Abstracts
Résumé
La médicalisation des comportements liés aux dépendances est une avenue privilégiée dans les modalités de gestion et de contrôle social. Comment s’effectuent les passages d’une condition sociale et des comportements de dépendance à un statut de maladie, de pathologie ? Sur quelles bases scientifiques et idéologiques s’appuient les discours qui permettent l’actualisation de ces conditions pour les rendre plus acceptables, voire plus désirables au plan social ? À partir d’une revue de littérature, cet article analyse la tendance actuelle à la médicalisation, en général, et le champ des dépendances, en particulier. À cette fin, quatre aspects seront mis en relief : 1) le processus de médicalisation ; 2) deux types de nouvelles dépendances : la cyberdépendance et la dépendance à la chirurgie esthétique ; 3) le concept de dépendance, qui sera considéré comme étant au coeur du débat dans le processus de médicalisation ; 4) le mouvement d’entraide anonyme, qui sera analysé comme relais idéologique du discours médical dans le champ des dépendances. En guise de conclusion, nous proposerons une réflexion sur les pistes d’intervention visant une participation citoyenne en contexte de médicalisation.
Abstract
The medicalization of addictive behaviors is a more and more privileged modality of social control. How does a condition like addiction behavior pass from a social status to a disease and medical status ? On what scientific and ideological basis does the discourse on medicalization permit to make these behaviors socially more acceptable, more desirable ? With a review of the literature, this article wishes to put the focus on the social tendency of medicalization in the field of addictions. To that end, four aspects will be privileged : 1- an attempt to define the medicalization process ; 2- an illustration of two emerging addictions : cyberaddiction and addiction to plastic surgery ; 3- an analysis of the addiction concept as a multifactor phenomenon ; 4- a critical view of the 12-step philosophy as it plays a major ideological role in the medicalization process. In conclusion, some paths of intervention and empowerment are suggested.
Article body
Introduction
Pour reprendre la réflexion de Freud au siècle dernier dans Malaise dans la civilisation (Freud, 1929), on peut se demander si le xxiè siècle ne cache pas un malaise de civilisation plus profond, mondialisation oblige. Mondialisation, car la globalisation économique, politique et sociale exerce des pressions de concurrence et de performance hors du commun sur l’ensemble de la planète et des pays. Selon Saul (2006) et Chossudovsky (1998), cette globalisation a des effets pervers sur les conditions sociales et économiques des citoyens à travers le monde, en particulier une augmentation importante de la pauvreté. Dans ce contexte de fragilité et de consumérisme à outrance, Gori et Volgo (2005) concluent dans leur essai La santé totalitaire que le manque d’être a tendance à se transformer en manque d’avoir. Le philosophe Tinland (2005) enrichit ce point de vue en soulignant que lorsque l’individu ne produit plus de plus-value pour la collectivité, il y a alors ce qu’il appelle la part maudite de l’être humain qui se transforme en une pathologie à normaliser, voire à médicaliser.
Loin d’être une donnée naturelle de notre existence, le recours à la médicalisation est une modalité de contrôle social qui s’inscrit dans une dynamique de rapports sociaux de pouvoir où évoluent des individus et des groupes ayant des intérêts divergents. Les travaux de Horwitz (1990 ; 2002) sur les styles de contrôle social et de la santé mentale, de Lloyd, Stead et Cohen (2006) sur la médicalisation des comportements des jeunes, de Beaulieu (2005) sur les diverses modalités de contrôle social selon Michel Foucault et les études classiques des sociologues Conrad et Schneider (1980) sur la médicalisation des déviances et des dépendances illustrent bien cette dynamique constructiviste de plusieurs problèmes sociaux qui se retrouvent sous l’emprise de la médicalisation.
Bien que le processus de médicalisation s’applique à l’ensemble des groupes sociaux, les citoyens plus exclus au plan social se retrouvent plus sujets à des médicalisations des comportements, car plus visibles et reconnus comme moins désirables dans l’espace social public (Lloyd, Stead et Cohen, 2006 ; Beaulieu, 2005). Le cas des personnes toxicomanes exclues en contexte de sida et toxicomanies est un bel exemple de cette médicalisation du social. Inquiètes par une épidémie potentielle du sida et d’hépatite C, les instances de la santé publique ont opté pour une approche de réduction des méfaits (Suissa, 2007a). Les échanges de seringues, les traitements des hépatites, les cliniques spécialisées offrant l’héroïne sous supervision médicale, sont combinés à la fourniture de médicaments de substitution de psychotropes opiacés tels que la buprénorphine (Subutex®) et la méthadone. Les études dans ce domaine par Morissette et al. (2006) ainsi que Roy et al. (2003) illustrent bien ces pratiques qui s’inscrivent néanmoins à l’intérieur d’une réponse de santé publique essentiellement médicale à un problème social. Problème social, car ces modalités de médicalisation gèrent en fait, et surtout, la distanciation sociale des populations comprises comme étant déviantes avec des liens sociaux faibles et donc plus difficiles à intégrer au plan social. La médicalisation des dépendances occupe donc une place prépondérante comme modalité de contrôle social (Pharo, 2006) et nous assistons à ce que Saint-Onge (2005) nomme l’émergence d’un « junkie d’ordre nouveau », qui peut-être médicalisé sans déranger l’ordre social.
