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Le présent numéro de Nouvelles pratiques sociales tente de saisir, dans leur pluralité et leur complexité, les enjeux moraux et éthiques qui émergent à la confluence entre des transformations fondamentales contemporaines dans les rapports sociaux et les nouvelles interventions sociales qu’il faut développer pour prévenir et gérer les souffrances qui en découlent. Les défis sont immenses pour l’analyse éthique de l’acceptabilité des interventions. Un premier défi à relever est celui de voir dans l’éthique, non pas le lieu des conditions et limites du respect d’« une » morale unique reposant une liste déterminée de principes moraux, mais le lieu de l’arbitrage entre une pluralité des moralités. Les comportements et les pratiques sociales ciblés par l’intervention ne sont pas le fait d’un citoyen moderne désorienté par une hypothétique perte des repères, mais d’individus exposés à une pluralité de moralités proposant chacune leur propre registre de balises morales. Ce texte débutera donc par une brève présentation de ces divers systèmes de normes et de valeurs morales à travers lesquels évoluent les clientèles cibles de l’intervention sociale et dont devra tenir compte tout jugement éthique de l’intervenant. Afin d’éviter tout biais d’essentialisme moral qui ramènerait ces moralités à des systèmes statiques de normes partagés unanimement par tous les membres d’une communauté morale, il faudra reconnaître que ces moralités sont en évolution constante. Alors, comment évoluent-elles dans un contexte mouvant où ce qui était tout récemment considéré comme immoral se voit banalisé (ex. : partenaires sexuels multiples, homosexualité, adoption d’enfants par des couples homosexuels, consommation de drogues douces) et où un processus de moralisation semble, au contraire, transformer en enjeux moraux des pratiques hier tolérées (ex. : conduite en état d’ébriété, violence conjugale, discrimination sexuelle dans les soins).

Un second retiendra notre attention, celui de bien comprendre les ressorts politiques (entendu ici au sens large de rapports de force asymétriques entre groupes d’intérêt) du processus de négociation conduisant à l’arbitrage entre les normes et les valeurs en présence. Nous postulons que ces dernières n’ont pas toutes le même poids politique, certaines étant soutenues par des groupes sociaux en situation de pouvoir, promues parfois par des mouvements de moralisation analysés en tant que paniques ou croisades morales. L’analyse éthique est alors indissociable d’une analyse des rapports de force entre promoteurs de discours moraux opposés. Je soutiendrai, enfin, que ces rapports de pouvoir existent tout autant à l’intérieur de chaque groupe porteur de l’un de ces discours moraux, y compris des moralités « ethniques » dont certaines des traditions sont largement contestées de l’intérieur en dépit des discours simplificateurs associés au communautarisme. Me basant sur des analyses précédentes de ces problématiques (Massé, 2003 ; 2015), je soutiendrai que d’importantes leçons pourraient en être tirées pour l’intervention.

L’ÉTHIQUE COMME PROCESSUS D’ARBITRAGE

Le coeur de l’argumentation se situant ici dans les interactions entre morales et éthique, une définition préliminaire de ces concepts s’impose. Un certain consensus émerge pour définir la morale comme le lieu des balises qu’offre une société pour juger de l’intolérable, de l’injuste et de l’injustifiable. Les normes morales agissent comme des guides pour l’action constituant une sorte de grammaire des interactions sociales (Bicchieri, 2006). Les fondements de la légitimité de ces normes résident dans des valeurs préexistantes vues comme des conceptions du souhaitable et de l’idéal (Massé, 2015, p. 54-56). Or, ces balises morales, loin d’être parfaitement en harmonie, sont souvent en opposition les unes aux autres, voire très souvent irréconciliables en situation d’intervention. Comment, par exemple, respecter les valeurs d’autonomie et de respect du libre arbitre d’un toxicomane tout en valorisant la protection de sa santé physique, mentale et sociale au nom d’un « devoir moral » de protection des plus vulnérables et d’un souci de justice sociale, une question qui traverse, par exemple, l’analyse éthique des interventions en réduction des méfaits (Massé et Mondou, 2013) ? Comment concilier les valeurs personnelles d’un professionnel opposé à la politique « mourir dans la dignité » et les conceptions, véhiculées par la majorité, de la dignité humaine et du droit de décider soi-même des conditions de sa mort ? En fait, c’est justement dans de tels conflits de normes et de valeurs qu’émergent les enjeux « éthiques ». Alors que le champ de la morale offre à l’individu et à la société des balises pour la vie bonne et les pratiques justes, l’éthique s’impose comme le lieu de l’analyse, de la pondération et de l’arbitrage entre ces balises dans des contextes spécifiques d’intervention, à un moment donné de l’évolution d’une société de référence. Les enjeux liés à ces interventions sont éthiques dans la mesure où ils expriment la confrontation de valeurs (tant celles de l’intervenant que celles véhiculées par divers sous-groupes sociaux). Ils le sont aussi dans la mesure où sera mise à contribution la liberté, limitée et contrainte, d’un sujet éthique qui doit prendre des décisions dans le contexte d’une multiplicité de balises morales proposées par son code de déontologie et une société en évolution. L’éthique devient alors la morale en mouvement, triturée, questionnée, arbitrée, négociée. Le travail d’arbitrage auquel se livre l’éthique se trouve ainsi complexifié par la multiplication des types et niveaux de systèmes de normes et de valeurs morales en présence. Son premier défi est d’abord de reconnaître cette multiplicité des moralités en présence.

