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Justice is indivisible, and injustice anywhere is a threat to justice everywhere.

Martin Luther King fils

Le titre de cet article emprunte à Angela Davis le concept d’« indivisibilité de la justice » – titre de sa conférence prononcée à Montréal à l’occasion du Festival Fro [1] en février 2013 – pour tenter de traduire à nouveau le concept d’intersectionnalité. Traduire à nouveau puisque même si la présence du concept d’intersectionnalité des oppressions est indéniable dans le mouvement féministe québécois, il semble qu’il y ait encore des débats quant à sa signification et sa pertinence, l’intersectionnalité étant parfois associée à toutes sortes de choses suspectes ou « nouvelles », comme le postmodernisme ou le fractionnement du mouvement féministe.

Peut-être, donc, faut-il changer le champ lexical et parler, comme le fait Davis, de l’indivisibilité de la justice. De son côté, Danièle Kergoat préfère théoriser la « consubstantialité » des rapports sociaux dans une perspective féministe matérialiste. Au-delà des différences entre les notions de consubstantialité et intersectionnalité, différences que j’aborde plus loin, mon choix terminologique s’arrête sur la notion d’intersection des oppressions puisque, d’une part, ce terme a déjà fait sa place dans le mouvement des femmes du Québec et, d’autre part, c’est à travers ce terme développé et popularisé par beaucoup de black feminists aux États-Unis que j’ai appris à penser l’interaction des systèmes d’oppression [2]. L’indivisibilité de la justice permet, de son côté, de mettre l’accent sur l’importance pour le mouvement féministe de lutter contre toutes les injustices subies par les femmes, peu importe leur origine patriarcale ou autre.

Je situe cette discussion dans un contexte québécois, une société à la jonction entre la France et les États-Unis, « ouverte sur le monde », mais habitée par l’espoir d’être « maître chez nous », avec sa constante immersion dans la langue de l’Autre, mais son désir de rectitude linguistique, sa laïcité dogmatique et ses « nègres blancs »… bref, son lot de particularismes et d’influences venant autant du sud de la frontière que de l’autre côté de l’Atlantique. Ce texte se veut donc une contribution aux débats en cours dans le mouvement féministe québécois, notamment autour du projet de loi 60.

Cet article se penchera sur la pertinence des théories de l’intersectionnalité des systèmes d’oppression dans le contexte du féminisme québécois francophone pour démontrer 1) qu’il existait déjà une protothéorie de l’intersectionnalité des oppressions dans le féminisme radical des années 1970 au Québec; 2) et que les féministes québécoises d’aujourd’hui seraient bien placées pour proposer une synthèse entre l’approche intersectionnelle en provenance des États-Unis et le « matérialisme » en provenance de la France. En effet, historiquement, géographiquement et linguistiquement, les Québécoises se retrouvent dans une position « à la croisée des chemins » et peuvent jouer le rôle de médiatrices entre ces deux traditions. Cette démonstration permettra au passage de réfuter deux accusations au sujet de l’approche intersectionnelle, à savoir qu’elle serait postmoderne et source de fragmentation du mouvement féministe.

Retour rapide sur l’intersectionnalité

Comme plusieurs l’ont déjà démontré (Bilge, 2009, 2010; Dorlin, 2005; Nash, 2011; Pagé, 2012a), le développement d’un cadre d’analyse intersectionnel est le résultat des efforts par les féministes de couleur [3] étatsuniennes de théoriser et comprendre la complexité et la spécificité de leur vécu à un moment où les concepts existants ne pouvaient en rendre compte. Les femmes de couleur essaient ainsi de dépasser un modèle additif, qui cumule les oppressions. C’est dans le texte du collectif de femmes noires Combahee River Collective, en 1977, que l’on observe les premiers changements dans le vocabulaire utilisé pour parler de l’expérience simultanée du patriarcat, du capitalisme, du racisme et de l’hétérosexisme [4], établissant ainsi les bases de ce que deviendra l’analyse intersectionnelle. Elles nous parlent de « synthesis of these oppressions », des « manifold and simultaneous oppressions » (Combahee River Collective, 1977 : 164), et de la « multilayered texture of black women’s lives » (Combahee River Collective, 1977 : 167). Elles jettent ainsi les fondements d’une analyse et d’une pratique intégrées « based upon the fact that the major systems of oppression are interlocking » (Combahee River Collective, 1977 : 164). Au moment de la publication du célèbre This Bridge Called My Back en 1980, l’idée des oppressions qui interagissent est déjà utilisée. Depuis, cette idée est devenue centrale autant dans la théorie féministe que dans d’autres sciences sociales aux États-Unis, au point de se faire qualifier de « buzzword » (Davis, 2008).

