Article body

Pourquoi nous (d)écrivons

Le débat entre objectivistes et subjectivistes en sciences sociales est ancien[1]. Dans le texte ci-après[2], nous voulons montrer que, paradoxalement, le meilleur moyen d’objectiver un fait social est de le raconter avec émotion, en utilisant directement le récit – ainsi que l’image, photo, vidéo –, mais aussi l’analyse que les acteurs sociaux font de ce qu’ils vivent, sans chercher à les corriger en leur redonnant « forme scientifique » a posteriori, une fois de retour du terrain. Un récit subjectif est aussi un mode de connaissance savant. Son auteur n’a pas à donner d’autre preuve de la vérité de son analyse que la véracité de son récit. Le sociologue a pour tâche de commenter de manière critique des faits sociaux significatifs et nécessitant une réponse urgente en termes d’action sociale (dont d’autres professionnels se chargent). La narration plus littéraire que « documentaire » de notre expérience nous paraît répondre honnêtement à cette exigence fondamentale de commentaire social. La « distance à l’objet » ne garantit pas la justesse de l’analyse, elle la réduit nécessairement. Car le langage des sciences n’est pas assez vaste pour contenir toutes les expressions de la vie humaine. Nous ne voulons pas non plus que s’éteigne en nous l’indignation, parce que la carrière le demande. Nous racontons avec colère des histoires de gens brisés et nous ne pouvons le faire avec les seuls mots de la science (Pedrazzini, 2005). Il nous faut les mots de ceux que nous décrivons, des mots qui viennent des rues du monde entier. Ces mots ne sont pas de nous, ils sont des mots d’enfants de la rue. Nous ne voulons pas les mettre en forme, en altérer la lumière noire.

Nous croyons aussi rendre mieux compte de « la réalité » en choisissant, en plus d’une forme littéraire, de ne pas nous exclure de ce récit, car nous avons pris part à « l’action ». Le sujet de cet article n’est donc pas les enfants de la rue, moins encore la prise en charge et l’attention aux enfants de la rue, mais la vision qu’en eurent deux sociologues au moment où leurs histoires respectives se sont croisées et ce qu’il en a résulté. Voilà pourquoi nous ne (nous) corrigeons pas.

Caracas terminal

Des enfants de la rue dans la métropole contemporaine

En route pour Nuevo Circo

À force de tourner dans les rues du centre pour les voir, c’était maintenant l’aube et on dormait debout quand on est tombé sur les enfants dont la maison est une rue et la rue, toutes les rues, offrant quelque avantage « stratégique », notamment celles aux alentours de Nuevo Circo, le terminal de bus qui ressemble à une émeute bruyante de gens et de moteurs mêlés. Alí, notre ami malandro[3], nous avait assurés qu’on les trouverait là – eux ou des autres – et il avait bien voulu nous accompagner dans notre équipée. Quand nous travaillions dans le barrio et l’assommions de questions à propos des gangs et de la violence, il nous avait dit : « si vous voulez comprendre quelque chose à la violence du barrio, il vous faut commencer par connaître la violence de Caracas et ses vraies victimes ». Voilà pourquoi nous avions pris la Fiat et roulé jusqu’au terminal en enfilant la Bolivar depuis Parque Central, Alí assis sur le siège arrière, tous trois trop fatigués pour faire autre chose que de rôder dans la nuit caraqueña. Vers 4 heures du matin, on a laissé la voiture près d’un vendeur de hot-dogs et prit le passage souterrain qui mène jusqu’à Nuevo Circo, en direction de la cafétéria ouverte toute la nuit.

