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Le principe Espérance du 21e siècle[1]

Depuis la tenue du premier Forum social mondial (FSM) à Porto Alegre en 2001, l’utopie d’un autre monde possible ne cesse de se propager, prenant ainsi le contre-pied de l’idéologie néolibérale dont le Forum économique mondial de Davos s’est fait le relais[2]. Des forums sociaux se sont déployés à toutes les échelles d’actions, se déclinant du global au local. Des mobilisations collectives visant à dénoncer l’optique étroitement mercantile et économique de la mondialisation ont surgi des forêts du Chiapas aux rues de Hong Kong. La critique du néolibéralisme se retrouve dans les discours de Chávez, dans la campagne française pour le « non » au référendum sur la constitution européenne…

Cette nouvelle vision du monde que véhicule le discours contre-hégémonique multiforme qui émane des forums sociaux (Sousa Santos, 2001) est ainsi venue confronter le mythe de « la mondialisation heureuse » (Minc, 1997) et a permis l’ouverture d’espaces de réflexion pour des modèles sociétaux alternatifs[3]. Pour une multitude de mouvements sociaux et d’organisations populaires, un autre monde est désormais possible et sa construction, au moins discursive, s’effectue à partir d’un certain nombre de dimensions axiologiques sur lesquelles nous reviendrons. Cependant, de cet espoir retrouvé découle une importante responsabilité, celle de ne pas le décevoir. Dès lors, la mouvance altermondialiste se trouve devant un défi de taille : comment actualiser cette utopie ? Comment inscrire dans la réalité ce projet radical de transformation sociale qui implique d’agir du local au global ? Comment faire advenir cet autre monde possible et dépasser le stade de sa simple énonciation ?

Les stratégies sont diverses et les écueils nombreux. C’est d’ailleurs un débat de fond au sein de la mouvance altermondialiste sans cesse tiraillée entre deux conceptions du FSM : le forum-espace et le forum-acteur (Teivainen, 2004). Les forums sociaux mondiaux sont-ils simplement des lieux de rassemblement d’une diversité d’acteurs eux-mêmes engagés dans une multiplicité de luttes se déclinant sous différents fronts et à des échelles diverses et profitant de ce moment de rassemblement pour créer des synergies fécondes entre des actions nécessairement spécifiques ? Doivent-ils plutôt se muer en un véritable acteur politique regroupant la diversité de la société civile mondiale qui constitue la mouvance altermondialiste derrière un socle de revendications clairement formulé par une avant-garde informée[4] et qui permettrait de réaliser des gains tangibles et mesurables en unifiant les forces sociales ? Espace de rassemblement de la diversité des luttes et des acteurs permettant un partage des connaissances et une socialisation à une démarche de transformation sociale axée sur les pratiques ; ou acteur politique, point focal d’une mouvance hétérogène qui trouve son principe d’unité derrière un programme commun de revendications porté par une élite se lançant à l’assaut des institutions afin de produire une nouvelle société, deux approches historiques du changement social s’affrontent ici. Pour reprendre la formule de John Holloway, est-il possible de changer le monde sans prendre le pouvoir ou, au contraire, doit-on prendre le pouvoir pour changer le monde ? (Holloway, 2002.)

Nous faisons l’hypothèse que les forums sociaux apparaissent comme une innovation politique dans cette tentative de mise en acte de l’utopie altermondialiste (Corrêa Leite, 2003). Lieu de rassemblement de la multitude (Negri et Hardt, 2004), ils permettent de pratiquer concrètement l’alternative en changeant notre rapport à la politique et à la démocratie, notamment en favorisant la participation plutôt que la représentation (Montès, 2001 ; Callon, Lascoumes et Barthe, 2001). Dans cette perspective, nous abordons la mouvance altermondialiste comme quelque chose de plus qu’un contre-pouvoir dans la mondialisation néolibérale (Beck, 2003). Nous la considérons plutôt comme un véritable mouvement antisystémique qui révèle la profonde crise structurelle qui affecte le système-monde moderne (Wallerstein, 2003 et 2000) et peut concourir à « démocratiser la démocratie » (Sousa Santos, 2002). C’est donc la mutation contemporaine du politique que nous interrogeons par le biais de l’altermondialisme. Dès lors, nous concevons les forums sociaux comme des espaces publics critiques d’implication citoyenne (Canet et Perrault, 2006), véritables laboratoires afin d’aborder le politique sur un mode plus horizontal et participatif. Les forums sociaux seraient ainsi le creuset d’une nouvelle culture politique (Whitaker, 2006).

