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L’État est implacable, l’État a des moyens, des ressources je dirais, beaucoup, par rapport aux personnes, infinies, et en général les gens sont juste pas capables. C’est pour ça que je leur dis au départ : « C’est un marathon ».

Une avocate représentant des parents en protection de la jeunesse

Au Québec[1], en protection de la jeunesse, la judiciarisation constitue le dernier recours. La Loi sur la protection de la jeunesse prévoit en effet que les mesures volontaires doivent être favorisées, de manière à ne pas antagoniser des situations déjà complexes et difficiles. Or, à l’instar d’une tendance observable dans d’autres champs de l’intervention sociale, comme la santé mentale, la judiciarisation dans le domaine est en constante augmentation (Bernheim, 2023). Ainsi, entre 1994 et 2007, le nombre de dossiers judiciarisés a crû d’environ 20 % (Pleau, 2013, p. 3), alors que le nombre de signalements n’avait que légèrement augmenté durant cette période (Ministère de la Justice du Québec, 2004, p. 31). La tendance s’est ensuite accélérée, le nombre de dossiers entendus par le tribunal passant de 4916 en 2006 à plus de 18 000 en 2015 (Cour du Québec 2009, 2012, 2016), une augmentation de 266 %[2].

L’intervention judiciaire en protection de la jeunesse se caractérise par un double objectif, contradictoire : d’une part, protéger les enfants contre d’éventuels abus et, d’autre part, assurer la mise en oeuvre des droits des parents, notamment à l’encontre des interventions de l’État. Pour la Cour suprême du Canada, « [c]ela a mené, de façon quelque peu paradoxale, à une plus grande intervention de l’État dans la vie des familles en vue de la protection des enfants et à un accroissement des protections procédurales, appliquées par les tribunaux, contre cette intervention » (Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., parag. 76). La protection de la jeunesse suppose en effet « l’ingérence directe de l’État dans le lien parent-enfant » (Nouveau-Brunswick [Ministère de la santé et des services communautaires] c. L. [M.], parag. 61), et donc une atteinte aux droits fondamentaux des parents[3] au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant (Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., parag. 94).

L’augmentation substantielle de la judiciarisation en protection de la jeunesse et l’atteinte aux droits des parents, que constitue l’intervention dans le domaine, justifient la pertinence de s’intéresser aux conditions d’accès à la justice des familles. Au Québec, très peu d’études ont documenté empiriquement l’activité de la Chambre de la jeunesse, encore moins du point de vue des familles. Outre nos propres recherches (Bernheim, 2015 ; Bernheim et al., 2022), la seule étude que nous avons recensée remonte à 1995 (Beaudoin et al.). Sur le plan international, des recherches, qui commencent à dater, ont été menées au Royaume-Uni (Masson, 2000), en Ontario (Dumbrill, 2006) et en France (Senellet, 2010). Elles font toutes les mêmes constats : expériences judiciaires pénibles, stressantes et humiliantes ; intervenantes sociales[4] jouant le rôle ambigu de témoin judiciaire principal ; inégalité des rapports de pouvoir entre les familles et la DPJ ; impression que les droits sont peu considérés dans le processus judiciaire ; bris de confiance entre les familles et les institutions administratives et judiciaires en charge des interventions et des décisions. Soulignons de plus que les procédures judiciaires en protection de la jeunesse visent en majorité des familles détenant peu de capitaux sociaux, culturels et économiques, à l’intersection de la race, de la classe et du genre (Bywaters et al., 2016 ; Briggs, 2021). La surreprésentation des enfants vivant dans la pauvreté, noir.e.s et autochtones dans les services de la DPJ se maintient à toutes les étapes d’intervention, notamment devant la Chambre de la jeunesse et quant aux décisions de placement (Boatswain-Kyte et al., 2020 ; Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, 2021). Les représentations sociales des intervenantes sociales et des juristes en matière de parentalité et d’enfance désavantagent ainsi directement les familles issues de milieux sociaux différents des leurs (Lavergne, Dufour et Couture, 2014 ; Pouliot et al., 2016). Ces constats sont par ailleurs cohérents avec ceux de la recherche menée dans d’autres domaines, tels que le droit pénal et la santé mentale (Sylvestre et al., 2019 ; Bernheim, 2023).

Dans un contexte où les procédures judiciaires se multiplient à l’égard des groupes sociaux les plus marginalisés de notre société, l’objectif de notre projet était de documenter les expériences judiciaires des parents et des avocates qui les représentent, notamment quant à la mise en oeuvre des droits des parents, conformément aux prescriptions de la Cour suprême du Canada rapportées plus haut. Pour documenter cette problématique, nous avons procédé à une revue de la littérature (Bernheim et Coupienne, 2019), à deux analyses de la jurisprudence (Bernheim 2017 ; Bernheim et Lebeke, 2014) et à un terrain de recherche composé d’entrevues avec des avocates de la défense et des parents, d’une série d’observations en Chambre de la jeunesse et d’une collecte de commentaires de mères sur des groupes spécialisés sur le réseau social Facebook. L’analyse présentée dans cet article porte exclusivement sur les données issues du terrain de recherche.