Contrairement à un modèle moniste (il n’y aurait à prendre en considération qu’un seul système d’oppression) ou une analyse additive (les effets des différents systèmes sont purement cumulatifs) [5], l’analyse intersectionnelle met au centre l’idée de l’imbrication et de la co-construction. On peut appliquer cette idée à trois niveaux d’analyse : 1) l’individuel, 2) le systémique et 3) la lutte militante. On se retrouve ainsi avec trois prémisses qui constituent l’essence du modèle intersectionnel : 1) les oppressions sont vécues de manière simultanée et sont difficilement différentiables les unes des autres; 2) les systèmes d’oppression s’alimentent et se construisent mutuellement tout en restant autonomes; 3) par conséquent, la lutte ne peut pas être conceptualisée comme un combat contre un seul système d’oppression — les systèmes doivent être combattus simultanément sans être hiérarchisés.

Au niveau individuel, l’analyse intersectionnelle nous permet de comprendre que personne n’a d’identité pure. On n’est jamais seulement femme, ou seulement pauvre, ni seulement handicapé.e. De plus, selon la logique de la première prémisse, il est difficile de distinguer les effets de deux systèmes d’oppression ou même plus, puisqu’ils agissent ensemble.

L’application de l’intersectionnalité au niveau individuel nous permet aussi de faire émerger la présence de privilèges. Reconnaître que certaines situations nous offrent des privilèges permet de déconstruire le mythe individualiste et méritocratique voulant que notre position sociale actuelle soit le résultat de nos compétences et de nos efforts (ou ceux de nos parents) et permet de s’attaquer autant aux systèmes qui nous oppriment qu’à ceux qui perpétuent notre position de dominante, même si cela va contre nos intérêts.

Au niveau systémique, une analyse intersectionnelle d’une situation ou d’un problème nous permet de voir comment les différents systèmes d’oppression s’appuient les uns sur les autres et s’imbriquent dans la construction de la réalité sociale. Ainsi, le capitalisme s’alimente d’autres idéologies d’inégalités sociales comme le racisme ou le patriarcat, ce qui a pour effet de dévaloriser le travail de certains types de personnes et de survaloriser celui de certains autres. Le patriarcat permet de justifier la division entre travail salarié et travail domestique d’une manière qui dégage les hommes comme classe sociale de cette responsabilité et justifie le travail gratuit (travail domestique non rémunéré, soins à la famille [élargie]) ou sous-payé des femmes (femmes de ménage, aide-infirmière, etc.) qui effectuent le travail domestique et le travail du care. Cela nous amène à conclure que la fin du capitalisme n’amènerait pas la fin du patriarcat, mais que le patriarcat pourrait être transformé par une autre structure économique.

Par conséquent, la troisième prémisse avance qu’une lutte contre une seule structure d’oppression a pour effet de rendre invisible et donc de marginaliser davantage (et à l’intérieur même des mouvements sociaux) la situation des personnes dont l’expérience conjugue les effets négatifs de plusieurs systèmes d’oppression.

