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Introduction

La double abrogation des délits de vagabondage et de mendicité en 1992, dans le nouveau Code pénal, a engendré une rupture historique en matière de traitement social des sans-abri, qui sont devenus progressivement des usagers d’un secteur du travail social innovant. Cette évolution consiste à définir une urgence sociale située à la frontière de l’action humanitaire. En instituant une prise en charge relevant du travail social, mais en excluant structurellement le sacro-saint « suivi social », les SDF constituent le support d’une véritable révolution culturelle du travail social. Cette révolution contemporaine a été justifiée par l’évocation d’une fracture sociale qui produit une culture spécifique de la pauvreté extrême : le phénomène contemporain des sans domicile fixe (SDF). Victimes de la société, ces « naufragés » composeraient un groupe culturel particulier, symbole de l’exclusion en sa qualité « d’exclus des exclus ». Ce paradigme est construit à partir d’une vision misérabiliste des SDF qui bénéficient d’un service social en rapport avec leur culture de l’indigence extrême.

La mobilisation de l’association des Don Quichotte au coeur de l’hiver 2006-2007 a sonné le rejet de l’urgence sociale, pour affirmer celui de l’asile inconditionnel. En passant d’une offre unique à une autre (de l’urgentiste à l’asile), la réponse sociale perpétue la négation des besoins hétérogènes d’une population qui continue d’être ignorée et réduite dans ses réalités culturelles, par le regard biaisé d’un misérabilisme triomphant.

Nous verrons en quoi cette approche idéologique se situe dans une appréhension raciste de la diversité culturelle : phénomène bien connu en dehors de nos frontières, mais rapatrié aujourd’hui à domicile. Le travail social étant l’une des missions financées par les pouvoirs publics, nous montrerons que l’alibi culturel permet aujourd’hui, en matière d’assistance aux SDF, l’application d’une politique publique au service du biopouvoir. Ce développement d’un système punitivo-assistanciel institutionnalise une délinquance inédite simultanément assistée et punie.

Le développement innovant d’un secteur du travail social destiné aux SDF

En constatant dès 1993 que le droit des sans-abri de vivre à plein temps dans la rue s’accompagne du droit d’y mourir, un mouvement de panique a saisi les responsables politiques et caritatifs. L’urgence sociale est née de cette prise de conscience (Rullac, 2004). Le Service d’aide médicale urgente social de Paris (Samusocial de Paris ou SSP) a ainsi ouvert le 22 novembre 1993, pour être pérennisé plus tard dans un statut officiel, le 19 décembre 1994. La fondation du SSP marque le point de départ institutionnel de l’urgence sociale, puisqu’elle a nécessité la constitution d’une ligne budgétaire gérée par la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS). Dans le sillage de l’institution parisienne, le monde associatif s’est très vite engouffré dans la logique urgentiste pour devenir le principal développeur des quatre principales modalités de prise en charge (Damon, 2002) :

  1. le dispositif de veille sociale (Services d’accueil et d’orientation – SAO, le 115, les équipes mobiles de type SAMU social, les accueils de jour ou de nuit sans hébergement) et les CHU ;

  2. les Centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) ;

  3. les Maisons-relais et les centres de stabilisation, qualifiés d’habitats alternatifs (relevant du logement pour le premier et de l’hébergement pour le second) ;

  4. le dispositif d’accueil des demandeurs d’asile.

L’avènement de l’urgence sociale a modifié profondément l’action sociale en enrichissant le secteur de l’hébergement qui reposait jusqu’alors exclusivement sur les CHRS. En articulant une prise en charge en aval (accueil limité à quelques jours) et en amont (accueil sans limitation temporaire), l’urgence sociale s’articule aux CHRS pour composer un secteur toujours à visée d’insertion, mais qui accepte les personnes les plus désocialisées, dans le cadre d’un accueil à bas seuil d’exigence.

Les dispositifs relevant de l’urgence sociale interrogent depuis leur création, car ils reposent sur une logique de traitement en urgence d’une problématique sociale qui se caractérise avant tout par la chronicité de la situation sociale de ses usagers : il s’agit du paradoxe institutionnel de l’urgence chronicisée (Rullac, 2004).