Le recrutement des avocates s’est fait par le biais de l’Association des Avocats & Avocates en Droit de la Jeunesse et par la méthode boule de neige. Nous avons rencontré en entretien 11 avocates de pratique privée pratiquant exclusivement ou en partie en défense pour les parents dans des litiges en protection de la jeunesse. Six d’entre elles pratiquent dans des districts judiciaires urbains, trois dans des districts ruraux et deux dans les deux types de districts. Au moment des entretiens, elles pratiquaient le droit entre trois et trente-deux ans. Les entretiens ont été menés à leur bureau ou par Zoom, ont duré entre une heure et une heure et demie et ont permis d’atteindre la saturation.

Le recrutement des parents s’est fait dans un premier temps par le biais des avocates, puis par le biais du réseau social Facebook. Notre échantillon est composé de huit entretiens[5] : cinq mères rencontrées seules, un couple composé d’un père et d’une mère et une grand-mère. Deux des mères rencontrées sont des femmes racisées, alors qu’une autre s’identifie à la communauté lgbtquia2+. Quatre d’entre elles sont chefs de familles monoparentales ou l’ont été, et elles ont toutes un niveau d'études collégiales ou universitaires. Deux sont en arrêt de travail et deux travaillent comme préposées aux bénéficiaires. Cinq des six mères rencontrées ont accès à l’Aide juridique. Notre terrain ayant été interrompu par la pandémie de la COVID-19, notre échantillon est restreint, ce qui constitue une limite de la recherche. Il est cependant relativement représentatif des familles faisant l’objet d’interventions de la DPJ[6] qui concernent disproportionnellement des familles autochtones et racisées (Lavergne et Dufour, 2020 ; Guay et al., 2020), survivant dans la pauvreté ou l’extrême pauvreté et monoparentales dirigées par des femmes (Protecteur du citoyen, 2013 ; Commission spéciale sur les droits de l’enfant et la protection de la jeunesse, 2021). Les entretiens ont été menés dans un bureau universitaire ou chez les informatrices et ont duré entre une et deux heures.

Dans l’esprit d’une démarche ethnographique souvent utilisée pour documenter les interactions et les expériences judiciaires (Coutin et Fortin, 2015), nous avons procédé à trois semaines d’observation à la Chambre de la jeunesse dans deux districts judiciaires urbains. L’objectif de ces séances d’observation était de documenter les interactions en salle d’audience, mais aussi de mettre en contexte les propos rapportés en entretien. C’est dans le même esprit que nous avons collecté des commentaires de mères sur le réseau social Facebook concernant leurs expériences à la Chambre de la jeunesse (N = 34).

Le Tableau 1 présente les données empiriques collectées.

Tableau 1

Récapitulatif des données empiriques collectées

Récapitulatif des données empiriques collectées

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Les entretiens ont fait l’objet d’une analyse inductive menée en équipe, puis de l’élaboration d’une grille d’analyse et finalement d’une analyse de discours exécutée avec le logiciel NVivo. Les données d’observation et collectées sur Facebook ont fait l’objet d’une analyse plus superficielle.

Nos résultats sont cohérents avec ceux des recherches antérieures. Les avocates et les mères rencontrées rapportent la lenteur et l’opacité d’un processus judiciaire 1) au sein duquel le rapport de force leur est le plus souvent défavorable et 2) à l’issue duquel des injonctions irréalistes sont formulées à l’égard des familles. Elles racontent 3) la détresse, le fait de devoir sans cesse se battre, l’impression que tout est joué (et perdu) d’avance, la perte de confiance et le désengagement que le contact avec la Chambre de la jeunesse provoque.

Un rapport de force judiciaire dÉsÉquilibrÉ

Lorsque la DPJ intervient dans une famille, elle identifie des éléments qui, dans le mode de vie ou d’éducation, sont susceptibles de compromettre le développement ou la sécurité des enfants. Elle formule alors, lorsque possible, plusieurs demandes de changement à la famille. Si la famille consent à collaborer avec la DPJ, une entente sur les mesures volontaires est établie. Si la famille s’oppose, la DPJ doit saisir le tribunal qui devra statuer sur le bien-fondé de la compromission ou du risque de compromission allégué par la DPJ et sur les mesures demandées. Lorsque le dossier est ainsi judiciarisé, tant la DPJ que la famille peuvent saisir la cour[7].

Soulignons d’entrée de jeu que nous avons observé, lors des audiences judiciaires auxquelles nous avons assisté, une différence dans les pratiques entre les DPJ francophone et anglophone (Batshaw), notamment par rapport à la nature des solutions proposées au tribunal pour agir sur la situation de compromission. Cette différence est confirmée par les avocates pour lesquelles « Batshaw va préconiser nettement le maintien des enfants dans le milieu, comparativement à DPJ française qui, elle, va retirer beaucoup plus facilement les enfants du milieu ». Une avocate explique ces différences de pratiques par la présence d’une « variété d’intervenants », ce qui leur permet de comprendre « les schémas culturels autres ». Elle reproche au contraire « l’homogénéité » des profils des intervenantes de la DPJ francophone qui sont issues « du même background », ce que nous avons également constaté lors de nos observations, mais que nous ne pourrons développer ici puisque nous n’avons pas rencontré de familles suivies par Batshaw.