Pour illustrer ce phénomène, prenons l’exemple du changement de paradigme qui s’est opéré dans les mouvements féministes aux États-Unis et au Québec au sujet de l’avortement, de l’accès et de la contrainte à la maternité et de la justice reproductive. Penser le problème dans une perspective d’« avortement libre et gratuit » ne permet pas de réfléchir à différents problèmes liés au contrôle de la reproduction des femmes – au Canada, citons en exemple l’interdiction d’adopter pour les couples homosexuels, levée depuis peu, les stérilisations forcées subies par les femmes handicapées ainsi que par les intersexué.e.s opéré.e.s à la naissance, les accusations contre les femmes prestataires d’aide sociale d’avoir des enfants pour toucher les chèques d’allocations, les préjugées envers les femmes immigrantes qui seraient ignorantes des moyens de contraception ou soumises à leur mari ou à leur culture, ou les familles autochtones qui se sont fait et se font encore enlever leurs enfants pour mieux les « assimiler » ou pour les « protéger ». Adopter une lunette qui se limite à l’accès à l’avortement ne permet de prendre en compte que les problèmes vécus par une portion des femmes : celles que l’on encourage à avoir des enfants – les femmes blanches de la classe moyenne. Or si l’on n’adopte que leur point de vue, on ne peut comprendre la complexité du système patriarcal, ni l’influence qu’exercent sur celui-ci le racisme, le colonialisme, l’hétérosexisme, le capitalisme et le capacitisme, entre autres, qui modulent différemment l’oppression patriarcale en fonction de catégories spécifiques de femmes.

En repensant cette lutte avec une perspective intersectionnelle, c’est l’ensemble des femmes qui font l’objet de la lutte politique féministe, celle-ci devenant diversifiée dans ses stratégies, ses tactiques et ses objectifs, en fonction de la diversité des réalités vécues par les femmes. Ainsi, les féministes de couleur étatsuniennes ont développé le mouvement pour la justice reproductive qui se bat pour 1) le droit d’avoir un enfant; 2) le droit de ne pas avoir d’enfant; et 3) le droit d’éduquer les enfants que nous avons (Ross, 2006 : 14). Élargissant les revendications du mouvement pro-choix, cette transformation dépasse un simple changement de nom; il s’agit en fait de remettre en question la notion de choix individuel et de se battre pour que toutes aient le pouvoir social, politique et économique ainsi que les ressources pour prendre les décisions qui concernent leur corps, leur sexualité, leur reproduction, leur famille et leur communauté.

Cet exemple illustre la propension de l’analyse intersectionnelle à évoquer pour les mouvements sociaux des questions telles que : quelles seront les conséquences des changements proposés sur l’ensemble des personnes marginalisées par les différents systèmes d’oppression? Qui profitera de ces changements? Qui est occultée dans le débat? Cette propension n’est pas nouvelle; voyons maintenant comment les féministes québécoises ont réfléchi à ces questions.

Retracer notre propre histoire

Si, comme l’a démontré Éléonore Lépinard (2005), les féministes françaises se sont peu préoccupées des analyses postcoloniales et des rapports sociaux de race, ce ne fut pas le cas des féministes au Québec. En fait, l’analyse particulière qui alimentait les théorisations féministes radicales au Québec au début des années 1970 a étrangement la saveur d’une analyse proto-intersectionnelle.

À l’image de presque tous les groupes de gauche du Québec de l’époque (Milner and Milner, 1973; Mills, 2007, 2010), les féministes radicales adoptent un cadre d’analyse ancré dans des luttes pour la décolonisation du tiers monde, inspiré de Fanon, Memmi et Cesaire (Mills, 2010). À travers ces auteurs, les hiérarchies linguistiques et religieuses sont non seulement juxtaposées aux hiérarchies de classes, mais également réinterprétées à travers une grille raciale et coloniale. Le « nègre blanc d’Amérique » de Pierre Vallières prend ainsi tout son sens : le peuple québécois se considère dans une position similaire au peuple algérien, cubain, palestinien et dans une position analogue à celle des blacks aux États-Unis (Fournier, 1982). L’oppression au Québec serait à la fois raciale, linguistique, économique et politique. Les mouvements féministes radicaux ne sont pas en reste sur ce sujet. Sous l’influence des théorisations et luttes de décolonisation du tiers monde, la langue tient lieu de marqueur établissant l’appartenance à une classe et à une race (Pagé, 2012a). Ainsi, les féministes révolutionnaires[6] voient la lutte pour la libération du Québec comme une lutte de décolonisation et se conçoivent comme sujets racisées. Bien que cette théorisation permette des solidarités avec d’autres mouvements anti-impérialistes à travers le monde, cette identité « raciale » québécoise n’est pas sans contradictions. Elle a pour conséquence de rendre invisible la colonisation des peuples autochtones et suggère une symétrie entre la situation de colonisé au Québec et d’autres pays colonisés.