Là, on ne voyait qu’eux, le Barquisimetano et Velasquez, respectivement onze et dix ans, le premier s’agitant pour se faire offrir un chocolat froid, le second observant avec philosophie les efforts inutiles de son ami pour apitoyer le serveur. Dès qu’ils nous virent, ils reportèrent l’entier de leur attention et de leurs efforts sur l’improbable trio que nous formions. Mais ce qui les avait intéressés, ce n’était pas les deux chercheurs, mais Alí dont le manteau et le crâne rasé tel un rappeur yanqui reflétaient un néon pour lequel semblait avoir été inventée l’expression « lumière blafarde ». La présence d’Alí dans cet espace abandonné des dieux, sa manière d’être là, son assurance et une certaine manière de représenter l’absolue réussite en ce bas monde métropolisé avaient de quoi fasciner les deux enfants. Moins que d’être un jour aviateur, explorateur ou chanteur de boléros, c’est malandro qu’ils avaient rêvé de devenir un jour, s’ils ne mouraient pas de l’indifférence des passants ou de l’attention de la police. Le malandro – Alí ce jour-là avec plus d’évidence que d’autre – était pour eux une sorte d’idéal type. Pourquoi pas ? Il en avait bien l’allure : crâne noir passé au rasoir par le barbier du barrio, bouc d’un boxeur de ghetto américain, boucle d’oreille de diamant destinée à dire aux nouveaux petits bandits de 12 ans de tous les quartiers de la capitale : « porter de l’or et des pierres par les temps qui courent, moi seul peux le faire, parce que moi seul n’ai pas peur de moi ». Un symbole, une figure masculine, paternelle après tout, l’image de la force, du pouvoir, du succès, de la survie, l’espoir de triompher quand même de ce monde pourri de l’enfance, pas encore prostituée mais déjà malade, malade de poux, de faim et de haine, malade surtout de ne pas savoir se défendre. Ali, vivant, faisait la démonstration, ironique et irrespectueuse, que les mécanismes d’ascension sociale reposent d’abord sur la puissance physique, l’intelligence pratique, l’humour et la classe.

Nous étions ainsi entrés dans l’hyperespace de la rue et de ses habitants si visiblement exclus qu’on ne les voit plus que pour changer – au tout dernier moment – de trottoir. D’entre eux, les plus maudits sont ceux qu’on nomme enfants de la rue. Leur univers est pourtant en expansion : ses limites éclatent, sont redéfinies, bouleversées suivant les mouvements de la ville qui froissent à dates non fixes leurs brèves maisons et les installations savantes de cabanes en bois qu’ils construisent sous les ponts et dans les chantiers abandonnés, pas dans les arbres, pas pour jouer, pour se protéger du froid et des violeurs qui sont parfois des policiers se faisant passer pour des bandits, pour que les enfants ne s’enfuient pas. Ils déambulent la nuit et dorment le jour, barricadés de saleté, au coeur du monde sans pitié qu’est leur monde de métropole, un chaos de plus dans le grand chaos mondial, chaos quotidien de violence vraie et fabriquée, de croûtes, d’os de poulets, de cornets glacés tombés d’une poussette, de fond de canettes d’orangeade, les restes de la journée des autres comme plat du jour.

Capitaines de l’asphalte

Des années ont passé depuis cette nuit, à les connaître, les voir apparaître dans la lumière des phares, disparaître et revenir hanter tous les bords d’autoroute où nous avons roulé depuis, les terrains vagues que nous avons côtoyés, les cafétérias où nous avons mangé en cherchant à qui laisser un peu plus que les os de nos poulets. Nous savons aujourd’hui comment ils inventent leur passé parce que celui qu’ils ont vécu n’était pas à la hauteur, comment ils changent d’identité parce que, quand personne ne se soucie de savoir si vous avez un nom et un prénom, il faut bien en profiter et s’amuser. Nous savons surtout comment ils survivent, en se noircissant de crasse toujours plus, en se confondant avec le sol graisseux de cambouis du terminal pour, quand ils grandissent, ne pas être embarqués vers des prisons inconnues, des prisons adultes où ils deviendront de petites filles de joie.