RECONNAÎTRE LA PLURALITÉ DES MORALITÉS

Les sociétés pluralistes contemporaines nous exposent de plus en plus à une multiplicité de « moralités ». La complexité des enjeux liés à l’intervention résulte de la confrontation du travailleur social, de l’infirmier, du psychologue ou du médecin à une pluralité de normes morales reposant sur des hiérarchies variables des valeurs sur lesquelles elles reposent. Moralités religieuses d’abord, chacune des grandes religions proposant à ses fidèles un code moral fait de règles et de normes à respecter et de vertus à promouvoir. Moralités ethniques, propres à chacune des communautés ethnoculturelles des sociétés pluralistes modernes, autochtones ou issues de l’immigration, chacune étant porteuses de normes et de valeurs morales dont l’importance relative peut différer significativement de la hiérarchisation que leur accorde la société d’accueil. De même, pour Zigon (2008) nous pouvons considérer comme autant de morales institutionnelles, les systèmes de normes et de valeurs qui sont explicitées et inscrites dans les codes d’éthique dont se sont dotées la plupart des institutions publiques nationales (ex. : hôpitaux, instituts de santé publique, gouvernements municipaux, conseils nationaux de recherche) et par les institutions corporatives (ex. : ordres professionnels, centrales syndicales, banques). Ces institutions proclament ainsi « la vérité et la rectitude d’une moralité donnée » (Zigon, 2008, p 162).

Sans être considérés comme des « institutions » en soi, les mouvements associatifs, telles les associations de défense des droits des séropositifs, des travailleur.euse.s du sexe ou de lutte contre la discrimination sociale, existent de même en tant qu’« espaces moraux » (Massé, 2004), soit des communautés morales actives, militantes qui redessinent les pourtours du domaine moral. En cela, ils sont à la fois porteurs et créateurs de moralités. Ces espaces moraux sont tout à la fois lieux de critique sociale, lieux de promotion de valeurs propres inscrites dans une éthique du partage (engagement, solidarité, justice, compassion, convivialité, concertation, consultation, réciprocité, don, etc.), mais aussi lieux de construction de jugements de valeur portés sur l’État et sur certaines catégories de citoyens jugées insensibles à la vulnérabilité de certains groupes. Ils deviennent un lieu d’ancrage des valeurs qui joueront le rôle de principes éthiques normatifs qui prescrivent des actions justes et proscrivent les politiques publiques injustes. Ces communautés morales associatives sont « morales » dans la mesure où elles nous « informent sur la question de savoir comment nous devons nous comporter au mieux afin de contrecarrer l’extrême vulnérabilité des personnes, en la protégeant et en l’épargnant » (Habermas, 1992, p. 19).