Le concept de médicalisation : essai de définition et contexte
Comme essai de définition du concept de médicalisation, mentionnons celle de Zola (1983 : 295) qui conçoit celle-ci comme « un processus par lequel de plus en plus d’aspects de la vie quotidienne sont passés sous l’emprise, l’influence et la supervision de la médecine ». D’autres chercheurs désignent la médicalisation comme un processus par lequel on en vient à définir et à traiter des problèmes non médicaux, principalement sociaux, comme des problèmes médicaux, voire pathologiques (Saint-Germain, 2005 ; Saint-Onge, 2005 ; Beaulieu, 2005 ; Cohen et Breggin, 1999 ; Conrad, 1995). Selon ces chercheurs, certains facteurs contextuels ont favorisé l’apparition de la médicalisation comme mode de gestion des problèmes sociaux. Parmi ceux-ci, notons un certain déclin de la religion, une foi inébranlable dans la science, l’individualisme grandissant, un affaiblissement des liens sociaux, la rationalité et le progrès et, enfin, le pouvoir et le prestige accrus de la profession médicale.
En ce qui a trait à l’histoire de la médecine et de son rôle central dans la médicalisation des comportements, Di Vittorio (2005) nous rappelle que la professionnalisation des médecins s’est produite dans le cadre d’une politique de santé publique au moment où se posait l’exigence d’un appareil technique de gestion du corps social. Dans un essai remarquable sur l’oeuvre de Foucault, Di Vittorio démontre qu’au nom de l’hygiène publique un savoir « médico-administratif » de la médecine s’est développé pour gérer le danger social comme risque pathologique. Dans la mesure où le discours a été axé sur la dangerosité, cette science du danger social a été le tremplin de la médicalisation ou, comme dirait Castel (1983), le contrôle social de comportements indésirables.
Gori et Volgo (2005) n’hésitent pas à utiliser Ie terme de « pathologisation de l’existence » où la médecine prend le relais, par la médicalisation, pour gérer de plus en plus notre vie quotidienne. On peut penser à la médicalisation au moyen de la pilule du bonheur comme modalité de contrôle social pour gérer des groupes sociaux avec un pouvoir moindre dans la société. Pensons aux aînés qui consomment plus de six médicaments en moyenne par jour (Pérodeau et al., 2005) ou aux adolescents avec le Ritalin (Lloyd, Stead et Cohen, 2006). L’exemple de la médicalisation des jeunes et des adolescents constitue un enjeu de taille pour le futur de notre société dans la mesure où les psychotropes, dans la majorité des cas les psychostimulants, sont devenus très populaires pour traiter les enfants avec des problèmes de manque d’attention, d’humeur ou de comportement. Avec l’arrivée de nouvelles classes de psychotropes, en particulier les SSRIS (selective serotonin reuptake inhibitors), on retrouve près de 4 % des enfants au Canada, ou plus de 300 000 jeunes, sur la liste des clientèles à médicaliser (Kluger, 2004). En Angleterre, les prescriptions pour le déficit d’attention auprès des jeunes sont passées de 6 000 en 1994 à 458 200 en 2004, soit la plus grande augmentation jamais enregistrée dans le monde (Government Statistical Service, 2005). Une dernière étude révèle que la prescription de médicaments pour contrer l’insomnie auprès des enfants âgés de 10 à 19 ans a grimpé de plus de 85 %, dans certains cas, pour contrer les effets secondaires du Ritalin (Macdonald, 2006). Certains psychiatres et chercheurs questionnent le recours abusif à des médicaments psychotropes pour traiter des jeunes en soulignant que ces pratiques dépassent nos connaissances réelles et se demandent si nous ne sommes pas en train d’expérimenter ces substances sur ces enfants (Breggin, 2002 ; Lloyd, Stead et Cohen, 2006).
