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Introduction

Dans son rapport 2018-2019, la Protectrice du citoyen du Québec interpelle sur le « bilan préoccupant de cas où des programmes gouvernementaux laissent de côté une partie des personnes auxquelles ils s’adressent » (p. 7). Son message insiste sur le fait que ces situations concernent plusieurs programmes, comme les prestations du Programme de solidarité sociale, les prestations Allocation famille ou le Supplément pour enfant handicapé, et qu’elles recouvrent une réalité plus importante que celle imaginée a priori. Rien que pour le crédit impôt solidarité, plus de 40 000 prestataires y étaient éligibles en 2018 mais ne l’ont pas obtenu[1]. Dans ce rapport, la Protectrice du citoyen du Québec porte ainsi le regard sur un phénomène : le « non-recours ». Selon la définition retenue dans cet article, il « renvoie à toute personne qui – en tout état de cause – ne bénéficie pas d’une offre publique, de droits et de services, à laquelle elle pourrait prétendre » (Warin, 2016a).

Pour limiter et prévenir ces situations, la Protectrice du citoyen plaide pour que les organismes publics suivent le principe d’un « parcours citoyen », réduisant les exigences demandées aux personnes. Ce faisant, elle joue un rôle très similaire à d’autres ombudsmen tels que, en France, le Défenseur des droits. Recueillant les témoignages des citoyens par rapport à l’administration, développant des enquêtes spécifiques, ces institutions mettent en exergue les obstacles qui peuvent gêner un accès effectif à des droits sociaux. Elles font en outre des préconisations pour renforcer cet accès et améliorer les rapports avec les administrations, participant ainsi à la « mise à l’agenda » du non-recours.

Dans ce texte, nous dresserons un panorama du mouvement de convergence à l’oeuvre dans plusieurs pays qui, à des rythmes différents, accordent une place importante au non-recours dans les débats sur la protection sociale. Partant de là, nous verrons que cette question a été mise à l’agenda du fait du développement des politiques de ciblage et de la mise sous conditions des prestations sociales, mais qu’elle se renouvelle avec des problématiques plus contemporaines telles que la dématérialisation des démarches administratives ou la fusion des prestations sociales. La popularité de la question tient en effet à sa portée critique qui permet de réinterroger un certain nombre d’évolutions du système de protection sociale, en s’intéressant en particulier à ce qu’en disent les publics ciblés. Nous conclurons toutefois sur l’importance de garder un oeil critique sur le consensus entourant la question du non-recours, témoignant de l’ambivalence dans laquelle l’État social est pris.

Notre réflexion s’inscrit dans la sociologie de l’action publique, en particulier dans le courant d’analyse qui porte sur la mise à l’agenda des problèmes publics. Cette dernière est l’étude des « processus qui conduisent des faits sociaux à acquérir un statut de “problème public” ne relevant plus de la fatalité (naturelle ou sociale) ou de la sphère privée, et faisant l’objet de débats et de controverses médiatiques et politiques » (Garraud, 2004, p. 50). Cette notion de mise à l’agenda permet, entre autres, de regarder pourquoi et comment un enjeu particulier devient publicisé, médiatisé ou saisi par les autorités publiques ou gouvernementales. Elle met également l’accent sur les processus normatifs et cognitifs de définition, autrement dit sur « la sélection des dimensions pertinentes d’un enjeu, et par là même sur les effets de cantonnement et de stabilisation des enjeux » (Lascoumes, Le Galès, 2007, p. 77). Cette catégorisation vient donner un sens au problème et au-delà orienter la manière dont il sera traité.