La morale séculière, pour sa part, réfère à un ensemble de normes morales élaborées en dehors de toute référence à des traditions religieuses ou à des principes proposés par des traditions philosophiques (Leichter, 1997). Le domaine de la santé et de la prévention constitue un terreau particulièrement fertile pour l’émergence de telles moralités. Les normes et les règles morales qui justifient, par exemple, l’implantation des programmes de prévention des maladies transmissibles sexuellement, de l’obésité, de la malbouffe, de la consommation de drogues ou de la conduite automobile en état d’ébriété ne reposent aucunement sur une condamnation de ces pratiques au nom de principes religieux (qui en feraient des actes immoraux), mais plutôt sur une logique rationaliste de maximisation de la santé individuelle et collective. Ce qui est jugé inacceptable, à titre d’exemple, ce ne sont pas les rapports sexuels extra- ou préconjugaux, mais les rapports sexuels non protégés. Il en va de même pour les consommations d’alcool ou de drogues ciblées par la santé publique parce qu’associées à une augmentation des risques d’accidents ou de transmission de maladies évitables. Or, ces normes sanitaires ne sont pas pour autant moralement neutres. Et les comportements à risque n’en sont pas moins ramenés au niveau de « péchés séculiers » dans le cadre d’une santé publique vue comme nouvelle moralité (Massé, 2003), prenant le relais de la religion comme stratégie séculière de gestion des déviations à la norme et promotion de la vie bonne.

Mais, enfin, en deçà de cette pluralité de moralités codées, formalisées et instituées, l’intervenant doit aussi composer avec divers niveaux d’intériorisation des normes morales. Tel est en particulier le cas d’une moralité de sens commun, soit une morale incorporée, localisée profondément en nous, préalable à toute réflexion critique et préexistante à toute pondération méthodique des valeurs morales mises en cause. On peut la définir comme un ensemble de « dispositions incorporées [qui déterminent] un mode quotidien d’être au monde pour l’individu » (Zigon, 2008, p. 164). C’est souvent avec (ou contre) une telle moralité préconsciente, préréflexive chez les bénéficiaires et dans la population générale, que l’intervenant doit composer. Elle permet à l’individu d’agir la plupart du temps de façon moralement appropriée sans analyse éthique préalable de ses pratiques ou décisions, mais tout en étant convaincu de respecter la morale des autres membres de sa communauté.

Proposer que ces diverses moralités (religieuses, ethniques, institutionnelles, séculières, de sens commun) constituent des entités indépendantes les unes des autres ferait fi des multiples recoupements qui les traversent. En réalité, elles partagent en large partie les mêmes normes et valeurs morales, la plupart d’entre elles se retrouvant, d’ailleurs, dans les codes d’éthique d’intervention sous forme de principes, jugés abstraits par certains (p. ex. : respect de l’autonomie, bienfaisance, non-malfaisance, justice sociale, responsabilité, imputabilité). Toutefois, leur nier toute pertinence masquerait les différences dans la hiérarchisation de l’importance relative de ces normes et valeurs et gommerait le fait qu’elles sont portées par autant de communautés morales distinctes, soit des groupes sociaux qui partagent globalement ces balises morales et, surtout, qui s’expriment sur la place publique pour les défendre. Le recours au concept de moralités met en lumière la complexité des défis de toute éthique de l’intervention en tant qu’exercice périlleux d’arbitrage entre une multiplicité de balises morales plurielles, plus ou moins intériorisées, partiellement incompatibles et irréconciliables.

LA MORALE EN MOUVEMENT : PROCESSUS DE MORALISATION

Mais les défis éthiques soulevés par l’intervention sont rendus encore plus complexes du fait que ces multiples moralités, loin d’être statiques, sont en mouvement. Les codes moraux liés aux moralités institutionnelles, de sens commun et tout particulièrement aux moralités séculières, évoluent au gré de l’évolution culturelle et politique de toute société. Un tel processus de moralisation contribue alors à attribuer un caractère moral à des pratiques sociales ou sanitaires qui n’en possédaient pas.