Après un bref rappel des fondements axiologiques de l’utopie altermondialiste, nous nous pencherons sur le cas du forum social québécois (FSQ) comme laboratoire d’expérimentation de cette nouvelle culture politique participative en gestation. Nous rappellerons l’historique de la mise en place ainsi que la logique de fonctionnement de cet espace participatif et inclusif. Nous insisterons finalement sur les défis que devra relever la mouvance altermondialiste au Québec à la lumière de l’expérience tirée de l’organisation de ce premier FSQ.

Afin de clarifier notre propos, nous tenons à préciser que nous avons été activement impliqués dans l’organisation de ce premier FSQ, depuis son origine et jusqu’à sa réalisation. Nous adoptons donc ici la posture du chercheur-activiste[5].

Les fondements axiologiques de l’utopie altermondialiste

Historiquement, l’utopie altermondialiste s’est tout d’abord affirmée dans l’ordre symbolique, en venant concurrencer l’idéologie néolibérale qui imposait une vision hégémonique du monde articulée autour du triomphe de la démocratie libérale (Fukuyama, 1992). C’est essentiellement contre cette doxa (Bourdieu, 1979) économico-politique, dénoncée comme une « pensée unique » par les altermondialistes (Ramonet, 1995), que s’est construit le slogan « un autre monde est possible », et que s’est mis en place le premier Forum social mondial (FSM) à Porto Alegre, en opposition directe au Forum économique mondial de Davos[6]. Comme le souligne l’activiste canadienne Naomi Klein, ce que symbolise l’apparition du FSM, c’est « la fin de la Fin de l’Histoire » (Klein, 2003), en somme la revanche des sociétés (Duchastel et Canet, 2006) contre un projet de structuration du monde sur une base profondément inégalitaire et élitiste, qui donne lieu à la résurgence d’une multitude de luttes sociales et de mobilisations politiques afin de cheminer vers une plus grande justice globale (George, 2004).

Cette utopie altermondialiste, telle qu’elle est énoncée dans le discours des acteurs sociaux qui s’en revendiquent, s’articule donc autour d’un certain nombre de valeurs centrales qui entendent assurer la cohésion de cette mouvance qui investit les forums sociaux. Nous pouvons identifier quatre grandes orientations axiologiques qui se reflètent dans la Charte de principes du FSM qui fut élaborée par le Conseil international du FSM en avril/juin 2001[7].

Tout d’abord, le rejet du néolibéralisme est compris par les altermondialistes comme le fondement idéologique de la mondialisation capitaliste qui ne sert que les intérêts mercantiles des entreprises multinationales. C’est ici à la fois l’architecture économique et financière mondiale, le mode de développement capitaliste et les rapports sociaux qu’il suppose qui sont ciblés et dénoncés, au profit d’« une mondialisation solidaire qui respecte les droits universels de l’homme, ceux de tous les citoyens et citoyennes de toutes les nations, et l’environnement[8] », et qui met au centre du projet de société à construire les valeurs de justice sociale, d’égalité et de souveraineté des peuples.

Ensuite, la lutte contre l’impérialisme. Cette seconde dimension axiologique a quelque peu évolué depuis 2001, notamment du fait de l’invasion américaine en Irak et des massives marches contre la guerre qui, depuis le printemps 2003, se répètent chaque année dans de nombreux pays du monde[9]. Initialement articulée autour d’une définition assez abusive du concept, à savoir « l’usage de la violence comme moyen de contrôle social par l’État », débouchant sur des « formes de domination comme l’assujettissement d’un être humain par un autre[10] », l’impérialisme, comme stade suprême du capitalisme, par référence à la brochure de Lénine, fut remis à l’avant-scène avec la guerre en Irak, tout en éclairant d’un jour nouveau le conflit israélo-palestinien[11].

L’éloge de la diversité apparaît comme une autre valeur fondamentale de la mouvance altermondialiste. Cette posture vise à s’extirper de la tendance unitaire et homogénéisante de la « pensée unique ». Elle permet de concevoir la diversité, non plus comme une source de fragmentation et de division, que véhicule une vision du monde fondée sur la concurrence et la rivalité, mais bien comme une profonde richesse permettant une interfécondation des savoirs menant à une véritable complémentarité et une solidarité. Il s’agit donc de rompre avec l’idée d’un modèle unique de société qui s’impose à tous et de reconnaître la diversité non hiérarchisée des expériences et des modes d’organisation sociale. C’est pour cela que le FSM s’affiche comme « un espace pluriel et diversifié, non confessionnel, non gouvernemental et non partisan, qui articule de façon décentralisée, en réseau, des instances et mouvements engagés dans des actions concrètes, au niveau local ou international, visant à bâtir un autre monde[12] ».