Du point de vue méthodologique, nous nous appuierons sur le matériau recueilli dans une étude en cours qui porte sur la mesure statistique du non-recours dans cinq pays européens (Royaume-Uni, Allemagne, Belgique, Finlande, Pays-Bas)[2]. Elle vise à inventorier les méthodes retenues pour mesurer le phénomène, de même qu’à repérer les acteurs qui les produisent et à comprendre les raisons pour lesquelles ils sont impliqués dans ces démarches. Pour ce faire, nous avons établi une revue de littérature des principales publications portant sur le non-recours dans ces cinq pays ainsi qu’en France, au cours des vingt dernières années. Elle a été réalisée en interrogeant des bases de données d’articles scientifiques, en consultant les bibliographies des principales études européennes sur le non-recours et en sollicitant l’avis complémentaire de différents acteurs de chaque pays.

Le non-recours, une thÉmatique qui accompagne les Évolutions de la protection sociale

Une histoire et des approches différentes du phénomène entre pays, mais une prise en compte « transnationale »

Indéniablement, la question du non-recours fait l’objet d’une attention croissante dans de nombreux pays, attention que l’on peut notamment mesurer par son traitement médiatique. L’analyse de la presse d’information générale française, à dix ans d’intervalle, est instructive. Elle fait apparaître une hausse du nombre d’articles traitant du non-recours (près de 20 par mois en 2019), le sujet étant dorénavant davantage abordé que la fraude aux prestations sociales (Warin, 2020). L’intérêt croissant pour le non-recours dépasse le cas français. Il est facilité par des traductions de la notion (« nichtbezug » en allemand, « niet-gebruik » en hollandais…)[3] mais surtout par le choix de la version anglophone du « non-take-up », autour duquel un vaste corpus de littérature internationale se constitue, avec la production de rapports institutionnels (de l’OCDE ou d’Eurofund par exemple) ou de travaux universitaires, en grande partie en économie. Ces choix sémantiques ne sont pas anodins puisqu’ils donnent un cadre de perception (framing) du phénomène. Pour cette raison, dès sa traduction en français, le terme de non-recours a suscité plusieurs critiques qui se comprennent par les tensions qui traversent toute l’histoire du non-recours entre les approches comportementaliste (Taylor-Gooby, 1976) et institutionnaliste (van Oorschot, 1991). La difficulté est de trouver un terme suffisamment neutre pour ne pas renvoyer le phénomène uniquement du côté des individus ou des institutions. Le choix du terme de non-recours représente, selon l’expression de l’économiste qui a participé à l’introduction de la question en France, « la moins mauvaise des solutions pour rendre compte du sens du phénomène » (Math, 1996, p. 21).

Le terme de « non-recours » s’impose ainsi, bien que sa définition évolue et qu’elle fasse l’objet de débats (dans le champ universitaire principalement). Comme le rappellent T. Goedemé et J. Janssens (2020), la majeure partie des travaux sur le non-recours l’appréhendent dans une approche qualifiée de « stricte » (ou « d’orthodoxe » pour P. Warin [2016b]). Celle-ci renvoie le non-recours à la situation de personnes qui sont éligibles à une prestation sociale, mais n’en bénéficient pas ou en partie. Ce faisant, elle rend opérationnelle la production de taux de non-recours, en comparant le nombre de personnes éligibles à une prestation au nombre de personnes qui en bénéficient effectivement. Elle ne s’applique toutefois qu’à une partie de l’offre sociale, celle qui s’appuie explicitement sur des critères d’éligibilité. Or, des études et des rapports portent désormais sur le non-recours dans des domaines tels que l’éducation, les services de santé ou, entre autres, la culture, sur lesquels il est plus difficile de parler d’éligibilité. Pour cette raison, d’autres définitions, comme celle proposée par l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore), reprise par exemple dans des rapports belges (Noël, 2017) ou suisses (Lucas et al., 2019), n’intègrent plus la référence à l’éligibilité et élargissent à l’ensemble de l’offre publique, de droits ou de services. Pour P. Warin, qui a contribué à développer cette définition, l’approche élargie du non-recours permet de faire évoluer le cadre de perception du phénomène, en l’abordant à d’autres populations que celles en situation de pauvreté (là où par exemple en Allemagne elle est intégrée dans le débat sur la « pauvreté cachée »), et en l’inscrivant dans une réflexion plus générale sur la réception de l’offre publique par ses destinataires (Warin, 2020).