Parmi les chercheurs qui ont attiré l’attention sur Ie phénomène de la médicalisation comme forme de contrôle social, nous pouvons nommer Parsons (1951), Freidson (1970) et Zola (1972). Selon Conrad et Schneider (1980) et Conrad (1995), il faut éviter de limiter la médica1isation à l’application d’un niveau unique de contrôle, car le processus s’actualise selon trois niveaux : conceptuel, institutionnel et interactionnel.
Conceptuel, sous la forme d’un discours et de l’adoption d’une idéologie qui renforce son acceptation sociale. À titre d’exemple, on peut penser au rôle complémentaire de la philosophie des mouvements anonymes d’entraide qui permet une socialisation et une plus grande acceptation de l’idéologie de la maladie dans le champ des dépendances (Peele, Bufe et Brodsky, 2000 ; Ragge, 1998). Par idéologie de la maladie, il faut entendre l’application de normes telles que : la dépendance est une maladie primaire, voire irréversible (une fois alcoolique/toujours alcoolique), la personne dépendante est impuissante et en perte de contrôle devant l’objet de sa dépendance, seule l’abstinence pourra le sauver, la croyance en un être supérieur Dieu, etc.
Institutionnel, au regard du rôle des médecins dans les organismes et la gestion des problèmes psychosociaux. Dans le cas des dépendances, le médecin doit généralement statuer que les problèmes des personnes souffrant d’abus de substances ou de comportements compulsifs constituent effectivement des maladies pour valider le processus de compensations des employés (Polomeni, Bry et Célérier, 2005). Mentionnons également les cas de collaboration médicale avec les programmes d’aide aux employés dans les organisations, ainsi que le filtrage des consommateurs de psychotropes en milieu de travail et d’identification des cas de sida.
Interactionnel, au regard de la médicalisation du rapport plus privé dans la relation médecin-patient. Un des exemples est celui de la prescription disproportionnée de tranquillisants aux femmes. Selon Fainzag (2005) et Zarifian (1995), les femmes constituent un groupe social plus vulnérable dans le processus de médicalisation.
À la lumière de ces observations, on peut dire que deux domaines importants constituent les cibles privilégiées dans le processus de la médicalisation. Le premier est celui qu’on pourrait appeler le contrôle social médical des événements normaux de la vie : naissance, adolescence, infertilité, ménopause, menstruations, mort, etc. ; le second est plutôt rattaché à la gestion de certains comportements ou problèmes considérés comme déviants dont les dépendances font partie.
L’émergence de nouvelles dépendances
La cyberdépendance
Depuis la fin des années 1980, nous assistons à une révolution technologique où la cyberdépendance s’est graduellement infiltrée dans la majeure partie des sociétés et des cultures (Suissa, 2007b). Les multiples manifestations de la cyberdépendance – dépendance à l’Internet (Internet addiction), usage pathologique de l’Internet (pathological Internet use), usage problématique d’Internet (problematic Internet use), usage excessif d’Internet (excessive Internet use) et usage compulsif d’Internet (compulsive Internet use) – reflètent la difficulté d’un consensus définitionnel et la réalité de la construction sociale de cette condition qui change dans le temps et dans des contextes donnés.
Dans le champ des cyberdépendances, Young (1996) a été une pionnière en identifiant cinq comportements les plus connus : dépendance cybersexuelle, cyberrelationelle, à l’information, à l’ordinateur et l’achat et le jeu compulsifs en ligne, Plus près de nous, Dufour (2003) estime que si l’UPI (usager pathologique d’Internet) éprouve des sentiments de compétence sur Internet, il est isolé socialement tout en étant plus désinhibé quand il est en ligne. Quant à la dépendance aux jeux de hasard et d’argent en ligne, celle-ci a pris un essor considérable par le biais des casinos virtuels, la Bourse électronique (day trading) et les jeux dits conviviaux sur Internet (Suissa, 2005). Alors que le casino est virtuel, les dépenses d’argent sont bien réelles pour le joueur qui essaye de recréer une ambiance d’une maison de jeux, et ce, dans l’anonymat le plus complet. Le drame se vit donc dans l’intimité du foyer ou du bureau et à l’abri du regard social qui pourrait parfois agir comme agent dissuasif et de contrôle social.
Expert reconnu et auteur de plus de 110 articles scientifiques et de plusieurs ouvrages sur la cyberdépendance, Griffiths définit celle-ci comme « un comportement de dépendance n’impliquant pas la prise de substances et axé sur l’interaction humaine avec des machines » (1999 : 212 ; 2000 : 414). Il interpelle également les diverses instances de l’industrie privée, des politiques sociales et de santé à considérer le caractère sérieux et dévastateur de ce problème social et à évaluer les effets pervers de ce type de dépendance (Griffiths, 2002). À titre d’illustration, les Britanniques auraient dépensé en 2003 la somme astronomique de 3,5 milliards de livres sterling en jeux de hasard et d’argent en ligne, ce qui correspond à plus de 7 milliards de dollars en devises canadiennes pour cette année seulement (Edwards, 2004).
