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Introduction

La grande majorité des personnes âgées vieillissent à domicile (Delbès et Gaymu, 2005), mais pour certaines d’entre elles, l’autonomie au domicile est rendue complexe par divers éléments. Le refus d’aide et de soin est l’un des éléments de cette complexité.

PRISMA[1]-France est un projet de recherche-action (Somme et al., 2008) visant au maintien de l’autonomie des personnes âgées en situation complexe par l’intégration des services et la mise en place d’un service de gestion de cas.

Dans le cadre de ce projet, nous avons conduit des entretiens de recherche avec les gestionnaires de cas, les personnes âgées elles-mêmes et leurs proches. L’objectif de cette recherche était de recueillir et d’analyser le vécu et les représentations de ces personnes sur la pratique professionnelle de la gestion de cas et les situations des personnes auxquelles elle s’adresse.

Cet article propose d’analyser le refus d’aide et de soin des usagers de l’expérimentation PRISMA-France à partir des données recueillies par ces entretiens.

Problématique

Dès les premiers entretiens avec les gestionnaires de cas, le refus d’aide et de soin s’est imposé de manière récurrente dans leurs discours comme une problématique majeure de leur pratique professionnelle. Au début de l’expérimentation PRISMA-France, le service de gestion de cas a pu apparaître pour les autres acteurs de terrain comme le service dédié aux situations mettant en échec le système d’accompagnement professionnel. Or, c’est en tant que causes et révélateurs des blocages et carences du système que sont perçues, par les professionnels, les personnes en posture de refus. Bien que ne représentant qu’une part minime[2] de la population de personnes âgées bénéficiant d’accompagnement professionnel, les personnes refusant l’aide et le soin exposent les professionnels à l’impuissance. En effet, elles s’opposent à ce qui constitue leur vocation, à savoir répondre aux besoins sanitaires et sociaux des personnes âgées fragiles. Le refus conduit les professionnels à une forme de « tiraillement » entre la vocation de leur fonction, c’est-à-dire l’aide aux usagers, et la nécessité éthique de respect de la liberté individuelle (Corvol, 2010). Pour des personnes faisant état d’une santé et/ou d’une autonomie très dégradée, la non-intervention implique le risque de l’aggravation de la situation allant jusqu’à mettre en péril la survie de l’individu.

Du côté des personnes âgées, l’expression du refus conduit à problématiser le concept d’autonomie. Alors que le refus représente une manifestation du désir d’autonomie, celui de décider par soi-même de ce qui est bon pour soi, ses conséquences peuvent conduire à une réduction de l’autonomie fonctionnelle puis de l’autonomie décisionnelle. Dans cette optique, comment concilier le refus d’aide et de soin et la préservation de l’autonomie ?

Méthodologie

Afin d’étudier les représentations et le vécu de l’expérimentation par les usagers, l’équipe de recherche a opté pour une méthode qualitative par entretiens compréhensifs (Kaufmann, 2007) et semi-directifs (Blanchet et Gotman, 2005) qui était particulièrement appropriée pour les personnes âgées (Wenger, 2001). Les informateurs désignés étaient prioritairement les personnes âgées, usagers de la gestion de cas, mais également leurs proches et leurs gestionnaires de cas. Dans le cadre d’une démarche de recherche qualitative inductive, le terme « informateurs » désigne des individus à même « de porter témoignage sur leur groupe, leur société, leur culture » (Poirier, Clapier-Valladon et Raybaut, 1983). Dans le cadre de cette recherche, les informateurs étaient amenés à témoigner sur leur vécu de la gestion de cas et, plus largement, pour ce qui des proches et des usagers, sur le vécu de leur situation dans une perspective diachronique.

Le nombre d’informateurs s’élève à 23 chez les usagers et leurs proches auxquels il faut ajouter 5 gestionnaires de cas. En outre, des observations non participantes au côté des gestionnaires de cas lors de leurs visites à domicile et à leurs bureaux ont été réalisées.

Cette posture méthodologique assume clairement un parti pris « émique[3] » qui implique d’accorder une importance majeure à la subjectivité de l’usager (Goffman, 1989) et donc à la réalité telle qu’il la perçoit (Warren, 2001). Le discours des usagers est de ce fait notre principal matériau d’analyse étant donné que « les voix des participants doivent être écoutées » (Cowdell, 2007), y compris lorsqu’il s’agit de personnes souffrant de démences (Hellström et al., 2007 ; Cotrell, 1993).

