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Ces dernières années, particulièrement depuis le 11 septembre 2001, la lutte contre la violence s’insère dans un contexte social qui s’est considérablement modifié. Jamais le sentiment d’insécurité n’aura été aussi exacerbé… surtout par certains dirigeants politiques. La recherche et l’innovation sociale visant à trouver des réponses adéquates à la violence dans toute sa diversité cohabitent avec cette morale ambiante et ce climat politico-sécuritaire, lesquels favorisent des réponses simples, parfois même simplistes, à des questions pourtant fort complexes.
Depuis plus de trente ans, l’action des groupes communautaires et des groupes de femmes pour éradiquer la violence s’est définie selon des principes progressistes. Pour y arriver, la nécessité d’une articulation théorique entre les différentes formes de violence et les pratiques émancipatrices à mettre en place pour y répondre a suscité la réalisation de nombreuses recherches-actions. Parallèlement, des universitaires ont aussi étudié la question, cherchant à identifier les fondements théoriques sur lesquels les acteurs sociaux pourraient prendre appui pour développer de nouvelles réponses sociales à la violence qui soient porteuses de changement social et d’idéal démocratique.
Toutefois, force est de constater que plusieurs des solutions mises de l’avant par les décideurs politiques en place actuellement vont à contre-courant de ce mouvement progressiste et favorisent d’abord et avant tout une approche répressive orientée sur le contrôle social dont l’argumentaire développé s’articule autour des besoins perçus de protection des victimes.
Ce numéro de NPS se situe à la confluence des réflexions et actions des chercheurs et chercheures et des praticiens et praticiennes pour mettre sur la place publique les différents visages que peut prendre la violence et, conséquemment, favoriser le renouvellement et la transformation des pratiques. Il y a plus que jamais une nécessité de revisiter nos analyses et de réactualiser nos pratiques pour contrer la violence dans le respect des principes fondateurs de nos actions respectives. Cette réflexion commune est une des meilleures garanties que nous ayons d’éviter, dans un avenir prochain, le piège d’acheter des solutions dans le rayon du « prêt-à-penser » des partisans de « la loi et de l’ordre ».
Voici un bref tour d’horizon des différentes facettes de la violence que nous vous proposons d’explorer dans ce numéro.
L’article de Sophie Paquin sur le sentiment d’insécurité et la violence souligne que les médias alimentent la construction des risques urbains en accordant une place prépondérante aux événements catastrophiques, aux incidents criminels et aux faits divers. Ce faisant, ils suscitent un sentiment d’insécurité dans la population et particulièrement chez certains groupes sociaux comme les femmes et les personnes âgées.
Ce sentiment d’insécurité n’est pas qu’une conséquence du danger de la violence, il constitue surtout une grille de lecture de la société et organise une vision du monde. Paradoxalement, le sentiment d’insécurité varie de façon indépendante, du moins en partie, des taux de criminalité réels.
Dans ce texte, l’auteure nous fait part de deux études comparatives réalisées auprès de travailleurs et travailleuses de CLSC dans deux territoires urbains fort différents, un premier périphérique et un second, en plein centre-ville. Qu’est-ce qui influence leur lecture du danger ? Quels facteurs exacerbent ce sentiment d’insécurité ? Qu’est-ce qu’il faudrait améliorer pour sécuriser leurs pratiques ? Quelles sont les meilleures stratégies de protection ?
Dans « Penser l’intervention féministe à l’aune de l’approche intersectionnelle », Christine Corbeil et Isabelle Marchand font état des critiques dont la pensée féministe a fait l’objet au cours des dernières décennies. Les féministes noires lui ont notamment reproché de représenter uniquement les expériences des femmes « blanches » et occidentales. Ce faisant, elles ont questionné la capacité du féminisme à prendre en compte l’hétérogénéité des statuts sociaux, des expériences des femmes, tout comme la pluralité des identités qui en découlent. Et si les femmes ne formaient pas un groupe homogène, unifié et solidaire, comme nous l’avons postulé jusqu’à maintenant ? Par ailleurs, les féministes des groupes minoritaires contestent l’idée de donner une priorité à la lutte contre l’oppression sexiste sur les autres formes de discrimination et refusent d’établir une hiérarchisation entre les différentes formes d’oppression.
