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Introduction

Plusieurs recherches ont, dans les récentes années, mis de l’avant une perspective positive du développement personnel et de la construction identitaire avec l’avancée en âge chez les aînés gais et lesbiennes, déconstruisant ainsi les préjugés négatifs voulant que ces personnes soient isolées et désengagées socialement (Fenkl, 2012 ; Fredriksen-Goldsen et Muraco, 2010 ; Fredriksen-Goldsen et al., 2015). Des chercheurs se sont aussi intéressés aux éléments contribuant au vieillissement réussi[1] des aînés gais et lesbiennes. Selon Fredriksen-Goldsen et al. (2015), la qualité de vie liée à la santé physique et mentale est influencée par les spécificités des parcours de vie des aînés LGBT[2], comme les expériences de discrimination et de victimisation ou la perception, positive ou négative, de son identité sexuelle. Caceres et Frank (2016), dans leur analyse du vieillissement réussi chez les aînés LGB, vont dans le même sens et suggèrent que la présence d’un réseau de soutien social (famille d’origine ou de choix), l’accès à des services adaptés et le développement de compétences de crise sont des facteurs favorisant le vieillissement réussi. Dans une revue de littérature, McParland et Camic (2016) ont dégagé une série d’aspects pouvant influencer l’expérience du vieillissement des aînés LGB sur le plan psychologique : l’identité sexuelle, la santé mentale, l’image corporelle ; et sur le plan social : les relations intimes, amicales et sociales, le soutien social, les expériences de discrimination, donner et recevoir des soins, l’implication dans la communauté LGBT ainsi que l’accès à des services et à des résidences non hétéronormatifs. Des auteurs ont aussi mis en lumière que les stratégies et les capacités d’adaptation et de résilience développées par les aînés gais et lesbiennes au cours de leur vie leur ont permis de faire face à des épreuves difficiles, et contribuent positivement au processus adaptatif au cours du vieillissement (Butler, 2004 ; Hash et Roger, 2013 ; Higgins, Sharek et Glacken, 2016 ; Kushner, Neville et Adams, 2013).

Néanmoins, malgré les capacités d’adaptation développées par les aînés gais et lesbiennes, des défis majeurs en lien avec l’orientation sexuelle sont mis en lumière dans les études, défis qui peuvent avoir des impacts importants sur le vécu du vieillissement. La population des aînés gais et lesbiennes est encore largement invisible dans les différentes sphères sociales, ce qui contribue au manque de reconnaissance et de compréhension de ses besoins et de ses réalités (Averett et Jenkins, 2012 ; Blando, 2001 ; Brotman, Ryan et Cormier, 2003 ; Knauer, 2009 ; Kushner, Neville et Adams, 2013). Un autre enjeu majeur qui ressort de la littérature est l’accès et le recours aux services sociaux et de santé par les aînés gais et lesbiennes. Plusieurs facteurs peuvent limiter ou faire obstacle à leur utilisation tels que la discrimination vécue ou perçue pendant le parcours antérieur de vie (Brotman, Ryan et Cormier, 2003), la crainte de traitements différents ou discriminatoires, l’hétérosexisme dans les services, le manque de formation des intervenants vis-à-vis des besoins des personnes LGBT, le manque d’accès à des groupes de soutien LGBT ainsi que les enjeux de divulgation (Brennan-Ing et al., 2014 ; Brotman, Ryan et Cormier, 2003 ; Clover, 2006 ; Fredriksen-Goldsen et al., 2011 ; Jenkins-Morales et al., 2014). Les questionnements relativement au vieillir chez soi versus la perspective d’aller vivre dans une résidence pour aînés ou en CHSLD mettent également en évidence des craintes relatives à la discrimination, à la « peur de retourner dans le garde-robe » et à la reconnaissance de leur partenaire dans ces types de résidences (Chamberland et al., 2016 ; Furlotte et al., 2016 ; Orel, 2004 ; Stein, Beckerman et Sherman, 2010). Par ailleurs, des études suggèrent que la solitude ou le sentiment de solitude ainsi que le risque d’isolement social sont prégnants chez les aînés gais et lesbiennes. Cela peut s’expliquer par plusieurs facteurs : le fait de vivre seul, la diminution des ressources sociales au cours du vieillissement, le degré d’homophobie intériorisée, les expériences de discrimination et la dissimulation de leur orientation sexuelle (Fokkema et Kuyper, 2009 ; Fredriksen-Goldsen et al., 2011 ; Jacobs et Kane, 2012 ; Kim et Fredriksen-Goldsen, 2016).