Dans cette optique, tous les entretiens ont été menés par un docteur en anthropologie, bénéficiant d’une expérience antérieure en matière d’entretien qualitatif avec des personnes âgées puisqu’il avait développé la même méthodologie dans le cadre de sa thèse consacrée aux « oldest old » (Balard, 2010).

Le choix des informateurs s’est effectué en concertation avec les gestionnaires de cas avec comme impératif que l’intervention du chercheur ne mette en aucun cas en péril le travail des gestionnaires de cas. En outre, ce choix a été également conditionné par la nécessité de faisabilité de l’entretien. Les personnes ne parlant pas français n’ont pas été sollicitées ni celles jugées trop fragiles.

Les personnes âgées, usagers de la gestion de cas, constituent une population hétérogène dans la mesure où les critères d’inclusion en gestion de cas (dont un âge supérieur à 60 ans) ont été définis par les acteurs en raison de la réalité du terrain et non par une équipe de chercheurs visant à recréer un laboratoire social en en maîtrisant les paramètres (statut social, genre, âge, etc.). La complexité comporte plusieurs dimensions, souvent cumulatives et intrinsèquement liées, dont les conséquences respectives impactent négativement les autres dimensions.

Le maintien de l’autonomie de ces personnes âgées est tout d’abord menacé par la complexité sanitaire qu’induit la polypathologie ainsi que par certaines pathologies particulières telles la maladie d’Alzheimer et/ou des maladies psychiatriques comme la paranoïa. Beaucoup de ces individus se trouvaient également dans une situation sociale et financière difficile. Isolées ou en conflit avec leurs proches (famille, amis, voisins), certaines de ces personnes se trouvaient dans une situation financière critique avec des dettes ou des avis d’expulsion de leur logement. À ces problématiques venait s’ajouter celle du refus d’aide et de soin au point d’en faire un élément majeur de la complexité. En effet, beaucoup de personnes âgées ont été dirigées vers la gestion de cas parce qu’elles refusaient catégoriquement la venue des professionnels issus du secteur sanitaire ou du secteur social (parfois les deux) et/ou mettaient en échec toutes les aides qu’on leur avait proposées jusqu’ici.

Considérant ces différentes dimensions de la complexité, les gestionnaires de cas, après avoir été alertés d’une situation, évaluaient si cette situation relevait de la gestion de cas ou d’une prise en charge classique.

L’analyse des entretiens s’inscrit dans l’optique des travaux de François Laplantine (1993) visant à la production de discours à dominante « modale », centrés sur les conceptions, les raisonnements et les logiques subjectives de l’interviewé. Le refus manifesté par les personnes âgées à l’encontre des aides et soins proposés et des professionnels est protéiforme et polysémique.

Sujets et objets du refus des usagers

Les refus des personnes âgées peuvent s’exercer à l’égard des aides matérielles et humaines censées contribuer au maintien de leur autonomie telles que l’aide des auxiliaires de vie pour le repas, le ménage, le portage des repas ou encore l’aide à la toilette des infirmiers… Au regard des aides matérielles, les personnes âgées peuvent refuser la modification du domicile tels l’installation de barre de renfort ou le remplacement de leur lit par un lit médicalisé ou encore l’utilisation d’un fauteuil roulant ou d’un déambulateur…

Le refus peut se manifester à l’égard des aides médicales en refusant la venue d’un professionnel de santé, qu’il soit infirmier, médecin, kinésithérapeute ou autre. Il peut également s’agir de refuser de dire au médecin la vérité sur ses problèmes de santé, ses douleurs, refuser les examens médicaux, refuser la prise de son traitement…

Les personnes âgées peuvent également refuser les aides sociales en s’objectant à la venue d’un travailleur social ou en ignorant ses conseils, en particulier concernant la gestion de son budget et de ses dépenses. Il est fréquent dans le cas des personnes âgées en situation complexe que se pose la question de la tutelle ou de la curatelle contre lesquelles les personnes âgées peuvent s’insurger très fortement. Les intervenants confrontés aux refus sont généralement ceux que les usagers jugent les moins utiles, les plus intrusifs et qui apparaissent comme des individus venant réduire leur autonomie.