Cette diffusion et actualité de la question du non-recours ont tendance à en masquer son ancienneté. Sans revenir sur cette évolution, disponible par ailleurs (Warin, 2016b), notons que plusieurs pays ont une longue tradition de prise en compte du phénomène, en particulier le Royaume-Uni qui s’en empare surtout dès le milieu des années 1960. La diffusion se fera progressivement : les Pays-Bas dans les années 1970, l’Allemagne et les États-Unis dans les années 1980 ainsi que la France et la Belgique dans les années 1990. La question du non-recours est désormais à l’agenda dans ces pays, que ce soit dans les agendas politiques et institutionnels (la Commission des Affaires sociales du Parlement francophone bruxellois mène par exemple un travail sur le non-recours depuis 2019) ou dans les scènes d’expertise (citons le travail de l’économiste allemande K. Bruckmeier qui porte une réflexion sur les méthodes de mesure du non-recours et leurs limites).

Ce mouvement se poursuit actuellement dans des pays européens tels que la Finlande, la Grèce, la Hongrie et la Suisse. Pour ce qui est de ce continent, seules l’Europe de l’Est et du Sud ne traitent pas encore pleinement du non-recours (Alspektor, 2015). Enfin, au Canada, et plus particulièrement au Québec, si les chercheurs se consacraient jusque-là à la « non-participation » aux programmes sociaux, le terme de non-recours émerge dans des travaux qui portent sur le droit au logement (Gallié, Bélair, 2014), l’assurance emploi (Gallié, 2015) ou qui interrogent plus largement les choix d’une fiscalisation des programmes sociaux, comme le supplément à la prime au travail (Daigneault, Macé, 2019). Ces travaux récents s’accordent à dire que le non-recours est insuffisamment pris en compte et reconnu, malgré les interrogations sur la protection sociale qu’il soulève (Daigneault, 2020).

On assiste ainsi pleinement à la « transnationalisation » de la question, au sens où les modalités de construction, de définition et de catégorisation du non-recours circulent entre pays et laissent apparaître des similitudes. Cette convergence, notamment dans la manière d’appréhender le phénomène, est observable dans tout un pan de la littérature qui vise à aborder le non-recours de manière comparative et à identifier les caractéristiques communes, en termes de taux ou de déterminants du phénomène (entre autres chez Hernanz et al., 2004 ; Dubois et Ludwinek, 2015 ; Van Mechelen et Janssens, 2017). Elle est plus singulièrement favorisée par des projets de recherche comme « TAKE » (associant des universités et administrations belges). Ce dernier vise à analyser le non-recours à plusieurs prestations sociales en Belgique, mais son organisation et son animation offrent des espaces originaux de circulation des idées entre pays européens[4]. En cela, il participe à ce que P. Hassenteufel nomme la convergence « en douceur », c’est-à-dire « les processus non contraignants, souvent d’ordre cognitif, résultant de la diffusion d’orientations, de contenus et d’instruments de politiques publiques par des institutions internationales et par des experts transnationaux » (2005, p. 125).

Ciblage, conditionnalités des prestations sociales et non-recours

Loin d’être anecdotique, cette transnationalisation de la question du non-recours démontre que ces situations ne sont pas réservées à certains régimes de protection sociale. La mise à l’agenda de la question tient à une évolution transversale à de nombreux pays, à savoir celle du ciblage et de la mise sous conditions des prestations sociales. La migration d’une logique d’intervention issue des modèles de protection sociale dits libéraux a permis de renouveler les débats sur l’universalité et la sélectivité des systèmes de protection sociale. La naissance de préoccupations pour le non-recours est directement liée à ce mouvement, a fortiori au Royaume-Uni ; le développement des programmes ciblés dans les années 1960 a entraîné la commande par le Parti travailliste d’une série d’études afin de savoir si ces prestations étaient consommées.