D’après nos observations, les allégations de la DPJ sur la compromission, et les solutions proposées pour y remédier, sont le plus souvent acceptées telles quelles par le tribunal et insérées dans les ordonnances et recommandations de la décision judiciaire. Elles deviennent ainsi des injonctions auxquelles les familles doivent promptement répondre. Elles sont essentiellement de trois ordres : personnel, familial et matériel. Soulignons que, d’après nos observations, ces injonctions visent le plus souvent les mères auxquelles la DPJ et les juges font généralement porter la responsabilité du bien-être et du développement des enfants, que les pères soient présents ou non. C’est également ce que montre l’analyse de la jurisprudence (Bernheim, 2017).

Sur le plan personnel, il peut s’agir pour les mères de suivre une ou des thérapies, seule, en couple ou en famille, de cesser de consommer drogue ou alcool, de prendre de la médication psychiatrique, de s’insérer sur le marché du travail, de faire une demande à l’aide sociale, de cesser certaines activités et fréquentations, de développer des relations stables. Sur le plan familial, il est demandé aux mères d’assurer des suivis médicaux et scolaires de leurs enfants, d’améliorer le niveau d’encadrement et les méthodes éducatives, d’apprendre à mettre des limites. Il leur est ainsi régulièrement recommandé de participer à des ateliers de compétences parentales. Sur le plan matériel, il est très souvent reproché aux mères d’être instables locativement ou de ne pas fournir les éléments matériels essentiels au bien-être des enfants. Il s’agit par exemple de disposer d’une chambre pour chaque enfant, d’endroits où les enfants peuvent jouer et faire leurs devoirs, d’une alimentation équilibrée et variée, d’un habillement convenable selon l’âge des enfants et la saison. Le tribunal recommande ainsi régulièrement de déménager, de se procurer mobilier, aliments et vêtements et, plus généralement, d’améliorer la situation financière de la famille.

Pour les avocates rencontrées en entrevue, ces injonctions reflètent bien souvent des normes sociales plus que les besoins réels et documentés des enfants. Selon l’une d’entre elles : « on impose notre façon de voir les choses à des populations, à des personnes, à des familles qui n’ont peut-être pas la même structure de vie ». D’après nos observations, ces injonctions sont bien souvent au coeur des audiences judiciaires où elles sont présentées comme les seules solutions aux difficultés rencontrées par les familles. La procédure contradictoire qui caractérise le processus judiciaire ne permet ainsi qu’exceptionnellement de faire entendre des propositions différentes de celles de la DPJ. Il faut dire qu’avec la multiplication des dossiers judiciarisés, la Chambre de la jeunesse est débordée : les audiences y sont rapides et commencent toujours par la preuve de la DPJ, donnant le ton au reste du débat. Or il arrive régulièrement que la présentation de la preuve de la DPJ soit plus longue que ce qui avait été anticipé et que l’audience se termine sans que les mères n’aient pu être entendues. La suite est alors remise à plus tard, mais il n’est pas rare qu’à cette nouvelle audience, de nouveaux événements s’étant produits, la travailleuse sociale de la DPJ reprenne son témoignage. Une avocate affirme ainsi qu’il n’est pas rare que les mères ne se soient pas exprimées après trois jours d’audition : « Ils sont comme : “Ça se peut pas. La juge, elle ne m’écoute pas, la juge, elle ne veut pas m’entendre.” » Les entretiens avec les familles et les observations confirment ces propos.

En plus du témoignage de la travailleuse sociale au dossier, la DPJ dépose régulièrement en preuve des expertises préparées par des professionnel.le.s comme des psychologues et des psychiatres. Les familles n’ont que rarement recours aux expertises, les barèmes de l’Aide juridique étant trop faibles. Les avocates racontent passer beaucoup de temps à négocier avec de potentiel.le.s expert.e.s, puis à s’assurer qu’elles ou ils soient payés :

[O]n est obligé de gratter, gratter, gratter, tanner les experts puis dire : « Écoute, je t’ai rendu service avec mon mandat privé à tel moment, rends-moi service avec mon mandat d’Aide juridique » puis on bargain comme ça. […] Moi, en ce moment, je suis en train de me battre avec la Commission des services juridiques pour qu’ils payent mon experte, même si elle a demandé des frais supérieurs à ce qui avait été accordé puis ils ne veulent pas. Ils ne veulent pas payer. Mais c’est parce que ça, ça fait en sorte qu’on perd les experts puis ce n’est pas positif pour la poursuite de la défense de nos clients par la suite.