Cet article s’intéresse aux façons dont les aînés gais et lesbiennes vivent et envisagent leur vieillissement et propose de documenter les enjeux en lien avec leur orientation sexuelle dans le contexte québécois. Nous présentons les résultats portant spécifiquement sur les expériences et les perceptions du vieillissement par les aînés gais et lesbiennes[3] qui sont issus d’un projet doctoral plus large explorant la participation sociale des aînés gais et lesbiennes.

Cadre conceptuel

Notre cadre conceptuel puise à trois sources : l’interactionnisme symbolique, l’approche du parcours de vie et le cadre de l’exclusion sociale. L’interactionnisme symbolique, dans la tradition sociologique, s’intéresse aux acteurs à travers leurs interactions sociales, et conduit à explorer comment leurs identités et leurs réalités se construisent et se modifient selon leurs interprétations (Le Breton, 2016). Cette approche théorique s’intéresse aux significations données par les individus à leur vécu, lesquelles se sont forgées et modifiées à l’intérieur d’interactions sociales s’inscrivant dans des contextes sociohistoriques. L’approche de la perspective du parcours de vie (Elder, 1994 ; Grenier, 2012) « commande » d’analyser la temporalité des parcours de vie des individus, c’est-à-dire comment les expériences ont façonné les identités et les manières de se comporter dans un contexte social et politique situé (Grenier, 2012 ; Grenier et Ferrer, 2010 ; Hammack et Cohler, 2009, 2011). La prise en compte du contexte sociohistorique nous invite à explorer les expériences du vieillissement des aînés gais et lesbiennes en prenant en considération les transformations des structures sociales, politiques et juridiques depuis les 50 dernières années au Québec et au Canada (Chamberland, 2006 ; Smith, 2011) et leurs influences sur leurs parcours de vie (Fredriksen-Goldsen et Muraco, 2010 ; Hammack et Cohler, 2009, 2011). De même, la notion d’agentivité, qui est un des principes de l’approche du parcours de vie, est définie ici « comme la liberté d’agir des individus, de faire des choix et d’adopter des stratégies leur permettant de surmonter les contraintes structurelles[4] » (Grenier, 2012, p. 31), et nous suggère d’explorer la portée de l’agentivité des aînés gais et lesbiennes par l’analyse de leur capacité d’agir et des stratégies mises en place dans le contexte actuel. Finalement, le cadre de l’exclusion sociale[5] développé par l’équipe VIES[6] nous guide pour l’analyse des processus d’exclusion sociale dans la vie des aînés gais et lesbiennes. Des sept dimensions de l’exclusion sociale dégagées par Billette et Lavoie (2010), nous en retiendrons deux : l’exclusion symbolique[7] faisant référence aux stéréotypes négatifs, et l’exclusion identitaire[8], ayant pour conséquence la non-reconnaissance des identités, des parcours de vie et des valeurs des individus. Ce cadre s’articule à la notion de l’inclusion sociale[9] de Billette et al. (2012) à travers la reconnaissance sociale des aînés gais et lesbiennes.

MÉthodologie

Les données sont issues de l’analyse de 22 entrevues semi-dirigées réalisées dans le cadre de la première phase de notre projet de recherche[10] qui s’inscrit dans une approche qualitative. Les participants devaient être âgés de 60 ans et plus, s’identifier comme lesbiennes ou gais, résider dans la région métropolitaine de Montréal et être à la retraite ou ne pas travailler depuis au moins un an. Ce dernier critère a été retenu en raison des impacts de la retraite ou de l’arrêt du travail sur le réseau social. L’appel de volontaires ainsi que la technique boule de neige ont été utilisés pour constituer l’échantillon. Le recrutement s’est fait à travers les réseaux communautaires LGBT ; les centres communautaires pour aînés et les centres de femmes ayant des groupes d’échange pour lesbiennes ; dans les médias écrits et sociaux de la communauté LGBT ; dans les endroits fréquentés par des aînés gais et lesbiennes et à travers des réseaux informels. L’échantillon comprend 22 participants, soit 13 hommes (dont deux couples) et 9 femmes (dont un couple) âgés de 60 à 76 ans (moyenne d’âge = 66,6 ans) qui ont été interviewés individuellement. Le guide d’entrevue abordait les expériences de participation sociale des aînés gais et lesbiennes et était divisé en trois parties : la dimension identitaire en lien avec l’orientation sexuelle et le vieillissement ; la dimension relationnelle en lien avec les relations amoureuses, familiales, amicales, le réseau social et de soutien social ainsi que les changements et les contraintes à sa (re)création ; et la dimension sociale en lien avec les expériences de participation sociale, les ressources sociales et culturelles ainsi que les expériences de discrimination et de stigmatisation.