Enfin, une conception horizontale des relations de pouvoir qui, d’une part, rejette la théorie de son monopole associée à la notion de souveraineté absolue qui a conduit à l’institutionnalisation de l’État moderne et, d’autre part, refuse le mode d’organisation pyramidal fondé sur un principe hiérarchique conduisant à la distinction entre élite et masse. Finalement, cette conception débouche sur une critique du principe de délégation du pouvoir qui fonde la légitimité des démocraties représentatives et qui conduit à une forme passive de citoyenneté. À l’inverse, cette théorie de l’horizontalité s’articule autour de la conception d’un pouvoir qui s’est diffusé dans l’ensemble sociétal. Elle suppose un mode d’organisation réticulaire répondant au principe d’agrégation des initiatives et des actions émanant d’une multitude complexe d’acteurs sociaux et elle débouche sur une ouverture aux différentes modalités de la démocratie participative qui mettent de l’avant les principes d’inclusion et de citoyenneté active (Bacqué, Rey et Sintomer, 2005).

Rendu cette année à sa septième édition, le FSM a considérablement innové durant sa très courte histoire, afin de refléter à la fois le pluralisme des luttes et la diversité des engagements et des formes de mobilisations qui parcourent le monde, mais aussi d’élargir sa base de participation et de propager l’utopie altermondialiste. C’est dans cette perspective qu’il convient d’appréhender le FSM, au-delà de la dimension conjoncturelle de l’événement tenu en un lieu et à une date spécifique, comme « un processus permanent de recherche et d’élaboration d’alternatives[13] » qui se décline sous différentes formes, sur tous les continents et à de multiples échelles, du global au local. Le Forum social québécois (FSQ) doit être appréhendé dans cette perspective.

Les éléments d’analyse qui vont suivre sont le fruit d’une enquête de terrain menée par l’auteur selon les méthodes de l’observation participante et de l’immersion, durant tout le processus organisationnel du premier FSQ, de janvier 2005 à septembre 2007. En qualité de membre du secrétariat, organe qui assurait la coordination d’ensemble du processus organisationnel du FSQ[14], l’auteur a pris part activement à toutes les étapes qui ont mené à la réalisation de l’événement. Il a participé, durant près de trois ans, à l’ensemble des débats entre les différents mouvements sociaux, organismes et citoyens qui formaient l’assemblée générale du FSQ ainsi que ses différents comités (logistique, communication, mobilisation, financement et programmation) et collectifs régionaux. Il a contribué au travail collectif de mise en oeuvre qui a conduit à la création de ce laboratoire d’expérimentation de la culture politique participative que fut la première édition du Forum social québécois. Il a, par ailleurs, participé à quatre forums sociaux mondiaux (Inde, 2004; Brésil, 2005; Venezuela, 2006 ; Kenya 2007) et échangé avec plusieurs chercheurs activistes impliqués dans l’organisation des forums sociaux mondiaux, permettant ainsi de faire des liens entre ces expériences globales et l’initiative locale du FSQ. Aussi, les réflexions qui vont suivre sont celles du chercheur engagé dans l’action de transformation sociale, conscient, avec Bourdieu, que :

Le chercheur n’est ni un prophète ni un maître à penser. Il doit inventer un rôle nouveau qui est très difficile : il doit écouter, il doit chercher et inventer; il doit essayer d’aider les organismes qui se donnent pour mission [...] de résister à la politique néolibérale; il doit se donner comme tâche de les assister en leur fournissant des instruments.

Bourdieu, 2002 : 466

Le FSQ : un laboratoire d’expérimentation de la culture politique participative

Le FSQ a eu lieu du 23 au 26 août 2007 à Montréal (Canada), à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et sur la Place Émilie-Gamelin qui lui est adjacente. Il a rassemblé près de 5 000 participants (dont un tiers provenait des régions du Québec et près de 40 % n’étaient affiliés à aucune organisation) pour assister à près de 320 ateliers, 4 grandes conférences avec des participants internationaux et plus d’une centaine d’activités culturelles[15]. Inauguré par un grand concert d’ouverture qui a rassemblé plus d’une centaine d’artistes et de porte-parole, le FSQ s’est clôturé par une « marche-manifestive » dans les rues de Montréal, avec pour slogan Un autre Québec est en marche et qui a rallié plus de 2 000 personnes[16].