La même tendance se poursuit au plan mondial où l’on estime que la popularité des jeux de poker en ligne, par exemple, a fait augmenter les montants joués de 8,5 millions de livres sterling par jour à 53,9 millions en décembre 2003 (Edwards, 2004). Aux États-Unis, les derniers chiffres montrent qu’il y a plus de 1500 réseaux de sites Internet qui se consacrent aux jeux de hasard et d’argent à travers le monde et que l’année 2003 a généré, à elle seule, plus de cinq milliards de dollars et 70 % étaient des joueurs Américains (Smith, 2004).
En résumé, on peut dire que le processus de la dépendance est en effet un phénomène multifactoriel. Elle révèle également une tendance sociale où l’individualisme règne en maître au détriment des réseaux et des liens sociaux qui sont de plus en plus affaiblis. Comme conséquence de cet individualisme grandissant, cette dépendance cache une souffrance psychosociale réelle chez les usagers dépendants de l’Internet et soulève des questions d’ordre éthique, social et politique importantes.
Sur le plan idéologique, et dans la mesure où les mouvements d’entraide anonymes partagent au plan historique des alliances stratégiques et idéologiques importantes avec le corps médical et la dissémination du discours associant dépendance à maladie, on peut dire que ce regroupement joue un rôle de relais idéologique dans le processus de la médicalisation. Soulignons en effet que les mouvements d’entraide anonymes par Internet existent bel et bien sous le nom d’Interneters Anonymous et que la puissance supérieure Dieu est remplacée par le Webmaster tout-puissant.
Chirurgies esthétiques et médicalisation du bonheur : vers une nouvelle dépendance
Nous assistons dernièrement à une fascination sans précédent pour le recours à la chirurgie esthétique comme moyen de satisfaire à des critères de beauté de plus en plus socialisés, de plus en plus normalisés. Les émissions de télévision comme Extreme Makeover et SOS beauté illustrent cet engouement extraordinaire pour l’esthétisme du corps, voire sa totale transformation. Si l’on parle de corps physique, il faut parler aussi de corps social, car le regard social du corps est un facteur déterminant dans le processus de jugement de ce qui est acceptable et de ce qui l’est moins.
Aux États-Unis, 1 % des personnes vivent une détresse sévère en lien avec leur image de soi qui s’exprimerait plus durant l’adolescence. Diagnostiqué par le DSM-IV (« bible psychiatrique ») comme un désordre corporel (body dysmorphic disorder), les préoccupations vues dans ce désordre s’apparentent fortement à l’anorexie, voire aux TOC (troubles obsessifs compulsifs). Selon Lorenc (2005), 50 % des étudiants américains au collège sont préoccupés par au moins un aspect de leur apparence.
À la question de savoir comment le recours à la chirurgie constitue une dépendance, il est utile de rappeler que Peele et Brodsky (1975) ont été parmi les pionniers, sinon les premiers chercheurs, à appliquer le terme de dépendance, non seulement aux abus de psychotropes, mais également aux autres comportements tels que la dépendance amoureuse ou l’obésité. Appliquée à la chirurgie esthétique, la dépendance est d’abord une recherche hors de soi de ce qui manque à l’intérieur. C’est une manière de combler un vide ou de juguler une peur au moyen d’un produit ou d’une action qui procure un apaisement et une réponse provisoires (Le Breton, 2004).
Dit autrement, le cycle de la dépendance à la chirurgie s’inscrit dans une réaction à des souffrances personnelles dont une faible estime/image de soi et une tentative de répondre à des contextes sociaux de fragilité ou d’anxiété. Parmi les autres facteurs sociaux qui influencent le recours à la dépendance aux chirurgies plastiques, Lorenc (2005) mentionne au moins trois repères :
l’exposition aux médias télévisés, émissions spéciales, porte-parole de Hollywood, des milieux artistiques, de la mode ;
l’immense progrès technologique des procédures médicales où le patient est sujet à moins d’anesthésie et où la réhabilitation postopératoire est beaucoup plus rapide ;
le processus de socialisation qui permet d’élever le niveau d’acceptation et de désirabilité de la chirurgie par la société qui devient de plus en plus tolérante.