Bien que cette position soit problématique a posteriori, elle permet néanmoins aux Québécoises de l’époque de développer une analyse complexe de l’oppression. Ainsi, les féministes du Front de libération des femmes (FLF) et du Manifeste des femmes québécoises (MFQ)[7] ont établi des bases pertinentes pour ce qui aurait pu devenir une théorisation de l’intersectionnalité des oppressions. En effet, malgré une certaine invisibilisation des privilèges des féministes blanches en comparaison avec les femmes racisées « d’ici ou d’ailleurs » [8] (pour reprendre leurs termes), l’articulation féminisme et nationalisme [9] s’est concrétisée par l’apport d’une compréhension sommaire des interactions entre les différentes oppressions et d’une théorie qui se rapproche de l’intersection des oppressions.

En effet, deux des trois prémisses de base de l’analyse intersectionnelle sont présentes dans les textes de ces féministes. Tout d’abord, le refus de hiérarchiser les luttes se retrouve d’entrée de jeu dans ce classique du FLF : « Pas de libération des femmes sans libération du Québec, pas de libération du Québec sans libération des femmes » ou cette version un peu moins connue « Pas de libération des travailleurs sans libération des femmes » (O’Leary et Toupin, 1982 : 31). Elles établissent ainsi qu’elles sont prêtes à ne subordonner aucune de ces trois luttes à l’autre. L’ensemble du texte du MFQ rend également l’idée que ces luttes doivent être menées de front, qu’elles ne sont pas hiérarchisables.

S’inscrivant également dans une tradition marxiste (O’Leary et Toupin, 1982 : 32-35), ces deux groupes féministes tentent de concilier trois systèmes d’oppression, trois axes de lutte essentiels et non négociables pour la libération des femmes : « La lutte de libération de la femme au Québec doit donc se situer à trois niveaux : contre le patriarcat; contre l’impérialisme américain et le colonialisme anglo-saxon; pour un socialisme » (FLF, 1982 [1971] : 117).

Dans quelques cas, les féministes radicales essaient d’articuler avec plus de détails les interactions entre ces systèmes. Par exemple, les auteures du MFQ théorisent une certaine « imbrication » du sexe et de la classe :

L’on voit que système patriarcal (famille patriarcale) et système capitaliste (division du travail, exploitation) vont de pair et s’imbriquent l’un dans l’autre. […] Les femmes qui luttent contre leur exploitation doivent lutter contre ces deux systèmes

MFQ, 1971 [1970] : 31-32; nous soulignons

De plus, elles reconnaissent une interaction mutuelle entre les trois systèmes quand elles écrivent : « Chacune de ces exploitations [patriarcat, capitalisme, colonialisme] est liée aux autres et toutes ensemble exercent une interaction les unes sur les autres » (MFQ, 1971 [1970] : 25). Ainsi, elles théorisent, tout comme les féministes blacks de la même époque, la deuxième prémisse de l’analyse intersectionnelle, soit l’idée que les systèmes s’alimentent et se construisent mutuellement, ou « s’imbriquent ».