Les personnes âgées ne manifestent pas leurs refus uniquement à l’égard des professionnels, mais également à l’égard de l’aide proposée par des membres de leur famille, leurs amis, leurs voisins, même si certains proches « élus » semblent être autorisés à apporter leur aide dans des conditions particulières.

Enfin, le refus qui est sans doute le plus fréquent chez les personnes âgées à domicile concerne l’institutionnalisation[4], qu’il s’agisse de la maison de retraite ou de l’hôpital.

Les manifestations du refus

Si le refus se manifeste dans différentes dimensions de l’aide et du soin, il s’exprime également de différentes façons selon les individus et les situations. Certaines personnes âgées vont exprimer leur refus de manière très explicite en demandant directement à leur interlocuteur de partir, d’autres en s’adressant au responsable de celui-ci, parfois par l’intermédiaire d’un tiers. Dans le cadre de l’expérimentation, ce tiers pouvait être le gestionnaire de cas : « J’ai dit à [prénom de la gestionnaire de cas] que je ne voulais plus de cette fille [l’aide ménagère] » (usager).

Le refus peut se manifester de manière passive. Dans ce cas, l’usager choisit de ne pas ouvrir la porte lors de la venue du professionnel, fait mine de ne pas entendre. Ce refus peut également s’exprimer en présence du professionnel si celui-ci a pu entrer à l’intérieur du domicile. Alors la personne âgée ne répond pas aux questions et sollicitations de son interlocuteur, fait semblant de ne pas entendre, de ne pas comprendre ou simule un profond sommeil : « Pour ne pas prendre ses médicaments quand venait l’infirmière, elle faisait semblant de dormir » (proche aidant).

À l’inverse, le refus peut s’exprimer de manière très violente vis-à-vis du professionnel ou du proche, par des cris, des pleurs, des vociférations, voire des coups. L’un des gestionnaires de cas rapportait qu’un infirmier s’était plaint plusieurs fois qu’un des usagers cherchait à le frapper avec sa canne lorsqu’il l’aidait à la toilette. Une auxiliaire de vie se plaignait d’avoir été menacée par un usager tenant une paire de ciseaux. La fille d’un usager explique à propos de sa mère : « ça a été très dur pour l’association parce qu’elle était d’une telle méchanceté, agressivité, violence… »

Le sens du refus

Les entretiens menés avec les usagers de la gestion de cas ont permis de donner du sens à ce refus et de l’expliquer.

Le refus comme légitimation de soi et de sa subjectivité

Le refus comme légitimation de sa capacité à évaluer sa situation

Lorsqu’elle ne survient pas à la suite d’un accident de santé, la dégradation de la santé et de l’autonomie des personnes âgées se réalise souvent de manière progressive.

De fait, ces personnes se sont souvent adaptées à cette dégradation, par exemple en réduisant leurs attentes et aspirations. Ainsi, elles relativisent les difficultés auxquelles elles font face, notamment en se focalisant sur ce qui est préservé et non sur leurs pertes. Les propos d’un gestionnaire de cas le confirment : « Pour eux, il n’y a pas de problème, ils font, tant bien que mal, mais ils font, donc il n’y a pas de problème. »

Alors même que les évaluations faites par les professionnels indiquent des besoins d’aide et de soins très importants, les usagers, eux, évaluent leur situation à travers leur propre subjectivité. Cela les conduit souvent à une analyse de leur situation complètement différente de celle faite par les professionnels. Tandis que les professionnels ciblent les besoins et les manques à compenser, les usagers, eux, voient avant tout ce qu’ils parviennent à faire seuls. Du point de vue des pratiques professionnelles, cela souligne l’enjeu de l’évaluation des capacités et pas seulement des pertes.

À l’analyse objectivée du professionnel qui porte sur les pathologies, les restrictions d’activités, un budget déficitaire, la personne âgée opposera sa propre subjectivité arguant qu’elle se sent très bien, qu’elle est très bien chez elle, « se débrouille » et n’a pas besoin d’argent. Mme Renée[5] souffre de démence, la gestionnaire de cas a mis en place de l’aide à la toilette, la venue d’une infirmière pour la prise de médicaments, un portage de repas, mais Mme Renée affirme : « Je n’ai pas de problèmes, Monsieur, je vous le dis franchement. » Dans l’esprit de Mme René, il n’y a rien de surprenant à refuser l’aide et le soin qui apparaissent simplement inutiles et inappropriés.