L’absence d’expertise en défense constitue un obstacle majeur à la présentation de propositions alternatives à celles faites par la DPJ qui pourront être jugées crédibles par le tribunal. La question de la crédibilité est centrale dans le processus judiciaire, et les avocates rencontrées en entretien rapportent que, si la DPJ bénéficie d’une « super crédibilité » due à son expertise dans le domaine, les mères sont au contraire considérées d’emblée comme peu crédibles. Une avocate explique :

Je te dirais que la DPJ arrive avec une crédibilité beaucoup plus haute que le parent. La DPJ arrive avec une crédibilité d’expert. Ils peuvent exprimer, eux, leur opinion. La TS arrive et dit : « Moi, je pense qu’il est mieux pour l’enfant telle et telle chose ». Et on prend son opinion en compte. Son opinion vaut, parce que c’est une opinion professionnelle. Le parent sur l’aide sociale qui vient dire : « Moi je pense que mon enfant a besoin de me voir plus souvent », le juge s’en balance. Le juge s’en balance. Il faut que tu aies une expertise d’un psy qui vient dire que l’enfant voudrait voir son parent plus souvent.

Pour les avocates, les travailleuses sociales de la DPJ, « habituées à témoigner », se présentent « calmes et posées », elles « savent comment [présenter leur témoignage] ». Les mères au contraire ne sont pas familières avec la procédure judiciaire, elles ne savent pas comment se présenter, comment s’exprimer et sont stressées par la situation et l’audience judiciaire[8]. Le stress que génère l’audience judiciaire nuit parfois grandement à la clarté de leurs témoignages, ce qui peut soulever un doute sur leur honnêteté. En plus de ces éléments, l’émotion vécue par les mères lors des audiences peut contribuer à décrédibiliser leurs propos et à confirmer leur incompétence parentale aux yeux des juges. Pour les avocates, il est presque impossible d’éviter le débordement d’émotion durant les audiences alors que les mères se font dire « t’es poche avec ton enfant, tu es en train de scraper ton enfant ». L’une d’entre elles nous confie : « Je ne peux pas imaginer le sentiment que ça fait. » Les avocates tentent de préparer leurs clientes au mieux dans le contexte, d’autant plus que la crédibilité des mères sera toujours opposée à celle des travailleuses sociales de la DPJ :

On fait ce qu’on peut avec le parent pour le préparer, puis le rencontrer, mais le faire détacher de ses émotions pour qu’il vienne parler devant la Cour de façon calme et sans pleurer, sans monter le ton, en mettant tout de côté son bagage puis son background. C’est de la job, pour des parents, de faire ça parce que ça reste, même si l’intervenante, elle a des émotions, mais ce n’est pas son enfant qui s’est fait prendre.

La préparation de leurs clientes est d’autant plus difficile que la DPJ ne transmet aux avocates les documents qu’elle présentera à la cour au soutien de ses prétentions que trois jours avant l’audience, voire parfois moins. Dans ce contexte, il est ardu pour les avocates, par ailleurs surchargées, de pouvoir rencontrer leurs clientes pour en prendre connaissance. Elles expliquent que plusieurs des mères qu’elles représentent lisent difficilement, qu’elles ne sont pas nécessairement en mesure de consulter les documents par elles-mêmes. Les avocates rencontrent également parfois des difficultés à entrer en communication avec elles, ce qui fait qu’elles ne sont pas en mesure de leur parler avant le jour de l’audience, mais seulement sur place, au Palais de justice.

Les avocates rapportent également « apprendre [régulièrement] des mauvaises nouvelles à la dernière minute », juste avant l’audience : « On arrive le matin : bon bien finalement, on pensait que c’était ça, mais non. Surprise. » Affirmant « être tout le temps un peu à la dernière minute », les avocates doivent prendre connaissance de la preuve de la DPJ « super rapidement pour essayer de prendre une position avec le parent ». Il n’est pas étonnant que, dans un tel contexte, les avocates disent avoir l’impression que, bien que le fardeau de la preuve appartienne formellement à la DPJ, qui doit démontrer que ses allégations sont fondées, il leur revient « de convaincre le juge que c’est pas ça ». Alors que les ressources dont elles disposent sont très limitées par rapport à celles de la DPJ, plusieurs ont l’impression de se battre contre un État aux moyens illimités, aux pratiques questionnables et aux injonctions irréalistes.

Des injonctions irrÉalistes

Les avocates et les familles rencontrées confirment la bonne volonté d’une majorité de mères qui « savent que leur façon de vivre avec leurs enfants n’est pas parfaite » et qui souhaitent s’investir pour maintenir leurs relations avec leurs enfants. Plusieurs mères déplorent néanmoins l’attitude des travailleuses sociales de la DPJ lors des premières interventions, affirmant s’être senties méprisées, menacées et flouées. Elles rapportent par exemple que des évaluations ont eu lieu à leur insu, en l’absence de leurs enfants, ou avoir subi des pressions pour signer des mesures volontaires. Une mère relate : « L’intervenante était très arrogante. Oui, elle nous proposait des solutions mais c’était : “Fais ce que je te dis ou je coupe tes visites”, c’était toujours en menaces. Fait qu’on se retrouvait sur la défensive, en réaction tout le temps. » C’est dans ce contexte de tension que les dossiers des familles rencontrées ont été judiciarisés et que les ordonnances de la cour ont été émises.