Le fruit d’un contexte et d’une histoire

Le FSQ s’est inscrit dans un double contexte. D’une part, la restructuration des rapports sociaux, culturels, économiques et politiques, impulsée par la logique néolibérale qui s’est tranquillement implantée au Québec depuis le début des années 1980 (Bourque, 2004). Les impératifs de croissance, de compétitivité de l’économie et d’élimination de la dette alimentent un discours politique qui cherche à justifier les mesures prises (privatisation, déréglementation et libéralisation) pour soumettre chaque jour davantage la société québécoise aux règles du marché. D’autre part, et par lien de cause à effet, le FSQ se situe dans le sillage des nombreuses mobilisations sociales qui ne cessent de remettre en question cette idéologie de la « mondialisation heureuse ». Depuis le soulèvement des Indiens zapatistes du Chiapas mexicain, le jour de l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) en 1994, les manifestations de Seattle en 1999 contre l’Organisation mondiale du commerce, ou encore celles de Gênes contre le G8 en 2001, des réseaux d’organismes et de mouvements de la société civile organisent les contestations (Della Porta et Tarrow, 2005; Bandy et Smith, 2005). Le Québec n’est pas resté à l’écart de ce phénomène. Souvenons-nous des mobilisations entourant le Sommet des peuples d’avril 2001 à Québec. Puis, ici comme ailleurs, a commencé à se manifester la mouvance altermondialiste qui, en de multiples lieux et sous diverses formes, a cherché à faire évoluer les mobilisations du stade de l’opposition à celui de la proposition. Des forums sociaux ont ainsi été organisés dans la province, mais à l’échelle régionale ou thématique, soit le forum social Québec/Chaudière-Appalaches (2002), le forum social Saguenay–Lac-Saint-Jean (2006), ou encore le forum québécois Théologie et solidarité (2006). Précisons finalement que le FSQ se situe dans une dynamique nord-américaine puisque les États-Unis ont eux aussi organisé, presque simultanément, leur premier Forum social à l’échelle nationale, à Atlanta à la fin du mois de juin 2007.

Le projet d’organiser un forum social de dimension nationale au Québec n’est pas nouveau. Une première tentative avait été faite en 2003 par certaines organisations de la société civile québécoise (principalement des ONG. et des centrales syndicales). Cette première tentative, le forum social Québec/Canada/Premières Nations, a marqué l’histoire du mouvement altermondialiste au Québec et c’est dans cette perspective que nous l’abordons ici brièvement. Ce premier projet de forum social national devait se tenir à Montréal en juin 2004. L’initiative a cependant avorté du fait du manque de cohésion entre les organisations fondatrices. Plutôt qu’une action commune, toutes ont adopté des agendas divergents[17].

L’idée de tenir un forum social au Québec a ressurgi en janvier 2005, lors du FSM de Porto Alegre, dans un atelier du Campement intercontinental de la jeunesse. Environ 120 Québécois et Québécoises se sont réunis et ont alors convenu de l’importance d’organiser un forum social au Québec qui rassemblerait les forces militantes de toutes ses régions. L’Initiative vers un FSQ fut fondée quelques mois plus tard. Composée d’individus s’impliquant à titre personnel et de délégués-es d’organisations, cette association se fixa comme objectif d’enclencher le processus d’organisation du premier FSQ à partir de la base.

Logique de fonctionnement du FSQ

Dans l’esprit du FSM et comme stipulé dans sa Charte constitutive, le FSQ fut tout d’abord un espace public critique, participatif et inclusif qui visait à permettre à tous les citoyens, mouvements sociaux et organismes de prendre la parole, débattre, s’exprimer et échanger sur les enjeux sociaux actuels au Québec. Le FSQ se voulait ainsi le creuset d’émergence d’une nouvelle culture politique d’implication citoyenne qui stimule l’engagement et la participation de toutes et tous à la vie publique. Dans cette perspective, le FSQ ne fut pas simplement un lieu de prise de parole et d’échange, il se voulait aussi un lieu d’éducation populaire à large échelle et de pratiques citoyennes qui permettent de sensibiliser la population québécoise à ses nouveaux défis. Finalement, le FSQ visait à favoriser la convergence des luttes sociales au Québec, en donnant une visibilité aux multiples actions, campagnes et pratiques alternatives qui sont entreprises par de nombreux groupes de la société civile québécoise, et en suscitant la formation de coalition entre les divers mouvements et organismes engagés dans une démarche de transformation sociale.

Pour que le FSQ permette l’expression de la diversité des réalités québécoises et des engagements, il fallait que le maximum de groupes et d’individus s’approprie l’événement. C’est pour cette raison que, dans un esprit d’inclusion, le FSQ a fait le choix d’un processus organisationnel ouvert et d’une méthodologie participative qui se manifestent sous plusieurs aspects.