Des injections de Botox tous les six mois pour plus de huit millions d’Américains, des chirurgies pour les rides tous les trois ou six ans, des liposuccions tous les cinq ou dix ans, sont de plus en plus monnaie courante pour certaines catégories sociales. Selon Lorenc (2005), plusieurs individus avouent avoir développé la dépendance à la chirurgie en posant des gestes déviants, parfois délinquants. Afin de répondre à leur dépendance d’une certaine image de soi, certaines femmes vont jusqu’à avoir recours à la prostitution, aux vols, poser nues pour des revues pornographiques et effectuer des emprunts bancaires irréalistes. Âgées entre 25 et 50 ans, plusieurs d’entre elles ont subi entre 20 et 35 chirurgies depuis l’adolescence et auraient des symptômes de sevrage similaires à ceux des toxicomanes si elles ne se soumettent pas à au moins deux chirurgies par année. Cette tendance plus au féminin s’accentuerait également dans les populations masculines (Luciano, 2001).
La question de la médicalisation des comportements avec la chirurgie esthétique pose celle de l’importance de la standardisation et de la normalisation sociale des critères de beauté (Blum, 2003). Cette avenue de plus en plus privilégiée dans la gestion de ce « malaise de l’image » reflète un malaise réel de civilisation. La dépendance à une image de soi et au jeunisme amène en fait l’individu à utiliser la chirurgie pour anesthésier ses émotions et sa faible estime de soi, d’une part, et répondre aux critères et normes sociales, d’autre part.
Le concept de dépendance : le coeur du débat
Sur le plan historique, la définition même du terme « dépendance » a donné lieu à de multiples interprétations et controverses (Room, 1995). Selon ce chercheur reconnu mondialement, les changements fréquents dans les définitions de la dépendance durant les années 1960 et 1970 sont à comprendre comme un ajustement de l’establishment médical à une série d’articles sociologiques critiquant le concept de maladie. Comme exemple de ces changements, l’Association américaine de psychiatrie, la Classification internationale des maladies (International Classification of Diseases) et le Manuel diagnostique et statistique (DSM-III) adoptent en 1980 la définition de dépendance (addiction) en substitut à alcoolisme et intoxication. Ces variances dans la définition de ce qu’est une dépendance reflètent concrètement l’évolution des ajustements selon le contexte social, économique, culturel et politique et les rapports de force en présence.
La sociologie des professions nous enseigne également que chaque formation sociale aura sa propre version du concept de dépendance. Les pharmaciens auront tendance à comprendre le phénomène comme une suite de réactions aux substances et de la tolérance croissante du corps au produit, les physiologistes comme un dysfonctionnement des organes et du métabolisme, les généticiens comme une carence d’un gène spécifique, les psychiatres comme un désordre biomédical ou de carence neurochimique, les psychologues comme un symptôme de problèmes sous-jacents ou d’estime de soi, les sociologues comme une réaction au processus de régulation sociale et des contraintes inhérentes aux rapports sociaux, etc.
Par voie de conséquence, les divers intervenants oeuvrant dans ce domaine n’ont toujours pas de perspective commune des normes autant sur le plan des idées que sur le plan des traitements à privilégier. Devant cette panoplie de versions possibles qui illustrent la dimension multifactorielle plutôt qu’unidimensionnelle de la dépendance, le modèle fondé sur la pathologie continue de jouer un rôle prépondérant dans le discours qui associe dépendance à maladie.
La définition du terme dépendance n’est pas neutre et constitue donc un terrain propice à de multiples interprétations et controverses. En fait, elle représente un enjeu crucial autant au plan scientifique que social. Selon le statut qu’on occupe dans la hiérarchie du pouvoir et les intérêts en jeu dans les rapports sociaux, le choix de la définition de ce terme variera fortement d’une période historique donnée à une autre et des contextes sociaux et culturels en question (Conrad et Schneider, 1980 ; Peele, 2004). Certains chercheurs et cliniciens verront la question de la dépendance en termes moraux, d’autres en termes biomédicaux, culturels ou psychosociaux.
Loin d’être un débat d’ordre sémantique, le concept de dépendance est un enjeu psychosocial fondamental dans la mesure où la conception et la définition d’une condition ont un impact direct sur la compréhension du phénomène ainsi que sur les types de services et de traitements à privilégier. Bien que le concept de maladie ait été plus associé à l’alcoolisme au plan historique, le discours dominant dans le champ des dépendances s’appuie fondamentalement sur les quatre arguments classiques de Jellinek (1960) qui forment la pierre angulaire du discours associant dépendance à maladie, soit les caractéristiques de prédisposition, l’aspect progressif de la maladie, la perte de contrôle et, enfin, l’abstinence.
