leur intérêt.