Les personnes âgées parviennent difficilement à prendre du recul par rapport à leur situation, car elles se sont habituées à leur état et estiment parfois que leur état est normal compte tenu de leur âge. Il est fréquent que les personnes âgées ne considèrent pas nécessaire d’agir pour rétablir leur santé et pensent que leur état ou leur situation va s’améliorer avec le temps.

Enfin, dans cette posture de refus, il y a une revendication à être autonome dans l’évaluation de sa situation, de ses besoins et des moyens d’y répondre. Ne pas accepter qu’un inconnu soit plus à même que soi pour dire ce qui est bon et nécessaire est une revendication de l’autonomie à laquelle les personnes âgées sont très attachées.

Le refus comme négation de l’expertise des professionnels

Le refus d’aide et de soin des personnes âgées ne traduit pas seulement une appréhension différente de la situation vécue et représentée par l’usager de celle « mesurée » par le professionnel. Les propos des usagers de la gestion de cas tendent à montrer que ceux-ci revendiquent une autonomie de jugement et récusent l’expertise des professionnels. Ils tendent à faire reconnaître leur capacité à s’exprimer sans porte-parole et surtout sans le prisme déformant de la parole d’autrui. Dans cette optique, ce n’est pas tant l’aide qui est refusée, mais le bien-fondé de celle-ci. L’usager refuse de reconnaître son affaiblissement, ses pertes, ses besoins. « On m’aide pour la toilette, mais je pourrais le faire seule » (usager).

Pour certains usagers, ce refus d’accepter le jugement professionnel peut porter sur la situation de dépendance évoquée, mais également sur ses problèmes de santé.

« Le docteur a décrété que j’étais cardiaque, je n’ai jamais été cardiaque » (usager). Cette personne refusait de prendre son traitement et d’effectuer des examens complémentaires à l’hôpital alors que son médecin le jugeait pourtant nécessaire. De fait, le « déni » de la pathologie ou du besoin conduit à un refus du traitement et de l’aide.

Par ailleurs, il apparaissait chez plusieurs usagers un déni affirmé de toute responsabilité dans les problèmes de santé ou financiers qu’ils rencontraient. Pourtant, l’analyse de leur discours ainsi que les croisements effectués avec les autres informateurs, professionnels ou proches aidants révélaient souvent que les usagers avaient été alertés à plusieurs reprises de la nécessité d’agir ou, à l’inverse, dissuadés de commettre certaines erreurs. Face à ces mises en garde, les usagers opposaient leur propre perception de la situation en rejetant la faute sur un professionnel ou un autre individu : « Non, mon problème à la jambe [plaie grave], c’est à cause des produits chimiques qu’ils m’ont mis » (usager).

Les manifestations de l’autonomie des personnes âgées par l’intermédiaire du refus de l’expertise d’un tiers sont souvent virulentes ; la personne âgée s’oppose directement aux mots et aux actes de son interlocuteur. Pour le professionnel, ce type de refus pose la question de la légitimité de l’expertise et de la manière dont se fera le retour de cette expertise auprès de l’usager. La reconnaissance de l’autonomie de jugement de l’usager est nécessaire.

Le refus comme volonté d’empowerment/autonomisation

Le refus objectivé par l’expérience profane ou des projections négatives

Le sens du refus des personnes âgées ne peut être résumé à la revendication de sa propre subjectivité (consciente ou non) opposée à celle du professionnel. En effet, les entretiens montrent que leur refus peut être objectivé et argumenté. Ainsi, il est possible de voir dans ce refus une réelle stratégie de préservation de leur part qui justifie leur revendication d’autonomie. Certains usagers expliquent leur refus au regard d’une expérience similaire préalable qu’ils jugent négative. Certaines personnes ont expliqué ne plus avoir confiance dans le jugement du médecin parce qu’elles ont déjà été confrontées à ce qu’elles considèrent être une erreur de sa part ou d’un de ses confrères par le passé. C’est le cas d’une femme qui avait demandé à plusieurs reprises à son médecin de lui prescrire un examen pour vérifier si elle n’avait pas d’ostéoporose. Compte tenu de son âge, la probabilité qu’elle en soit atteinte était très élevée et son médecin a probablement jugé l’examen inutile pour le confirmer. Un autre médecin ayant ultérieurement accepté de lui prescrire cet examen, la patiente a jugé le premier médecin incompétent.

