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À quelques mois de la tenue du Forum social québécois, se tenait les 1er et 2 juin 2007 le quatrième Sommet citoyen de Montréal qui rassemblait près de 600 personnes de divers milieux et secteurs d’activité autour du thème du droit à la ville. Cet événement, dont les grands médias ont peu parlé, mérite notre attention à plusieurs égards.

Inscrit dans la foulée de trois autres sommets citoyens de Montréal (tenus en 2001[1], 2002 et 2004), ce quatrième sommet semble marquer un point tournant pour le mouvement urbain montréalais. Compte tenu de la fragmentation de ce mouvement, composé de différents réseaux d’organismes et associations qui interviennent par secteurs d’activité, par quartiers ou groupes sociaux spécifiques (Morin et Latendresse, 2001 ; Germain et al. 2004), il est légitime de se questionner sur la signification de ces sommets qui rassemblent un grand nombre de citoyens pour débattre d’enjeux urbains locaux et de démocratie participative. Alors que les trois premiers sommets ont été mis en oeuvre par un organisme communautaire, connu aujourd’hui sous le nom du Centre d’écologie urbaine de Montréal (CEU)[2], le quatrième sommet citoyen de Montréal était chapeauté par une quinzaine de réseaux sectoriels d’organismes communautaires et syndicaux actifs sur des enjeux liés à la défense des droits des femmes, des immigrants et des réfugiés, des travailleurs et des travailleuses, à la lutte contre la pauvreté, au développement économique communautaire, à l’animation urbaine et à l’environnement. À cela, il faut ajouter la participation d’universitaires[3] et souligner l’appui du Service d’aide à la collectivité de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). À Montréal, un tel rassemblement d’organismes et de regroupements autour d’enjeux urbains et de démocratie locale ne s’était pas vu depuis le début des années 1980 avec la tenue de sommets populaires.

Dans le cadre de cet article, nous aimerions explorer la tension entre mouvement urbain et démocratie dans un contexte marqué à la fois par la globalisation, le néolibéralisme, la transformation de l’État et la crise de la démocratie. Nous allons nous demander si les sommets citoyens de Montréal témoignent de la mutation du mouvement urbain montréalais et de sa capacité à se re-dynamiser et à mobiliser les citoyens et les citoyennes dans une perspective de construction d’une citoyenneté urbaine ? Doit-on y voir la manifestation d’un projet en devenir autour du droit à la ville en mesure à la fois de contribuer à l’appropriation de la ville par les citoyens et les citoyennes et d’apporter des éléments de réponse[4] à la néolibéralisation de la ville ? Enfin, dans quelle mesure ces sommets contribuent-ils au renouvellement de la démocratie dans la ville ?

À titre d’hypothèse, nous allons tenter de démontrer que la tenue des sommets citoyens de Montréal est emblématique de « nouvelles » pratiques de mouvements sociaux qui participent de la construction d’un agenda citoyen et d’un espace politique autonome. À l’instar du Forum social mondial (Aguidon, 2001 ; Allahwala et Keil, 2005 ; Beaudet, 2004 ; Canet, dans ce numéro ; Wallerstein, 2005) et de ses dérivés, les forums régionaux, les sommets citoyens de Montréal expérimentent de nouvelles façons de faire sur le plan organisationnel et politique. Celles-ci sont notamment caractérisées par l’horizontalité organisationnelle, la diversité des organisations et regroupements qui y prennent part, la place accordée à de petits comités plus ou moins formels aux côtés de grandes organisations, la pluralité des points de vue tant dans l’analyse des enjeux et de la conjoncture que dans la pratique, et l’absence d’une volonté d’aboutir à un programme politique. Enfin, bien que des réseaux et des organismes prennent part à leur organisation, les sommets ne prétendent pas à une quelconque forme dereprésentativité[5]. En d’autres termes, la légitimité des sommets citoyens de Montréal relève de la tenue même de ces événements et de leurs retombées, ainsi que de la présence et du nombre de participants. À contre-courant de la globalisation néolibérale et de sa matérialisation dans les métropoles, les sommets citoyens de Montréal participent de la création d’un espace où s’articulent une pensée critique et un agenda citoyen conçu autour du droit à la ville qui prône l’appropriation de la ville par les citoyens et les citoyennes plutôt que sa privatisation. Cependant, cette approche organisationnelle sans structure formelle ni hiérarchie soulève un certain nombre de questions. Quelle place accorder aux citoyens non organisés ? Et comment assurer un suivi aux actions qui découlent des sommets en l’absence d’une instance permanente ?

