Article body

Introduction

Après trois décennies de lutte contre le « racisme » et la discrimination « raciale » proclamées par l’Organisation des Nations unies, les États réunis du 31 août au 8 septembre 2001 à Durban en Afrique du Sud à l’occasion de la « Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée » ont reconnu, dans la déclaration finale, qu’une partie non négligeable, mais croissante de l’humanité continue à pâtir des effets – directs ou indirects – de ces pratiques, attitudes et comportements que la communauté internationale en général et les États démocratiques en particulier ont résolu de mettre à l’index des conduites illégales. Les États signataires ont signifié également leurs inquiétudes à l’égard de la perpétuation des conditions et des structures sociales qui en facilitent la production et la reproduction. La déclaration de Durban suggère ainsi que les dispositifs juridiques, administratifs, politiques et institutionnels existants, aussi bien au plan national qu’international, sont de plus en plus inadéquats pour faire face aux mutations de ce phénomène social révélateur du malaise suscité par la présence de « l’Autre », malaise qui emprunte trop souvent, hélas, la voie de la violence physique ou psychologique.

Ce constat d’échec est lourd de conséquences dans la mesure où un consensus social et politique existe dans bon nombre de sociétés (jadis ou toujours) ouvertes à l’immigration : le racisme et la discrimination raciale représentent non seulement un obstacle à l’intégration des immigrants (ou de leurs descendants) et à l’acceptation de la diversité ethnoculturelle comme une caractéristique permanente et incontournable de ces sociétés, mais surtout un déni grave de citoyenneté, de justice et de dignité humaine. D’où ce paradoxe : au fur et à mesure que les États, les instances internationales et les groupes de lutte contre le racisme et la discrimination raciale raffinent leur arsenal d’intervention, ces deux phénomènes « s’adaptent » aux dispositifs qui cherchent précisément à en contrôler, voire endiguer, les manifestations individuelles et collectives.

Le Québec n’échappe pas à ce paradoxe. Vue de l’extérieur, la société québécoise offre l’image rassurante d’une société qui a fait le pari de l’ouverture à l’immigration et qui a choisi d’inscrire la diversité ethnoculturelle comme un apport essentiel à la vitalité de sa vie sociale, économique et culturelle. Malgré sa situation géopolitique qui la place dans une position linguistique minoritaire dans une Amérique du Nord massivement anglo-saxonne, et en dépit de la permanence des débats autour de son statut politique et constitutionnel au sein de l’ensemble canadien, cette société semble échapper, à première vue du moins, aux tensions et aux violences interethniques comme celles qui éclatent régulièrement dans certains pays européens (comme la France, les Pays-Bas, la Belgique, l’Italie et l’Allemagne) ou aux États-Unis. Plusieurs facteurs sociaux, institutionnels et politiques contribuent à la prédominance de cette image d’harmonie intercommunautaire. À cet égard, on peut mentionner les politiques de gestion « douce » de l’immigration et de l’intégration qui s’éloignent des pratiques préférencialistes, rejettent aussi bien l’assimilationnisme que le multiculturalisme radical et condamnent le racisme, la discrimination et toute autre forme d’intolérance et de xénophobie ; l’encadrement institutionnel et juridique qui permet, dans certaines situations conflictuelles, l’émergence d’accommodements négociés sur la base de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec ; la tolérance reconnue et mesurable de la population à l’endroit de l’immigration et de la diversité du peuple québécois ; la densité du tissu associatif à identité ethnique ou racisée qui soutient l’action intégratrice de l’État en accomplissant – avec l’appui financier des pouvoirs publics – des tâches d’accompagnement des nouveaux arrivants dans leur processus d’intégration linguistique et socioéconomique. Bref, en se contentant d’une analyse superficielle, les profanes seraient certainement justifiés de conclure à une espèce de « miracle » du modèle québécois d’intégration pluraliste.