Plus fréquemment, des personnes âgées refusent la venue d’une auxiliaire de vie au motif d’une précédente situation conflictuelle avec une professionnelle en particulier ou en généralisant cette opinion à l’ensemble de cette catégorie d’aidants professionnels. Il est fréquent que les usagers âgés jugent le travail ou l’attitude des auxiliaires de vie non satisfaisantes et incorrectes. La plainte envers les intervenants à domicile, et plus particulièrement les auxiliaires de vie, était un leitmotiv dans le discours des usagers. Plusieurs d’entre eux se sont notamment plaints de vols, de non-respect des horaires ou des tâches à accomplir, voire de l’impolitesse ou de la malhonnêteté de ces intervenants. Si les auxiliaires de vie sont la principale cible des griefs envers les intervenants à domicile, c’est principalement parce que les auxiliaires de vie sont en première ligne de l’accompagnement. Elles sont les plus présentes au domicile. En outre, du fait qu’elles accomplissent souvent des tâches non qualifiées, elles sont souvent déconsidérées par les usagers qui les désignent sous le terme « femmes de ménage » et qui ont la capacité de juger directement leur travail, ce qui est plus difficile avec des professionnels perçus comme ayant une compétence plus élevée, tel le médecin, voire l’infirmier.

Le refus objectivé peut également être motivé par des représentations, voire des intuitions négatives eu égard au service ou à l’aide proposée. Cela est particulièrement vrai pour la maison de retraite, perçue comme le lieu du dernier recours qu’il faut éviter à tout prix : « […] ça me fait peur. […] vous ne serez plus libre […] Aussi longtemps que ça va, je reste [chez moi] » (usager).

Enfin, dans l’optique d’un refus objectivé, il est primordial d’insister sur l’aspect stratégique, voire visionnaire, du refus qui va à l’encontre des représentations qui voudraient que la personne âgée soit dans l’incapacité d’évaluer sa propre situation et de prendre des décisions sages. Certains usagers se sont montrés particulièrement préoccupés et en réflexion par rapport à leur situation. Ayant conscience de l’accroissement de leur dépendance, ils voyaient l’aide proposée comme un facteur d’accroissement de leur dépendance et une perte supplémentaire d’autonomie. Refuser l’aide était donc un moyen de se préserver : « Il faut quand même que je fasse quelque chose [référence faite au ménage de l’appartement] sans ça alors, si je dois rester et attendre que ça se passe, non ! » (usager).

Ces différents témoignages traduisent autant de stratégies de préservation de l’autonomie de la part des usagers qui constatent que, dans certaines situations, l’aide, le service ou la décision du professionnel viennent restreindre l’autonomie. En déléguant une partie de sa capacité de décider, d’agir, l’individu voit son pouvoir d’agir, son autonomisation être limités.

Refuser pour s’imposer et (re)prendre le contrôle de sa vie

L’avancée en âge va de pair avec un accroissement de la fragilité (Michel, 2002). Cette fragilité n’est pas seulement physiologique, elle est aussi sociale, culturelle et identitaire (Balard, 2010). La perte d’autonomie et l’accroissement de la dépendance conduisent la personne âgée à se sentir dépossédée de sa capacité d’agir, de décider, de maîtriser sa vie. La perte d’autonomie affecte la capacité d’empowerment des personnes âgées. Dans cette optique, les dimensions dans lesquelles la personne âgée peut faire valoir sa capacité d’agir et de décider sont peu nombreuses. La possibilité de dire non, de refuser en fait partie. Le refus est un moyen de faire valoir son autorité et sa capacité de décision : « Mme Gisèle a mis les femmes de ménage dehors, elle ne veut personne » (voisine).

Quel que soit l’âge, se reconnaître comme « vieux » ou « malade » est difficile pour un individu, car cela devient une constituante négative de l’identité au regard des autres. Ainsi, pour préserver son identité du stigmate de la maladie, la stratégie choisie par certaines personnes âgées consiste tout simplement à refuser la maladie et tous les éléments qui peuvent la révéler telles la prise d’un traitement, la venue d’un médecin, etc. : « Je n’ai pas besoin que le docteur vienne, je ne suis pas malade » (usager).

Le ton employé par cette informatrice en assénant cette phrase ne laissait aucun doute possible sur sa volonté de s’affirmer, d’imposer son jugement aux autres. Cette attitude reflète une affirmation forte d’autonomisation de la capacité de chacun à être responsable de ses choix en matière de santé.