De plus, à l’instar des mouvements urbains du Brésil et en particulier de Porto Alegre (Abers, 2000 ; Latendresse, 2006), les sommets citoyens de Montréal font la promotion d’expériences associées à la démocratie participative espérant ainsi pallier la crise de la démocratie représentative, le « désenchantement » des citoyens, et contribuer au renouvellement de la démocratie dans la ville. Mais comment y parvenir sans parti politique et sans viser la prise de pouvoir ? Et comment s’assurer que les pratiques associées à la démocratie participative ne soient pas instrumentalisées par les élus ?

La re-politisation du mouvement urbain montréalais et l’objectif de construire un agenda citoyen et un espace autonome posent un certain nombre de défis, dont le plus grand consiste sans doute à faire face aux contradictions de ce mouvement. En effet, il est traversé de nombreuses fractures qui opposent parfois les réseaux ou les organisations. Ces derniers travaillent et coopèrent selon des secteurs communs d’intervention ou au sein des mêmes territoires. Rarement, ils opèrent dans une perspective de transversalité qui permettrait à des organismes oeuvrant dans différents secteurs d’activité et auprès de groupes sociaux différents de décloisonner leur travail et interventions pour développer des stratégies communes. Les tables de quartier, composées d’organismes communautaires intervenant dans différents secteurs d’activité et considérées comme des instances de concertation intersectorielle, constituent de tels lieux qui favorisent l’échange de perspectives. Cependant, elles interviennent à l’échelle des quartiers et plus rarement à l’échelle de la ville ou de l’agglomération métropolitaine. Nous pourrions dire la même chose des corporations de développement économique communautaire. Autrement dit, la fragmentation organisationnelle des diverses composantes du mouvement urbain rend difficile la construction de lieux d’échanges transversaux, le partage d’expériences et d’analyses, et l’élaboration d’un agenda[6] commun, ce à quoi aspirent les sommets citoyens. De plus, la diversité des approches adoptées par les organisations (approche de services versus celle de défense de droits par exemple) et leur rapport à l’État constituent également un lieu de tension entre les organisations. Rappelons qu’au Québec la grande majorité des organismes communautaires qui interviennent sur des enjeux urbains ou sociaux reçoivent une partie de leur financement des divers paliers gouvernementaux, ce qui soulève la question de l’impact de leur institutionnalisation (Hamel et Sylvestro, 2005). Dans ce contexte, la tenue des sommets citoyens de Montréal qui aspirent à la construction d’un agenda citoyen et d’un espace autonome à l’extérieur des institutions publiques constitue un défi majeur.

Nous nous inspirons ici de la définition de mouvement urbain proposée par Pickvance (1989) qui considère qu’un tel mouvement, loin d’être homogène, est constitué d’unités organisationnelles diverses qui se mobilisent autour d’enjeux urbains. Comme il le souligne, toutes formes d’actions collectives qui se déroulent dans la ville ne constituent pas nécessairement un enjeu urbain. En nous appuyant sur les travaux de Castells, nous considérons les enjeux urbains comme étant ceux qui concernent a) la consommation collective, b) la défense culturelle ou identitaire liée à un territoire, c) la démocratisation de la vie politique locale (Castells, 1983). À cela, nous devons ajouter les enjeux liés au développement local, à la revitalisation urbaine et à l’aménagement du territoire (Hamel, 1991), de même que ceux liés à l’inclusion des groupes minorisés (comme les femmes, les personnes à faible revenu, les sans-abri, les membres des groupes ethnoculturels, les gais et lesbiennes) dans la ville[7]. Les réseaux et organisations communautaires impliquées dans l’organisation des sommets citoyens sont donc considérés ici comme des unités organisationnelles du mouvement urbain montréalais[8].