Alí nous avait dit tout ça, mais nous avions voulu croire – même après sa mort – que lui était la règle et que la gloire était promise aux coeurs vaillants des bandits, et que ces enfants, dépouillés par leurs mères et leurs pères de leur enfance et de leurs rêves, étaient l’exception. Nous avions peut-être même espéré en lisant Amado ou Jacques Meunier que les bandes d’enfants seraient des guérilleros d’un genre nouveau, rieurs et magiques, elfes dans la forêt d’asphalte. L’erreur nous venait des enfants eux-mêmes, qui ne veulent jamais vraiment croire aux malheurs qui les frappent. Combien d’enfants morts furent réinventés par leurs amis, pas tant parce qu’ils les aimaient plus que d’autres, mais parce que, morts, ils avaient juste besoin d’aide plus que les autres pour rester en vie. Cette sur-vie des disparus, même niée par les faits, est importante pour la survie des vivants. Mais pour que ce jeu soit complet, il faut aussi que les vivants meurent un temps, de temps en temps. Ainsi, en quelques années, nous a-t-on annoncé la mort tragique, souvent violente – une balle, dans la tête !… ils l’ont battu à mort, j’te jure ! – de Rolando, Efraim, Panacual, Armando, Machado, qui toujours réapparaissaient, pour raconter leur mort, puisqu’on leur demandait. Jusqu’au jour où, vivant ou mort, l’un d’eux finissait de jouer pour de bon avec ses camarades et ne laissait pas d’adresse. « Peut-être, disait un petit auquel les grands n’avaient pas la cruauté de répondre, Jackson est-il rentré chez sa maman à Maturin ? »… Ces histoires vraies et fausses de vies et de morts à répétition, José Luis nous en a raconté beaucoup, jusqu’au jour où un serveur du restaurant où nous avions nos habitudes en matière de paella à la valenciana, nous a dit qu’il s’était fait tuer. Mais c’étaient sûrement des histoires, parce qu’on n’a plus jamais revu José Luis.

Chacun d’eux maîtrise ce savant mélange de vérités et de mensonges, de souvenirs et d’obsessions : pourquoi dire la vérité si elle n’est pas belle à raconter, si elle ne permet aucun effet de style, si elle ne plaît à personne ? Qui veut savoir qu’ils n’ont pas de maison où dormir, pas de mère à qui désobéir, pas de père à battre au futebol, pas même de chien à qui gratter l’oreille ? Qui s’inquiète de les voir sous-alimentés, malades de la gale, la peau percée par les ampoules ? Il vaut mieux pour tout le monde qu’ils racontent des histoires incroyables. Tant qu’à ne pas être crus, autant en profiter pour dire des choses fantastiques !… Si on leur demande comment ils s’appellent ou quand ils sont nés, ils sont piégés, car ils ne sont personne. Ils s’inventent donc un nom qui leur plaît ou donnent le surnom que leurs pairs leur ont attribué et qu’ils laisseront à la postérité qui est le temps que mettront à disparaître tous ceux qui les auront connus. Ils laissent les noms propres à ceux qui peuvent les imprimer sur des cartes d’identité et s’appellent à grands cris d’un côté à l’autre des avenues, par-dessus les voitures, en sifflant et en faisant des grands moulinets avec leurs bras parce que, quand ils saluent les amis, il faut que toute la rue le sache. Et puisqu’ils sont sans âge, dans leurs guenilles et leur abandon, ils ne connaissent plus la date de leur naissance, alors ils en choisissent une qu’ils changent souvent pour que ce soit plus souvent leur anniversaire. En s’amputant volontairement de leur passé, peut‑être pensent-ils pouvoir empêcher la gangrène de leur futur.