Embryonnaire dans les années 1970 et 1980, la question du non-recours en France a été mise à l’agenda dans les années 1990 pour ces mêmes raisons, par l’intermédiaire de la Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF). Ce processus est intervenu à un moment de profonde transformation du système de protection sociale, avec l’introduction progressive des minima sociaux (dont le Revenu minimum d’insertion). La gestion d’une prestation nouvelle, individualisée et ciblée sur les plus pauvres, destinée à un public qui n’était pas nécessairement connu, relevait alors d’une sorte de défi pour les organismes publics – les estimations du non-recours, venant très rapidement après la mise en place du Revenu minimum d’insertion, l’établissent ainsi autour de 30 %.

D’autres évolutions de la protection sociale que le ciblage participent à la mise à l’agenda du non-recours dans plusieurs pays. La mise sous conditions des prestations sociales est une de ces évolutions, entendue comme l’ensemble des règles et critères à respecter pour accéder à des droits ou à des dispositifs sociaux. On observe en particulier le développement de « conditionnalités implicites » (Mazet, 2017) que sont la nécessité d’avoir accès et de maîtriser le numérique. La dématérialisation des démarches administratives est un mouvement commun à plusieurs pays, qui se concrétise par l’incitation, voire l’obligation, pour certaines prestations sociales de faire les démarches en ligne. Au nom de la « simplification administrative », la dématérialisation renforce pourtant les difficultés d’accès aux droits et aux services du fait des inégalités face au numérique. La critique du « digital by default », sur lequel s’appuie la profonde réforme britannique fusionnant plusieurs prestations sociales (l’Universal credit), vient par exemple redonner un souffle à la question du non-recours au Royaume-Uni (Machin, 2020).

D’une préoccupation sur la complexité administrative liée à la multiplication des démarches, ou encore au « millefeuille » des dispositifs, la question du non-recours est retravaillée par ce passage au tout numérique dans un nombre croissant de pays. Cette actualité favorise les débats et échanges entre pays sur les difficultés mais également sur les opportunités créées par le numérique, notamment en matière d’automatisation des prestations sociales. L’exemple belge en la matière (Lefevere etal., 2019) est le plus commenté dans la littérature internationale sur le non-recours. Plus globalement, le regain d’intérêt autour de la question du non-recours dans des pays comme le Royaume-Uni démontre bien en quoi la mise sur agenda du non-recours n’est pas un processus figé, mais relève davantage d’une « véritable “carrière”, marquée de discontinuités temporelles et ponctuée de réémergence(s), de redéfinition(s) et de requalification(s) successives » (Garraud, 2004, p. 54).

Des préoccupations pour le non-recours qui se concrétisent de trois manières

Concrètement, la préoccupation pour le non-recours se retrouve à trois niveaux dans plusieurs pays. Premièrement, on observe la production de statistiques sur le phénomène, qui contribue fortement à sa mise à l’agenda. À l’heure actuelle, la lutte contre le non-recours passe en effet par la production d’une mesure statistique de ce phénomène et son inscription dans le temps (monitoring). L’enjeu est vaste, vu les difficultés méthodologiques importantes, en particulier pour estimer l’éligibilité des personnes. Une façon de produire ces données est de s’appuyer sur les outils économétriques et les modèles de microsimulation, moins onéreux que des enquêtes ad hoc sur le non-recours. Le modèle de référence est le travail réalisé par le Department of work and pensions (DWP) au Royaume-Uni, qui produit des données annuelles sur les taux de non-recours à plusieurs prestations sociales et les montants non réclamés, et ce, depuis la fin des années 1990. Ces données alimentent le débat continu sur le non-recours au Royaume-Uni, étant reprises par des acteurs très divers dont des organisations caritatives (Hirsch et Stone, 2020), sans qu’elles ne semblent susciter de critiques sur leurs limites ou imperfections.