Globalisation, néolibéralisme et démocratie : mutation du mouvement urbain montréalais ?

Le questionnement autour de la mutation des mouvements urbains et leur portée s’inscrit dans le contexte actuel marqué à la fois par la globalisation, que d’aucuns associent à la modernité avancée (Hamel, Lustiger-Thaler et Mayer (dir.), 2001 ; Maheu, 2005), le néolibéralisme (Leitner, Peck et Sheppard, 2007), la fin du fordisme, la métropolisation et la diversification des populations qui habitent les grandes villes (Isin (dir.), 2000 ; Jouve et Gagnon, 2006). En d’autres mots, les mouvements urbains des années 2000 interviennent dans un contexte fort différent de celui des années 1960 et 1970 alors que Manuel Castells, pionnier de la recherche sur les mouvements urbains, a rédigé son ouvrage Crise urbaine et mouvements sociaux urbains (1978) ou The City and The Grassroots (1983).

Un regard sur les quarante dernières années du mouvement urbain montréalais permet de constater la multiplication du nombre d’organismes qui quadrillent la ville de Montréal et l’élargissement du champ d’action du mouvement urbain dont les registres d’action se diversifient (Hamel, 1991). En effet, alors qu’une composante du mouvement maintient ses revendications et actions dans ses champs traditionnels d’intervention comme l’habitation, le transport collectif ou les équipements collectifs et infrastructures, d’autres organisations élargissement leurs champs d’activité à des domaines aussi variés que le développement durable, le développement économique local communautaire et l’intégration des immigrants. De plus, comme il a été dit précédemment, les organisations se sont dotées de structures de coordination. À Montréal par exemple, on retrouve aujourd’hui une trentaine de tables de quartier et une douzaine de corporations de développement économique communautaire (CDEC) qui oeuvrent à l’échelle des arrondissements (Morin et Latendresse, 2001). Par ailleurs, les tables de quartier et les CDEC ont mis en place leur propre regroupement. C’est ainsi qu’on retrouve la Coalition montréalaise des tables de quartier et l’Inter-CDEC.

Au début des années 2000, le bilan du mouvement urbain montréalais est mitigé. Alors que certains mettent de l’avant l’innovation dont fait preuve une partie du mouvement (Lévesque, 2002), d’autres retiennent surtout sa faible capacité de réponse face à l’offensive néolibérale qui mine les droits sociaux et économiques des couches de population les plus démunies. Shragge (2006) par exemple constate la quasi-absence de mobilisation et le grand rôle attribué aux travailleurs des organisations souvent au détriment des citoyens et des citoyennes. D’autres encore constatent le repli du mouvement urbain qui intervient relativement peu sur la scène publique (Sévigny, 2001). À titre d’exemple, le débat autour de la réorganisation municipale, de la fusion de la ville de Montréal et des municipalités de banlieues de l’île, de même que les défusions qui suivront en 2004-2005, soulève peu de réaction du côté des réseaux et des organisations du mouvement urbain à l’exception de quelques-uns comme le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) et la Table régionale des organismes volontaires en éducation populaire (Latendresse, 2004).