Au fil des années, les critiques se sont radicalisées. La mobilisation de l’association des Enfants de Don Quichotte au coeur de l’hiver 2006-2007 a sonné la fin du modèle triomphant de l’urgence sociale. Voici les principales modifications obtenues par cette mobilisation militante :

  1. Droit opposable au logement (DALO) : la loi nº 2007-290 du 5 mars 2007[1] consacre le droit pour les personnes mal logées de pouvoir se tourner vers l’État pour obtenir un logement ou un hébergement, si elle n’est pas en mesure d’y accéder par ses propres moyens ou de s’y maintenir.

  2. Prise en charge continue des SDF : le 19 mars 2007, une circulaire (DGAS/1A/LCE/2007/90) a été signée, en application de l’article 4 de la loi instituant le droit opposable à l’hébergement, pour imposer le principe de continuité dans la prise en charge des personnes sans-abri. Cette mesure administrative instaure une prise en charge à durée indéterminée pour toutes les institutions du travail social qui proposent un hébergement à visée d’insertion (CHU, centre de stabilisation et CHRS).

  3. La généralisation de centres de stabilisation : tous les CHU sont appelés (quelques centres ont également été créés) à se transformer en centres de stabilisation qui proposent un accueil jour et nuit, sans limite de temps de séjour.

Le DALO a profondément déstabilisé l’ensemble du dispositif d’hébergement à visée d’insertion. Si l’urgence sociale est désormais illégale, la sortie vers « une solution pérenne » n’existe pas encore, au regard de la crise du logement. À titre d’exemple, les milliers de travailleurs pauvres qui végètent dans les centres de stabilisation ne peuvent s’accommoder trop longtemps d’un accueil de type asilaire sans réel suivi social. Autre question épineuse : si seuls subsistent des hébergements à long terme qui doivent accompagner leurs usagers vers des solutions pérennes, que deviendront ceux qui ne présentent pas a priori les ressources nécessaires pour s’insérer de manière classique ? Il est ici question des sans-papiers, mais aussi des psychotiques ou encore des clochards qui refusent ou échouent à quitter la rue durablement. Pour répondre aux besoins des individus les plus fragilisés, l’urgence sociale doit pourtant continuer à exister en tant que premier échelon d’hébergement, malgré son illégalité. Enfin, en rompant avec la limitation temporelle des suivis sociaux dans les CHRS, c’est la fonction sociale du travail social qui est questionnée. En octroyant de droit un hébergement, sans aucune exigence de devoir, que devient alors le sens de la fonction éducative ? Autrement dit, dans quelle mesure le travail social s’apparente-t-il à la mise en oeuvre inconditionnelle d’un droit et non plus d’un apprentissage aux règles de socialisation de l’usager ?

Quinze années après sa création, les dispositifs destinés aux sans-abri sont donc marqués par une nouvelle rupture historique. Pourtant, sous la pression des Don Quichotte, relayée par l’opinion publique, ce secteur demeure un objet collectif évoluant au gré de la compassion, dont l’évolution demeure déterminée par la même approche misérabiliste.

Le piège du néant culturel appliqué à la grande pauvreté : le fondement d’un racisme compassionnel

« L’urgence sociale qualifie toutes les opérations entreprises comme des sauvetages, lorsque la personne est considérée comme une victime en perdition et que sa vie semble en danger, à court ou à moyen terme » (Emmanuelli et Frémontier, 2002). Cette conception intègre une vision misérabiliste des sans-abri qui sont présentés comme les victimes d’un processus psychosocial qui les mène à la clochardisation et à une mort certaine. Ce syndrome de désocialisation se décompose en cinq phases et se conclut avec la phase de « clochardisation », lorsque l’individu est devenu un « homme sans besoins » et « sans histoire » (Emmanuelli et Frémontier, 2002 : 84).

Cette théorisation fonde la logique initiale de l’urgence sociale qui consiste « à aller vers ceux qui ne demandent plus rien ». Le SAMU social constitue la mise en oeuvre symbolique de cette démarche – « l’aller vers » – qui se justifie par l’incapacité théorique des clochards à se mobiliser pour leur propre survie. Cette victimisation est le ressort idéologique qui a permis aux opérations de l’urgence sociale de s’apparenter à des services de secours. Dès lors, considérer que les sans-abri sont des victimes d’exception, souffrant de troubles post-traumatiques de la modernité (caractérisée par la fameuse « fracture sociale »), permet de soutenir l’existence de dispositifs d’exception : une situation d’urgence nécessite donc une réponse urgente, même si elle échappe aux règles du droit commun.