Dans cet objectif de développer des indicateurs de mesure et de suivi du phénomène, les services de la statistique publique sont également mobilisés comme en France, notamment la Direction de la recherche, des études et des statistiques (DREES) du ministère de la Santé et des Solidarités. Elle a lancé, en lien avec les organismes de protection sociale et l’Institut de statistique publique français (l’INSEE) une étude sur une méthode du non-recours à certaines prestations sociales à partir de la microsimulation (Le Gall, Hannafi, 2020). À côté de ces démarches qui visent à produire des chiffres sur le non-recours à l’échelle nationale, principalement d’ailleurs pour des prestations sociales légales, d’autres mesures sont faites au niveau local, en partant de l’analyse de données d’activités, du partage d’informations entre organismes sociaux (Revil, 2008) ou d’outils type barométriques (Chauveaud, 2013). Les statistiques produites dans le cadre de ces expériences cherchent à estimer des taux de non-recours « primaire » mais également « secondaire »[5], pour dépasser un biais commun à la plupart des démarches de production de statistiques sur le non-recours (Goedemé, Janssens, 2020).

Cette mise en statistique est généralement utilisée par les acteurs des politiques publiques pour démontrer l’ampleur du non-recours, qui dans plusieurs pays européens apparaît comme un « problème de magnitude considérable » (Dubois, Ludwinek, 2015, p. 21). En France, l’évaluation du principal minima social qui a succédé au RMI, le Revenu de solidarité active (RSA), contenait un volet sur le non-recours. Cette évaluation a permis de battre en brèche l’idée que ces situations étaient marginales puisque le non-recours a été estimé à 50 % en moyenne, concernant alors 1,7 million de personnes et représentant la somme de 5,2 milliards non distribués annuellement (Domingo, Pucci, 2011). La parution de ces chiffres a été l’un des moments clés de la question du non-recours en France, surtout dans un contexte où l’agenda politique traitait davantage de la fraude sociale.

Deuxièmement, partant de ces chiffres (mais aussi de leurs analyses), le non-recours est de plus en plus un argument mobilisé par les pouvoirs publics pour transformer certaines prestations sociales. On peut notamment penser au cas britannique déjà mentionné de l’Universal credit, dont le succès attendu repose sur un faible taux de non-recours. Bien qu’aux effets incertains sur ce point (Bangham et Corlett, 2018), l’Universal credit a inspiré le gouvernement français dans sa volonté de mettre à plat les principales prestations sociales françaises, en cherchant à instaurer un « revenu universel d’activité (RUA) ». Celui-ci, dont le chantier est sans cesse repoussé, vise à fusionner les principaux minima sociaux français. Le non-recours légitime cette réforme d’ampleur, la présentation officielle du RUA insistant sur l’objectif de concevoir « un nouveau système plus simple et plus lisible pour les ménages, ce qui favorisera la lutte contre le non-recours[6] ».

Troisièmement, en lien avec le point précédent, le non-recours fait progressivement l’objet de mesures, de plans d’actions, au niveau national comme local. En France, les « scènes » de la lutte contre le non-recours se sont multipliées au cours des dix dernières années, les leviers d’actions étant notamment inscrits dans des documents stratégiques des organismes sociaux gérant les prestations sociales liées à la santé (Revil, 2019) et à la famille (Kesteman, 2019). Au niveau national, le plan contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale, voté en 2013, est à souligner, car il marque la prise en compte gouvernementale du non-recours. Il affirme cinq principes fondateurs dont celui de « juste droit ». Par cela, il s’agit de « s’assurer que l’ensemble des citoyens bénéficient de ce à quoi ils ont droit, ni plus, ni moins », dans un contexte où il est devenu « urgent de s’attaquer au phénomène du non-recours aux droits sociaux, qui a pris des proportions inquiétantes »[7]. Ce principe s’est matérialisé dans des actions (campagne de communication sur des prestations sociales, mise en ligne d’un simulateur des droits, expérimentation des « coffres-forts numériques » pour garder une copie des documents nécessaires aux démarches administratives…). L’institutionnalisation de la question et sa traduction dans des programmes de politiques publiques se sont confirmées après. La stratégie pauvreté présentée par le gouvernement français en 2018 vise en effet à s’attaquer « au non-recours aux droits et aux services sociaux qui met en cause notre modèle social ». Un ensemble de mesures a été annoncé dans ce sens, en misant sur la lutte contre le non-recours au local avec la généralisation des accueils sociaux inconditionnels, la formation des travailleurs sociaux à « l’aller vers » ou encore l’expérimentation de « territoires zéro non-recours ».