Les entrevues ont été menées dans des endroits sécuritaires, soit dans un local de l’université ou au domicile des participants, selon leur préférence. Au début de l’entretien, les participants devaient compléter un court questionnaire sur leurs caractéristiques personnelles et leur réseau social et communautaire. Les normes éthiques ont été respectées conformément aux règles éthiques de la recherche en vigueur à l’UQAM. Les entrevues ont été retranscrites intégralement et toutes les informations relatives à l’identité des participants ont été anonymisées. Les données ont été analysées à l’aide du logiciel QDA Miner et selon le modèle de l’analyse thématique (Paillé et Mucchielli, 2016). Une liste de codes a été élaborée à partir des thèmes abordés dans le guide d’entrevue, enrichie de la revue de la littérature et de la lecture des premières entrevues. Tous les verbatims ont été codifiés et l’arbre thématique des thèmes et sous-thèmes a été construit et raffiné de façon à mettre en relief les concordances, les écarts et les nuances. L’analyse des propos relativement aux perceptions et aux expériences du vieillissement des aînés gais et lesbiennes a permis de dégager trois thèmes qui s’articulent les uns aux autres : les représentations et perceptions du vieillissement ; les enjeux associés au vieillissement et à l’orientation sexuelle ainsi que l’agentivité des aînés gais et lesbiennes.

RÉsultats

Représentations et perceptions du vieillissement

Plusieurs participants (n=9) font le constat des représentations souvent négatives des personnes âgées dans la société. Ils les attribuent aux discours sur les coûts de santé engendrés par le vieillissement de la population, sur le manque de productivité des personnes âgées et au tabou relié à la sexualité : « Oui oui, quand on est âgé, on est… la perception des gens, c'est qu’on n’est pas productif d’aucune façon, dans le sens qu’on ne travaille plus, puis ça coûte cher, puis on est toutes des malades » (P1H). De tels discours résonnent chez quelques participants qui ressentent une forme de dévaluation sociale reliée à leur âge :

On nous enferme dans une catégorie qu’on est juste « passé » ! On n’est pas représentées, on n’est pas dans le présent ! […] C’est insultant. Je suis encore en vie, j’évolue encore, j’apprends toutes sortes de choses, j’ai des projets de voyage, ah une chance ! Une chance que j’ai ça pour dire que je suis encore dans le temps présent, je suis encore là !

P22F

En ce qui a trait à leurs perceptions de la communauté LGBT, des propos variés sont exprimés par les participants relativement à l’accueil réservé aux personnes vieillissantes dans certains lieux de la communauté. La majorité des participants émettent des commentaires positifs relativement aux lieux, aux activités et aux organismes de la communauté qu’ils fréquentent. Cependant, plusieurs d’entre eux disent, en même temps, se sentir dévalués, à des degrés différents, dans les lieux de rencontre. Certains participants affirment ne pas se sentir à leur place, se sentent « passés date » et parlent de rejet ou d’invisibilité dans les bars ou sur les sites de rencontre en ligne :

Puis je comprends, maintenant que j’ai des cheveux gris, je vois aussi le rapport à la jeunesse, tu sais, qui est quand même changé. Je passe inaperçu dans les bars. Avant ça [rires] ce n’était pas le cas! Là j’ai l'impression qu’il y en a qui ne me voient plus du tout, parce que j’ai des cheveux gris même si je suis quand même en forme !

P11H

Quant au vécu du vieillissement, des conceptions positives y sont associées pour la moitié des participants, « tant que la santé est là ». Le vieillissement est décrit comme une période de bonheur, de sagesse, il est perçu comme une chance et une liberté : « C’est peut-être un côté positif de penser qu'en vieillissant, l’aspect positif, c’est qu’on a du temps à nous » (P12H). Des perceptions plus négatives sont exprimées par trois participants, principalement associées à l’apparence corporelle, aux craintes d’être malade, de vivre de l’isolement et d’être confronté à des préjugés.

Les enjeux associés au vieillissement et à l’orientation sexuelle

Neuf participants affirment que leurs défis ne sont pas « si » différents de ceux des personnes hétérosexuelles. Ces participants mettent de l’avant que l’ensemble des défis demeure similaire à ceux de tous les aînés, qu’il n’y a pas d’enjeux spécifiques ou d’impacts reliés à leur orientation sexuelle au cours du vieillissement ou que ce n’est « pas juste le fait d’être gai », comme l’exprime une participante : « les problèmes sont les mêmes que tu sois gaie ou pas, c’est la solitude, la maladie, tout ça […] les problèmes que tu as sont les mêmes » (P7F). Il ressort des analyses que, même si les participants énoncent que les principaux défis liés au vieillissement, tels que la santé, la perte d’autonomie, la solitude, l’isolement et le maintien d’activités, sont sensiblement les mêmes que pour les personnes hétérosexuelles, des enjeux spécifiques liés à l’orientation sexuelle émergent des propos pour la majorité des participants : les enjeux liés à la divulgation de l’orientation sexuelle ; le fait de vivre de la solitude ou de l’isolement ; le besoin d’avoir accès à un réseau médical adapté ; la perte d’autonomie ainsi que le constat d’un manque de reconnaissance sociale des aînés gais et lesbiennes.