On peut donc définir ce processus de moralisation comme la transformation, par l’individu ou par la société, d’une activité moralement neutre (ex. manger, penser à soi) en une activité ayant un poids moral significatif qui répond des impératifs doit ou ne-doit-pas (Rozin, 1997). Par exemple, dans l’espace de la moralité séculière, si les « végétariens sanitaires » motivent leur évitement de la viande par des considérations purement préventives, la frange plus radicale des « végétariens moraux » et des végétaliens considère immoral de tuer des animaux et se sentira investie d’une mission d’éducation d’autrui aux méfaits liés à la consommation de viande. Tel est aussi le cas des jugements quasi moraux portés sur les fumeurs, les sédentaires qui ne font aucun exercice physique, les conducteurs ayant consommé de l’alcool, les parents qui ont recours à la discipline physique, tous des comportements jugés acceptables il y a quelques décennies, mais qui ont acquis une connotation morale dans une moralité séculière qui « servira de plus bas dénominateur commun auquel la population se ralliera dans le domaine moral » (Katz, 1997, p. 299). Le processus séculier de moralisation contribuera alors à redonner un statut moral à des pratiques (p. ex. : prostitution) et des groupes (p. ex. : dépressifs, consommateurs d’alcool) stigmatisés à certaines époques.

De façon générale, cette moralisation évolue dans le champ des représentations sociales, des stéréotypes, des préjugés. Leichter (1997) rappelle qu’elle a surtout à voir avec la position, le statut et l’image sociaux des individus et des collectivités. En ce sens, on comprend que les destinataires de la moralisation séculière sont souvent d’abord des sous-groupes sociaux déjà stigmatisés.

Usages sociopolitiques du processus de moralisation

Non seulement la morale est plurielle, elle est tout autant sujette à des usages (ou mésusages) sociaux et politiques. Toute éthique de l’intervention ne peut considérer les normes, les valeurs ou les vertus comme des balises morales socialement et politiquement neutres. D’évidence, la morale (et indirectement ses composantes) est souvent utilisée par les autorités politiques ou par divers sous-groupes sociaux (nous l’avons vu avec la notion d’espaces moraux), pour justifier telle intervention ou telle non-intervention.

Stanley Cohen (2002) rappelait que le processus de moralisation s’intéresse à la construction, soutenue par les médias, d’une image morale négative associée à certains groupes présentés comme déviants et dangereux, tels les rockers, les skinheads, Hells Angels ou hooligans. Ces groupes sont présentés à travers leurs comportements déviants (ex. : criminalité, consommation de drogues), comme appartenant à des types sociaux particuliers de « démons populaires ». Ils deviennent des rappels vivants de tout ce qu’un bon citoyen ne doit pas être et suscitent une réaction morale panique face à ces formes de déviances. Cohen définit alors la « panique morale » comme relevant d’« une condition, un épisode, une personne ou un groupe devenant défini comme une menace aux valeurs et aux intérêts de la société » (Cohen, 2002, p. 1). Il s’agit d’un sentiment soudain et excessif de peur et d’insécurité, alimenté par les médias, soutenu par certaines autorités conservatrices (évêques, politiciens, magistrats) qui conduit souvent à des mesures politiques visant à contenir ou à éliminer la menace. Ainsi en est-il de la vague d’insécurité soulevée par les attentats du 11 septembre 2011 envers les « musulmans », par les sites expérimentaux d’injection de drogues, par les demandes de libéralisation de la prostitution, par le militantisme en faveur du mariage entre conjoints de même sexe ou par des arrestations de membres de réseaux de pédophiles qui sont autant d’événements susceptibles de soulever des réactions disproportionnées, bien que souvent volatiles, dans une population insécurisée. Ces paniques morales sont « l’une des principales formes de la conscience idéologique par le moyen duquel la “minorité silencieuse” est mobilisée pour soutenir des mesures de plus en plus coercitives de la part de l’État et pour asseoir la légitimité d’un exercice de contrôle “plus qu’usuel” » (Hall et al., 1978, p. 221). Bref, ce qui devient d’intérêt pour une éthique des interventions est une analyse de la dynamique sous-jacente à la carrière sociale des normes morales mises en cause et des valeurs morales conçues comme des conceptions idéalisées du Bien.