Mais la décennie 2000 semble marquer une nouvelle page de l’histoire du mouvement urbain. En effet, à partir du début de cette période, on voit apparaître diverses initiatives qui appellent le retour du citoyen. Que ce soient les Déclarations citoyennes pilotées par des centres de femmes de Montréal, les cafés urbains, le Forum social de Villeray, la démarche Citoyens de Rosemont prenez place, les Opérations populaires d’aménagement menées dans le quartier Pointe-Saint-Charles et les sommets citoyens de Montréal par exemple, ces activités, chacune à leur façon, visent à accroître la participation des citoyens et citoyennes autour d’enjeux liés au vivre-ensemble dans la ville. Outre les champs d’action qu’ils occupent déjà, les réseaux et organismes qui les pilotent explorent des pratiques et des méthodologies qui visent à replacer le citoyen au coeur de leur démarche. Ces initiatives, dont les sommets citoyens de Montréal, émergent dans un contexte marqué par la réforme municipale et la mise en place de nouvelles structures institutionnelles, de même que la mise en oeuvre de grands projets urbains qui transforment certains quartiers de la ville, en particulier ceux qui sont adjacents au centre-ville.

Parallèlement, des initiatives moins structurées et mises sur pied par des citoyens et des citoyennes voient le jour. À titre d’exemple, mentionnons le comité de citoyens Mont-Royal Avenue Verte et la Coalition Humaniser le boulevard Notre-Dame. Bref, Montréal connaît à nouveau une période de transformations urbaines qui ramène à l’avant-plan des enjeux liés au développement urbain et à l’aménagement des quartiers et qui interpellent le mouvement urbain.

La petite histoire des sommets citoyens de Montréal

Comme cela a été mentionné précédemment, quatre sommets citoyens de Montréal ont eu lieu entre les années 2001 et 2007. Le tableau suivant présente de façon synthétique chacun des sommets.

Tableau

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Si, au départ, les principaux organisateurs du CEU n’avaient pas planifié tenir une série de sommets citoyens, une lecture a posteriori permet de considérer la tenue de ces sommets comme un processus cumulatif dont l’ambition vise la construction d’un agenda citoyen en vue de promouvoir la réappropriation de la ville par les citoyens et les citoyennes et le renouvellement de la démocratie dans la ville. De plus, bien qu’ils portent sur des thèmes différents, les quatre sommets ont en commun de procéder d’une même volonté des organisateurs de créer un lieu d’échanges et de débats autour d’enjeux urbains locaux et de démocratie participative « dans une perspective citoyenne, indépendante et non partisane » (texte de présentation du quatrième sommet citoyen de Montréal, 2007).

Le premier sommet, qui a lieu dans l’année de la mise en place de la nouvelle ville quelques mois avant les élections municipales, visait à créer un espace de débats et d’échanges des citoyens des différentes parties de l’île de Montréal et de différents horizons professionnels et militants afin de discuter de l’avenir de leur ville et des enjeux de démocratie négligés, selon eux, par la réforme municipale. Lors des trois sommets suivants, on constate à travers les ateliers ce même souci de créer un espace de débats et d’échanges ouvert à la pluralité des idées, des analyses et des pratiques. On observe également à travers les thèmes soumis aux délibérations des participants, la recherche de nouveaux « modèles » ou de nouvelles pratiques en vue de renforcer le rôle des citoyens organisés et non organisés dans la définition de la ville. Car, pour les organisateurs, il ne s’agit pas tant de discuter théoriquement de la démocratie participative, mais surtout d’aboutir concrètement à des moyens contribuant à sa mise en oeuvre. D’où les invitations à des personnes-ressources du Brésil, de France et du Canada anglais pour présenter de nouvelles expériences qui les inspireront pour la construction de l’agenda citoyen. À titre d’exemple, lors du deuxième sommet, des participants se sont inspirés de la Charte européenne des droits des habitants dans la ville pour soumettre l’idée d’une Charte montréalaise des droits et responsabilités (proposition qui a été présentée lors du Sommet de Montréal[9] tenu en juin 2002). Le troisième sommet a mis l’accent sur le budget participatif comme dispositif qui, reposant sur la délibération des citoyens organisés et non organisés autour des priorités d’investissement, peut aboutir à un partage des prises de décision qui associe élus et citoyens. Cette idée a d’ailleurs influencé la mairesse de l’arrondissement Le Plateau Mont-Royal qui expérimente un tel dispositif depuis 2006. Lors de ce même sommet, un agenda citoyen, document qui avance des propositions concrètes pouvant démocratiser la démocratie à Montréal, a été soumis aux délibérations des participants lors d’un exercice qui a clôturé l’événement. Enfin, lors du quatrième sommet, l’exercice « Les clés de la ville »visait à amener les participants à relever les conditions qui favorisent la participation des citoyens et des citoyennes à la définition de la ville. Lors de ce sommet, la participation des citoyens à la définition de la ville est discutée dans les champs économique, environnemental, et dans ceux relatifs à l’aménagement et à la démocratie.