Les modalités d’organisation du FSQ (comités, collectifs et assemblée)

Un souci constant de préserver, durant toute la préparation de l’événement, une démarche organisationnelle qui visait à mettre en pratique les valeurs d’horizontalité prônées au sein de la mouvance altermondialiste, animait les artisans du FSQ. C’est pour cette raison que les différentes modalités d’organisation du FSQ ont été bâties afin de fonctionner selon les principes d’ouverture, d’inclusion et de participation.

Le travail de préparation et de coordination du FSQ a été effectué principalement au sein des comités de travail (logistique, programmation, programmation culturelle, mobilisation, communication, financement et secrétariat). Conformément à la Charte du FSQ, chaque comité était ouvert et autonome dans sa manière de fonctionner. Cela signifiait que quiconque, simple citoyen ou délégué d’organisation, pouvait investir n’importe quel comité, afin de contribuer, selon son expertise, ses capacités et sa disponibilité au travail du comité. Chacun des comités se désignait un coordonnateur chargé d’assurer le suivi du travail collaboratif et de faire le lien avec le secrétariat chargé de la coordination d’ensemble. Cette tâche de coordination s’est avérée fondamentale du fait du caractère volatil de la participation aux comités. En effet, l’ensemble des membres des différents comités, soit près de 60 personnes, mis à part quatre personnes à la permanence du secrétariat durant quelques mois précédant l’événement, participaient à ce travail collectif sur une base non rémunérée, comme un acte de militantisme. Certains étaient cependant détachés partiellement par leur organisation.

L’organisation du travail au sein des comités s’est faite de manière très démocratique. Les réunions de comité, souvent longues, permettaient de discuter des stratégies à mettre en oeuvre. Chacun décidait des tâches qu’ils souhaitaient accomplir et un bilan était fait à chaque réunion suivante. Si les personnes mandatées ne pouvaient accomplir leurs tâches, celles-ci étaient réassignées à la réunion suivante. La règle du consensus était généralement de mise au sein des différents comités. Le fait que la tâche des comités apparaissait essentiellement organisationnelle et qu’un échéancier serré devait être respecté a permis d’éviter nombre de clivages de principe. Ensuite, puisque l’instance décisionnelle du processus organisationnel du FSQ demeurait l’assemblée générale, toutes les options stratégiques et les choix opérés au sein des comités étaient validés en assemblée générale. Chacune de ces assemblées, tenues sur une base quasi mensuelle à partir de septembre 2006, débutait par une présentation des coordonnateurs de chaque comité sur l’état des travaux. Puis des propositions étaient soumises pour approbation afin que puisse se poursuivre le travail au sein des différents comités. Le compte rendu des débats était ensuite publié sur le site Internet du FSQ[18]. Cette procédure pouvait apparaître lourde et inefficace à certains égards. Elle a cependant permis une organisation démocratique du travail et créé une puissante synergie au sein des différentes équipes formant les comités, du fait de la conscience de construire quelque chose de différent, de pratiquer l’alternative.

L’autoprogrammation

Un second facteur de participation au sein du FSQ reposait sur le concept d’autoprogrammation. Cela signifie que le contenu du FSQ, c’est-à-dire l’ensemble de la programmation, fut construit par les participants eux-mêmes. Chaque organisme ou individu pouvait proposer des activités qui correspondaient à ses préoccupations en complétant en ligne un formulaire d’inscription et en le transmettant au comité de programmation. Sur un total de près de 320 activités proposées (en dehors de la programmation culturelle dont nous traiterons plus tard), 240 l’ont été par des organisations de la société civile québécoise et moins d’une trentaine par des citoyens. Dans le but de favoriser une convergence efficace des initiatives et de structurer minimalement les différentes activités, le comité programmation a défini trois axes transversaux et huit axes thématiques au sein desquels pouvaient s’inscrire les multiples propositions[19]. En marge de ces activités autogérées par les participants, le comité programmation, en partenariat avec divers groupes et individus intéressés, a pris en charge l’organisation de quatre grandes conférences de soirée qui ont réuni des panélistes québécois et internationaux.

L’Espace des pratiques alternatives de consommation et de vie

Durant toute la durée du FSQ, et afin de symboliser le lien nécessaire entre la théorie et la pratique, la réflexion entre les murs de l’université et l’action dans la rue, a été aménagé sur la Place Émilie-Gamelin jouxtant l’UQAM, un « Espace des pratiques alternatives de consommation et de vie ».