L’analyse de ces moralités en mouvement est aussi servie par les recherches portant sur l’un des types de « nouveaux mouvements sociaux » que sont les « croisades morales ». Howard Becker appliqua les principes de l’interactionnisme symbolique à l’analyse de la construction de l’image négative des déviants que des « entrepreneurs de morale » ont confiné à une « carrière de déviance ». Les mouvements sociaux de lutte à la consommation de drogue, à l’avortement, à l’euthanasie furent alors étudiés comme autant de croisades morales initiées par des groupes « puritains » visant la préservation de la moralité publique. Contrairement aux réactions de panique morale, le but ici est moins de stigmatiser un groupe ou des pratiques immorales que de militer pour que les « autres » respectent des pratiques et des valeurs considérées comme naturelles et universelles. Définies comme des « réactions collectives à la modernisation culturelle qui a accentué l’écart entre la moralité et le monde vécu » (Eder, 1985, p. 888), ces croisades ne sont toutefois pas exclusivement le fait des classes dominantes (la petite bourgeoisie est souvent le principal promoteur de l’orthodoxie morale) et ne sont pas exclusivement réactionnaires (p. ex. : des mouvements contemporains écologistes, anticapitalistes) (Garland, 2008). D’ailleurs, dans ces derniers cas, comme d’ailleurs dans le cas du soutien d’un certain féminisme à la lutte contre la prostitution, cohabitent une pluralité de tendances parfois réactionnaires, parfois réformistes.

L’exercice de justification éthique de l’intervention est rendu particulièrement complexe du fait qu’il doit tenir compte non seulement des multiples discours moraux qui s’entrecroisent et s’entrechoquent, mais aussi des configurations de conflits de normes et de valeurs toujours en mouvement au gré du processus de moralisation des pratiques sociales alimentées prenant la forme de mouvements sociaux de paniques ou de croisades morales. Un tel angle d’approche nous amène bien loin d’une éthique reposant sur l’arbitrage d’une liste finie de principes, ces derniers fussent-ils sensibles aux contextes.

ASYMÉTRIE DU POIDS DES BALISES MORALES : LE CAS DES MORALITÉS ETHNIQUES

L’éthique de l’intervention peut compter sur certaines avancées des sciences sociales qui impliquent la remise en question de plusieurs postulats et présupposés épistémologiques liés à la morale et à l’éthique. Le premier concerné est le postulat essentialiste : face à la diversité ethnique, on ne peut plus associer à un groupe ethnique donné une moralité spécifique sans égard pour les divergences et les conflits internes qui la traverse. Il n’existe rien comme une moralité « haïtienne », « québécoise de souche » ou « arabe », encore moins « africaine », homogène. Le second postulat, communautariste, supposait une dissolution du sujet éthique dans sa communauté morale d’appartenance. Chacun des membres d’un groupe ethnique donné (migrant ou autochtone) est perçu comme écrasé par le poids des normes et valeurs morales du groupe. Peu de place étant accordée à la liberté et à l’autonomie individuelles, ce postulat gomme les choix individuels réputés être faits à l’intérieur des balises morales proposées par le groupe. Le souci d’un respect des valeurs et des « traditions » ethniques conduit alors à faire l’impasse sur les expressions de l’autonomie de ces sujets éthiques et à nier tout potentiel de réflexivité critique. Il ne faut toutefois pas oublier que ces constructions essentialistes et communautaristes des moralités ethniques sont tout autant externes qu’internes, les scientifiques sociaux, professionnels de l’intervention, politiciens et juristes manquant souvent de prudence face à des constructions stéréotypées des « cultures ethniques ».

Un recul critique face à ces postulats nous conduira à reconnaître que les normes et les valeurs morales auxquelles l’individu est exposé sont sujettes à des usages et mésusages politiques. L’éthique ne peut les considérer comme socialement et politiquement neutres ; pas plus, évidemment, qu’elle ne peut les réduire à de simples qualités morales individuelles. Tel est aussi le cas à l’intérieur même d’un groupe ethnique donné, fut-il démographiquement dominant dans une société d’accueil. Dans le Québec francophone, les normes morales entourant l’avortement diffèrent selon qu’elles sont promues par les groupes féministes ou les communautés morales religieuses, catholiques, protestantes, islamistes et autres. Celles liées à la tolérance zéro en matière de violence conjugale ou envers les enfants sont de plus en plus largement reconnues par la majorité (voire inscrites dans des lois et règlements), mais sont aussi défendues à l’intérieur des groupes ethniques minoritaires en dépit des discours les dépeignant comme défendant en bloc leurs traditions. Le débat actuel sur les soins de fin de vie a clairement mis en évidence le poids politique déterminant du monde médical dans la sélection des malades admissibles en dépit d’une nette ouverture de la population face à ces soins.