La mobilisation des Don Quichotte a profondément remis en cause les réponses assistancielles apportées aux sans-abris, sans pour autant rompre avec la victimisation institutionnelle. Si « l’urgence sociale » n’est plus, théoriquement, la « stabilisation » est désormais reine. En l’occurrence, il s’agit de substituer une urgence à un temps infini qui ne permet pas davantage de se raccrocher aux temps d’une socialisation « normale ». À ce titre, les sans-abris pris en charge sans limite temporelle se trouvent encore placés dans un régime d’exception : celui de l’asile inconditionnel. Cette réponse univoque (la stabilisation pour tous) condamne les services voués aux sans-abri à ne pouvoir répondre efficacement à la diversité des besoins d’un groupe hétérogène. Enfin, en érigeant une revendication morale en loi (un toit inconditionnellement pour tous), cette mobilisation militante enferme l’avenir d’un secteur professionnel de l’assistance dans un carcan idéologique qui l’éloigne de ses principes éthiques : l’assistance est toujours conditionnée par la réalité individuelle de l’usager qui se voit soumettre concomitamment à la jouissance de droits, l’exigence de devoirs. Cette alternance d’un extrême à l’autre perpétue la logique d’une approche misérabiliste des sans-abri qui s’éloigne d’autant plus de la réalité observable d’un groupe hétérogène : si le fruit change, l’arbre idéologique du misérabilisme demeure.

La tendance à (dé)considérer la socialisation spécifique des sans-abri en dehors de leurs réalités objectives, au profit d’une construction idéologique globalisante et caricaturale, est un processus sociologique courant de la prise en compte de la pauvreté (Simmel, 1998). Les sans-abri vivent les mêmes difficultés que tous les groupes qui se distinguent trop de la norme et qui se voient alors appréhender alternativement selon deux approches concomitantes : celle de la victimisation et de la culpabilité. Ces comportements déviants, par rapport à la norme culturelle, font de ces individus des délinquants qui représentent un danger en tant que l’« une des grandes figures de la transgression sociale » (Declerck, 2001).

La personne sans-logis défie caricaturalement les règles sociales tout en questionnant profondément les représentations des besoins et des limites individuelles, mais aussi la réalité de notre fonctionnement social. Il est alors plus facile de considérer cet autre comme un sauvage que d’accepter la sauvagerie de notre société. Les conséquences de ce choc culturel consistent à adopter systématiquement une vision ethnocentrique en interprétant la réalité observée en fonction de la rationalité de la norme en vigueur qu’elle menace (Rullac, 2006). À titre d’exemple, si les SDF meurent de froid en hiver, il est plus facile de les considérer comme irresponsables plutôt que d’accepter qu’ils rejettent consciemment une offre assistancielle éloignée de leurs besoins.

La question SDF illustre donc notre capacité à nier l’existence de la culture des groupes qui s’organisent, en partie ou en totalité, de manière différente de nos normes du moment. L’histoire de nos confrontations culturelles fourmille d’exemples qui témoignent de notre habitude de disqualifier les cultures différentes et de mettre en question l’humanité de l’Autre différent (Lévi-Strauss, 1955). Par leur mode de vie partiellement hors norme, les SDF n’échappent pas à ce double phénomène qui mêle une disqualification culturelle et une tentation à les exclure de la sphère de l’Humanité.

Acceptons que le racisme définit « un ensemble humain par des attributs qui assignent à chacun de ses membres des caractéristiques intellectuelles, morales et physiques par principe, quelles que soient leurs actions et leurs volontés, et prolonge éventuellement ces représentations par des pratiques d’exclusion » (définition inspirée de Wieviorka, 1999 : 437). Alors, le misérabilisme appliqué aux sans-abri constitue indéniablement le coeur d’une représentation raciste.

Le développement institutionnel d’un châtiment assistanciel

Ce processus sociologique trouve son explication théorique dans le concept de biopouvoir (Foucault, 1997). En forgeant ce concept, Foucault propose de concevoir la domination sociale comme un réseau de relations complexes qui vise à « défendre la société » contre les « germes » qui la menacent. C’est pour lutter contre l’ennemi de l’intérieur que ce biopouvoir s’est intéressé au corps des individus pour les dresser, puis aux populations qu’il convient de réguler (natalité, maladies, vieillesse, mortalité) pour accentuer leur potentialité à vivre dès le xixe siècle. Cette analyse l’amène à évoquer l’existence dans nos sociétés modernes d’un racisme d’État qui fixe une démarcation entre les normaux et les dégénérés. Si l’on prolonge cette analyse au-delà des considérations hygiénistes sanitaires, il est alors possible de considérer que le travail social constitue une mesure tout aussi hygiéniste, mais d’ordre social. Cette extension conceptuelle représente une domination normative panoptique qui quadrille tous les aspects de la vie des populations, de l’alimentation à la manière d’éduquer les enfants, en passant par l’assistance proposée aux sans-abri.