En ce qui concerne les caractéristiques de prédisposition qui différencient le dépendant du non-dépendant à l’effet qu’il existe une personnalité propre à ces conditions, les résultats de plusieurs recherches ne semblent pas soutenir cette hypothèse (Peele, 2001, 2004 ; Chevalier et Allard, 2001). En fait, on peut dire qu’à part la substance ou l’activité qui lie les personnes dépendantes, aucun individu n’a développé l’abus pour les mêmes raisons.
Quant à l’hypothèse voulant que la dépendance constitue un processus en progression à travers des étapes bien identifiables, la démonstration est loin d’être convaincante, et ce, pour les raisons suivantes. La plupart des personnes souffrant de ces dépendances ont utilisé cette substance ou cette activité d’une manière réactive, soit comme une stratégie d’équilibre devant un événement stressant de la vie (Valleur et Matysiak, 2005 ; Peele, 2004 ; Castellani, 2000). Ainsi compris, on peut se demander si la notion de « processus progressif et inexorable » ne relève pas d’une vision déterministe qui fait fi du potentiel des êtres humains à changer ou à adopter tel ou tel comportement.
Pour ce qui est de la notion de perte de contrôle, elle est fort controversée car elle fonde l’idée que si un dépendant abstinent reprend ses psychotropes ou activités, il ne pourra alors s’arrêter. Au plan scientifique, les résultats montrent, au contraire, que les personnes peuvent exercer un certain contrôle sur leurs consommations ou réduire la fréquence et l’intensité de leurs activités de dépendance (Peele, 2004 ; Sobell, 2002a ; Hodgins et al., 2002).
En ce qui a trait à l’abstinence, et alors qu’elle est désirable quand on intervient auprès des personnes dépendantes, cela peut constituer un vrai obstacle quand elle est imposée comme une condition au traitement. En soutenant que la rechute potentielle est le résultat direct de son problème d’abstinence, cela permet d’évacuer l’intentionnalité et les choix multiples des personnes dans le processus de décision alors qu’ils représentent justement la pierre angulaire du changement personnel et social.
Quant à une définition qui tient plus compte du côté multifactoriel de la dépendance, Andrew Weil, déjà en 1983, soulignait que ce n’est pas l’activité de dépendance en soi qui détermine le niveau de risque ou de souffrance, mais bien la nature de la relation qu’on établit avec celle-ci. En insistant plus sur le rapport entre l’individu, activité/substance et le contexte social, ce chercheur définit la dépendance non pas comme un état permanent de maladie, mais plutôt comme un continuum multifactoriel d’apprentissage psychosocial. Selon cet auteur, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise activité/substance, il y a seulement une bonne ou une mauvaise relation à ces activités/substances. En d’autres termes, si plusieurs facteurs peuvent être en corrélation pour nous expliquer la nature de la dépendance (discours axé sur la pathologie, impératifs économiques, promotion et socialisation de l’idéologie par les mouvements d’entraide anonymes, réalités culturelles, etc.), ces mêmes facteurs, pris séparément, ne peuvent expliquer entièrement la complexité du phénomène.
En complémentarité à ces propos, Peele (2001, 2004) enrichit cet essai de définition en l’encadrant plus comme une manière de vivre, une façon de faire face au monde et à soi-même, un style de vie. Tout en dénonçant l’emprise du modèle médical et la vision déterministe associée aux comportements de dépendance, Peele soutient que la société est le principal mécanisme de production des dépendances en émergence. À ce titre, on peut penser à l’éclosion vertigineuse des casinos en Amérique du Nord et à travers le monde, à l’emprise des grandes corporations d’alcool ou de tabac, au rôle des institutions privées et publiques dans le renforcement du discours de la médicalisation et à la socialisation des mouvements anonymes d’entraide de leur philosophie appliquée à de plus en plus de comportements à médicaliser. De ce point de vue, le phénomène de la dépendance nous permet de le situer non pas comme un problème rattaché uniquement à la personne, mais bien comme un problème psychosocial (Valleur et Matysiak, 2003 ; Perkinson, 2003).