Cette asymétrie dans les rapports aux normes morales est évidente à l’intérieur de chaque groupe ethnique. L’analyse transculturelle des moralités a, par exemple, montré on ne peut plus clairement que la morale a un sexe (voir Massé, 2015, p. 136-141 pour un bilan partiel). On ne peut que conclure à la quasi-universalité d’un double standard moral pour les hommes et les femmes. L’anthropologie des moralités a aussi clairement illustré l’existence dans de multiples sociétés de variations importantes dans les normes et de valeurs morales en fonction de la position occupée par l’individu dans la hiérarchie sociale, dont les classes sociales, les groupes d’âge ou la couleur de la peau. Bref, si chaque groupe ethnique reconnaît comme pertinente une liste de balises morales, la distribution sociale de ces normes ainsi que leur poids relatif varient significativement à l’intérieur de chacun des groupes.

Le relativisme moral n’est pas la neutralité morale

Face à la diversité ethnique, l’éthique de l’intervention doit donc éviter autant le piège d’un interventionnisme intempestif au nom du respect de normes morales promues par la société d’accueil que le piège d’une non-intervention au nom d’un respect de normes morales « ethniques ». La banalisation de la violence conjugale comme faisant partie de la culture d’un groupe ethnique donné, l’autorisation donnée à une famille autochtone à refuser des soins à un enfant au nom d’un droit ancestral à recourir à une thérapie « traditionnelle », la proposition de magistrats ontariens d’accepter que des citoyens musulmans puissent être jugés en droit de la famille selon les lois de la charia, même au prix du non-respect des chartes des droits, sont des exemples de tels accommodements largement débattus dans les médias au cours des dernières années.

Ces enjeux liés à la sensibilité pluriculturaliste furent abondamment analysés par l’anthropologie au niveau de l’intervention à l’international ; des leçons peuvent en être tirées pour l’intervention en contexte multiculturel au Québec. Bien sûr, toute intervention en contexte de pluralité ethnique ne sera éthique que si elle est sensible à la culture, aux normes et aux valeurs de l’Autre. Toutefois, il faut éviter, nous rappelle Lévi-Strauss, les ornières du « double standard », soit notre refus d’appliquer aux sociétés ethnographiées les mêmes critiques de l’immoralité que nous retenons pour les nôtres (Lévi-Strauss, 1955, p. 384). Les risques sont importants de cautionner, avec des arguments culturalistes, des actes immoraux (p. ex. : violence envers les femmes, mutilations sexuelles) en disqualifiant, comme relative, toute norme balisant l’acceptable et l’inacceptable. Paul Farmer dénonce ainsi l’usage abusif du concept de « spécificité culturelle » en rappelant que « la différence culturelle, confinant à un déterminisme culturel, est l’une des formes d’essentialisme utilisées pour justifier les assauts contre la dignité et la souffrance » (Farmer, 2003, p. 48). L’anthropologue dénonce ainsi le fait que la différence culturelle soit l’une des multiples formes d’essentialisme utilisées pour justifier l’injustifiable, les pratiques immorales étant considérées comme étant inscrites « dans leur culture » ou « dans leur nature ». Le risque en est un de balkanisation des moralités locales. Questionnant les limites d’une approche essentialiste de la morale, d’autres feront d’ailleurs la promotion d’une tolérance limitée et engagée (Macklin, 1999 ; Massé, 2009). Si le relativisme moral soutient une neutralité éthique, il ne doit pas conduire à l’indifférence éthique. Ainsi « reconnaître le fait de la diversité morale et du pluralisme des valeurs n’implique en aucun cas que nous devions nous abstenir de juger les autres (ou qu’eux devraient s’abstenir de nous juger) » (Lukes, 2015, p 249).

Au sein de chacun des groupes ethniques, le poids relatif des valeurs et principes moraux dépend d’abord des pressions exercées par les personnes en autorité (religieuse, politique, familiale) pour les promouvoir et appliquer les sanctions en cas d’écarts. L’éthique de l’intervention devra s’intéresser à la distribution sociale (inégalitaire) des interdits, des responsabilités et de l’application des règles morales aux diverses catégories sociales.

Le respect des traditions est-il un principe éthique ?