Aménagement, développement local et démocratie participative : vers le droit à la ville !

Le quatrième sommet allait donc marquer un pas dans la consolidation de la démarche amorcée en vue de la construction d’un espace politique autonome. Tenu en juin 2007, cet événement visait « à explorer et promouvoir des pratiques et expériences en matière d’aménagement, de développement local qui accordent une place centrale aux citoyens et aux citoyennes organisés et non organisés et à partir desquelles il est possible de construire la démocratie participative dans la ville » (texte de présentation du quatrième sommet citoyen de Montréal, 2006). Lors de cet événement, les participants étaient invités à établir les conditions d’appropriation de la ville en matière de développement économique, d’environnement, d’aménagement et de démocratie. Ces conditions étaient assimilées, sur le plan symbolique, aux clés de la ville qui « doivent être remises aux mains des citoyens et des citoyennes plutôt qu’entre celles du maire », d’où l’appel lancé à prendre les clés de la ville. Comme le soulignait l’une des organisatrices de cet exercice d’éducation populaire, cette métaphore permettait d’insister sur l’accessibilité de la ville à tous et à toutes car « après tout, la fonction des clés est d’ouvrir les portes ».

À plusieurs égards, cette quatrième rencontre allait constituer une percée pour une composante du mouvement urbain montréalais, quoique encore toute relative et fragile. D’une part, par l’élargissement du nombre d’acteurs impliqués en y associant plusieurs réseaux et organismes, la démarche autour des sommets allait gagner en légitimité. En effet, il n’allait plus s’agir de la vision utopiste d’un petit groupe, mais bien d’idées et de débats discutés dans la rencontre d’une pluralité et d’une diversité d’acteurs. D’autre part, cette rencontre allait permettre de faire une lecture critique des transformations de la métropole et des enjeux qui en découlent en établissant des liens entre le néolibéralisme et la ville et en questionnant le choix des élites qui misent sur les grands projets urbains (comme le Casino ou Griffintown) pour développer la métropole. Il allait aussi être l’occasion de mettre de l’avant une vision de la ville portant sur des valeurs de justice sociale, d’inclusion, d’écologie et de démocratie. Bref, l’accent était mis sur l’appropriation de la ville par les citoyennes et les citoyens et leurs droits à définir la ville d’où le lien avec la notion du droit à la ville développée par Henri Lefebvre.

Le droit à la ville

À la fin des années 1960, H. Lefebvre a élaboré une vision de la ville comme « oeuvre » devant être créée par ceux et celles qui habitent la ville. Cette approche remettait en cause l’approche urbanistique qui propose une vision et une pratique de la ville reposant essentiellement sur la valeur d’échange en y opposant une vision plus radicale basée sur la valeur d’usage, d’où l’idée que la ville doit appartenir à ceux et celles qui l’habitent, et ce peu importe leur statut. Le quatrième sommet a mis l’accent sur le droit à la ville, mettant de l’avant le droit des citoyens et des citoyennes à définir la ville tant dans les domaines de l’économie, de l’environnement, de l’aménagement. Ce qui exige de repenser la démocratie en accordant une place plus grande aux citoyens et aux citoyennes, et ce peu importe leur statut.