Enjeux reliés à la divulgation de l’orientation sexuelle

Huit participants disent, en se référant à des personnes de leur entourage, que le coming out peut s’avérer plus difficile à réaliser : « Il y a plein de gens qui ont des craintes puis qui ne franchissent pas de sortir du placard. Donc si tu sors du placard au moment où tu arrives à la retraite, bien disons que la côte doit être grosse » (P1H), ou que l’orientation sexuelle est plus difficile à assumer avec l’avancée en âge, ce qui peut amener, comme conséquence, un éventuel retour dans le placard. La non-divulgation de son orientation sexuelle au cours du vieillissement peut constituer une contrainte à l’épanouissement et au sentiment de liberté : « Moi, je dis que c’est positif si tu es ouverte, ok ? Mais moi, je trouve que c’est négatif si tu ne le dis pas parce que tu ne peux pas t’épanouir » (P8F). La non-divulgation de l’orientation sexuelle dans le passé peut également avoir eu une influence sur la création d’un réseau social au long du parcours de vie et peut mener des personnes soit à continuer de vivre une forme d’isolement, soit à craindre d’en vivre davantage. De plus, les craintes d’être plus vulnérable, avec l’avancée en âge, et d’être confronté à de la discrimination et à des préjugés en raison de son orientation sexuelle sont également exprimées par un participant : « c’est de subir l'homophobie. Je pense qu’en vieillissant, c'est encore pire. Ça me fait peur ça, un peu » (P16H).

Il se dégage également des propos de quelques participants que la non-divulgation de l’orientation sexuelle contribue à l’invisibilité des aînés gais et lesbiennes. En effet, il ressort que le contexte sociohistorique dans lequel ils ont vécu ainsi que la génération dont ils sont issus ont des impacts sur la divulgation de leur orientation sexuelle.

La solitude et l’isolement

La solitude et l’isolement sont des enjeux qui ont émergé des propos de quelques participants (n=8), accentués par divers éléments en lien avec leur orientation sexuelle : « […] c’est difficile pour les straights, fait que je trouve que ça va être encore plus difficile pour nous autres, l’isolement. Tu sais, les vieux couples, y va en avoir un qui va être parti, qui va être décédé, qui va être malade, qu’ils vont être séparés » (P5H), de même que le vécu d’expériences passées de discrimination en raison de l’orientation sexuelle :

C’est sûr qu’il y a de l’isolement. Et puis, ce que je crains, c’est qu'on soit plus isolées parce que justement, comme lesbiennes de notre génération […] je pense que beaucoup d’entre nous, on a vécu des choses qui nous ont marquées, difficiles, et tout. Et chaque étape où il y a eu du silence, au mieux, le silence et l’invisibilité, sinon, au pire, le rejet, les attaques physiques, verbales ou autres. La perte d’amitié, la perte de la famille, des choses comme ça, l’ostracisme et tout. Ça marque, ça marque puis tu restes méfiant, tu restes méfiant, c’est comme, comment ils vont réagir ? […] Je me dis, ah, ce n’est pas évident, encore aujourd’hui. Alors, oui, je pense qu’il y a encore beaucoup d’isolement.

P22F

L’importance de maintenir ses relations sociales et amicales, de « rester impliqué », étant donné que le soutien social est plus orienté vers les amis, constitue un défi additionnel pour certains aînés gais et lesbiennes : « […] mais quand tu es gai, est-ce que c’est différent ? Bien à cause que notre vie sociale, notre support est plus orienté vers les amis, je pense que oui, c’est un défi de plus » (P4H). Les craintes de ne plus avoir de contacts avec des pairs sur le plan de l’identité sexuelle sont également formulées par une participante : « Puis j’ai peur de manquer de contact avec les gens, de ne plus avoir personne avec qui parler […] Surtout gaies. » (P21F)

Adéquation des services

Des besoins sont exprimés relativement à l’adéquation des services, qu’il s’agisse de services médicaux, de soutien à domicile. Quelques participants (n=4) expriment le besoin d’avoir accès à un réseau médical ou à des services de soutien à domicile fournis par des intervenants et des professionnels LGBT ou par des personnes alliées LGBT[11] ainsi qu’à des groupes spécifiques pour personnes LGBT (groupe pour proches aidants ou endeuillés). L’importance de se sentir accepté, le confort d’être en contact avec des personnes issues de la communauté LGBT et le besoin de se sentir compris lorsque se présentent des épreuves difficiles comme le deuil ou la maladie sont aussi mis de l’avant : « Une personne gaie […] Oui, de la communauté […] Me semble que je me sentirais plus à l'aise, il y aurait bien des choses qui seraient plus faciles à dire » (P14H). Une participante exprime :