Ceux qui justifient la violence familiale au nom de la défense de l’« honneur » de la famille, qui défendent le droit du mari à décider seul en matière de soins de santé pour les membres de la famille, qui refusent l’accès des femmes à l’avortement ou qui refusent certains soins de santé pour leurs enfants au nom du respect des traditions doivent-ils être critiqués au nom d’une logique politique ou du non-respect de principes éthiques ? Sont-ils légitimés d’invoquer le respect des traditions ? La réponse donnée par plusieurs à cette dernière question est clairement non. Une coutume ou un rituel n’est pas justifiable et défendable du simple fait qu’il soit inscrit dans une « tradition ». Encore faut-il se demander : cette coutume traditionnelle opprime-t-elle systématiquement certains sous-groupes de la population ? Engendre-t-elle plus de conséquences négatives que de bénéfices pour l’ensemble de la collectivité ? Implique-t-elle la coercition des individus, même si c’est au nom de bénéfices présumés pour eux ou pour la collectivité ? Pour Ruth Macklin, « le respect de la tradition n’est pas un principe éthique de quelque sorte que ce soit, fondamental ou dérivé […]. Certaines pratiques traditionnelles sont dommageables, même malveillantes, d’autres sont bénéfiques, et d’autres sont éthiquement neutres » (Macklin, 1999, p. 81).

Une éthique de l’intervention, critique et engagée, doit s’autoriser à poser des questions. Quels intérêts sont servis par les coutumes ? Qui définit ce qui relève de la tradition et ce qui relève, par exemple, d’un emprunt à une morale « occidentale » ? Quels sont les usages politiques faits, par exemple, d’interprétations fondamentalistes de certaines normes morales par les mouvements religieux (islamistes, hindouistes, chrétiens ou protestants) ? Ou comme le demande Zechenter (1997), qui bénéficie du changement dans les pratiques culturelles et à qui profite le statu quo ? Il devient donc vital pour l’éthique de trouver un équilibre entre, d’un côté, un esthétisme béat qui aborde les moralités locales comme textes culturels politiquement neutres et, de l’autre côté, une violence interprétative qui soumet aveuglément les pratiques traditionnelles à l’épreuve de principes éthiques insensibles aux normes et valeurs morales des divers groupes sociaux.

Conclusion

Le sujet éthique n’est pas simplement confronté à la morale considérée comme un ensemble fini et homogène de normes figées dans le temps. En fait, la réalité dans laquelle doivent naviguer autant le citoyen vulnérable que l’intervenant et le gestionnaire des politiques publiques est beaucoup plus complexe. C’est celle d’une pluralité de moralités (p. ex. : religieuses, institutionnelles) présentant chacune son bagage de normes, de valeurs et de vertus, celle d’une pluralité de niveaux d’intériorisation, voire d’incorporation, de ces normes morales (allant par exemple d’une moralité de sens commun guidant les pratiques quotidiennes à l’analyse critique exercée par les membres d’un comité d’éthique), celle encore de moralités évoluant en continu au gré de processus complexes de moralisation qui construit de nouvelles variantes de ces moralités. C’est dans un tel contexte que l’éthique s’impose comme le lieu de l’analyse situé de leur pertinence dans divers contextes d’intervention et lieu d’arbitrage de ces diverses balises délimitant le bien, le juste et le souhaitable. Une telle éthique de l’arbitrage entre moralités ethniques, religieuses, institutionnelles ou de sens commun est omniprésente (bien que sans référer explicitement à ces moralités) dans les réflexions que feront les travailleurs de rue auprès des toxicomanes (Bastien, 2013), des travailleurs sociaux face aux femmes violentées (Gauthier et al., 2013) ou des jeunes femmes issues de l’immigration face à l’excision et autres coupures génitales (Vissandjée et al., 2013).

Le défi éthique apparaît comme encore plus complexe face à la pluralité ethnique des clientèles ciblées par l’intervention. L’impératif du respect de l’Autre se doit d’être le garde-fou de toute intolérance. Toutefois, la tolérance ne peut servir aveuglément de justification à l’inaction et de levier à la reproduction d’inégalités et d’injustices au sein de chacune des communautés. Globalement, aborder l’éthique comme lieu d’une rencontre conflictuelle entre une pluralité de moralités ne peut que déboucher sur une éthique de la complexité, critique envers les réductionnismes essentialistes et engagée dans la reconnaissance des discours moraux minoritaires.