Coordonné par les collectifs de l’Ecofest et de l’Être-Terre[20], cet espace était largement géré selon des principes participatifs et autogestionnaires. Dans une ambiance musicalement festive, il visait à sensibiliser la population québécoise aux défis d’une consommation quotidienne alternative, écologique et saine (santé, alimentation et agriculture, gestion des déchets, habitation, transport et interactions communauté et environnement), à inspirer le public à créer des alternatives pour le développement durable de la communauté tout en favorisant le réseautage et l’implication à travers des activités concrètes. C’était un espace de liberté personnelle et collective où chacun était libre de partager ses pratiques alternatives et artistiques pour le plaisir et pour un monde meilleur.

Une série d’ateliers, de kiosques interactifs et de manifestations étaient organisés en extérieur. L’une des plus impressionnantes réalisations de cet espace fut sans aucun doute la préparation collective (à partir d’aliments récupérés par l’organisme Moisson Montréal) et la distribution de près de 5 000 repas gratuits durant trois jours, ainsi que l’inclusion dans l’équipe d’une centaine de bénévoles des populations marginalisées qui vivent habituellement sur ce site. Cet événement a donné lieu, durant quelques jours, à l’expérimentation d’une véritable solidarité sociale en plein coeur de la métropole québécoise, sans obsession sécuritaire ni rapports marchands.

La diversité des modes d’expression : culture et politique

Finalement, outre ce souci de participation et d’implication, le FSQ fondait son originalité sur le fait de dédoubler sa programmation en deux dimensions : un volet classique d’échange et de discussion sous la forme d’activités de formats divers (conférences, ateliers de discussion, tables de controverse, groupe d’échanges citoyen), et un volet culturel qui favorisait l’émergence d’espaces de création et d’expression artistique libre (festival du documentaire engagé, scène musicale, performances artistiques diverses, arts visuels, expositions, cirque…).

Le FSQ se voulait ainsi un espace ouvert à la diversité des modes d’expression culturelle. On cherchait à y promouvoir l’art socialement engagé, en tant que vecteur de conscientisation, de dynamisation des mouvements sociaux et d’expression d’une volonté de changement vers un monde où l’imagination et la créativité pouvaient être à la portée de tous et toutes. On cherchait également à y établir des ponts entre les sphères de la culture engagée et de l’action sociale. Ainsi, le FSQ a débuté le 23 août au soir par un grand spectacle d’ouverture puis, cette fois encore, la programmation culturelle des jours suivants fut construite à partir de l’ensemble des propositions d’intervention recueillies par le comité programmation, selon la méthode de l’autoprogrammation.

Les défis de la mouvance altermondialiste au Québec

En tant qu’espace public critique d’implication citoyenne, de réseautage et d’élaboration de programmes d’actions concertées de transformation sociale, le FSQ s’était fixé plusieurs objectifs : 1) Favoriser un débat de société constructif, inclusif et mobilisateur au Québec ; 2) Susciter la participation citoyenne individuelle et collective ; 3) Partager, promouvoir et diffuser les initiatives et projets alternatifs ; 4) Stimuler l’émergence d’actions concrètes et la convergence des luttes sociales s’opposant au capitalisme néolibéral et à toutes formes d’oppression ; 5) Promouvoir un développement durable, solidaire, juste, égalitaire et harmonieux du Québec[21].

Les objectifs étaient ambitieux, et le succès en termes de participation[22] a permis de dresser un bilan très positif de ce premier forum social au Québec. Cependant, l’expérimentation de cette forme innovante de mobilisation sociale a aussi permis de révéler plusieurs défis auxquels devra faire face la mouvance altermondialiste si elle entend poursuivre son travail de construction de l’autre monde sur les rives du Saint-Laurent.

Le premier défi à relever, qui s’est manifesté tout au long du processus de mobilisation, est d’ordre cognitif. Il résulte de la large mécompréhension de la notion de démocratie (le demos cratos, le pouvoir du peuple) et du rôle dévolu à chaque citoyen dans les régimes politiques modernes (Manin, 1995; Schnapper, 2000). Ce phénomène résulte de multiples facteurs (professionnalisation de la politique, emprise du marketing et de la communication politique, vacuité du discours et démagogie, influence des groupes de pression, insignifiance des leaders politiques, pauvreté du choix partisan, distorsion du système électoral…) qui alimentent une profonde désaffection pour la politique au sein de la population (Sadoun et Donegani, 1994). Cette crise, qui se manifeste à la fois dans l’abstention et le dénigrement de la classe politique, conduit cependant à un retrait du politique, à un abandon du pouvoir citoyen et favorise l’oligarchie. En somme, la crise du politique débouche sur une crise de l’engagement citoyen (Ion, 1997).