Si l’on accepte avec Foucault que le fondement de cette guerre d’État normative est raciste, tous les outils relevant de l’assistance sociale sont assimilables à cette idéologie. Pourtant, cette nouvelle forme de régulation ne repose plus principalement sur les épaules de l’État qui se désengage au profit d’un tiers secteur, le plus souvent associatif. La forme contemporaine de ce racisme, à l’origine d’État, est de plus en plus relayée par nous-mêmes, pour nous-mêmes, en dehors d’une imposition supérieure contraignante. Le traitement de la question SDF s’inscrit remarquablement dans la logique sociologique de l’organisation du biopouvoir. D’ailleurs, Patrick Declerck n’a pas hésité à évoquer le fascisme, lorsqu’il considère le traitement imposé aux « naufragés » (Le Monde, 4 novembre 2002).

Aujourd’hui, il semble que la domination se soit aussi démocratisée. La place centrale de l’association des Enfants de Don Quichotte dans les négociations concernant le développement du dispositif destiné aux sans-abri, forts de leur soutien populaire, illustre cette tendance qui place finalement la norme culturelle dominante comme ultime référence. Cette domination du « bon sens » populaire devient despotique quand aucun contre-pouvoir ne fait le poids et notamment celui du professionnel formé à ces questions, ni finalement le pouvoir politique. En se démocratisant, le contrôle social n’en devient que plus tyrannique, surtout lorsqu’il se mêle de bons sentiments.

Le traitement contemporain de la question SDF instaure donc une forme de régulation spécifique, qui consiste à institutionnaliser une souffrance constante de ses usagers. Il s’agit d’une punition qui ne s’apparente pas à la répression habituelle qui s’abat sur les délinquants. Si la répression consiste à combattre ou à empêcher, la punition inflige une souffrance plus ou moins momentanée pour a contrario décourager toute potentialité de changement. Si la première vise la rupture, la seconde assure la continuité. Ainsi découragé, sans pour autant être interrompu, l’illégalisme des moeurs est contenu puisqu’il demeure un mode de socialisation repoussant, bien que légalement autorisé.

Les dispositifs de l’urgence sociale n’enferment plus les SDF contre leur gré et s’abstiennent dorénavant de les maltraiter physiquement. En conséquence, si punition il y a, elle se cache nécessairement derrière une apparence de douceur. Pourtant, la punition assistancielle réservée aux SDF n’a rien à envier à celle qui était en vigueur dans les dépôts de mendicité, même si leur nature se distingue radicalement l’une de l’autre. En rompant avec l’incarcération de force dans des conditions avoisinant le traitement carcéral dénoncé par Foucault et Goffman, l’urgence sociale enferme néanmoins ses usagers dans un dispositif aliénant. Celui-ci condamnait les SDF à errer continuellement de centre en centre, selon une alternance aléatoire de prise en charge et de refus. En laissant le hasard gérer la pénurie structurelle des places d’hébergement, ces dispositifs asservissaient totalement leurs usagers, selon le modèle de la domination absolue (Bourdieu, 1997).

La réforme actuelle de l’urgence sociale vers les centres de stabilisation, modifie la frontière de ce châtiment assistanciel, mais ne l’annule en rien. En bloquant ses usagers dans des asiles contemporains, sans projet ni possibilité de sortie « pérenne », ces usagers se trouvent une nouvelle fois enfermés dans une socialisation d’exception qui les suspend dans un no man’s land culturel, avec le droit de rester sans autre devoir. Pour les autres, à la rue, l’enfermement est à l’extérieur, dans la mesure où les centres relevant de l’urgence sociale sont en voie de disparition et que les lieux de stabilisation sont saturés en raison du manque de logement.

Le développement d’une nouvelle délinquance assistée et punie : l’illégalisme des moeurs

Si la question SDF contemporaine s’inscrit dans une continuité historique de la gestion de la déviance, celle-ci s’inscrit malgré tout dans le cadre d’une mutation sociologique : un nouveau compromis de la gestion des déviances sociales qui développe un système punitivo-assistanciel.