À la lumière de ce survol, nous remarquons que, malgré le nombre impressionnant de recherches sur les dépendances, le regard dominant envers cette condition passe principalement par la pathologie tout en mettant en veilleuse les facteurs macrocontextuels explicatifs de nature politique, historique, culturelle et psychosociale dans la construction d’un tel discours. En fait, si la pathologie/maladie de la dépendance existait, les personnes aux prises avec ces problèmes devraient manifester un syndrome distinct. Or, les études de populations révèlent que différentes personnes démontrent différents types de problèmes et que le nombre et la sévérité de ces « problèmes » s’étendent sur un continuum plutôt que de former des profils distincts de dépendants et de non-dépendants
La philosophie des mouvements d’entraide anonymes : une idéologie relais dans la médicalisation des dépendances
Même si les mouvements anonymes sont parfois considérés comme des espaces de réduction des méfaits, il n’en demeure pas moins que leur discours s’appuie sur une certaine idéologie qui prône la médicalisation. Allergie, maladie progressive de la volonté, des humeurs, perte de contrôle ou désordre d’impulsion, cet étiquetage opère sur les individus et leur milieu une déculpabilisation morale et sociale de leurs gestes tout en leur offrant un espace de solidarité sociale, d’écoute, d’absence de jugement et d’entraide mutuelle (Peele, Bufe et Brodsky, 2000 ; Ragge, 1998). Ces effets, considérés comme positifs à priori, placent simultanément les membres anonymes dans une trajectoire sociale particulière. Par particulière, il faut entendre une déresponsabilisation des gestes de l’individu au nom de la maladie, et ce, même s’il a été abstinent durant plusieurs années. De plus, cet étiquetage s’applique généralement aux membres de la famille, communément appelés les co-dépendants. Ces derniers doivent adhérer aux principes sous-jacents du mouvement : la dépendance est d’origine biologique, le dépendant doit reconnaître qu’il a une maladie, il doit se livrer à un pouvoir plus puissant (Dieu), l’expert en traitement est un ex-dépendant, etc.
Quand on considère les chirurgies visant le rajeunissement vaginal (resserrement du vagin, remodelage du contour des lèvres, reconstruction de l’hymen, augmentation du périnée, etc.), la médicalisation du corps des femmes est une tendance inquiétante (Collard, 2006 ; Galipeau (2006). Est-ce que la femme n’est pas en train de gommer la féminité au nom d’une productivité et d’une certaine efficacité sociale ? Que feront ces personnes quand elles deviendront plus âgées ? Continueront-elles dans cette dépendance jusqu’à la dernière année de leur vie ? Verrons-nous bientôt la formation de groupes d’entraide (surgery junkies anonymous) fondés sur la philosophie des 12 étapes ?
Un autre effet de cette idéologie est l’application de plus en plus répandue de cet étiquetage à plusieurs comportements considérés comme maladies : joueurs invétérés, divorcés, obèses, dépressifs, acheteurs, dépendants affectifs ou amoureux, enfants adultes d’alcooliques, narcomanes, etc. Nous assistons alors à une socialisation des étiquetages qui nient les potentiels de changement personnel et social.
Ce qui est frappant avec ce mouvement, c’est qu’il réussit à créer des liens relativement importants en incluant les membres et en brisant leur isolement social, mais il les exclut simultanément de la sphère plus large de la socialisation en en faisant des malades à vie. Cette « différenciation sociale et adaptation secondaire » (Spector, 1972), entre malades et les autres, produit deux résultats majeurs. D’un côté, on assiste à une forte solidarité sociale soudée par les principes sous-jacents au discours de la maladie. Dans ce cas, c’est la solidarité qui reproduit le contrôle social thérapeutique et non le contraire. De l’autre, il y a une exclusion de milliers d’individus étiquetés comme malades sociaux par l’espace social élargi, d’où la nécessité du principe de l’anonymat comme règle de fonctionnement.
Contrairement à l’approche de réduction des méfaits où les personnes sont considérées comme aptes à exercer un certain contrôle (Suissa, 2007a), la philosophie anonyme continue à s’opposer au concept d’un certain contrôle potentiel ou possible chez les personnes ayant développé une dépendance. En fait, l’abstinence constitue une condition indispensable au succès de l’individu dans sa démarche de réhabilitation et devient une mesure du succès ou de l’échec de l’individu, et ce, en conformité avec la devise « un jour à la fois » ou « Plan des 24 heures » qui permet à la personne dépendante de n’envisager que 24 heures d’abstinence. Un système de reconnaissance de la durée de la période d’abstinence est d’ailleurs établi au sein du mouvement afin d’encourager et de récompenser les personnes ayant réussi la plus longue période de sobriété.
Cela étant, plusieurs interrogations demeurent. Comment prétendre à un transfert de pouvoir et d’autonomie aux personnes souffrant de dépendance quand on les confine simultanément à une condition individuelle et permanente de perte de contrôle pour le restant de leur vie ? Comment peut-on exiger un certain contrôle alors que la première étape des mouvements anonymes soutient justement le contraire, à savoir l’admission de ne pas avoir de contrôle sur sa dépendance ? Où sont passées les forces et les compétences des personnes dans le processus de l’intentionnalité et du changement personnel et social ? À ces questions, plusieurs chercheurs dans le champ des dépendances démontrent, au contraire, que des milliers d’individus à travers le monde réussissent à briser le cycle de la dépendance, et ce, sans aucun traitement (Peele, 2004 ; Sobell, 2002a et b ; Toneatto, 2000).