L’approche adoptée lors des sommets repose sur certaines prémisses. Elle s’appuie sur une lecture critique des transformations de la ville et de l’agglomération métropolitaine dans la logique de la globalisation néolibérale qui tend à la privatisation de la ville et à sa fragmentation. Le déploiement du néolibéralisme dans les métropoles menacerait les espaces, les biens et les services publics, favorisant leur privatisation, érodant le pouvoir des élus et des institutions publiques et marginalisant davantage les groupes sociaux minorisés dans la ville. Loin de l’« oeuvre d’art » chère à Lefebvre, on assisterait à la marchandisation de la ville et à l’émergence de stratégies de mise en valeur de son potentiel visant ainsi à attirer les investisseurs. Lors du quatrième sommet, les grands projets urbains comme celui de l’aménagement d’un casino de luxe aux bassins Peel par exemple, a été questionné sous l’angle des intérêts, des besoins et des priorités des résidants des quartiers et de l’ensemble des Montréalais et des Montréalaises.

Cette approche autour du droit à la ville implique un renouvellement de la démocratie qui repose sur la rencontre entre la démocratie représentative et la démocratie participative. Les sommets citoyens de Montréal mettent de l’avant une conception de la démocratie participative qui repose sur la redéfinition de la relation entre les citoyens organisés et non organisés, les élus et l’institution, et qui met l’accent sur la participation des citoyens et de la société civile dans les prises de décision. Elle se décline donc à la fois dans l’investissement de l’espace politique institutionnalisé et dans la construction d’un espace autonome créé et investi par les mouvements sociaux et les citoyens et les citoyennes. En d’autres termes, plutôt que d’être pensée de façon statique dans un exercice de délégation de pouvoirs, la démocratie serait pensée ici comme la tension entre les pratiques et les actions menées par les citoyens non organisés et organisés et les mouvements sociaux dans des espaces autonomes et leur rapport à l’institution. En écho à un article de Mayer (2007) qui questionne la capacité de réponse des mouvements urbains dans un contexte marqué par le néolibéralisme, cette vision exige leur re-politisation.

En guise de conclusion

Notre questionnement de départ portait sur la signification de l’émergence des sommets citoyens pour le mouvement urbain montréalais et sa capacité à se re-politiser en vue de faire face aux enjeux liés à la néolibéralisation et à la transformation des métropoles. À partir de la démarche des sommets citoyens de Montréal, nous avons tenté de démontrer en quoi cette initiative, qui arrive bientôt à sa cinquième édition[10], contribue à la construction d’un agenda citoyen et à la création d’un espace politique autonome où des organisations liées au mouvement urbain montréalais et de simples citoyens et citoyennes analysent les enjeux auxquels ils sont confrontés (réforme municipale et enjeux liés à la démocratie locale, progressive privatisation de la ville, implantation de grands projets urbains, gentrification, etc.), tout en échangeant autour de pratiques visant à une plus grande appropriation de la ville. Constatant les limites de la démocratie de façon générale et de façon plus spécifique le déficit démocratique dans la ville de Montréal[11], ils s’inspirent de pratiques associées à la démocratie participative et de la notion du droit à la ville pour mettre de l’avant le droit des citoyens et des citoyennes à définir la ville dans ses dimensions matérielle, idéelle et politique, notamment par le biais de pratiques en matière d’aménagement, de planification et de gestions urbaines.

