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Composé de six articles de divers membres du corps enseignant de la Haute École de travail social de Genève (HES-SO/Genève), Construire le rapport théorie-pratique n’est pas animé par une conception unitaire ni normative de ce qui devrait constituer un tel rapport. Plutôt, c’est dans le contexte d’un retour sur leurs approches pédagogiques que chaque auteur.e développe à sa manière à la fois une conception singulière des liens unissant théorie et pratique ainsi qu’une réflexion sur les méthodes de transmission de tels enjeux auprès des étudiant.e.s. De fait, tout au long de l’ouvrage, c’est autant à des théoricien.ne.s qu’à des pédagogues d’expérience que nous avons affaire. C’est donc au fil de dialogues internes, venant combiner réflexivement expérience concrète et théorisation, que se construisent six parcours, d’abord singuliers, mais toujours aussi en relation avec leurs homologues. La suite de cette recension tâchera de résumer brièvement ces parcours, composant chacun un chapitre de l’ouvrage.

L’introduction, de Mezzena et Kramer (dirigeant l’ouvrage), vise d’abord à contextualiser de façon plus théorique les avenues pédagogiques abordant le rapport entre théorie et pratique, de manière à révéler dans quelle mesure ce dernier peut concrètement se manifester. L’enjeu principal est celui de l’élaboration d’une théorie pouvant renvoyer à (et faire parler) la pratique, puis de sa mobilisation dans le domaine de l’enseignement. En effet, la distance qui existe entre le milieu professionnel et le domaine de la recherche complexifie la théorisation de l’expérience pratique, rendant plus difficile son appréhension par les futur.e.s professionnel.le.s. S’il n’est pas question de proposer une théorie pouvant s’appliquer parfaitement à toute situation, il n’est pas non plus question d’abolir le potentiel de la théorie, par exemple par une essentialisation « présentant la personnalité des professionnel.le.s comme étant au coeur du savoir-faire » (p. 19). Plutôt, il conviendrait de parler d’une « pratique truffée d’idée » (p. 32). Renvoyant ainsi aux auteurs du pragmatisme américain, James et Dewey, Mezzena et Kramer proposent plutôt la nécessité d’appréhender le rapport entre théorie et pratique comme une co-construction, l’expérience étant à même de produire son lot de connaissances, puis d’informer à nouveau la pratique. Inversement, plutôt que d’indiquer systématiquement une marche à suivre, la connaissance issue de la théorie servirait plutôt à donner des orientations à l’action. La défense d’un rapport dialectique entre théorie et pratique donnera le ton aux textes suivants, marquant l’importance de ne pas tomber dans un effacement de l’un au profit de l’autre.

Le premier chapitre, de Kim Stroumza, entame plus concrètement l’ouvrage avec un retour sur un séminaire par lequel doivent passer les étudiant.e.s du bachelor de travail social. Exposé.e.s à un entretien entre une assistante sociale et une jeune femme, ces dernier.ère.s sont ensuite invité.e.s à en faire une analyse critique. De fait, nous est présenté leur parcours intellectuel, théorisé en première partie de l’article, alors que chacun.e est appelé.e à non seulement réfléchir à différentes manières d’approcher la situation présentée, mais également à mettre concrètement en pratique ses idées. S’effectue alors un double travail, d’abord d’interprétation, puis d’expérienciation (p. 52) donnant vie, au sein d’un contexte scolaire plus théorique, à la constitution d’expériences véritables.

Dans « L’étudiant.e à la recherche d’une différence qui crée sa différence », Antonio Testini fait état d’une pratique visant à exposer les étudiant.e.s à leur propre parcours dans une démarche autoréflexive. Notons que celle-ci vise bien plus qu’un simple retour descriptif. Dans la perspective où « les professionnel.le.s n’accomplissent pas une tâche en se conformant à une forme prédéfinie mais, tout en étant en prise directe avec les événements » (p. 80), Testini vise plutôt à mener l’étudiant.e, à travers un entretien individuel, à réfléchir à ses manières singulières d’appréhender ce monde contingent, et d’ainsi trouver une base sur laquelle fonder son action professionnelle. Un tel travail renvoie également à la pratique de la personne en charge de la formation professionnelle, dans la mesure où il lui revient d’être à l’écoute de l’étudiant.e « tant de sa singularité que de son écologie » (p. 82).

Le texte de Marc Pittet, psychologue de formation, entame une réflexion sur les dispositifs à même de susciter la curiosité au sein de la formation. « Envisagée comme une des multiples formes du désir » (p. 109), la curiosité, bien plus qu’une soif de connaissance, est ici un marqueur de la relation à l’autre. On comprendra, à travers quelques références au cinéma, puis par un exemple plus situé et pédagogique (un examen en classe), que la curiosité surgit du désir de créer du sens face à l’expérience du monde extérieur. C’est au nom de ce potentiel innovateur propre à la curiosité que Pittet propose ainsi d’en faire un « pari » pédagogique, ouvrant la porte aux hésitations et incertitudes qui viennent avec ce travail de signification. Plus concrètement, il s’agit donc de miser sur la curiosité assumée des étudiant.e.s à vouloir faire sens de leur réalité, et ainsi d’encourager leur recherche personnelle.

Dans « Art et formation en travail social », Mathieu Menghini produit possiblement la réflexion la plus théorique du recueil, cherchant à situer le travail social au sein de la distinction classique entre art, technique et praxis. Si la technique tend à se réduire à une question de moyens, elle produit ainsi, dans le travail social, un effacement des rapports intersubjectifs, faisant écho aux réflexions entamées par Mezzena et Kramer. Pour l’intérêt des étudiant.e.s, Menghini propose que l’art apparaît comme un lieu fertile pour « cultiver leur imagination » (p. 149), opérer une connexion plus organique aux représentations sociales et ainsi développer une praxis à même de dépasser la rigidité de la technique sociale.

Le dernier chapitre, de Raffaella Poncioni-Derigo, est un bref essai soulignant la pertinence d’utiliser un concept comme le corps pour démarrer une réflexion autour des représentations sociales. À partir d’un débat en classe, les étudiant.e.s sont amené.e.s non seulement à penser le corps en soi, à travers différentes sources théoriques, mais également à penser la place des représentations sociales et culturelles, informant ainsi un enrichissement du regard des futur.e.s professionnel.le.s.

Dans cette perspective, il convient de souligner, faisant écho à la postface d’Alain Muller, la variété et l’éclectisme des approches abordées au fil des textes, chose qui, loin de mener à un chaos incompréhensible, révèle plutôt, en finalité, toute la diversité des approches possibles en épistémologie des sciences sociales autant qu’en formation professionnelle. Notons que la chose demeure partielle plutôt qu’encyclopédique, on comprendra l’ouvrage comme une ouverture aux possibilités que nous offre la réflexion sur le rapport théorie-pratique.