Confronté à un avenir qui apparaît comme de moins en moins maîtrisé et de plus en plus incertain, refuser constitue en quelque sorte un moyen de se positionner, de choisir et d’imposer son choix de vie. Refuser apparaît alors comme une (re)prise en main de son avenir : « J’ai payé cher cet appartement et je tiens à y rester jusqu’à la fin de ma vie, jamais de maison de retraite » (usager).

Pour des personnes dont l’autonomie fonctionnelle se réduit progressivement, l’autonomie de décision demeure primordiale pour que l’individu ait le sentiment de demeurer maître de son existence.

L’avancée en âge ainsi que la perte d’autonomie ont également pour effet d’enfermer la personne âgée dans un rôle de receveur d’aide. L’aide ou le service apporté crée donc une relation dissymétrique entre le pourvoyeur et le receveur où ce dernier se trouve en position de dominé par rapport à celui qui apporte l’aide. Ainsi que l’a montré Mauss (1923-1924), le don valorise celui qui donne dans la mesure où cela lui confère un certain prestige. L’aide ou le soin proposé, s’ils sont acceptés, engagent la personne âgée et la privent d’une partie de sa liberté. Dans cette optique, la personne âgée peut choisir de refuser l’aide pour reprendre le contrôle de l’interaction, et même pour contraindre son interlocuteur à se plier à ses choix : « Je lui [il s’agit de la gestionnaire de cas] ai demandé d’aller avec moi en taxi à l’hôpital, elle ne voulait pas […] Du coup, j’ai dit que je n’irai pas » (usager).

Cette citation met en lumière une forme de chantage par le refus exercé par la personne âgée à l’encontre du professionnel.

Le refus comme stratégie de préservation de soi

Si le discours des personnes âgées révèle une volonté « d’être comme tout le monde » et une tendance à ne pas voir ou reconnaître ses difficultés et problèmes de santé, il reste que celles-ci ont souvent conscience de leur fragilité. Ainsi, elles s’efforcent de mettre en oeuvre des stratégies de préservation afin que la situation reste sous contrôle. C’est ainsi que les usagers peuvent affirmer par la suite qu’ils « se débrouillent bien ». Dans cette optique, nos informateurs se méfient de tout élément perçu comme potentiellement déstabilisant ou perturbateur. Alors le refus apparaît être une solution de préservation. On peut ainsi citer le cas d’un usager dans l’obligation de quitter son logement, mais qui s’y refusait : « Mme Berthe ne voulait pas déménager, ça l’angoissait, pourtant il fallait, elle allait être expulsée » (gestionnaire de cas).

Dans un registre différent, il était fréquent que les usagers refusent la venue d’une auxiliaire de vie pour l’aide au ménage ou aux repas parce qu’ils considéraient que cela représentait un danger pour eux. En effet, ils voyaient la venue d’un inconnu chez eux comme une intrusion, un risque d’être confronté à quelqu’un de tout-puissant, potentiellement maltraitant envers eux ou de malhonnête. « Je ne voulais pas que des étrangers viennent chez moi » (usager).

Si le terme « étranger » est ici synonyme de personne inconnue, l’origine ethnique des intervenants à domicile et plus particulièrement des auxiliaires de vie a souvent été mise en cause par nos interlocuteurs âgés particulièrement focalisés sur ce critère.

Enfin, refuser l’aide aux repas et/ou au ménage est aussi un moyen pour la personne âgée de se prouver qu’elle est toujours valable et qu’elle est capable de faire face à son affaiblissement avec ses propres stratégies. Renoncer à certaines tâches ou réévaluer ses aspirations à la baisse, orienter l’estime de soi vers d’autres objets ou activités est aussi une stratégie de préservation (Baltes, 1997). « Le ménage, ce n’est pas parfait, mais ça me va comme ça et je ne veux pas que quelqu’un d’autre le fasse » (usager).

Préserver son autonomie revient aussi à se préserver des autres et de l’aide créatrice de dépendance qu’ils apportent.

Refus et identité

L’analyse du refus tel qu’il est exprimé par les usagers révèle que les liens entre identité et refus sont manifestes.