Ainsi, les féministes radicales des années 1970 articulent les débuts de ce qui aurait pu être une analyse intersectionnelle à trois voies. Cependant, ces idées ne se sont jamais matérialisées en un cadre d’analyse clair ou en outil d’analyse comparable à l’intersection des oppressions ou même à la consubstantialité des rapports sociaux. L’idée que les francophones québécoises soient un groupe racisé dominé a tranquillement perdu sa pertinence. Reconnaissant leurs privilèges sur une échelle globale, les féministes québécoises contemporaines utilisent rarement la construction raciale coloniale pour décrire l’oppression linguistique contemporaine. En se rapprochant des années 1990, on voit que les préoccupations économiques restent centrales pour le mouvement féministe. Les enjeux autour des « groupes racisés » cessent de s’articuler autour des femmes blanches francophones et concernent désormais les femmes immigrantes, les femmes autochtones et les femmes d’« autres » communautés ethnoculturelles. La question qu’il reste à poser est donc de savoir si le mouvement féministe québécois pourra transformer son héritage, son expérience des interactions entre les systèmes d’oppression, pour comprendre la réalité des femmes qui ne partagent pas le même héritage. Et peut-on transformer ce savoir en outil pour l’action?

Intersectionnalité et féminisme matérialiste

L’autre grande influence, qui se fait encore sentir dans le mouvement féministe québécois contemporain, est l’apport des féministes matérialistes françaises et leur compréhension des rapports sociaux (de sexe) (Combes, Daune-Richard et Devreux, 1991; Delphy, 1975, 2001; Guillaumin, 1977; Kergoat, 1982, 1984, 2001; Mathieu, 1971, 1991; Tabet, 1985, 1998). Il est donc possible de penser un quatrième niveau d’analyse (en plus des niveaux individuel, structurel et militant), soit celui des rapports sociaux. La notion de « rapport social » désigne la tension qui crée et constitue les individus en groupes sociaux (en classes de sexe, classes sociales) dans une relation antagoniste et hiérarchique (Juteau, 1999 [1994]). Plus précisément, on peut définir un rapport social comme « une logique d’organisation du social qui fait système à travers l’ensemble des champs. Il fait système, c’est-à-dire qu’il donne une dimension systématique à un ensemble d’éléments articulés entre eux et servant une même logique » (Combes, Daune-Richard et Devreux, 1991 : 63). Pour Colette Guillaumin, la race est également le produit d’un rapport social, une catégorisation construite pour justifier l’appropriation du travail d’un groupe par un autre (1972; 1977). Le rapport social, à la différence du système d’oppression, réfère au processus de formation des classes (de sexe, de race, économique) plutôt qu’à leur tout constitué en système.

C’est dans le cadre de ces postulats que Danièle Kergoat a théorisé la « consubstantialité » des rapports sociaux en 1982. On retrouve dans la pensée de Kergoat la même logique qui tente de dépasser l’addition pour aller vers l’interaction. Prenant acte de ses observations du travail dans les usines de France, elle affirme que « l’on ne peut penser séparément les formes d’exploitation capitaliste des formes de domination patriarcale : il n’y a pas juxtaposition, mais liaison organique » (1982 : 102). Les rapports sociaux sont donc mutuellement constitués, autrement dit, consubstantiels.

De plus, contrairement aux autres féministes matérialistes de l’époque, elle affirme dès 1984 que les rapports sociaux doivent être considérés simultanément et ne peuvent être hiérarchisés : « Le refus de hiérarchiser ces rapports sociaux [de sexe et de classe]; pour moi, il n’y a ni front principal ni ennemi principal. Un rapport ne peut pas être un peu plus vivant qu’un autre, il est ou il n’est pas » (Kergoat, 1984, 210).

Il est tout de même important de noter que Kergoat incorpore également l’imbrication des structures dans son analyse, pas seulement des rapports sociaux, lorsqu’elle nous dit par exemple : « les deux structures, capitalisme et patriarcat, se reproduisent l’une l’autre » (1982 : 136-137) [10].