La confiance des mères est donc déjà éprouvée lorsqu’elles se présentent à la cour, et le déroulement du processus judiciaire, qui leur est grandement défavorable comme nous l’avons vu, n’est pas de nature à renforcer cette confiance. Cela rend la collaboration avec la DPJ difficile et éprouvante. La collaboration et la mise en oeuvre des injonctions judiciaires constituent pourtant, pour les mères, le seul moyen de voir le dossier évoluer dans la direction souhaitée. C’est d’ailleurs ce que prévoit explicitement la Loi sur la protection de la jeunesse[9] (Coupienne, 2021). Les avocates rapportent inciter fortement leurs clientes à reconnaître le bien-fondé de l’intervention et à collaborer coûte que coûte. Les familles ressentent cette pression à collaborer et savent bien que leur possibilité de maintenir les liens avec leurs enfants en dépend. Elles racontent donc avoir mis en oeuvre, ou tenter de mettre en oeuvre, le contenu des décisions judiciaires. Elles ont cependant rencontré plusieurs obstacles que ni la DPJ ni la cour n’ont aidé à surmonter.

Les ordonnances et recommandations contenues dans les décisions judiciaires se révèlent régulièrement impossibles à mettre en pratique, même avec la meilleure volonté du monde, notamment en ce qui concerne les injonctions d’ordre personnel. Nous avons constaté, lors de nos observations à la cour, que les travailleuses sociales de la DPJ rapportent régulièrement ne pas avoir été en mesure de fournir aux enfants ou aux familles les services qu’elles avaient elles-mêmes demandés et qui ont été ordonnés par la cour dans une décision antérieure. Les mères sont souvent inscrites sur des listes d’attente des Centres locaux de services communautaires (CLSC) ou de Centres de thérapie, que ce soit en toxicomanie ou en santé mentale. D’après les avocates et familles rencontrées, l’attente peut parfois s’échelonner sur plusieurs mois, voire plusieurs années, et les services sont dans certains cas tout simplement inexistants. L’indisponibilité de plus en plus systématique des services publics a donc une incidence directe sur la capacité des familles à rencontrer les attentes formulées à leur égard.

Or la fenêtre de temps offerte aux mères pour « se mobiliser » ou « faire un travail sur soi » est très courte, ce qui rend les injonctions peu réalistes en pratique. L’indisponibilité des services publics, sur laquelle elles n’ont aucune prise, risque alors de se retourner contre elles, comme si elle était la preuve d’un manque de volonté. Une mère raconte : « Ils nous réfèrent : “Appelez au CLSC pour avoir un support”, mais le CLSC c’est des listes d’attente. C’est ça aussi qu’on essayait de leur expliquer. Là, je suis comme dans un cercle vicieux. Je n’en ai pas de solution puis toi tu fais juste te débarrasser de moi, dans le fond, pour m’envoyer dans un autre système. » Selon une avocate, dans des situations semblables, la cour se contente de réitérer : « Bien c’est ça les recommandations, c’est comme ça qu’il faut essayer de faire avancer le dossier, puis il faut que vous travailliez sur vous. » Le fait que des démarches aient été entreprises, mais que les services soient indisponibles, n’a pas d’incidence sur le cours des dossiers où tant les travailleuses sociales que les juges considèrent que la situation de compromission n’est pas réglée.

Il en va de même des injonctions de nature matérielle, qui nécessitent de se procurer plus de ressources financières. La condition économique des familles est complètement ignorée par la DPJ et la cour lorsque vient le temps de formuler ces injonctions. Non seulement l’inadéquation des prestations d’aide sociale n’est jamais soulevée par les travailleuses sociales ou le tribunal, mais la pauvreté ou l’extrême pauvreté des familles n’est pas même considérée dans le débat judiciaire. Il est pourtant documenté depuis plusieurs années que sortir de la pauvreté n’est pas aisé (Basto et al., 2009), notamment pour les femmes qui sont particulièrement visées par la précarisation du marché du travail (Thirot, 2009).

De même, ces injonctions matérielles ne sont pas placées dans le contexte économique actuel. Quant à la nécessité pour les familles de disposer d’une chambre par enfant, nous avons observé, lors des audiences judiciaires, que le contexte de crise du logement qui sévit actuellement dans la province n’est pas évoqué, encore moins considéré. Il est pourtant avéré que les logements locatifs sont actuellement peu disponibles et chers. Les préoccupations des travailleuses sociales et des juges quant à la taille des logements sont ainsi discutées comme si les logements étaient facilement disponibles et accessibles. Il en va de même pour l’ensemble des injonctions matérielles – alimentation, vêtements.