Pour contrer cette tendance à la dépolitisation, l’utopie altermondialiste telle qu’elle se met en pratique dans les forums sociaux, en insistant sur l’impératif de participation et de citoyenneté active, entend remettre le citoyen au centre du politique. Cela suppose un travail d’éducation afin de montrer que chacun peut-être un acteur du changement social. L’engagement et la mobilisation sociale et politique reposent sur la connaissance, mais aussi sur la conscience de sa capacité d’agir. Il ne suffit pas de connaître l’alternative, il faut aussi la pratiquer. Tel est le premier défi qu’entend surmonter la mouvance altermondialiste, notamment lors de ces moments clés que sont les forums sociaux qui participent ainsi du renouvellement des formes de mobilisation et des actes de militantisme (Peterson, 2001).

Le deuxième défi résulte de l’emprise des médias traditionnels sur l’opinion publique (Champagne, 1990; Chomsky et Herman, 2003). Dans les différentes évaluations du FSQ, on a maintes fois souligné la faible couverture médiatique de l’événement par la presse à grand tirage[23]. En fait, c’est essentiellement la couverture médiatique par les grands quotidiens montréalais de l’événement en tant que tel qui a fait défaut. Si le quotidien Le Devoir a produit deux articles sur l’événement, La Presse et le Journal de Montréal n’en ont tout simplement pas fait mention (Tricot, 2007). Or, pour bon nombre de gens et d’organisations, le fait de ne pas être visibles dans les médias revient tout simplement à ne pas exister. En ce sens, le FSQ aurait été un non-événement, un échec, puisque les grands médias n’en ont pas parlé. Là encore, la critique de ce quatrième pouvoir n’est pas nouvelle et la dérive du monde médiatique, connue (concentration de la presse, faible contenu rédactionnel, sensationnalisme…) (Cayrol, 1997; Halimi, 1997). Mais ce qui est plus intéressant, c’est l’attitude de la mouvance altermondialiste qui a pris acte de cet état de fait et profité des nouvelles opportunités technologiques afin de développer des stratégies de communication innovantes. Les médias alternatifs, le réseau Internet, les interventions artistiques et les actions publiques spontanées (du genre Reclaim the Street) ont ainsi été largement utilisés dans la stratégie de communication du FSQ.

Finalement, le troisième défi qui se pose à la mouvance altermondialiste au Québec est le moins évident et, pourtant, le plus important. Il s’agit de l’impérative nécessité de démocratiser les organisations de la société civile (OSC). Défi de taille, car il impose une réflexion critique sur ses propres modes de fonctionnement. Les OSC ne sont pas à l’abri des écueils qui, inévitablement, jalonnent le processus d’institutionnalisation et minent la cohérence de leurs actions (Sommier, 2003). Quand les convictions s’effacent devant les opportunités stratégiques, quand les logiques marchande et concurrentielle minent toutes tentatives de coalition, quand le principe de représentation est invoqué pour éviter tout dialogue et écarter des groupes minoritaires, il devient important de prendre un recul critique sur ses actions en s’interrogeant sur leur cohérence. La non-congruence entre les valeurs affichées, la mission proclamée des organismes et la pratique réelle des OSC dans leur quotidien est source d’une profonde démobilisation.

Lutter contre la logique néolibérale suppose aussi de prendre conscience de sa contribution à sa pérennité. En quoi les pratiques organisationnelles des OSC permettent-elles la reproduction du conservatisme ambiant ? Est-il réellement possible de construire l’alternative tout en fonctionnant selon une logique de concurrence (pour l’obtention de subventions gouvernementales, pour être reconnu comme l’interlocuteur privilégié des gouvernements), d’efficacité, de rentabilité, d’équilibre budgétaire, de gestion axée sur les résultats, ou en pleine guerre d’image et de logo ? Cette logique concurrentielle, communicationnelle et financière conduit à la fragmentation des forces de transformation sociale.

Dans un tel contexte, l’apport des forums sociaux est double. D’une part, ils rassemblent. Rappelons que le FSQ a réuni près de 5 000 participants, soit la moitié du premier Forum social États-Unis (pays pourtant 40 fois plus peuplé que le Québec) et le quart du premier FSM tenu au Brésil en 2001. Par ailleurs, en comparaison avec les événements qui se rapprochent le plus d’un forum social et qui sont habituellement organisés au Québec depuis plusieurs années (Les Journées d’Alternatives ou encore l’École d’été de l’Institut du Nouveau Monde), le FSQ a rassemblé, pour sa première édition, au moins dix fois plus de participants. La formule est donc fortement mobilisatrice.