Mais l’analyse de Kergoat, développée au début des années 1980, n’est pas immédiatement intégrée à la théorie radicale matérialiste française [11]; c'est plutôt l'idée de Christine Delphy selon laquelle il y a pour les femmes un « ennemi principal », soit le patriarcat, qui était courante [12]. Cependant, une récente série de publications par et sur Kergoat (2001, 2009, 2010, 2012) a permis de dépoussiérer ces théories qui avaient fait si peu de bruit lors de leur production.

Puisque le concept des rapports sociaux ne fait pas son chemin jusqu’aux États-Unis, il ne faut pas s’attendre à le voir intégré comme un niveau d’analyse différent dans la théorie de l’intersection des oppressions chez les Blackfeminists. Cependant, le fait qu’elles n’aient pas développé l’analyse au niveau des rapports sociaux ne veut pas dire que les notions d’intersectionnalité et de rapports sociaux sont incompatibles. Même si elles ne l’explicitent pas toujours, et contrairement à ce qu’Elsa Dorlin (2005) et Danièle Kergoat (2009) affirment, les féministes de couleur étatsuniennes sont bien conscientes de la construction artificielle des catégories et des identités. Par exemple, Patricia Hill Collins explique que ce sont les structures d’oppression qui créent les positions sociales, positions sociales qui sont ensuite l’objet de l’analyse intersectionnelle (1995 : 492). La construction sociale des catégories est prise pour acquis par les black feminists [13], sans pour autant que ce processus soit au centre de l’analyse, comme c’est le cas pour les matérialistes françaises.

Postmodernisme?

Le caractère ambigu de l’intersectionnalité, son refus de fournir une recette universelle et son accent mis sur la complexité des relations de pouvoir en incitent certaines à la qualifier de postmoderne (Davis, 2008). Même si l’analyse intersectionnelle est utilisée par certaines auteures postmodernes ou poststructuralistes, plusieurs auteures ont réfuté cette association (Bilge, 2009), notamment précisément en l’accusant de ne pas assez remettre en question la notion d’identité (Chang et Culp, 2002). S’il est vrai que les théories postmodernes, sous l’influence d’auteurs masculins comme Michel Foucault, Gilles Deleuze et Jean-François Lyotard, ont remis en question les grands récits de libération et l’universalité des expériences, elles ont également écarté le projet politique de transformation sociale. Puisque c’est à travers les luttes sociales des black feminists que la complexité des interactions entre les systèmes d’oppression et l’intrication de leur vécu semble avoir été constatée, pensée et théorisée (Nash, 2011), il semble plus approprié d’y voir un esprit résolument moderne. Ainsi, comme nous le rappelle Patricia Hill Collins (2012), c’est dans un contexte de luttes sociales modernistes, une relecture radicale du projet de la modernité, que ces idées se sont cristallisées.

Toujours selon Collins, c’est lors du passage de l’espace militant vers l’espace universitaire que la dématérialisation s’est opérée, que le terme « intersectionnalité » a perdu son ancrage dans la lutte populaire et le projet de transformation sociale.

Cette phase intermédiaire des études de race, classe et genre, auxquelles sont venues s’ajouter au fil du temps les notions de sexualité, âge, aptitude, ethnicité et religion, reflétait le dynamisme des mouvements sociaux qui en étaient à l’origine. […] Lui attribuer un nom a permis de résoudre le dilemme. La notion d’intersectionnalité représentait un terme générique reconnaissable, qui arrangeait ces relations dynamiques de manière à rendre le champ compréhensible au regard des normes académiques concernant l’autorité et la propriété intellectuelle

Hill Collins, 2012 : 8-9

La théorisation de l’intersectionnalité aurait ainsi perdu de vue le projet de société et la vision politique de l’indivisibilité de la justice.

Retourner à la source militante et recentrer le projet intersectionnel sur l’indivisibilité de la justice permet alors un arrimage entre la théorie féministe matérialiste et l’analyse en termes d’intersection des oppressions. La notion d’intersection des oppressions ou d’imbrication des structures de pouvoir relève d’une vision politique qui prône un changement social et une conception de la justice sociale foncièrement moderne et ancrée dans les rapports de domination symboliques, physiques et dans l’exploitation matérielle.