Toutefois, le Québec n’est pas une planète esseulée, bien à l’abri de toute forme de tensions intercommunautaires. Des phrases inappropriées et des incidents viennent nous rappeler, de temps à autre, combien les rapports entre les diverses composantes sociodémographiques du Québec contemporain sont fragiles. On peut penser ici à la levée des boucliers quasi généralisée suscitée par les propos – inappropriés dans les circonstances de leur énonciation – de l’ancien premier ministre du Québec, monsieur Jacques Parizeau, le soir du référendum de 1995 lorsqu’il a imputé la défaite du camp souverainiste à « l’argent et aux votes ethniques ». Qu’on se rappelle aussi des invectives lancées en 1996 par le ministre fédéral des Ressources humaines de l’époque, monsieur Doug Young, à l’endroit de monsieur Osvaldo Nunez, député souverainiste d’origine chilienne, l’invitant à « se trouver un autre pays » (Gruda, 1996). Qu’on se souvienne aussi des propos de monsieur Guy Chevrette, ministre du gouvernement du Québec dirigé par le Parti québécois, qui s’en est pris au député de l’opposition libérale, Jean-Claude Gobé, en le traitant de « maudit Français ». Plus récemment, à la fin des dernières élections fédérales de juin 2004, l’attaché de presse de la candidate du Parti libéral du Canada dans la circonscription de Saint-Lambert a traité de « nègre » le candidat du Bloc québécois, monsieur Maka Koto, un Québécois d’origine camerounaise (Benessaieh, 2004) qui a finalement remporté la victoire. On peut aussi rappeler les échauffourées qui ont opposé les défenseurs de l’État d’Israël et les défenseurs des droits du peuple palestinien lors de la visite à Montréal de Benyamin Nétanyahou, ancien premier ministre d’Israël, à l’Université Concordia en 2002. On ne peut passer sous silence la tentative d’incendie de l’unique synagogue de la ville de Québec, en mai 2002, ni l’incendie de la bibliothèque de l’école Talmud Torah Unis dans la région de Montréal au printemps 2004. Les incidents de ce genre s’accumulent alors que les cas de discrimination dans l’accès au logement et au marché du travail se multiplient, sans parler des rapports « incertains » entre le corps policier montréalais et les membres des minorités dites visibles[1].

Cette énumération a certainement de quoi inquiéter. Elle peut donner l’impression que le « miracle » québécois dont il était question plus haut n’est qu’une vue de l’esprit, un artifice qui occulte les difficultés tangibles de faire coexister des groupes sociaux aux référents culturels différents et aux intérêts divergents ; que le Québec, comme d’autres sociétés démocratiques, recèle en son sein des formes plus ou moins significatives de résistance à la diversité identitaire et ethnoculturelle de la population ; bref, que le racisme y a aussi élu domicile malgré l’absence de mouvements politiques racistes organisés. Or, nous savons bien que la réalité est moins claire, moins tranchée. Si le modèle québécois d’intégration pluraliste a ses limites, cela n’autorise personne à soutenir, en toute honnêteté intellectuelle, l’idée que la société québécoise soit une « société raciste » même si les tensions internationales finissent inéluctablement par se répercuter sur les rapports intercommunautaires et que des politiciens sont parfois impliqués dans des excès de langage certainement condamnables.

L’objet de cette contribution porte sur la réponse étatique à l’existence de formes (institutionnalisées ou non) du racisme au Québec. Loin de chercher à statuer sur la consistance réelle du racisme, notre article explore l’univers discursif du gouvernement québécois qui vise, sinon à endiguer le racisme, du moins à en limiter la diffusion et la propagation au sein de la population. Plus précisément, nous cherchons à dégager les grands objectifs de la stratégie québécoise en matière de lutte contre le racisme. Nous émettons l’hypothèse que l’inscription du racisme comme une simple barrière – parmi tant d’autres – à l’intégration des nouveaux immigrants en général et des membres des minorités dites visibles en particulier empêche de voir la spécificité de ce problème social. Nous pensons qu’une politique antiraciste, c’est-à-dire une politique gouvernementale qui met l’accent davantage sur les inégalités de pouvoir et de ressources entre les groupes plutôt que sur les rapports interindividuels (McAndrew, 2004 : 201), serait mieux indiquée pour transformer les outils d’intervention, ainsi que le discours public qui les soutient. Au-delà du caractère inclusif et ouvert du discours politique et institutionnel du Québec sur les relations dites interethniques, le racisme nécessite un appareillage spécifique qui, justement, s’éloigne de la langue de bois. Comme le souligne avec justesse McAndrew, l’intervention gouvernementale axée sur l’antiracisme nécessite la prise en compte de facteurs historiques, politiques, économiques et culturels explicatifs de la domination d’un groupe en particulier (Ibid. : 204-206). Une telle stratégie antiraciste permettrait de mieux comprendre les ressorts des discours et des pratiques racistes et discriminatoires découlant des tensions internationales ou des attitudes discriminatoires exprimées par les institutions publiques ou les corporations professionnelles par exemple.

