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Nécessité de clarifier les choses

À la suite des articles du Conseil des relations interculturelles et de la CSN, le projet de loi 94 – Loi établissant les balises encadrant les demandes d’accommodement dans l’Administration gouvernementale et dans certains établissements – est venu ajouter un autre élément au débat entourant les accommodements raisonnables. On le sait, pour les uns, le projet de loi n’est pas assez précis et ne va pas assez loin. Pour les autres, au contraire, il balise clairement les demandes d’accommodements raisonnables pour des questions religieuses, même si le mot « religion » n’y apparaît pas.

Quoi qu’il en soit, le Conseil est d’accord avec la présidente de la CSN, madame Claudette Carbonneau, lorsqu’elle écrit qu’il est nécessaire de « fournir des balises aux gestionnaires en matière d’accommodement raisonnable pour motifs religieux » (Carbonneau : 24). En effet, cela est toujours d’actualité même avec le projet de loi 94. Cela rejoint, en partie du moins, la proposition du Conseil de créer un groupe de travail sur les questions entourant la gestion de la diversité ethnoculturelle, constitué de spécialistes des religions, de spécialistes des relations interculturelles, d’employeurs, de syndicats, de personnes susceptibles de présenter une demande d’accommodement, de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), etc. Notamment, le Conseil suggérait de créer un outil devant définir clairement le cadre des demandes d’accommodements pour des questions religieuses incluant les droits, les obligations et les responsabilités de chacun, y compris des personnes croyantes.

Bien sûr, cela doit d’abord viser l’administration publique qui devrait donner l’exemple en matière de bonnes pratiques. Les ministères et organismes gouvernementaux auraient intérêt à développer des procédures claires afin de gérer les accommodements raisonnables, d’autant plus que le fardeau d’accommoder revient en premier lieu aux organisations et non aux personnes demandant un accommodement. Il est impératif de développer des outils propres aux accommodements afin que les organisations aient des balises claires pour réagir aux demandes. Cela est d’autant plus important dans les organisations qui offrent des services de première ligne et qui disposent de peu de temps pour prendre une décision et accorder ou non un accommodement.

Pour le Conseil, il ne s’agit surtout pas de refaire une autre commission de consultation sur les pratiques d’accommodement. Nous ne disons pas que c’est ce que souhaite la CSN, mais nous demeurons perplexes quant à l’utilité d’un débat sur la laïcité, quant à son impact sur les demandes d’accommodements raisonnables pour des raisons religieuses. Des demandes, même avec une charte de la laïcité, existeraient encore et les chartes québécoise et canadienne des droits et libertés pourraient toujours être évoquées. On le sait, la charte canadienne possède un statut constitutionnel et la charte québécoise, un statut quasi constitutionnel. Les demandes continueraient sans doute d’être examinées au cas par cas, car il s’agit de droits individuels et non collectifs. Comme le souligne la CDPDJ, « pour respecter la liberté de religion d’une personne, une directive peut prévoir des accommodements qui pourront être offerts mais elle ne doit pas présumer que toute personne portant un symbole religieux requerra un accommodement[1] ». Autrement dit, une organisation pourrait prévoir des mécanismes pour accommoder des personnes qui afficheraient des signes religieux, mais ne devrait pas systématiquement les offrir sans qu’on le lui demande.

Par ailleurs, s’il devait y avoir un débat, comment éviter qu’il ne dérape ou comment en arriver à un consensus et non à des positions cristallisées comme celles dont fait état la CSN, par exemple, celle des intellectuels pour la laïcité et celle évoquée dans le manifeste pour un Québec pluraliste ? Surtout, comment éviter, encore une fois, que ce ne soit l’ensemble des personnes immigrantes qui en fasse les frais ?

Que dit le projet de loi 94 ?