Elles sont où les ressources pour les gais et les lesbiennes, les choses spécifiques dont on aurait besoin, justement, parler [avec] des semblables ! Pas à du monde qui vont avoir la gentillesse d’au moins nous écouter, mais qui ne pourront rien nous dire qui ferait en sorte qu’on a l’impression qu’on est vraiment, vraiment comprises […] Puis tu sais, il y a telle ressource, ce n’est pas quelqu’un de straight qui peut me dire ça, je ne pense pas, en tout cas, je ne croirais pas. [un allié des LGBT] Peut-être… là, ça serait peut-être ça. Mais [ils] sont où ces alliés-là ? Y’ont tu des enseignes ?

P22F

La perte d’autonomie

Quant aux défis associés au vieillissement, la majorité des participants formulent des propos portant sur les impacts éventuels de la dégénérescence, de la maladie et de la perte d’autonomie : « Puis beaucoup d’inquiétudes aussi par rapport à qu’est-ce qui va arriver quand je ne serai plus tout à fait autonome. On le sait, la plupart des gens comptent sur leurs enfants pour les aider […] C’est sûr que c’est une grosse inquiétude que je vois chez les gais » (P4H). L’entrée en résidences pour aînés constitue un motif d’inquiétude particulièrement saillant lié à la perte d’autonomie. Les perceptions des participants à ce sujet sont partagées : si une minorité les perçoivent positivement, plusieurs participants (n=10) sont dans l’expectative relativement à l’acceptation et à l’affirmation de leur orientation sexuelle en ces lieux et expriment des craintes soit de devoir retourner dans le placard, soit de vivre une forme d’exclusion :

Puis ceux qui s’y retrouvent, moi je dis un peu, une phobie, le mot est un peu fort, mais je ne veux pas me retrouver dans un centre d’accueil là, comme eux doivent le faire. Le faire dans un milieu hétéro là en majorité, puis être pris pour retourner dans… le garde-robe, alors que peut-être qu’ils avaient un cercle d’amis auprès de qui ils auraient pu s’ouvrir. Puis là, retourner dans un centre d’accueil puis hétéro ! Ah ! Moi, je ne veux pas connaître ça. Mais je me dis, bon, j'ai quand même la chance de… vieillir dans une société qui a progressé à ce niveau-là. Fait que peut-être que ça ne sera pas un si gros problème que ça, de le vivre là, mais tu sais.

P11H

Le besoin de reconnaissance sociale

Plus de la moitié des participants (n=13) rapportent qu’il y a un manque de reconnaissance sociale ou de visibilité des personnes vieillissantes gaies et lesbiennes. Des participants affirment que la société « n’est pas encore rendue là » et qu’il reste « encore du chemin à faire ». Le constat d’invisibilité des aînés gais et lesbiennes dans la société est associé a) au silence à leur égard : « […] présentement, c'est comme la société. C’est des hétéros qui sont là [rires]. Il y a des gais, mais on n’en parle pas là !  » (P16H) ; et b) aux mythes associés à leur parcours de vie : «  […] il ne peut pas être gai, il a été marié, il a eu des enfants » (P2H), sans compter qu’être gai demeure associé à la jeunesse :

Les gais, c’est des jeunes. Des vieux, ça ne peut pas, c’est comme si ça ne pouvait pas être gai. Dans mon milieu à moi, les gens le voient là, parce qu’ils me connaissent puis ils savent que bon, ça existe. Mais… pas beaucoup là, je pense que c’est ça. L’espèce d’ignorance de cette réalité-là.

P13H

Un autre participant constate que plusieurs aînés gais ont intériorisé qu’il est normal de ne pas avoir de reconnaissance sociale « puisqu’ils n’en ont pas reçue au cours de leur vie ». Finalement, une participante affirme l’importance d’être reconnue à titre de citoyenne et de ne plus avoir à se cacher :

Je trouve qu’on a travaillé fort toute notre vie, on a le droit à des services puis on ne devrait plus avoir besoin de se cacher. On ne devrait pas, jamais, ressentir de la honte ou de la peur par rapport à notre orientation sexuelle. Qu’est-ce qu'on a vécu, tout ça, au contraire. Alors moi, je me dis, amenez plus de visibilité, plus d’acceptation, plus de services.