L’exemple français donné ici pour montrer la manière dont le non-recours est dorénavant saisi comme objectif d’action n’est pas un cas isolé. Bien au contraire, les leviers mobilisés face au non-recours se rapprochent de ceux observés dans d’autres pays comme la Belgique, le Royaume-Uni ou les Pays-Bas (Dubois, Ludwinek, 2015). Ils s’orientent pour beaucoup vers l’amélioration de l’information, la simplification des procédures, le partage de données permettant de réduire les démarches et les erreurs d’appréciation des dossiers ou, entres autres, l’aller vers (outreach). Cette convergence peut s’expliquer par le fait que, dans les explications du non-recours, la non-connaissance des publics cibles est celle qui retient le plus l’attention des décideurs.

Le non-recours, une grille d’analyse utile pour suivre les Évolutions de la protection sociale

Une compréhension du phénomène qui s’affine

Si la question du non-recours accompagne un certain nombre de transformations de la protection sociale, elle s’inscrit également dans une réflexion sur l’équité et l’efficacité de ces systèmes. Le non-recours peut en effet sembler paradoxal : comment expliquer qu’une partie du public potentiel ne bénéficie pas de l’offre sociale, alors que celle-ci est censée être adaptée aux besoins des personnes et que, globalement, elle a fait ses preuves en réduisant la pauvreté ? En complément de l’approche quantitative, l’émergence d’une préoccupation du non-recours a rapidement fait apparaître le besoin d’en comprendre ses ressorts. Plusieurs typologies explicatives du non-recours ont ainsi été élaborées, témoignant de la complexité d’un phénomène qui ne se réduit pas à une ou l’autre cause. La typologie la plus partagée dans les travaux internationaux[8] est celle de W. Van Oorschot (1996). Il distingue trois niveaux d’analyse (l’usager, le dispositif, l’administratif) et insiste sur le caractère dynamique du phénomène.

Partant de recherches de terrain menées avec différents acteurs en France, l’Odenore a produit une typologie des causes du non-recours. Elle vise à montrer la variété des explications, à les situer tant sur les raisons institutionnelles qu’individuelles et à intégrer la possibilité d’un non-recours volontaire de la part des personnes. Cette typologie, évolutive, distingue quatre principales raisons de non-recours :

  • la non-connaissance, lorsque l’offre n’est pas connue ;

  • la non-demande, quand elle est connue mais pas demandée ;

  • la non-réception, lorsqu’elle est connue, demandée mais pas obtenue ;

  • la non-proposition, lorsque l’offre n’est pas activée par les agents prestataires, malgré l’éligibilité du demandeur, que celui-ci connaisse ou pas l’offre.