Analyser l’intersectionnalité des oppressions dans une perspective féministe ne signifie pas ne plus prendre en compte la lutte contre le patriarcat. La notion d’intersectionnalité des oppressions est un outil théorique et politique pour mener une lutte contre le patriarcat, sous toutes ses formes et ses expressions, de concert avec les luttes contre les autres systèmes. Cela ne veut donc pas dire que la lutte féministe est dépassée, mais bien qu’il faut la repenser.

On voit ici que les logiques qui sous-tendent l’intersectionnalité des oppressions et la consubstantialité des rapports sociaux sont similaires, mais posent le problème dans une perspective quelque peu différente. L’idée de « conscience de classe » pour Kergoat semble analogue à celle d’« identité » pour les Étatsuniennes, et l’analyse des structures similaires à celle des systèmes. Ainsi, peu d’éléments théoriques différencient ces deux notions, outre leurs inscriptions dans un langage localisé – en France dans les « rapports sociaux » et les structures; aux États-Unis, dans les identités socialement construites et les systèmes. Plutôt que d’opposer les notions d’intersectionnalité et de consubstantialité, il semble plus approprié d’identifier où elles se complètent et de les utiliser en fonction du point d’entrée le plus productif pour aborder un problème donné. Même si elles ne sont pas équivalentes, les notions d’intersectionnalité et de consubstantialité renvoient à la même idée centrale : il faut penser les oppressions comme multiples, interreliées et non hiérarchisables.

Le fractionnement

En plus de se faire accuser d’être postmoderne, l’idée de l’intersection des oppressions est parfois présentée comme une menace à l’unité du mouvement féministe parce qu’il induirait un fractionnement à l’infini de la catégorie des femmes en multipliant les différences. L’accusation de fractionnement est en fait un retournement d’argument : le fractionnement réel du mouvement vient de l’exclusion, de la diversité d’expérience des femmes, et non de son inclusion. Traditionnellement, l’expérience des femmes privilégiées a été placée au centre de la théorie féministe, et les « autres » étaient en quelque sorte exclues de la pensée et des organisations mainstream, provoquant une fragmentation de fait, et les encourageant ou les forçant à s’organiser entre elles. Décentrer l’expérience des femmes privilégiées ne fait pas en sorte de fractionner le groupe des femmes, mais bien d’éviter le fractionnement qui découle des théories posées comme universelles alors qu’elles ne rendent compte que de la réalité d’une partie des femmes, celles de la classe dominante. Complexifier la définition du groupe des femmes équivaut à éviter le fractionnement par l’exclusion.

Ainsi, l’objectif d’une analyse intersectionnelle de l’oppression des femmes n’est pas de fractionner et de sous-catégoriser en groupes toujours plus restreints, mais bien de repenser la lutte pour qu’elle ne soit pas spécifique à un seul groupe. Le changement de paradigme qui s’opère lorsqu’on passe d’une lutte pour le droit et l’accès à l’avortement vers une lutte pour la justice reproductive, comme nous l’avons vu, nous permet de cerner comment passer des besoins et des réalités d’un groupe de femmes (celles pour qui l’on restreint l’accès à l’avortement) aux besoins et réalités de l’ensemble des femmes, incluant celles qui se battent pour avoir ou garder leurs enfants, que ce soit à cause de leur racisation, leur classe sociale, leur orientation sexuelle ou leurs capacités physiques ou mentales. Adopter un paradigme plus large permet ainsi de ne pas fractionner le mouvement, en insistant plutôt sur la lutte pour le contrôle par toutes les femmes de leur corps, lutte réellement commune à toutes les femmes [14].