P22F

Agentivité des aînés gais et lesbiennes

L’agentivité des participants développée pendant leur parcours de vie se manifeste au cours du vieillissement à travers la perception positive de leur identité sexuelle, leur désir de prendre leur place comme aînés gais et lesbiennes ainsi que dans le constat de l’évolution de la société et de leur contribution sociale.

Perception positive de leur identité sexuelle et résilience

Plusieurs participants rapportent une perception positive de leur identité sexuelle. Pour neuf participants, leur parcours de vie les a amenés à développer des capacités d’adaptation comme l’indépendance et de la résilience. Ils affirment que leur indépendance s’est étendue dans plusieurs sphères de leur vie personnelle, sociale et financière : « […] on est peut-être plus amené à rechercher quand même un milieu social donc là, disons, moi ça ne me gêne pas du tout d’aller prendre un café dans un bistro, souper dans un restaurant […] et seul et puis c’est peut-être parce que je n’ai pas le choix » (P14H). D’autres participants identifient nommément la distance face au discours social normatif, la création d’un réseau social pendant leur parcours de vie et la résilience développée à la suite des expériences plus difficiles comme des impacts positifs liés à leur orientation sexuelle, ce qui leur permet maintenant d’être mieux préparés à réagir face aux préjugés :

[…] être invisible comme lesbienne ou être invisible comme femme âgée, c’est être invisible. Être discriminée comme lesbienne, être discriminée parce que tu es une femme âgée ou une lesbienne âgée, bon, c’est de la discrimination, on connaît déjà ça! On a déjà vécu ça puis peut-être que… on l’accepte mieux. Peut-être. Ou on s’est habituée puis on a développé des moyens de… faire face à ça, puis on le voit plus vite : « eh, c'est de l’âgisme ça ».

P22F

Affirmer son orientation sexuelle est également vécu positivement par quatre participants : « Pour moi-même, ce que je vois à cause des relations que j’ai avec ma famille, maintenant […] et les gens, je vois ça comme très positif parce que ça donne un sens à ma vie et ça me permet d’être moi-même » (P2H).

Le désir de « prendre sa place »

Une autre manifestation de l’agentivité se dégage des propos des participants (n=14) à travers l’expression d’une volonté de s’impliquer et de participer à la société. Effectivement, faire avancer les choses pour soi et les autres qui sont « silencieux », s’impliquer pour créer un changement dans des organisations spécifiquement LGBT ou générales sont des motivations qui ressortent des résultats. Le désir de faire de l’éducation autour de soi, de poser des actions concrètes pour ouvrir des portes, de déconstruire les préjugés et de prendre sa place est également exprimé par plusieurs participants : « La place des gais, c’est la place que les gais veulent bien prendre. Parce que c’est à nous de la prendre, notre place » (P12H). L’affirmation de soi comme vecteur de changement et l’investissement de l’espace public à titre de modèle pour les autres émergent aussi des propos des participants, illustrant leur volonté de prendre leur place :

Moi, je pense qu’il faut qu’il y en ait qui prennent l’espace et qui deviennent un modèle. En tout cas, il y a au moins la perception qu’il y a des portes d’ouvertes, puis ça va agrandir. Ce n’est pas compliqué, je pense que c’est la seule façon. Mais si les personnes LGBT ne prennent pas leur espace, il n’y en aura pas, donc on prend un espace puis peut-être que dans 10 ans, il y en aura plus.

P1H

Par ailleurs, l’importance accordée à l’appartenance à la génération des baby-boomers est apparue pour des participants comme un gage de continuité dans la mise en place d’actions visant l’ouverture envers les gais et lesbiennes.

[…] c’est fou là, mais je vous disais tantôt d’entrée de jeu, moi je suis arrivé jeune adulte au moment où il y a des gens, des trucs qui se mettaient en place pour accueillir les gais, pour structurer la vie, de faire en sorte que ce soit moins caché, etc. Et tout le long, c’est un peu l’histoire des baby-boomers aussi là, mais tout le long, j’ai l'impression qu’il se met toujours des choses en place pour nous accueillir dans l’étape suivante.

P12H

Évolution de la société et contribution sociale

Plusieurs participants mettent aussi de l’avant le rôle social joué par les personnes homosexuelles dans l’évolution du Québec, les luttes pour leur visibilité, leur contribution positive, passée et actuelle, à la société et à leur communauté ainsi que les impacts sur les générations subséquentes qui peuvent bénéficier de ces luttes.

On est de l’époque où nous autres, on a passé à travers l’époque de la religion, l’époque fermée, fait qu’on a passé toute, je veux dire, l’ouverture du Québec, elle s’est fait[e] avec les gais, il y en a qui ont travaillé pour faire évoluer le Québec.