Pour les avocates rencontrées en entretien, la décision de retirer un enfant de sa famille devrait considérer les impacts de nature pécuniaire qui pourront rendre encore plus difficile la possibilité pour les mères de se plier aux injonctions matérielles. Une avocate explique : « Une fois que tu retires l’enfant du milieu, le parent […] perd ses allocations. Le parent qui arrive déjà difficilement à garder son logement, il le garde comment, son logement, après ? Puis comment lui reconfier son enfant alors qu’il n’en a plus, de logement ? » Plusieurs mères rencontrées en entretien confirment se trouver dans une situation plus précaire depuis l’intervention de la DPJ. Certaines n’ont pas été en mesure de conserver leur logement sans les allocations, ou ont perdu leur logement situé dans une habitation à loyer modique (HLM) dont l’attribution est déterminée en fonction du nombre de personnes composant la famille y résidant. Une avocate raconte :

Un père, s’est vu confier in extremis la garde de ses cinq enfants. Il obtient un HLM, il a son HLM, il n’est vraiment pas parfait, le papa, mais il fait énormément d’efforts. Il est présent pour ses enfants, il y a de la nourriture à chaque repas sur la table. Il n’est pas bon au niveau du ménage. Il n’est pas bon au niveau des devoirs. Il a besoin d’un support. Il en a cinq. Tout seul. Il perd la garde de ses cinq enfants. Il ne peut pas garder son HLM. L’intervenant s’en va lui dire : « Vous avez perdu votre logement, vous vous êtes fait évincer de votre logement ». Puis le dossier s’est ramassé en résiliation de bail à la Régie du logement. C’est normal. Il a perdu ses allocations familiales, il avait un logement beaucoup trop grand pour lui, il n’était plus capable de subvenir au loyer mais lui, il gardait le logement dans l’espoir de pouvoir récupérer ses enfants. Puis après ça, on va le lui reprocher. C’est la quadrature du cercle. Le père a fait une dépression majeure, pendant six mois, il a été absent des contacts. Il avait ses enfants sept jours sur sept pendant deux ans. Six mois, il n’a pas été capable. Il a été à terre complètement, complètement, démoli. Il est revenu après six mois. L’intervenant est venu dire à la cour : « J’ai pas d’affaire à aller voir son nouveau logement, ça sert à quoi ? On n’est pas rendu là. Les enfants vont bien en famille d’accueil. »

En dépit du caractère structurel des difficultés rencontrées par les familles – précarité, indisponibilité des services, perte de logement, etc. –, elles sont le plus souvent attribuées par les juges au mode de vie des mères, qu’elles pourraient corriger si elles en avaient la volonté. Le fait de vivre ces difficultés et de ne pas s’en sortir suffisamment rapidement constitue la démonstration d’une absence de collaboration avec la DPJ, laquelle est essentielle au maintien du lien parent-enfant, même lorsque ces situations découlent en partie de la mise en oeuvre des ordonnances et recommandations judiciaires.

Certaines avocates considèrent que les injonctions qui visent les familles de la DPJ relèvent de « la perfection », leur nombre et leur cumul en rendant la réalisation impossible : « En quelques mois, il faut que tu aies travaillé sur tes émotions, tu aies vu un psy, que tu aies arrêté de consommer, que tu sois capable d’avoir un appartement mieux équipé, que tu te sois trouvé une job. Puis là-dedans, ne pète pas de coche. » Elles envisagent donc avec peu de surprise la perte de confiance en la justice et le désengagement progressif des mères.

La perte de confiance en la justice et le dÉsengagement des mÈres

Les entretiens menés avec les mères et l’analyse des commentaires publiés sur Facebook mettent en lumière une expérience judiciaire négative à plusieurs égards. En plus de l’impression d’être traitées injustement en comparaison de la DPJ et de ne pas être en mesure de se faire entendre, les mères racontent que leur expérience en protection de la jeunesse « détruit l’estime du parent, détruit sa personne, épuise ses ressources (énergie, santé, finance) ». Dans leur discours, la Chambre de la jeunesse, qui devrait constituer le lieu de protection et de mise en oeuvre de leurs droits et de ceux de leurs enfants, est associée à la DPJ, formalisant simplement des interventions qui auraient lieu de toute façon, notamment parce que les juges confient la mise en oeuvre de plusieurs décisions à la discrétion de la DPJ (par exemple, la fréquence et le lieu des visites).

Plusieurs mères affirment que le processus judiciaire n’a pas seulement formalisé le pouvoir d’intervention de la DPJ, mais aussi les atteintes à leurs droits et à ceux de leurs enfants. Elles rapportent s’être « fait enlever » ou « avoir perdu » leurs droits par le biais des procédures judiciaires : « Mes droits ont été vraiment bafoués à ce moment-là, au tribunal. Je n’en revenais pas », « J’avais des droits mais… c’était dur à voir ».