En 1992, les parlementaires ont modifié le statut pénal des SDF qui ont cessé d’être des délinquants. Ce changement de statut est pourtant à relativiser, depuis la création en 2003 des délits de mendicité dite « agressive » et de mendicité avec enfants en bas âge. Ces délits ne constituent cependant pas une (re)pénalisation effective de la mendicité, puisqu’ils sont peu utilisés et qu’ils ne s’intéressent en outre qu’à quelques formes de mendicité. Il s’agit d’une interdiction d’exception qui confirme la règle générale de l’autorisation de la mendicité et, plus encore, du vagabondage qui est désormais totalement ignoré par le Code pénal. Moins d’une trentaine de condamnations pour ce type de mendicité ont été prononcées depuis 2003.

Cette modification juridique reposait sur deux arguments qui consistent simultanément à ne plus en reconnaître la nécessité sociale, ni morale. Pour autant, le débat juridique récent démontre que si le refus éthique de punir ces anciens délinquants n’a cessé d’être réaffirmé, le besoin social de régulation a cependant perduré, comme le montrent les fréquents recours aux arrêtés de type antimendicité (Rullac, 2008). Relevant du pouvoir de police du maire, l’arrêté municipal interdit momentanément les comportements légaux qui menacent le « bon ordre ». Les arrêtés de type antimendicité ne correspondent pas à une criminalisation pénale, mais à une tentative de régulation de l’espace public, lorsque certains comportements, par ailleurs légaux, présentent une gêne pour le collectif. Depuis 1993, plus d’une centaine de municipalités ont tenté ainsi de limiter les comportements d’appropriation non normative de l’espace public par des vagabonds et des mendiants (Rullac, 2008).

Le défi à relever depuis 1992 n’est pas facile. Comment assister les plus pauvres d’entre nous, tout en décourageant ce mode de vie dangereux pour la cohésion sociale, s’il se généralisait, sans pour autant adopter le traitement historique relevant de la coercition judiciaire rejetée par le nouveau Code pénal ? Les dispositifs destinés aux SDF constituent la réponse à cette équation identitaire indispensable aujourd’hui à combiner pour « faire société ».

Quel est alors le statut de ces nouveaux « contrevenants légaux » ? Le concept d’illégalisme permet de contourner cette apparente contradiction (Foucault, 1997). Si la délinquance pénale relève d’un illégalisme des biens, les crimes en « cols blancs » constituent un illégalisme des droits. En suivant cette piste, il est possible de considérer les sans-abri comme relevant d’un illégalisme des moeurs (Rullac, 2008). Cette délinquance est un délit normatif constitué de tous les comportements qui marquent un écart avec la norme fondatrice de notre contrat social qu’est le mérite individuel. En ne respectant pas cette norme fondamentale qui permet de « faire société », ces délinquants sont redevables d’une punition infligée par le corps social, parce qu’ils menacent la cohésion sociale. En adoptant des moeurs qui témoignent d’une oisiveté, qui nécessite donc une assistance, les sans-abri se rendent donc coupables d’illégalisme des moeurs. Selon cette logique, n’appartenant plus à la sphère de la déviance exclue sans pour autant s’intégrer à celle de la déviance intégrée, les SDF constituent une déviance assistée.

Quand la culture devient un alibi pour perpétuer une domination culturelle

S’il ne convient plus aujourd’hui de dévaloriser une culture spécifique ou un trait culturel pour le dominer, la logique de lutte entre le normal et l’anormal se poursuit en dénaturant la réalité prise en compte. Il ne s’agit plus de nier la valeur culturelle, mais d’en nier sa nature intrinsèque en la déformant et en l’isolant dans sa prise en compte collective. La question d’aujourd’hui n’est donc plus de sensibiliser à la différence culturelle, mais au contraire de limiter cette approche particulariste finalement raciste (Amselle, 2001). En renvoyant sans cesse la diversité observable au multiculturalisme conceptuel, l’observateur porte en lui un modèle de référence qu’il place en référence absolue à son corps défendant. L’exemple des sans-abri est à ce titre parfaitement édifiant. En abordant leur socialisation dans une approche culturelle, nous les sortons d’une socialisation certes spécifique, mais intégrée, pour les inscrire dans un dispositif non conventionnel qui réalise notre propre prédiction idéologique.