D’autre part, les forums sociaux confrontent à la diversité et au débat et poussent à la réflexion critique sur les modes d’action. Ils mettent les mouvements sociaux à l’épreuve de leurs pratiques et de leur méfiance mutuelle et les invitent à travailler ensemble, à pratiquer la solidarité, la démocratie participative, et non plus simplement les énoncer. Ils obligent à penser la diversité non comme un obstacle à l’action collective, mais plutôt comme une richesse d’initiatives. En somme, en suscitant la réflexion critique au sein même des organisations sur les pratiques militantes, les forums sociaux les confrontent au défi de leur cohérence (Pleyers, 2004).

Altermondialisme et démocratie

Le FSQ se présentait comme un espace de prise de parole, d’échange, de dialogue, d’éducation populaire, de pratique citoyenne, de mise en réseau et d’élaboration de programmes d’actions concertées dans le but de stimuler le dynamisme des mobilisations sociales et de la vie démocratique au Québec. Soutenu par plus d’une centaine d’organisations de la société civile québécoise (syndicats, organisations non gouvernementales, mouvement des femmes, étudiants, environnementalistes, communautaires, communautés religieuses, groupes de recherche universitaires…) et ayant tissé des liens de partenariat avec l’université et l’administration municipale, le FSQ est apparu aux yeux de ses artisans comme une étincelle d’espoir.

L’espoir d’une société civile québécoise qui manifeste son dynamisme et sa volonté partagée de briser l’emprise du discours néolibéral qui tourne de plus en plus au néoconservatisme et qui s’impose à l’ensemble de la population comme une pensée unique. L’espoir de forces sociales qui ne voient plus la diversité des luttes et des engagements comme une source de dispersion, mais bien comme un formidable potentiel de transformation sociale. L’espoir de citoyens qui se réapproprient le geste politique et viennent participer en grand nombre à ce débat collectif sur le projet de société qu’ils entendent eux-mêmes bâtir. Enfin, l’espoir de régions qui investissent la métropole afin de teinter de leurs spécificités le projet d’une société globale au Québec.

Certes, différents clivages parcourent la mouvance altermondialiste, au Québec comme ailleurs, et s’articulent autour de deux conceptions différentes des modalités du changement social, ou plutôt de la source d’impulsion de ce changement social. D’une part, la perspective bottom up, qui privilégie l’initiative populaire et l’auto-organisation par la base (théorie de l’horizontalité) ; d’autre part, la perspective top-down, qui retourne à une conception plus élitiste du changement social où les politiques sont impulsées par le haut (théorie de la verticalité). C’est une fois de plus la question de l’autorité qui se trouve au coeur du problème. Comment consacrer le pouvoir immanent de la base, tout en adoptant une structure de gouvernement qui fonctionne de manière hiérarchique selon le principe d’autorité? Cela nous ramène à la question fondamentale qui anime la mouvance anarchiste : comment fonder une organisation sociale en faisant l’économie du principe d’autorité?

Si l’on entend préserver la théorie de l’horizontalité et ainsi conserver dans son intégrité l’utopie altermondialiste, on se trouve cantonné à une action politique locale. Dès que l’on passe à l’échelle nationale, on se trouve confronté au problème jusqu’ici irrésolu de la démocratie, et qui sans cesse lui vaut d’être soumis à la critique de son inachèvement (Rosanvallon, 2000), celui de la représentation. Devant l’impossibilité de généraliser au plan national l’idéal de la démocratie directe applicable au plan local, la modernité politique avait trouvé dans la démocratie représentative une issue acceptable. La crise actuelle de cette forme délégataire de démocratie que souligne la mouvance altermondialiste impose donc d’innover sur le plan des processus démocratiques. Telle est l’ambition de la démocratie participative.

En favorisant l’éclosion d’une culture politique participative par son expérimentation au sein de différentes modalités organisationnelles et méthodologies, le FSQ a permis de faire un bout de chemin sur la voie de cette innovation politique. Une série de défis doivent désormais être relevés. Le défi de la propagation des forums sociaux au Québec et de la réelle participation de toutes et tous à ces espaces publics critiques d’implication citoyenne, le défi de la réappropriation du geste politique et de la citoyenneté, de l’indépendance des médias, le défi de la claire volonté de convergence des multiples mouvements de transformation sociale au Québec, le défi de l’implication régionale dans ce projet collectif. En somme, le défi majeur consiste à partager cette vision que le FSQ appartient à tous ceux qui veulent l’investir, que c’est un outil d’affirmation collective, ouvert et inclusif, un espace de pratique de la démocratie participative, un lieu de rassemblement et d’apprentissage, un foyer de dynamisation des forces de transformation sociale au Québec, comme ailleurs.