Les critiques de la protection sociale permises par le non-recours

La typologie analytique de l’Odenore circule dans les milieux scientifiques et professionnels, en France et dans d’autres pays francophones. Un de ses intérêts réside dans le fait qu’elle permet de réinterroger les conséquences de plusieurs évolutions du système de protection sociale français. En premier lieu, si le ciblage a introduit la question du non-recours il y a une trentaine d’années maintenant en France, et davantage dans les pays anglo-saxons, il a continué de se développer et de renouveler les débats sur les conséquences de la sélectivité des prestations. Une partie des situations de non-recours prend toujours sa source dans le ciblage, notamment celles par non-connaissance et par non-demande. Il entraîne la complexification des critères d’accès des aides, de même que la multiplicité des dispositifs et interlocuteurs, afin de s’ajuster aux situations individuelles et de circonscrire le plus possible le public visé. Le manque d’information ainsi généré peut aussi bien concerner les intervenants sociaux que les populations, en difficulté pour maîtriser la connaissance d’un dispositif, les conditions d’éligibilité et les démarches à réaliser. Au-delà de l’information, le ciblage interroge également sur la stigmatisation des bénéficiaires qu’il produit. On retrouve ici deux des explications majeures avancées dans la littérature internationale par les économistes qui se sont intéressés au non-recours, à savoir l’information et le « welfare stigma ». Si les « coûts » (en recherche d’information, identitaires…) sont supérieurs aux bénéfices attendus, alors les personnes peuvent volontairement ne pas demander une aide ou un service (Barghava, Manoli, 2012).

L’analyse des causes du non-recours vient également pointer les effets de l’activation des prestations sociales[9], à l’oeuvre en Europe depuis les années 1990 (Barbier et al., 2006). Elle exige des personnes recevant les prestations qu’elles soient plus « actives » et « responsables ». On l’observe dans des prestations nationales comme les indemnités chômage, les minima sociaux, mais également de façon plus subtile dans un ensemble d’aides octroyées par les communes (par exemple des aides financières pour payer des factures d’électricité, pour s’alimenter…) et plus précisément dans les documents administratifs établissant les conditions d’éligibilité (les règlements intérieurs). Ces critères incluent les ressources des foyers demandeurs, leur situation familiale, leur âge… et à côté, d’autres considérations qui renvoient à « l’attachement au territoire » ou au « projet » de la personne. Or, ce sont souvent ces derniers qui comptent dans l’évaluation d’une demande, bien plus que les critères objectifs, ce à quoi s’ajoutent des critères moraux tels que « l’honnêteté de la demande » (Rode et al., 2019).

Ces observations pointent les mécanismes de régulation des demandes et le rôle des pratiques professionnelles dans l’écart qui peut se créer entre l’éligibilité théorique et l’éligibilité pratique. Elles ouvrent sur le non-recours par non-proposition, qui met au centre de la réflexion le rôle des intermédiaires sociaux dans l’information et l’octroi ou non des aides. On est alors pleinement dans ce que L. Lima et C. Trombert (2013) observent à propos d’aides financières destinées aux jeunes, avec « une activité de tri » des demandes d’aides formulées par ces derniers.

Enfin, le non-recours offre un point de vue critique sur l’offre sociale, telle que perçue, vécue, acceptée ou non par les populations visées. Autrement dit, « l’analyse du non-recours est critique parce qu’elle introduit ou impose sans bruit l’acteur à partir duquel principalement la critique des politiques publiques peut être construite : à savoir celles et ceux pour qui elles sont faites » (Warin, Lucas, 2020, inédit). On renvoie ici au non-recours par non-demande, qui contient un sens politique, dans la mesure où il questionne la légitimité et la pertinence de l’offre publique du point de vue des personnes concernées. Cette non-demande peut s’expliquer par un rejet de la façon dont une aide ou un dispositif fonctionne, de sa qualité, de ce qu’il demande aux personnes. Ce type de non-recours est par exemple documenté dans le champ de l’hébergement, où l’on observe, de la part des « grands exclus », « un jugement rationnel qui conduit les individus à avoir un usage sélectif de l’offre » (Levy, Vial, 2015, p. 77). Le refus de certains hébergements peut être lié à des conditionnalités comme l’impossibilité de consommer de l’alcool dans les établissements, la promiscuité et les risques de violence et, plus fondamentalement, le caractère précaire de l’hébergement d’urgence, n’offrant qu’une solution de court terme. À ces explications, insuffisantes selon E. Gardella (2019) pour qui « critiquer n’est pas refuser », s’ajoutent des raisons davantage collectives qu’individuelles. Il rappelle l’importance de tenir compte des rapports sociaux dans lesquels les personnes évoluent, en montrant que le refus d’hébergement se comprend comme l’expression d’un attachement à un collectif d’appartenance qui s’organise là où les personnes vivent.