De même, partir de la réalité des femmes en marge de la société peut nous amener à une analyse plus complète des structures toujours aussi discriminantes et oppressives. S’ancrer dans la réalité des aide-familiales à statut précaire [15], par exemple, permet de remettre en question la dévalorisation du travail des femmes en général. En effet, même si l’atteinte d’un certain statut socio-économique par une classe de femmes leur a permis de se décharger du travail domestique gratuit et dévalorisé, le patriarcat ne peut faire l’économie de l’assujettissement d’au moins certaines femmes pour se maintenir. Ainsi, d’autres femmes, celles qui sont racisées ou avec peu d’alternatives d’emploi se retrouvent à faire ce travail à faible coût. Le déchargement de certaines n’a pas permis un changement de structure; la « libération » de certaines n’a pas mené à la libération de toutes; justice n’est pas faite. Partir de la position des femmes aide-familiales nous permet de réfléchir du même coup au patriarcat, au racisme, au capitalisme et aux structures étatiques qui maintiennent des catégories différentes de citoyenneté. Leur réalité nous rappelle également que l’obtention de privilèges par certaines n’équivaut pas à la remise en question et à la destruction du système. Il ne s’agit pas ici de prétendre que les conflits entre les groupes peuvent se résoudre simplement en trouvant les points communs et en faisant fi des dynamiques de pouvoir interne au mouvement féministe. En fait, il s’agit plutôt de contrer un des effets de ces relations de pouvoir : la perpétuelle centralisation des expériences des femmes privilégiées.

En guise de conclusion

Malgré l’histoire de l’intersectionnalité, au Québec comme ailleurs, et peu importe le nom qu’on lui donne, l’intégration d’une analyse intersectionnelle dans le mouvement féministe n’est pas chose facile. Si j’avance que l’imbrication des oppressions n’entraîne pas la fragmentation de la lutte, il n’en reste pas moins que les confrontations découlant de ce changement de paradigme peuvent entraîner des déchirements profonds dans le mouvement. Comme nous l’ont démontré les débats autour de la Charte des valeurs québécoises ou durant le processus des États généraux de l’analyse et de l’action du féminisme, quand les subalternes parlent, et qu’elles sont entendues, il y a la plupart du temps contrecoup par les personnes qui ont des privilèges à défendre. La reconnaissance de privilèges n’est qu’une petite première étape vers la destruction d’un système. Et si les notions d’intersectionnalité, d’imbrication et de consubstantialité nous donnent des outils pour comprendre les situations, développer notre analyse et orienter nos actions, ils ne nous fournissent pas une recette miracle avec une marche à suivre pour régler les différences de pouvoir dans le milieu féministe, milieu à l’image de la société dans laquelle il évolue.

Néanmoins, une étape importante semble être le changement de paradigme qui nous permet d’envisager la lutte sans laisser de femmes derrière. Cette idée est bien représentée dans l’indivisibilité de la justice. La justice est ou n’est pas. L’égalité des femmes est ou n’est pas; l’égalité des femmes n’est pas si certaines femmes ne sont pas égales aux autres femmes et aux autres hommes. Parce qu’il faut toujours se demander : égale à qui?

Les enjeux auxquels fait face le mouvement féministe contemporain ne sont pas simples. La trajectoire spécifique du mouvement féministe québécois francophone, avec son expérience des multiples oppressions et ses liens avec le féminisme matérialiste français, peut servir de tremplin à l’intégration et l’adoption d’un cadre d’analyse intersectionnel afin de tendre vers une société juste, où la justice est. Pour cela, il faut se donner les outils analytiques qui nous semblent les plus pertinents. Que l’on parle d’intersectionnalité, de consubstantialité des rapports sociaux, ou d’imbrication des systèmes d’oppressions, une partie du mouvement féministe a besoin de complexifier son analyse de la réalité des femmes afin de tenir compte des multiples oppressions. Rappelons-nous le slogan de la Marche mondiale des femmes, une mobilisation initiée par les féministes québécoises francophones : « Parce que tant que toutes les femmes ne seront pas libres, nous marcherons! »