Dans cet article, nous nous attardons à deux documents de politique d’intégration des immigrants et de gestion de la diversité présentés par le gouvernement du Québec en une quinzaine d’années d’intervalle. Le premier, intitulé Au Québec pour bâtir ensemble. Énoncé de politique en matière d’immigration et d’intégration (Québec, 1990) date de 1990, tandis que le second, connu sous le titre Des valeurs partagées, des intérêts communs. Pour assurer la pleine participation des Québécois des communautés culturelles au développement du Québec (Québec, 2004) est tout à fait récent puisqu’il vient à peine d’être dévoilé. Nous avons choisi ces deux politiques gouvernementales sectorielles, car, en plus de traiter spécifiquement de la stratégie québécoise d’intégration des immigrants et d’émaner d’un gouvernement formé par le même parti politique (le Parti libéral du Québec), elles sont assez anciennes pour permettre de suivre l’évolution de la « pensée étatique » relativement à ce phénomène.

Cet article se divise en trois sections. Dans la première, nous tenterons de circonscrire le contexte sociopolitique de production du racisme en mettant l’accent sur l’impact des tensions internationales sur le renouvellement et la transformation du racisme. La deuxième section traite, brièvement, des dimensions conceptuelles et théoriques de l’espace du racisme et passe en revue les fort peu nombreuses recherches québécoises sur cette question. La troisième section représente le coeur de cet article puisqu’elle fait état du discours québécois de lutte contre le racisme ; il y sera question de la stratégie d’ensemble, soit les instruments privilégiés pour en atténuer la présence au Québec. Dans la conclusion, nous reviendrons sur l’ensemble de la question.

Les tensions internationales : un « nouveau » fertilisant du racisme ?

L’actualité donne l’impression quotidienne que l’intolérance, la xénophobie et le racisme se sont planétarisés, à l’image des économies nationales. Des images choquantes de cimetières juifs profanés, de croix gammées dessinées sur des bâtiments associés à la communauté juive, de Français d’origine maghrébine malmenés (quand ils ne sont pas tout simplement assassinés) par des partisans du Front national de Jean-Marie Le Pen, de membres de diverses diasporas victimes de violences (diasporas chinoises en Indonésie et en Malaisie, les Français en Côte-d’Ivoire, les Turcs en Allemagne), sans parler des événements génocidaires en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo, au Rwanda et au Darfour, etc., suscitent l’indignation de l’opinion publique et la réprobation de la part des responsables politiques. La succession de ces images qu’on croyait appartenir à une époque révolue renforce l’idée voulant que les tensions internationales affectent non seulement les rapports intercommunautaires au sein des pays qui abritent des minorités nationales ou issues de l’immigration internationale, mais elles influent de manière plus ou moins directe sur les conditions mêmes de leur insertion.