Les mères se montrent généralement critiques de la qualité de la représentation de leurs avocates et de la défense de leurs droits. Outre le contexte judiciaire déjà évoqué et l’absence de moyens des avocates agissant sous mandat d’aide juridique (une mère affirme d’ailleurs qu’« on sait très bien qu’avec l’Aide juridique, il n’y a rien qui se passe »), elles évoquent le fait que les avocates de la DPJ et de la défense « vont manger le lunch ensemble », sont « des amies ». Elles doutent de leur capacité réelle à faire leur travail dans ce contexte, à représenter leurs intérêts : « Il faut qu’ils plaisent au juge. Il faut qu’ils se plaisent ensemble. Parce qu’ils se rencontrent tout le temps dans la même salle. » Le fait de voir les avocates discuter de leur vie personnelle et de leurs sorties ensemble fait en sorte que plusieurs mères perdent confiance en elles :

Quand j’ai vu ça, qu’ils s’échangeaient des sauces à spaghetti, j’ai dit : « Bien non, ça ne marche pas, là. Tu ne peux pas être impartial si c’est ton ami. » Je ne suis pas innocente, je sais que les avocats ils se battent dans le tribunal mais ils sont amis dans la vie. Mais je veux dire il y a quand même une certaine distance, à un moment donné, que tu devrais avoir. Ou juste professionnellement, justement, je veux dire, tu te jaseras samedi soir chez vous si tu veux, mais je ne le fais pas dans le corridor de la Cour, quand tes clients sont là puis qu’ils te voient. Ça fait comme : « Non, je n’ai pas confiance en toi ».

Dans ce contexte, certaines mères affirment avoir cherché « un avocat d’ailleurs », qui ne ferait pas partie de la « clique » des avocates de la protection de la jeunesse. Elles ont l’impression que leurs droits pourront de cette manière être davantage protégés, parce que l’avocate de l’extérieur du milieu n’hésitera pas à dire ce qui doit être dit, quitte à froisser ses consoeurs et les juges. Or, trouver des avocates ne pratiquant pas en jeunesse, acceptant des mandats d’Aide juridique et prêtes à représenter des mères devant la Chambre de la jeunesse n’est pas aisé.

Pour la mère rencontrée en entretien n’ayant pas accès à l’Aide juridique, de même que la grand-mère, leurs droits dépendent directement de leur capacité de payer pour des services juridiques. La mère explique :

Moi, l’avocat, les droits, sais-tu à combien que je suis rendue ? Moi je ne compte pas. Moi j’appelle la banque, je dis : « Faites quelque chose, j’ai besoin de payer l’avocat. » […] Il faut que je m’assoie puis que je regarde mes finances, il faut que je regarde comment je suis rendue endettée, qu’est-ce qui est à payer puis tout ça. Là, je suis trop stressée, je ne le fais pas.

La grand-mère rapporte quant à elle avoir déjà investi « plus de dix mille dollars » en frais juridiques pour assurer ses droits d’accès à ses petits-enfants. Elle rapporte que les avocates de la DPJ l’ont « ostinée », ont « fait des délais », multipliant les procédures et les audiences : « Puis essaie d’arranger cinq agendas d’avocats différents, c’est pénible. Puis c’était encore des frais. Je perdais du temps de travail. » Elle rapporte être épuisée par un processus judiciaire stressant et sans fin : « [La DPJ] vient toujours par avoir ce qu’elle veut parce que c’est l’énergie, la santé, l’argent… » Alors que la DPJ projette de placer ses petits-enfants dans une famille d’accueil résidant à sept heures de route de chez elle, elle se demande si elle aura « l’énergie de repartir une autre bagarre ».

Les familles ont l’impression d’être engagées dans une bataille judiciaire interminable que la DPJ a toujours les moyens de relancer. Elles ne se sentent pas prises au sérieux alors que leurs avocates sont amies des avocates de la DPJ et se préoccupent éventuellement plus de leur propre carrière que des droits de leurs clientes. Dans ce contexte, le droit et la Chambre de la jeunesse ne sont pas considérés comme des ressources utiles et il n’est pas surprenant de constater que les familles ont peu tendance à mobiliser leurs recours judiciaires.

De même, les mères rapportent avoir le sentiment que rien de ce qu’elles peuvent faire ne sera considéré comme étant suffisant par les travailleuses sociales et les juges : « Je serai jamais assez correcte pour eux. » En même temps, elles déplorent l’absence de services et de soutien pour elles et leurs enfants. Ce sentiment à l’effet que, quoiqu’elles fassent, rien ne sera jamais « assez », est évoqué dans plusieurs des entretiens comme une importante composante de l’essoufflement des familles qui cessent parfois de « se battre ».

Outre le caractère irréaliste de plusieurs injonctions judiciaires, les mères expliquent avoir fait de nombreux efforts pour s’y conformer, sans résultat. Bien souvent, après s'être engagées dans une thérapie ou avoir procédé à des changements importants dans leur vie, les injonctions sont modifiées pour inclure de nouvelles exigences : « On a beau dire : “Regarde, j’ai fait tout ce que tu m’as demandé puis là il faut que tu me donnes mes visites”, puis là ils ne veulent pas, puis ils ont toujours plus d’exigences. » Les mères racontent que les rencontres se multiplient, en plus des courriels et des appels téléphoniques, qu’elles n’ont « plus de vie », doivent « se rapporter », se sentent surveillées et jugées. Elles ont l’impression de devoir renoncer à leur vie privée, se soumettant à des contacts supervisés avec leurs enfants ou devant, par exemple, dévoiler le nom des personnes qu’elles fréquentent, se plier à des visites impromptues où les travailleuses sociales « viennent fouiner », laisser inspecter leur frigo alors qu’elles n’ont même pas la garde de leurs enfants. Autant d’occasions de collecter de l’information et de conclure que « c’est tout croche vos affaires ». Une mère relate :