L’approche intersectionnelle soulève un certain nombre de questions. De quelle manière la reconnaissance des effets entrecroisés des systèmes d’oppression permet-elle d’enrichir la pensée et l’intervention féministes ? Permet-elle de développer des pistes d’action et de réflexion qui soient plus dynamiques, plus globales et plus inclusives ? Comment nous permet-elle d’éviter le piège du relativisme culturel ?
Dans son article sur « … l’usage abusif des théories de l’attachement en protection de la jeunesse », Hélène Tessier nous rappelle qu’en 2003, le Rapport du comité d’experts sur la révision de la Loi sur la protection de la jeunesse soulignait que la stabilité des conditions de vie était dorénavant considérée comme un élément fondamental pour décider du type d’intervention auprès des enfants confiés au Directeur de la protection de la jeunesse. La notion de stabilité des conditions de vie découle directement des théories de l’attachement qui occupent un statut prépondérant en matière de protection de la jeunesse. C’est au nom de cette théorie que le législateur québécois se propose de rendre les enfants en protection plus rapidement « adoptables ». Cette nouvelle approche inquiète, considérant que la justification de cette nouvelle règle législative repose sur une théorie dont la validité reste toujours à démontrer.
Il est reconnu que les enfants signalés à la Direction de la protection de la jeunesse se retrouvent en grande majorité parmi les familles les plus pauvres. La discrimination qu’ils subissent constitue-t-elle une forme particulière de violence ? Pourquoi les responsables des programmes d’aide à l’enfance ne proposent-ils pas l’adoption de mesures prioritaires propres à favoriser une répartition plus juste des revenus et l’amélioration des conditions de vie des familles pauvres alors qu’il est démontré, par le milieu scientifique, qu’il y a des corrélations étroites entre la misère matérielle et les obstacles au développement cognitif ?
La recherche ayant démontré les effets néfastes à long terme de la violence conjugale sur la santé des femmes, dans le cadre de la Politique d’intervention en matière de violence conjugale, les directions de santé publique de Montréal et de la Montérégie ont mis sur pied un programme de formation au dépistage et à l’intervention en violence conjugale dans les milieux hospitaliers. Maryse Rinfret-Raynor, Myriam Dubé et Christine Drouin font état de cette expérience dans leur article « Le dépistage de la violence conjugale dans les centres hospitaliers ».
Même si certains professionnels craignaient que le dépistage n’entraîne un alourdissement de leur tâche, ils ont au contraire constaté qu’il leur a permis d’être plus efficaces auprès des personnes à qui ils donnaient déjà des services sans tenir compte de la violence. Toutefois, l’implantation de tels programmes n’est pas une mince affaire dans un milieu durement touché par des compressions budgétaires, caractérisé par un renouvellement de personnel et où le temps est une denrée rare. Comment, dans ce contexte, améliorer la formation ? Comment s’assurer de l’appui des cadres ? Doit-on impliquer activement les médecins traitants ? Comment le faire ? Comment atténuer les difficultés d’implantation ? Quelle évaluation fait-on des outils existants ?
Enfin, Evelyne Baillergeau, dans son article « L’implication des organisateurs communautaires dans la gestion de l’insécurité », étudie la transformation du rôle d’organisateur communautaire dans les Pays-Bas. Depuis le début des années 1960, la mission des organisateurs communautaires néerlandais visait surtout à soutenir le développement associatif et les résidents des quartiers populaires dans une optique de développement social et d’émancipation des couches sociales les moins favorisées.
Or, au cours des dernières années, la « petite délinquance » est devenue une question de première importance pour les pouvoirs publics des Pays-Bas. L’innovation majeure des nouveaux programmes mis de l’avant par la classe politique est qu’ils entérinent la prévention comme axe central de la lutte contre la délinquance. D’ailleurs, le ministère de la Justice néerlandais a mis en place un fonds destiné à financer une grande diversité d’initiatives, le fonds Société et délinquance. Ce fonds est devenu une nouvelle source de financement pour l’intervention communautaire.
Comme les organisateurs communautaires sont bien souvent des acteurs clés de la vie locale, de ce fait, ils sont devenus des acteurs importants de cette lutte contre l’insécurité et de la perception subjective de l’insécurité des populations avec lesquelles ils interviennent. La plupart de leurs activités sont liées à des subventions du gouvernement central et assujetties à de nouveaux principes d’action inspirés par le néolibéralisme. Il reste que bon nombre d’organisateurs communautaires néerlandais considèrent malgré tout que la lutte contre l’insécurité n’est pas incompatible avec la lutte pour l’émancipation.