Conclusion

Le non-recours apparaît ainsi comme une thématique centrale, travaillée dans de nombreux systèmes de protection sociale et parfois depuis longtemps. Le cas français principalement pris dans cet article est donc loin d’être isolé. Il illustre plutôt la transnationalisation de la question du non-recours. Les convergences à l’oeuvre nous apparaissent, au terme de cet article, se caractériser comme des « convergences partielles » (concernant avant tout le cadre d’interprétation du phénomène) et qui se font en « douceur » (Hassenteufel, 2005). Il y a fort à parier que la « carrière » de cette question n’est pas prête de s’arrêter, du fait de son application dans des champs et sur des populations variés, et de la mise en place d’actions, dont certaines logiques convergent fortement entre pays. Par ailleurs, de nombreuses perspectives s’ouvrent dans l’amélioration de la connaissance du non-recours, liées à l’accumulation de travaux nationaux ou comparatifs sur ses formes et sur ses déterminants, mais aussi liées à de nouvelles perspectives dans la mesure et le suivi du non-recours (Goedemé, Janssens, 2020 ; Chevallier, Taubert, 2017). La portée critique de la question participe également à en maintenir l’intérêt, en permettant de renouveler la critique ancienne de la « maladministration » (Warin, 2020) et d’ouvrir la critique à certaines évolutions traversant les systèmes de protection sociale, en particulier les effets de l’activation, du ciblage ou encore de la dématérialisation des démarches administratives. Les critiques permises ont d’autant plus de poids qu’elles peuvent être exprimées par les destinataires des politiques, dès lors que l’accès à leur parole est rendu possible et que celle-ci est reconnue. Ce point est d’autant plus important qu’il permet de contrebalancer le « caractère hégémonique de la positivité des droits sociaux » (Tabin, Leresche, 2019, p. 4) qui présuppose que tout droit social ou toute prestation sociale est par essence vertueux pour les publics destinataires et à partir duquel la majeure partie des travaux sur le non-recours s’est construite.

Pour autant, il convient de garder un oeil attentif à ce moment précis de l’histoire du non-recours, qui voit une attention grandissante et un consensus fort de la part d’acteurs très différents. Affichée comme un objectif, institutionnalisée, la lutte contre le non-recours se heurte encore au discours contre la fraude et à une approche court-termiste qui ne voit dans la réduction du non-recours qu’une expansion des dépenses publiques. Il s’agit certainement là d’une des raisons de l’absence de politique publique d’ensemble dédiée au phénomène, dans aucun des pays que nous connaissons. De plus, en amenant à regarder et à agir sur le moment de la demande d’aide, le non-recours masque ce qui se passe en amont, comme les difficultés de domiciliation administrative, et en aval, comme les ruptures de droits ou leurs difficultés d’usage, qui relèvent du non-recours secondaire et aux conséquences pouvant être importantes pour les personnes. La volonté observée dans plusieurs pays de se saisir de l’apport de l’économie comportementale pour « déclencher » des demandes d’aides peut renforcer ce risque de n’intervenir que sur le processus de demande, et qui plus sur les demandeurs.

Enfin, la thématisation du non-recours intervient à un moment où de nombreuses réformes viennent contraindre l’accès aux droits sociaux (avec l’introduction continue de nouvelles conditionnalités) voire à en réduire leur portée, avec la restriction d’aides en matière de logement ou de chômage en France, par exemple. En ce sens, les préoccupations à l’égard des personnes situées loin de leurs droits sont bien réelles, mais elles restent prisonnières d’un état social ambivalent sur ces questions.