Là, ils disaient que, mettons, on n’avait pas assez de légumes puis de fruits dans le frigidaire, mais on disait : « De toute façon nos enfants ne sont pas là. Si je me nourris mal c’est mon problème. Quand j’apporte des lunchs, ils sont complets. Qu’est-ce que tu as à juger que je n’aie pas assez de carottes dans mon frigidaire ? »

La même mère raconte avoir continué de louer des appartements suffisamment grands pour accueillir ses enfants, bien qu’ils soient placés depuis plus d’un an, parce que c’était une exigence de la DPJ et qu’elle gardait espoir.

Je me suis loué des cinq et demi, en prévision de, il y a de la place puis que [la DPJ] ne chiale pas. Puis dans ce temps-là, [la DPJ] ne voulait rien savoir. Fait que je payais des cinq et demi pour rien. Là, je me suis pris mon petit logement à moi, puis si un juge me dit : « Ok », là, je louerai un plus grand appartement. Mais là, je suis tannée de louer des grands appartements, de le payer puis de vivre dedans, vide, ça fait encore plus mal.

L’analyse des entretiens avec les avocates et les familles et des commentaires publiés sur Facebook montre que certaines mères atteignent un point de rupture qui les mène à abandonner la bataille. Ce point de rupture arrive alors que la détresse prend toute la place : « je craque », « je suis à bout », « je suis plus capable », « j’ai perdu espoir », « I am as down as down could be », « je suis au bout du rouleau ». Les mères affirment alors « ne plus avoir la force de se battre », avoir « envie de partir loin », voire penser au suicide. Les avocates confirment que des mères sont parfois désespérées au point de penser à s’enlever la vie, alors que d’autres entrent dans une dépression qui les mène à perdre leur emploi, leur logement, à développer des problèmes de consommation d’alcool ou de drogue, etc. Elles racontent tenter, en vain, de les convaincre de ne pas abandonner :

J’ai eu un client qui était une référence d’un autre avocat qui n’était plus disponible. Je l’ai appelé, je lui ai dit : « Votre dossier revient à telle date, je suis disposée à vous représenter, quand est-ce qu’on peut se voir pour parler du dossier ? » Il me dit : « Bien on se verra pas. – Pourquoi on se verra pas? – Bien je suis tanné, la DPJ veut rien savoir de moi. Pourquoi je continuerais à me battre? – Attendez, vous avez des droits, vous pouvez les faire valoir. » Il dit : « Ça sert à rien, ça fait quatre ans que c’est tout le temps la même affaire. » Là, tu rames, tu rames, tu rames, tu essaies de faire voir à la personne : « Voici vos droits, voici ce qui est possible, voici ce qui pourrait être envisagé pour l’audience… – Je veux rien savoir. Je ne crois plus. » Alors, est-ce qu’il y a des gens qui renoncent ? Oui, il y a des gens qui renoncent. Est-ce que les enfants sont gagnants de ça ? Non. Parce qu’on a fait en sorte qu’un parent abdique de ses droits. C’est affreux.

Conclusion

Outre le fait déjà démontré que l’absence de capital social, économique et culturel est un important désavantage devant les tribunaux (Sandefur, 2008 ; Biland, 2019), notamment en protection de la jeunesse, notre recherche lève le voile sur les mécanismes structuraux par lesquels la Chambre de la jeunesse contribue directement à la reproduction des inégalités. En effet, alors que les activités de la DPJ sont bien documentées, y compris du point de vue des parents (Lambert 2021), notre recherche démontre comment la pratique judiciaire, notamment « à volume », a un impact négatif sur les droits des mères : conditions de travail impossibles pour les avocates de la défense ; audiences souvent remises, urgentes et précipitées, souvent peu préparées ; une preuve longue et étoffée pour la DPJ présentée en début d’audience ; les témoignages des mères souvent repoussés ; des ordonnances judiciaires quelques fois inapplicables, souvent mises en oeuvre par la DPJ elle-même, selon sa discrétion ; des injonctions bien souvent irréalistes ; des mères laissées à elles-mêmes, sans services, etc.

Les mères et les avocates que nous avons rencontrées rapportent toutes leur impuissance dans la structure actuelle de fonctionnement de la Chambre de la jeunesse. C’est donc sans surprise que, tant les mères pour elles-mêmes que les avocates plus généralement pour leurs clientes, rapportent que le droit et le processus judiciaire n’apparaissent pas comme des ressources pour les familles. Les droits, autant leur protection que leur mise en oeuvre, semblent théoriques et illusoires, alors que le fonctionnement structurel de la Chambre de la jeunesse contribue directement à décourager, à générer une détresse supplémentaire et un sentiment d’injustice pour des mères le plus souvent marginalisées. Dans un contexte où la judiciarisation est en pleine augmentation en matière de protection de la jeunesse, la pression sur les ressources judiciaires ne pourra qu’accentuer ces tendances.