Que peuvent faire les intervenants sociaux pour lutter contre le sentiment d’insécurité ? Quel est l’impact de ce nouveau thème d’intervention sur leurs relations avec les communautés ? En quoi ces nouvelles activités modifient-elles le sens de l’action des intervenants sociaux auprès des personnes qui vivent la précarité sociale et économique ? Sont-ils appelés à devenir de simples auxiliaires des forces de l’ordre ? Peuvent-ils allier sécurité et développement social ?
En guise de conclusion
Le contexte social actuel nous impose de réfléchir aux façons de renouveler les pratiques visant à contrer les diverses manifestations de violence. Il nous impose également de demeurer critiques face aux décideurs politiques certes, mais aussi face à nous-mêmes. Et de se poser certaines questions. Ces pratiques renouvelées tiennent-elles compte de certaines considérations éthiques ? Intègrent-elles des principes démocratiques ? Favorisent-elles toujours le développement social ou au contraire participent-elles à un plus grand contrôle social ? Quel rôle jouerons-nous dans cette lutte contre la violence ? L’objectif principal de ce numéro est d’alimenter la réflexion et la discussion sur les réponses à la violence tant d’un point de vue théorique que pratique. À cet effet, les articles qui y sont présentés apportent une contribution pertinente au débat.
Appendices
Notes biographiques
Lise Gervais
Elle est coordonnatrice générale de Relais-femmes. Travailleuse sociale de formation, elle est engagée dans le milieu communautaire depuis la fin des années 1970, notamment dans les secteurs jeunesse, de l’éducation populaire et des groupes de femmes. Elle a été associée à diverses recherches visant, d’une part, une meilleure connaissance du mouvement communautaire et féministe et, d’autre part, une amélioration de la condition de vie des femmes et leur accès à l’égalité. Elle est membre de l’alliance IREF/Relais femmes sur le mouvement des femmes, du Comité des services aux collectivités de l’UQAM, du protocole UQAM-Relais-femmes et du comité de direction scientifique du CRI-VIFF.
Elizabeth Harper
Professeure à l’École de travail social à l’Université du Québec à Montréal depuis juin 2006, elle enseigne des cours sur la méthodologie de l’intervention en travail social ainsi que sur la violence faite aux femmes et l’intervention féministe. Elle a été directrice communautaire du CRI-VIFF de 2002 à 2006. Travailleuse sociale de profession, elle a travaillé auprès des femmes et enfants victimes de violence conjugale en maison d’hébergement et s’est engagée activement à la Table de concertation en violence conjugale de Montréal et dans les groupes de femmes. Ses intérêts de recherche portent sur plusieurs aspects de la violence conjugale : l’intervention auprès des femmes immigrantes, la violence dans la vie des femmes et des adolescentes, les enfants exposés, l’évaluation des pratiques d’intervention et d’action sociale, les femmes en difficulté et sans-abri et la coordination de services. Elle a publié « Modèles de concertation pour les enfants exposés à la violence conjugale et les membres de leur famille : enjeux, défis et pratiques innovatrices », dans C. Chamberland, S. Léveillé et N. Trocmé, Enfants à protéger, parents à aider : des univers à rapprocher, Québec, Presses de l’Université du Québec, coll. « Problèmes sociaux et interventions sociales », à paraître en 2007.
Sylvie Gravel
Elle détient une maîtrise en criminologie et est coordonnatrice scientifique au Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes (CRI-VIFF). Elle a oeuvré en recherche dans le domaine de la victimologie pendant plus d’une dizaine d’années, s’intéressant particulièrement au rôle, à la place et aux besoins des victimes dans le système de justice pénale. Elle s’intéresse actuellement au processus de diffusion, de transfert et d’appropriation des connaissances et coordonne un projet visant la mobilisation des connaissances sur la violence envers les femmes auquel participent chercheurs et milieux d’intervention. Elle a publié, en collaboration avec M.-M. Cousineau, C. Lavergne et J.-A. Wemmers, « Des victimes et des victimisations : la recherche québécoise de la dernière décennie en victimologie », dans M. LeBlanc, M. Ouimet et D. Szabo (dir.), Traité de criminologie empirique, 3e édition, 2003, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, p. 193-241.