P9H

Avec aujourd'hui, le vieillissement, on est plus ouvert. Alors on a peut-être, entre guillemets, pavé le chemin, beaucoup plus, ce qui fait qu’on a les plus jeunes qui sont plus ouverts. Je pense que ça peut être un impact qui est positif, parce qu’il y en a eu des batailles.

P17F

L’évolution de la société a apporté une plus grande ouverture et une meilleure acceptation de l’homosexualité, ce qui est vécu positivement, comme l’affirme un participant :

Depuis mon âge de 20 ans, puis je suis rendu à 68, je trouve que ça l’a évolué de 300 %, on n’osait même pas en parler. À quelque part, aujourd’hui la rue Sainte-Catherine s’est ouvert à 300, à 500 %, tout le monde le sait que c’est le Village gai, tu parles du Village gai à quelqu’un aujourd’hui, tout le monde sait ça, avant tu n’osais même [pas] dire que t’allais dans un bar dans l’ouest, tu te promenais même pas avec un carton d’allumettes de peur que quelqu’un voit le bar où tu es allé et puis qu’il se dise c'est quoi cette place-là ?

P5H

Une telle évolution permet aux personnes gaies et lesbiennes d’avoir un éventail de possibilités quant à leur choix de vie : « […] vois-tu aujourd’hui, mettons que tu es gai puis tu as un projet d’une famille, bien là aujourd’hui c’est quand même bien plus facile de le faire, mais dans les années 70, c’était pas quelque chose qui se faisait » (P9H).

Discussion

Les analyses viennent mettre en lumière la diversité des perceptions et des expériences des aînés gais et lesbiennes au cours du vieillissement ainsi que les enjeux qui y sont associés. Ces résultats s’inscrivent dans une tension prenant forme entre l’affirmation d’une normalisation identitaire comme adulte vieillissant, indépendamment de l’orientation sexuelle, et dans l’identification d’enjeux spécifiques liés au croisement de leur orientation sexuelle et de leur avancée en âge. L’expression d’une capacité d’agir traverse également les propos des participants dans les significations qu’ils accordent au vieillissement, ce qui nous renvoie au concept d’agentivité.

Normalisation identitaire

En premier lieu, une forme de normalisation identitaire émerge de l’analyse relativement aux défis associés au vieillissement, à savoir que « les problèmes que t’as sont les mêmes » que ceux vécus par les personnes vieillissantes hétérosexuelles. De tels propos traduisent un sentiment de ne pas être différent des autres personnes vieillissantes, ils révèlent un désir de s’inscrire dans une normalité identitaire en ne se démarquant pas de leurs pairs aînés sur le plan social. Nous suggérons que l’identité gaie ou lesbienne n’est donc pas « mise en avant » ou prise en compte dans les perceptions de ces enjeux. Cette représentation concorde avec l’une des stratégies identitaires dégagées des résultats de Mellini (2009), soit la stratégie d’affichage de la « normalisation discrète » qui « repose sur un dévoilement étendu de l’homosexualité, sans pour autant que celle-ci soit mise en avant par rapport aux autres identités qui composent l’identité sociale de l’individu » (p. 20). Donc, l’identité de « personne vieillissante » pouvant être confrontée à des défis au cours du vieillissement apparaît comme l’identité principale pour plusieurs participants. Cette normalisation identitaire peut être la résultante de l’ouverture du contexte culturel et social actuel à l’égard des personnes issues de la diversité sexuelle.

Ambivalence

Dans un deuxième temps, des défis et des besoins spécifiques en lien avec l’orientation sexuelle sont exprimés par plusieurs participants, ne s’inscrivant pas dans un vocabulaire de revendications liées à leur orientation ni motivés par un désir de singularité. L’ambivalence se manifeste donc dans les propos exprimés par les participants relativement à la normalisation identitaire et le constat d’enjeux distincts liés à leur orientation sexuelle. Les résultats mis en lumière soulèvent l’importance accordée à l’acceptation et à la divulgation de son orientation sexuelle et aux inquiétudes suscitées avec l’avancée en âge. Des enjeux liés à la solitude et à l’isolement social, des défis associés à la perte d’autonomie (ex. entrée en résidences) et le besoin de services adaptés ressortent comme étant des facteurs influençant le vécu du vieillissement des aînés gais et lesbiennes, ce qui est en congruence avec d’autres recherches (Caceres et Frank, 2016 ; Fredriksen-Goldsen et al., 2015 ; McParland et Camic, 2016). Les aînés gais et lesbiennes sont aussi confrontés aux mêmes préjugés âgistes que les aînés hétérosexuels dans la société (Lagacé, 2010). Ils le sont également dans certains lieux de rencontre dans les milieux LGBT (Brotman, Ryan et Cormier, 2003 ; Suen, 2017 ; Orel, 2004). À la lumière de la dimension de l’exclusion symbolique, à travers les préjugés négatifs liés à l’âge et à l’orientation sexuelle, et de l’exclusion identitaire qui occulte la diversité identitaire (Billette et Lavoie, 2010), nous suggérons que le manque de reconnaissance sociale et l’invisibilité perçus par les aînés gais et lesbiennes découlent du croisement entre l’hétérosexisme et l’âgisme, ce qui rejoint les résultats d’autres recherches (Knauer, 2009 ; Brotman, Ryan et Cormier, 2003).