Refuser pour exister

Refuser peut être pour la personne âgée un moyen d’exister, de faire valoir son identité d’être humain par opposition à celle de receveur d’aide lambda. Refuser l’aide, c’est refuser la stigmatisation inhérente à celui qui reçoit l’aide, celui qui est défaillant. Ainsi que nous l’avons vu, de nombreuses personnes âgées refusent l’aide pour continuer à être « comme tout le monde ».

Lorsque les usagers étaient interrogés sur leurs besoins ou leurs difficultés, les réponses étaient souvent très proches de celle de cet usager : « On prend les choses à la normale, on vit normalement. […] je sais gérer ma vie en partie, il n’y a pas de problème. »

Dans certains cas particuliers, l’aide apportée peut apparaître comme une véritable agression pour l’identité de la personne âgée. C’est notamment le cas de M. Ming. M. Ming est arrivé en France en tant que volontaire pour l’armée française pendant la Deuxième Guerre mondiale. Son histoire de vie révèle qu’il s’est efforcé de se construire l’identité d’un individu valable et compétent. À chaque entretien, il accordait une grande importance à montrer ses décorations de guerre et les coupures de presse illustrant qu’il était un bon citoyen, un bon travailleur, qu’il avait fait des dons à des oeuvres caritatives ou offert des toiles de sa production. M. Ming s’efforçait également de prouver qu’il était un bon mari qui s’occupait bien de son épouse très fragilisée, qu’il cuisinait, s’occupait de son traitement, etc.

De ce fait, il vivait l’aide qui lui était proposée comme « disqualifiante » à son égard. À l’évocation de la venue d’une infirmière chaque matin, il dit :

Elle vient après 8 heures. Je lui ai dit, ce n’est pas nécessaire que vous veniez. Elle a dit : si je viens vous voir pour manger et à midi aussi elle vient. J’ai dit : non, je n’ai pas besoin, mais elle vient tous les midis pour voir comment je mange, savoir si je ne mens pas.

Comme beaucoup d’autres usagers, il récuse l’intérêt du portage des repas : « Je vais au marché là-bas et j’achète ce que je mange. Quand ma femme était là, on commandait et on nous apportait le manger, mais là maintenant que je suis tout seul, il faut toujours jeter, ce n’est pas la peine. »

Par ailleurs, il est nécessaire de ne pas perdre de vue que le refus demeure un droit, sans doute le droit ultime en tant qu’être humain. Quand agir sur son environnement devient difficile et qu’interagir avec ses proches l’est également, les possibilités de faire valoir son avis s’amenuisent, alors le refus est l’ultime recours pour faire valoir sa décision et à travers elle l’individu que l’on est et que l’on souhaite être.

L’analyse des entretiens menés avec les personnes âgées en situation complexe confirme la survalorisation de la continuité relationnelle comme dimension majeure du bon accompagnement. Ce qui importe dans la continuité relationnelle est évidemment la capacité du professionnel à répondre de manière adéquate aux besoins de la personne âgée, mais aussi son aptitude à « humaniser et personnaliser » l’accompagnement. Les personnes âgées opposent leur refus d’intervention pour exister en tant qu’individu face au système sanitaire et social qui uniformise les usagers en les réduisant à des besoins quantifiables. Ce refus va au-delà d’une volonté de contrôle de son existence au sens pratique du terme ; il traduit une dimension de l’autonomie plus large, qui ne se limite pas à l’autonomie d’un usager dans le cadre du système de soin, mais celle d’un individu dans la société.

Refuser pour disparaître et ne plus exister

À l’inverse, le refus de certaines personnes âgées peut être le signe d’une volonté de ne plus exister. Si cela est rarement exprimé comme tel dans le discours, bien que certains disent attendre la mort, certaines attitudes permettent d’émettre l’hypothèse d’une volonté d’abandonner la lutte face à l’affaiblissement, la souffrance, la maladie. Les refus passifs que nous avons évoqués plus haut qui consistent à faire semblant de dormir, de ne pas entendre ou de ne pas comprendre s’inscrivent parfois dans ce cadre. L’une de nos informatrices refusait toutes les interventions médicales bien que sa santé fût critique, puis elle refusait également de s’alimenter et même de parler. Néanmoins, il lui arrivait d’appeler « au secours » sa gardienne d’immeuble en lui signalant qu’elle avait besoin d’aide de manière urgente sans expliquer pourquoi. Alors, lorsque la gardienne se rendait à son chevet, notre informatrice ne parlait plus et refusait d’expliquer le pourquoi de son appel. À ce stade, les entretiens n’étaient plus possibles. Les observations menées permettent néanmoins d’émettre l’hypothèse selon laquelle cette personne requérait uniquement une présence à ses côtés pour se préparer à mourir. Dans ce type de situation, le professionnel doit peut-être savoir se résoudre à abandonner son rôle de « compensateur », de « solutionneur » de problème dans lequel le système et les proches le placent pour devenir un accompagnateur dont la présence ne sera tolérée par le patient que si elle est non interventionniste.