Il en est ainsi des attentats du 11 septembre 2001. Ces événements ont créé un contexte politique et idéologique propice à la stigmatisation des immigrants en général et des communautés arabo-musulmanes en particulier (Renaud, Pietrantonio et Bourgault, 2002 ; Canadian Arab Federation, 2002). L’amalgame entre islam, islamisme et terrorisme renforce la vulnérabilité de ces communautés. Plus fondamentalement, la mutation du phénomène raciste prend racine dans le fait de rendre les personnes originaires du monde arabo-musulman responsables du climat d’insécurité qui règne aujourd’hui. Cela participe directement de la fixation fantasmagorique sur l’islam comme étant absolument opposé à la séparation de la sphère du politique de celle du religieux, l’individualisme occidental, l’égalité entre les sexes. Bref, la modernité et la démocratie occidentales sont menacées par la religiosité des musulmans[2]. Le sous-entendu de cette lecture de l’islam est que les personnes qui se réclament de cette religion seraient porteuses d’un « communautarisme » rétrograde et de pratiques sociales assujettissant la femme à la domination masculine. Ces deux caractéristiques sont suffisantes pour infliger à l’ensemble des communautés musulmanes immigrées une espèce de violence symbolique qui les met dans une position de fragilité grandissante.

Que nous soyons des spécialistes des relations interethniques ou non, il faut refuser de mettre le ressac anti-immigration et antidiversité sur le dos des seuls événements externes. En effet, l’immigration est devenue, depuis une trentaine d’années, une problématique qui synthétise la plupart des enjeux sociaux et identitaires des sociétés occidentales contemporaines : chômage, exclusion, appauvrissement d’une proportion croissante de la population urbaine, perte des repères habituels de l’identité nationale, etc. Ce mode négatif d’appréhension de l’immigration s’explique en partie par l’émergence de visions et de représentations politiques qui, dans leur logique discursive d’ensemble, tentent de réaffirmer une certaine forme de souveraineté de l’État sur ses frontières aux dépens des « non-nationaux » soudainement associés au crime, à la déviance, à la fraude, à l’insécurité et au terrorisme (Ceyhan et Tsoukala, 1997 : 9-11).

Cette mutation idéologique du statut de l’immigration est politiquement construite comme support au processus d’instauration d’une stratégie de contrôle[3] des frontières dont la justification politique est soumise au prisme de la sécurité (Bigo, 1998 ; Brochmann, 1998 ; Costa-Lascoux et Weil, 1992 ; Cornelius, Martin et Hollifield, 1994 ; Hollifield, 1997 ; Weil, 1998 ; SOPEMI, 1998). Cette pratique sécuritariste, que les événements du 11 septembre n’ont fait qu’amplifier, érige l’immigration en un épouvantail construit autour de la fausse image de la porosité des frontières des États-nations et du danger que représenterait une « immigration massive et incontrôlée » pour l’unité nationale et la « cohésion sociale ». Une telle stratégie remplit alors la fonction « d’un discours moralisateur, articulé sur l’idée d’anomie, de perte des valeurs » (Bigo, 1998 : 13). Sa mise en oeuvre met en lumière la difficulté pour les États démocratiques, de maîtriser des réalités transnationales par définition et de remédier aux dysfonctionnements des institutions nationales (Costa-Lascoux, 1994 : 127). Conçue comme un moyen destiné à faciliter le rétablissement de la légitimité des politiques nationales d’immigration et de gestion de la diversité mises à mal par la crise du système migratoire international, l’option sécuritariste qu’empruntent les politiques migratoires actuelles réunit les conditions idéologiques favorables à la propagation du rejet de l’« Autre », de l’intolérance et du racisme. Malheureusement, cette « mentalité de forteresse assiégée » (pour reprendre la métaphore de Crépeau, 1998) à la base d’une telle stratégie comporte son lot de conséquences fâcheuses : les frontières sud de l’Europe occidentale (détroit de Gibraltar) et des États-Unis (le Rio Grande) sont devenues des cimetières où viennent s’échouer les cadavres et les rêves des désespérés du Sud[4].

Certes, ce discours sécuritariste en matière d’immigration se juxtapose à la constitution, au cours des dernières années, d’un autre discours qui ne cesse de psalmodier et de promouvoir les bienfaits de la diversité, du « multiculturalisme », de la tolérance, de l’altérité, ou encore du « cosmopolitisme ». Cette célébration de la différence est en conformité avec certains textes internationaux, notamment l’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté par l’Assemblée générale de l’ONU en 1966[5]. Toutefois, si cette célébration de la différence manipule une terminologie séduisante et vertueuse, elle masque les rapports de pouvoir entre les principaux groupes sociaux tout en confirmant la validité des soubassements culturels de l’ordre social et politique.