Nous avons appris à croire à leurs mythes païens de sauvages urbains et – à l’inverse – leur faire croire que nous prenions pour des mensonges leurs vérités les plus terribles. Le poids du passé – même d’une courte vie – produit des marques qu’il faut parfois faire mine de ne pas voir, surtout quand la confiance s’est installée et que les enfants ont commencé à se raconter. Pour qu’ils continuent, il faut que le doute soit permis. Il faut qu’il existe la possibilité qu’on ne les croie pas, qu’eux-mêmes alors ne se croient plus, se disent que ces choses qu’ils ont vécues ne sont peut-être jamais arrivées. Ces marques, il faut pourtant les respecter, en tenir compte, toujours s’en souvenir. Leur effacement n’est salutaire que si quelqu’un de l’extérieur, le chercheur aussi, se fait le secrétaire particulier de ces conteurs de la rue. Ainsi, ce qui est dit n’est pas perdu mais comme il a été effacé au moment même où il était prononcé, le récit du malheur peut faire place à une nouvelle légende de soi qui rendra l’enfant de la rue immortel, une heure ou deux. Chaque nouvel épisode inventé est une victoire sur le destin. Je est un autre qui rêve de moi, défait mon passé et le remplace par une gloire de gamin frondeur. Victoire et oubli, bien sûr, puisque la victoire n’est rien d’autre que l’oubli de la défaite. Cette ruse de guerre avec soi, les enfants de la rue y recourent avec une telle habileté, un tel savoir-faire que l’on en reste estomaqué : quoi ? ces pauvres enfants sont des poètes maudits, des Villon, des Rimbaud ! On veut les entendre, les éditer, les transformer en héros de librairie. Puis on se reprend et on pense à eux : il leur faut manger. Une arepa garnie de fromage jaune et d’avocat, il leur faut boire une avena caliente, enfiler des chaussures trop grandes, des t-shirts qui masquent leurs jambes maigres jusqu’à hauteur du genou (nos donateurs sont des adultes), prendre des photos de leurs grimaces collectives et — cadeau espéré par tous — faire un tour du quartier, à 8 ou 10 dans la Fiat.

Plus tard, nous parvînmes à reconstruire de larges pans de leur passé, comme des archéologues de l’enfance meurtrie, à partir de fragments de leurs vies éclatées comme un vieux pare-brise. Alex, Polanco, Giancarlo, Machado, le Poète, Jackson, l’Indien, Gabriel, Yogui, Pulido et les autres. Plusieurs milliers (n’attendez pas de chiffres exacts : ils sont le fait des adultes) d’enfants vont et viennent dans les rues de Caracas, apparaissent et se perdent, se retrouvent et disparaissent, errant d’un non-lieu à un autre, délimitent, défendent puis abandonnent un territoire de bouteilles vides et de cartons ondulés, tombent malades, se relèvent guéris de leurs illusions à force de se gratter les plaies. Les jours passent hors du calendrier, ni dimanche, ni jours fériés, pas de semaines, mais toujours le même jour, les mêmes heures, qu’elles soient heures du jour ou heures de la nuit. Des journées entières à être nomade sans horizon, vivre de cueillette dans les poubelles, de chasse aux porte-monnaie et de pêche aux miracles préfabriqués. Pour améliorer leur statut, il faudrait ne plus les considérer comme des criminels d’un mètre quarante. Pour le moment, ils ne vivent qu’à peine, brièvement, violemment, et n’existent même pas dans les statistiques de la police. Trop petits, trop mineurs. Pas enregistrés. Effacés. Ni sains, ni saufs, jamais sauvés.

Maintenant

Le malheur des enfants pauvres est un produit des hommes et de leur modernité. On pourrait le limiter, même l’empêcher. Ce malheur n’est pas la pauvreté, car la pauvreté a ses chances et son génie alors que ce malheur-là ne porte que la guigne, n’apporte que la violence, le sexe sans amour, la prison, la drogue, le meurtre, l’indifférence, l’oubli, ces « solutions » qui semblent parfois pires que la mort. Cette mort, pourtant, les enfants-spectres des métropoles en ricanent, leur rire de mômes cachant mal sous leur visage maigre celui des têtes de morts.

Depuis 1999, le Venezuela fait sa révolution. Mais celle-ci n’a pas changé la vie des habitants de la rue qui subissent aujourd’hui comme hier l’injustice du monde tel qu’il est et il n’est pas un jour sans qu’un nouvel enfant ne décide de rester dans la rue, de quitter sa famille, de s’enfermer dans la « marge ». Pour eux, c’est toujours l’Ancien Régime. On souhaiterait une véritable révolution, une révolution copernicienne, où l’homme reprendrait sa place humblement en tournant autour d’un nouveau soleil, l’enfant des métropoles, qui, s’il survit, aura un jour quinze, puis vingt ans et dont il nous appartient de faire autre chose qu’une boule de haine. Éviter qu’un jour prochain il ne fasse le choix des armes.