Enfin, refuser l’aide et le soin et plus particulièrement l’aide de ses proches ou de professionnels avec qui des liens affectifs ont été établis est un moyen de se couper de ces personnes-là. Les personnes âgées peuvent avoir conscience que leur situation, leur état de santé peut être source de souffrance psychique et physique pour leur entourage. Cela peut être inacceptable pour elles et l’un des moyens de briser ce lien est de refuser leur aide ou leur venue.

L’objectif du refus ne s’inscrit plus ici dans une volonté de rendre l’accompagnement conforme à ses attentes, mais simplement de le rendre impossible et ainsi de mettre fin à la relation établie. Il s’agit de rendre la situation trop complexe pour forcer l’autre à l’abandon. Le sens de ce type de refus apparaît comme l’ultime bastion de l’autonomie. L’individu choisit de s’effacer de la vie de ses proches pour ne pas les faire souffrir. C’est en tout cas l’hypothèse que nous avons établie à travers l’analyse de l’attitude d’une mère envers sa fille. Alors que le refus d’accompagnement exprimé par la mère pouvait paraître cruel parce qu’exprimé de manière très dure, il pouvait s’agir de sa part d’un moyen de briser le lien affectif entretenu par sa fille.

Le refus « pour ne plus exister » paraît riche de sens et de potentiel, mais qui doit être éclairé par une analyse spécifique du refus des personnes en fin de vie.

Conclusion

Le refus d’aide et de soin manifesté par les personnes âgées ne peut être réduit à un problème cognitif ou psychiatrique. Il n’est pas uniquement une incapacité à comprendre combien la situation est problématique ni une incapacité à voir le bénéfice de l’aide apportée. Le refus est encore moins un plaisir malsain de la personne âgée de nuire à l’aidant même si certains proches ou professionnels peuvent le vivre ainsi.

Le refus reste néanmoins un obstacle majeur à la compréhension de l’usager par son entourage, mais refuser le refus, c’est passer à côté de la logique de l’usager. Le refus doit être considéré comme une dimension à part entière de l’accompagnement.

Parvenir à dépasser le refus d’une personne âgée n’est pas chose aisée, mais deux éléments semblent primordiaux pour y parvenir. Il s’agit, d’une part, de faire preuve d’une réelle expertise d’évaluation quant à la situation de la personne. Pour cela, l’usage par le professionnel d’un outil d’évaluation multidimensionnel semble indispensable non seulement pour évaluer les besoins de cette personne, mais aussi pour les révéler à la personne âgée et permettre de travailler en reconnaissant ses forces et ses capacités. L’outil peut en outre contribuer à donner une forme de légitimité au professionnel lorsque celui-ci ne peut l’obtenir par son statut. Les observations révèlent notamment que certains individus âgés n’ont confiance qu’en leur médecin référent.

D’autre part, il est nécessaire pour le proche ou pour le professionnel de faire preuve d’empathie, d’écoute vis-à-vis de la personne âgée. Cette attitude doit permettre de « décoder » le refus et d’en comprendre les raisons. Il faut prendre en compte la subjectivité de l’autre, la perspective personnelle dans l’optique d’une gérontologie narrative (Taylor, 2011). Alors il devient possible de « désamorcer » le refus ou de le contourner. Pour cela, il convient de favoriser l’empowerment de la personne âgée et de l’inclure dans la conception du plan d’aide ainsi que d’accepter la mise en place de solutions de rechange. Une telle démarche n’est possible que si la personne âgée accorde un minimum de confiance à son interlocuteur. Cette confiance, basée sur la continuité relationnelle (Reid, Haggerty et McKendry, 2002) est indispensable à un accompagnement réussi.

Au final, tenir compte du lien entre refus et identité permettra aux professionnels d’avoir conscience qu’en acceptant le refus jusqu’à un certain point, on respecte l’autre.