Agentivité

L’agentivité des participants ressort comme un constat majeur de cet article à travers les représentations des participants de leur pouvoir d’agir et de « faire des choix » au cours du vieillissement (Grenier, 2012). Elle prend place dans la perception positive de leur identité sexuelle et dans le développement des capacités d’adaptation et de résilience pendant le parcours de vie, modulé par les luttes et les revendications autour des droits des personnes homosexuelles dans le contexte sociohistorique dans lequel elles ont vécu. Cela permet de mettre en lumière leur contribution sociale et le fait qu’ils ont été témoin de l’ouverture de la société, et de soulever l’importance de la génération envers laquelle plusieurs participants ont un sentiment d’appartenance comme moteur de changement dans le soutien de leurs actions. Le désir de prendre leur place et de changer les choses suggère un pouvoir d’agir individuel par l’adoption de différentes stratégies : affirmation de soi, investissement de l’espace public, implication sociale. Cela contribue au processus d’inclusion sociale pour leur reconnaissance qui s’exerce à travers des actions individuelles et sociales (Billette et al., 2012). D’ailleurs, l’évolution sociale et politique vis-à-vis de la diversité sexuelle est également vécue positivement à travers la fréquentation d’activités et de lieux dans les communautés LGBT. Finalement, la perception positive de leur identité sexuelle, les capacités d’adaptation et la résilience (l’indépendance, le réseau social, être ouvert face aux autres, l’acceptation de soi) viennent influencer positivement les expériences du vieillissement des aînés gais et lesbiennes, ce qui est en congruence avec la littérature (Fredriksen-Goldsen et al., 2015 ; Higgins, Sharek et Glacken, 2016 ; McParland et Camic, 2016 ; Van Wagenen, Driskell et Bradford, 2013). Malgré quelques perceptions négatives, le vieillissement apparaît comme une période heureuse associée à la sagesse, à la liberté et au bonheur d’être rendu là, ce qui est en accord avec les éléments contribuant au développement personnel au cours du vieillissement qui ressortent de plusieurs recherches (Fenkl, 2012 ; Fredriksen-Goldsen et Muraco, 2010 ; Putney, Leafmeeker et Hebert, 2016).

Limites et conclusion

Notre recherche comporte quelques limites. Premièrement, les résultats ne peuvent pas être généralisés à tous les aînés gais et lesbiennes de 60 ans et plus. Notre recherche portait sur ceux et celles vivant dans un milieu urbain, les résultats seraient peut-être différents dans un milieu rural ou dans des régions éloignées des centres métropolitains. De plus, l’échantillonnage par convenance dans le recrutement des participants ne permet pas toujours de rejoindre des participants aux caractéristiques sociodémographiques et aux profils diversifiés. Nonobstant ces limites, il est important de prendre en considération notre contribution originale sur la compréhension du vieillissement des aînés gais et lesbiennes en milieu urbain dans le contexte québécois. L’analyse développe une réflexion sur le vieillissement des aînés gais et lesbiennes prenant place entre les perceptions d’une normalisation identitaire et d’une ambivalence liée à l’orientation sexuelle. L’âgisme et l’hétérosexisme comme barrière à la reconnaissance sociale des aînés gais et lesbiennes sont également mis en relief. Conséquemment, la perspective de l’avancée en âge et des défis y étant associés peut représenter une source d’inquiétudes pour plusieurs personnes vieillissantes gaies et lesbiennes. Cependant, la résilience et les capacités d’adaptation des aînés gais et lesbiennes développées au cours de leur vie ainsi que le désir de prendre leur place et de résister aux normes âgistes et hétérosexistes viennent mettre en lumière leur agentivité, ce qui ouvre de nouvelles perspectives pour leur reconnaissance sociale. De nouvelles pistes devront être explorées relativement aux contextes sociaux (milieu de vie, normes sociales, liens sociaux, accès aux ressources, etc.) qui contribuent à développer l’agentivité et la résilience des adultes vieillissants gais et lesbiennes dans un processus d’inclusion sociale.