L’élargissement des acteurs engagés au sein du quatrième sommet citoyen s’inscrit dans la même perspective. Des groupes aux missions et aux pratiques différentes prennent part à ce comité dont la pluralité contribue sans doute à la légitimité de l’événement. L’espace politique crée par les sommets se caractérise donc par sa diversité et sa pluralité d’opinions, de prises de parole et d’expériences. Dans les activités des sommets, la prise de parole des participants et des personnes-ressources est libérée de contraintes découlant d’un exercice de représentativité. La participation directe de citoyens et de citoyennes non organisés est encouragée au sein de cet espace temporellement bien circonscrit, le temps du sommet, aux côtés de participants appartenant à des réseaux et à des organisations qui interviennent en leur nom personnel. Alors que le comité organisateur du sommet est composé de réseaux et d’organisations qui mettent à contribution du temps et parfois des ressources financières, les sommets appartiennent à tous ceux et celles qui y ont pris part. Mais comment assurer le suivi des idées et actions discutées alors qu’il n’existe aucun regroupement permanent entre les sommets ? En créant un nouveau parti politique ? Ou une coalition composée de réseaux et d’organismes qui deviendrait une structure permanente concernée par Montréal ? Ou encore construire un mouvement citoyen arc-en-ciel dont la structure et le fonctionnement serait plus souple ? Mais alors comment maintenir la participation de citoyens non organisés auprès de représentants d’associations ?

Par ailleurs, cet espace autonome se veut parallèle à l’espace politique institutionnalisé que représente la Ville de Montréal, dans une relation de tensions ou de coopération conflictuelle. En effet, les premier et troisième sommets citoyens de Montréal ont été tenus en relation aux enjeux liés à la réforme et aux élections municipales. Ils se voulaient non pas en réaction à ces événements, mais en amont, de façon à influencer les débats publics. Dans une certaine mesure, la Ville de Montréal et ses élus ont répondu à cet appel en intégrant la démocratie participative dans le jargon administratif. De plus, quelques moyens d’action concrets visant à renforcer les pratiques démocratiques de l’institution municipale comme la Charte montréalaise des droits et responsabilités, de même que le budget participatif ont été adoptés par la Ville de Montréal ou ses arrondissements. Toutefois, force est de se demander si l’ouverture de la Ville de Montréal à de telles pratiques n’a pas comme effet d’instrumentaliser un vocabulaire et des expériences qui, associées à la démocratie participative, ont produit un effet de mode et un engouement populaire. En d’autres termes, s’agit-il essentiellement d’une opération cosmétique ? Ou encore le recours de la Ville de Montréal et de l’arrondissement du Plateau Mont-Royal à des pratiques et à un discours axé sur la démocratie participative procède-t-il d’une redéfinition de la relation entre l’institution, les élus et les citoyens et les citoyennes autour d’un réel partage du pouvoir dans les prises de décision ?

À la lumière de ces éléments, certains pointent du doigt la contradiction entre l’idée de l’autonomie de cet espace politique et les interactions des organisateurs des sommets avec l’institution municipale, que ce soit à l’échelon de la Ville ou à celui des arrondissements. Pour notre part, nous croyons que le cas montréalais permet de mettre en lumière la tension entre la volonté de cette composante du mouvement urbain d’influencer la politique locale en investissant la sphère institutionnelle municipale, et celle de consolider l’autonomie des groupes, de leurs pratiques et de contribuer à la re-politisation du mouvement urbain. En ce sens, les échanges, les pratiques et l’approche promus lors des sommets citoyens permettraient d’articuler une lecture critique des enjeux liés à la « néolibéraliation » des villes. Le recours à la notion du droit à la ville pour avancer l’idée de l’appropriation de la ville par les citoyens et les citoyennes comme primauté de la valeur d’usage sur la valeur d’échange constituerait, potentiellement du moins, un élément de réponse à la progressive privatisation de la ville, de ses espaces publics, ses services, équipements et infrastructures. De plus, les propos émanant des sommets, les expériences étrangères qui y sont présentées et l’agenda citoyen permettent à la municipalité, aux élus et aux fonctionnaires de s’ouvrir à de nouvelles pratiques. Une approche réformiste visant le renforcement de la démocratie à l’intérieur de l’institution municipale n’est pas incompatible avec la construction d’un espace politique autonome à l’extérieur de cette même institution.