Le projet de loi no 94, essentiellement, balise le port du voile intégral, sans le nommer, dans l’appareil gouvernemental. Il pose certaines limites en termes de contraintes : bon fonctionnement des organisations, droits d’autrui, sécurité, communication, identification. Ainsi, on comprendra qu’une personne portant un tel voile devra se découvrir le visage pour la prise d’une photo afin d’obtenir une carte d’assurance maladie. Elle devra aussi le faire pour démontrer que la photo correspond bien à elle, alors qu’on lui demande de s’identifier, par exemple, dans un hôpital. À cet égard, la CDPDJ est claire et demandait, en mars 2010, à la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) de revoir ses pratiques trop « accommodantes ». La CDPDJ précisait donc que :

  1. la RAMQ n’avait pas à accommoder une femme demandant d’être prise en photo uniquement par une femme ;

  2. les établissements où l’on offre des services de santé assurés par l’État, lorsqu’il s’agit de vérifier l’identité d’une personne, n’avaient pas à accommoder une femme demandant de découvrir son visage uniquement devant une femme.

Entre autres, la CDPDJ indiquait que l’atteinte à la liberté religieuse ne serait pas significative[2]. De plus, elle évoquait l’article 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne selon lequel : « Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect desvaleurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général[3] des citoyens du Québec. » Or ne pas dévoiler son visage afin de prouver son identité dans le but d’obtenir des soins assurés par l’État pourrait occasionner des fraudes.

Cependant, si le bon fonctionnement des organisations, les droits d’autrui, la sécurité, la communication et l’identification ne sont pas en cause, par exemple demander un formulaire d’impôt à un comptoir de service de Revenu Québec, où serait le problème ? Le 2e alinéa de l’article 6 du projet de loi 94 précise, en effet :

Lorsqu’un accommodement implique un aménagement à cette pratique [la pratique voulant qu’un membre du personnel de l’Administration gouvernementale ou d’un établissement et une personne à qui des services sont fournis par cette administration ou cet établissement aient le visage découvert lors de la prestation des services], il doit être refusé si des motifs liés à la sécurité, à la communication ou à l’identification le justifient.

Autrement dit, la porte demeure ouverte pour revêtir le voile intégral dans certaines situations, d’où l’importance de définir clairement les termes au regard des particularités de chacune des organisations, c’est-à-dire quels seraient les motifs faisant en sorte qu’une femme ne pourrait pas porter un voile intégral au nom de la sécurité, de la communication et de l’identification. Les organisations devraient définir elles-mêmes dans leurs règlements internes ce que constitue une contrainte excessive au regard des divers motifs touchant les accommodements, ce qui d’ailleurs serait nécessaire même si le projet de loi 94 n’était pas adopté.

Pour ce qui est des signes religieux tels que le hijab ou la croix, le projet de loi, comme on le sait maintenant, n’en fait pas état. Autrement dit, la position du gouvernement serait celle de la « laïcité ouverte ». Cela dit, les ministères, organismes ou établissements pourraient aussi définir dans leurs règlements internes ce qu’est une tenue vestimentaire appropriée pour diverses fonctions ou catégories d’emploi, bien que cela ne soit pas nécessairement si simple au premier abord[4], les tenues vestimentaires dépendant, entre autres, de la culture des organisations et de l’existence de codes vestimentaires informels.

L’égalité entre les femmes et les hommes

Nous l’avons déjà mentionné dans le premier texte, dans le cas des demandes d’accommodements raisonnables adressées à la Société d’assurance automobile du Québec (SAAQ) pour avoir un évaluateur du même sexe que le client pour des raisons religieuses, la CDPDJ concluait que cela ne mettait pas en cause l’intégrité du personnel. En effet, ce genre de demandes n’était pas adressé directement aux personnes évaluatrices.

La question soulevée est celle de la hiérarchisation des droits. Le fait de rappeler l’égalité entre les femmes et les hommes ne change pas grand-chose à la place de la religion dans les chartes. Dire « Je ne veux pas me retrouver seule avec un homme dans un milieu fermé, car ma relation intime avec ma religion me le dicte » n’est pas la même chose que de dire « Je ne veux pas être évaluée par un homme, car je ne suis pas son égale ». Bien que le déplore la CSN, qui considère la conception de liberté de religion de la Cour suprême comme étant trop large, nous vivons encore avec les décisions de celle-ci et avec les chartes des droits et libertés. Et comme la CSN le souligne aussi, les convictions sincères de l’individu de ce que sont ses obligations religieuses peuvent suffire pour justifier le genre de demandes qui ont été présentées à la SAAQ. Si l’on ne veut pas s’attaquer aux chartes, ce que le Conseil ne recommande pas, soit dit en passant, cela n’étant pas de sa compétence, alors comment penser qu’il est possible de hiérarchiser les droits de la personne ?