Conclusion et perspectives d’intervention
Le phénomène de la médicalisation, voire une surmédicalisation, constitue une avenue privilégiée dans la gestion des problèmes sociaux de dépendance. Parmi les effets pervers du discours de la médicalisation, il y a l’évacuation de la référence aux aspects psychosociaux et culturels et la tentative de démontrer que la dépendance est une réalité impersonnelle et non discriminatoire, maladie oblige. Dans un article fortement documenté, Maddux (2002) démontre de manière magistrale comment la psychologie a cautionné historiquement la construction sociale de l’idéologie de la maladie. Dans la gestion des « maladies de l’âme », Maddux suggère de nous tourner vers une psychologie dite positive où l’accent est mis sur les compétences et les habiletés plutôt que sur les carences et les déficits. Devant cette poussée de la médicalisation comme forme de contrôle social, la question du lien social est importante, car elle constitue l’un des facteurs principaux dans les modalités de contrôle et des mesures à privilégier.
Dans une recherche de Bélanger et Suissa (2001) sur la représentation du phénomène des dépendances chez les intervenants sociaux, les résultats montrent que les mesures préventives préconisées par les intervenants sociaux s’adressent principalement aux populations « jeunesse ». Bien que les intervenants disent privilégier dans leur discours des pratiques d’empowerment, ils n’incluent que très rarement les réseaux familiaux, sociaux et communautaires et collaborent paradoxalement avec les mouvements d’entraide anonymes alors qu’ils disent reconnaître les contradictions entre l’empowerment et ce modèle d’entraide. Le modèle dominant qui conçoit la dépendance comme étant un problème médical individuel plutôt que psychosocial dépasse le niveau purement conceptuel et pose la question de la participation citoyenne.
En termes de transfert de pouvoir aux citoyens, dans le cas des jeux de hasard et d’argent, par exemple, pourquoi ne pas inclure l’État comme acteur principal des problèmes engendrés par le jeu quand nous sommes en processus de traitement ? On pourrait poser des questions telles que : comment vous sentez-vous comme personne dépossédée de ses biens financiers et familiaux par rapport au casino ou à Loto-Québec ? Vous sentez-vous entièrement responsable de votre situation actuelle ? Si vous aviez la possibilité de changer quelque chose à la situation actuelle au plan social et collectif, que suggéreriez-vous ? Est-il possible de passer d’une approche psychoclinique à une approche psychosociale, et ce, sans le trait d’union entre le psycho et le social ?
En conclusion, on peut dire que la richesse du concept de dépendance réside justement dans sa capacité à comprendre une variété impressionnante d’activités humaines, y compris celles de la cyberdépendance, aux jeux de hasard et d’argent, aux psychotropes ou à toutes sortes d’activités pouvant être nuisibles au développement de l’individu et de la société. Il y a lieu de mettre l’accent sur le fait que des milliers de personnes réussissent à briser le cycle de la dépendance ou réduisent leurs activités, et ce, sans être étiquetées de malades à vie. Régulièrement, des citoyens arrêtent de consommer du tabac, réduisent leur consommation d’alcool, perdent du poids, créent des relations amoureuses et affectives saines, et ce, sans aucune intervention extérieure de quelque groupe ou expert. La médicalisation associant dépendance à pathologie nie les potentiels humains de changement et étiquette les personnes dépendantes de malades à vie. Ne pourrait-on pas investir plus dans les forces des réseaux familiaux et sociaux plutôt que d’accepter le verdict de « une fois dépendant, toujours dépendant » (Juhnke et Hagedorn, 2006).
Appendices
Note biographique
Amnon Jacob Suissa
Il est professeur à l'École de travail social de l'Université du Québec à Montréal où il donne des cours touchant au phénomène des dépendances comme problème social ainsi que la méthodologie de l'intervention sociale et familiale. Dans une perspective constructiviste des problèmes sociaux, il s'intéresse aux déterminants sociaux des dépendances et à leur impact sur les processus d'intervention. Thérapeute familial et sociologue, il est l'auteur de plusieurs articles et ouvrages scientifiques touchant au processus de médicalisation des comportements compris comme des pathologies, voire des maladies. Parmi ceux-ci, Pourquoi l'alcoolisme n'est pas une maladie (2007) et Le jeu compulsif : vérités et mensonges (2005) aux Éditions Fides. Il collabore comme chercheur à plusieurs projets de recherche dont Dynamiques familiales, suicide et jeu compulsif et Dépendance aux benzodiazépines auprès des personnes âgées.
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