Pour terminer, rappelons les travaux de Pierre Hamel qui concluent que les mouvements urbains ont contribué à la modernisation de l’appareil politico-administratif, de même qu’à l’intégration d’une norme de participation publique à la gestion et à la planification urbaines. En ce sens, les sommets s’inscrivent dans la continuité de l’histoire du mouvement urbain montréalais. Cependant à certains égards, ils semblent constituer un point tournant. Les enjeux qui retiennent l’attention lors des sommets sont fortement ancrés dans la réalité montréalaise, toutefois ils sont articulés et inscrits dans le contexte actuel marqué par la globalisation et le néolibéralsime. Les documents qui présentent les sommets et le choix des invités venus du Brésil, de France et d’ailleurs montrent la « conscience globale » des organisateurs et leur volonté d’inscrire les sommets dans la mouvance altermondialiste. À ce titre, le dépliant qui présente le quatrième Sommet citoyen de Montréal mentionne de façon explicite la filiation entre les sommets citoyens de Montréal et le Forum social mondial. Toujours lors de cet événement, la place accordée aux organisateurs du Forum social québécois (qui allait se tenir deux mois après le sommet citoyen) et la volonté d’établir des liens entre ces deux événements illustrent cette forte conscience du « paradigme local/global ».

De plus, on constate une certaine affiliation sur le plan organisationnel et politique avec le mouvement altermondialiste (Aguidon, 2004 ; Allahwala et Keil, 2005 ; Beaudet, 2004 ; Wallerstein, 2005). À l’image du FSM, les sommets citoyens de Montréal constituent un espace de rencontres plurielles, d’échanges, de débats autour d’enjeux liés aux impacts du néolibéralisme et au déficit démocratique dans les villes. Ils mettent de l’avant la nécessité de résister mais également celle d’expérimenter des pratiques alternatives au développement urbain promu par les élites. Par ailleurs, si la portée des sommets citoyens se situe surtout à l’échelle locale, il n’en demeure pas moins qu’ils ont une certaine influence à l’échelle nationale. En effet, un groupe de citoyens et de citoyennes engagés s’est inspiré de l’Agenda citoyen pour mobiliser les citoyens et aux citoyennes et les élus des petites et moyennes villes du Québec. Ce groupe a donné naissance à un Réseau national de la démocratie municipale.

Nos observations nous permettent de soutenir que les sommets citoyens de Montréal contribuent à une re-politisation du mouvement urbain dans une tentative de renouveler leurs analyses et leurs pratiques. Toutefois, cette démarche rencontre un certain nombre de défis, dont le plus grand demeure celui de rallier les diverses composantes du mouvement urbain montréalais qui jusque-là hésitent à investir davantage l’espace que constituent les sommets. Le mouvement urbain montréalais a souffert des effets pervers de l’institutionnalisation des organismes communautaires et de sa professionnalisation. Bien que la question de son autonomie (ou de la faiblesse de son autonomie) soit de plus en plus discutée ouvertement par les intervenants et intervenantes, l’ambiguïté de son rapport à l’État représente à la fois une contrainte et une opportunité (pour reprendre les termes de Giddens) qu’il reste à clarifier. De plus, la fragmentation organisationnelle des diverses composantes du mouvement urbain demeure sans doute un obstacle à surmonter. C’est ici que l’espace construit par les sommets citoyens de Montréal pourrait possiblement favoriser la convergence dans le respect des divergences. Enfin, la question de la participation directe des citoyens et des citoyennes non organisés aux côtés des réseaux et organisations plus fortement structurés, et celle du suivi à donner aux actions entre les sommets demeurent des questions auxquelles auront à répondre les militants des sommets citoyens de Montréal.