Le Conseil est d’accord avec la CSN lorsqu’elle affirme qu’il y a une grande différence de nature entre les demandes d’accommodement basées sur le genre ou sur le handicap par rapport à celles qui sont basées sur des motifs religieux. Il y a une différence de nature entre tous les types de demandes. Une demande concernant le motif de la grossesse et une autre concernant un handicap n’appellent pas les mêmes réponses, en plus du fait que chaque demande est unique et doit être traitée comme telle. Là où le Conseil exprime des réserves, c’est sur la notion « d’accommoder un état de fait pour lequel les personnes en cause ne peuvent pas grand-chose » en opposition à une situation où « on entre essentiellement dans le domaine de l’adhésion spirituelle et morale qui est librement consentie par la personne croyante » (Carbonneau : 247).

Or, pour certaines personnes, la question de l’adhésion à une religion ne se pose pas, dès lors qu’elle fait partie de leur vie depuis toujours. Bien sûr, les croyants peuvent cesser de croire, voire changer de religion, alors qu’un handicap est souvent permanent. Mais que penser d’autres motifs évoqués dans la charte, soit les convictions politiques ou la grossesse qui peuvent aussi relever du libre choix ? Autrement dit, pourquoi un des motifs évoqués dans la charte québécoise serait-il plus important qu’un autre ? La CSN ne remet pas en question le motif religieux dans la charte, mais une question demeure entière : doit-on interdire les signes religieux dans l’appareil gouvernemental, du moins pour les employés ? Est-ce parce qu’une infirmière ou une médecin porterait un hijab dans un hôpital qu’elle inculquerait ses convictions religieuses à ses patients ? Ne pourrait-elle bien réaliser son travail sans y mélanger sa foi ? Si tout signe religieux était interdit dans les organisations publiques et parapubliques, que ferait-on des femmes qui portent l’hijab et qui y travaillent ? Seraient-elles placées devant l’alternative de le retirer au travail ou de quitter leur emploi ?

Conclusion

Si le Conseil émet des réserves quant à un débat sur la laïcité, on ne peut toutefois pas faire l’économie d’une quête de solutions aux problèmes soulevés par les accommodements raisonnables basés sur des questions religieuses. Cela est une préoccupation ailleurs, comme on le sait, notamment aux États-Unis où le devoir d’accommodement pour des questions religieuses existe aussi[5].

En outre, il faut éviter de stigmatiser les personnes qui affichent des signes religieux, voire celles qui n’en affichent même pas. En ce moment, ce sont plutôt les femmes voilées qui semblent en faire les frais, incluant celles qui portent l’hijab, mais aussi les Arabes en général, même lorsqu’ils ne sont pas musulmans. Et comme le souligne la CSN, c’est même l’ensemble des immigrants que les discours négatifs semblent parfois viser. Il est donc nécessaire de trouver des solutions innovatrices afin que le Québec puisse se démarquer d’autres États pour que la cohabitation avec le religieux puisse se faire de manière pacifique. Ces solutions doivent émaner de la société civile, incluant des groupes religieux, des organisations privées et publiques, de chercheurs, etc., qui doivent travailler de concert. Il s’agit donc de passer à l’action, et de développer des outils concrets de gestion de la diversité dans son sens large, incluant la gestion de la diversité religieuse.

En parallèle, il est impératif que les valeurs de la société québécoise soient mieux expliquées aux nouveaux arrivants, voire à l’ensemble de la population à qui il revient de les promouvoir et de les protéger. Les personnes qui font des demandes en invoquant des raisons religieuses doivent comprendre qu’elles ont aussi des responsabilités et non pas uniquement des droits, et cela, malgré l’existence des chartes. Il n’y a pas que l’égalité entre les femmes et les hommes, mais aussi le fait français, la démocratie, la primauté du droit, le respect des droits et libertés d’autrui et du bien-être général, etc., qu’il serait nécessaire de rappeler.