Bref, la combinaison d’une stratégie sécuritariste sur le plan interne et la promotion de la diversité sur ce même plan a pour effet macrosociologique de reformuler les lignes de clivage entre « minorités » et « majorité ». Ces lignes de clivage se traduisent par le renforcement de l’expérience de discrimination collective dont sont victimes les minorités, leur inégalité de traitement, de participation, de représentation et d’accès aux sphères du pouvoir.

De quelques pistes définitionnelles du racisme

La compréhension des relations dites interethniques en général et du racisme en particulier exige un certain recul par rapport aux notions et concepts fondamentaux de ce champ d’études, car la terminologie courante est loin d’être neutre dans ses usages idéologiques et scientifiques.

Sur le plan idéologique, Kobayashi (1993) attire l’attention sur le fait que la construction statistique des groupes minoritaires ne correspond pas uniquement à un « exercice de cohérence définitionnelle », mais représente « l’un des terrains contestés sur lequel se négocient les relations entre l’État et la société civile » (Ibid. : 579). Par conséquent, le décompte des origines de la population apparaît comme une réponse à des considérations politiques préalablement conditionnées par la « compréhension de l’esprit national » (idem). Dans cette perspective, la question du statut de la différence et des origines de la population donne lieu à une objectivation des groupes sociaux dans des données censitaires (ce que Kobayashi appelle des statistextes) qui expriment la permanence de l’inégalité des rapports de pouvoir (Ibid. : 580) et aboutissent à une essentialisation et à une hiérarchisation des groupes. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la racisation de certains groupes. Elle renvoie au « processus d’attribution de signification aux traits biologiques humains et, de là, à construire des collectivités sociales distinctes et hiérarchisées, auxquelles on donne le qualificatif de “ races ”. La racisation est en outre un processus idéologique qui peut susciter une mobilisation de résistance autour de cette identité socialement construite » (Labelle, Legault et Marhraoui, 1996 : 53 ; voir aussi Labelle, 2004 ; Omi et Winant, 1986).

Sur le plan scientifique, l’étude du racisme est le site d’ambiguïtés conceptuelles importantes que plusieurs auteurs, délaissant les définitions dites objectives, ne manquent pas de souligner en mettant en relief l’association – implicite ou explicite – de la nature (référence aux traits physiques comme la couleur de la peau) à la culture. À cet égard, le point de vue de Guillaumin (1992 : 171 et suiv.) est éclairant, notamment quand elle affirme que cette référence à la nature n’est neutre ni dans ses prémisses ni dans ses finalités, car elle constitue le soutien intellectuel de la naturalisation des différences culturelles à partir desquelles sont catégorisés et classifiés socialement et statistiquement les groupes dits ethniques. En outre, la définition des groupes sur la base de critères physiologiques ou phénotypiques confère aux processus sociaux une substance objective qui réintroduit la catégorie « race » dans le langage savant. Les caractéristiques physiques ou biologiques se trouvent alors auréolées d’une validité pseudoscientifique déterminante de l’explication du statut et de la condition des groupes minoritaires infériorisés.

L’espace théorique du racisme est structuré autour de modèles théoriques largement répandus dans la littérature sociologique[6]. Pour l’essentiel, ces modèles ont été élaborés en référence aux expériences historiques européennes et nord-américaines qui se différencient par les conceptions de la construction nationale, de la fonction de l’immigration, des règles de droit et des traditions politiques (Beaud et Noiriel, 1989 ; Labelle, 1994 ; Poutignat et Streiff-Fenart, 1995). Plusieurs auteurs ont ainsi différencié les formes et expressions du phénomène en question pour en circonscrire la spécificité et l’historicité. On parle ainsi de racisme individuel, racisme institutionnel ou systémique, racisme inégalitaire, racisme différentialiste, néoracisme, racisme symbolique, etc.

Cela étant, qu’est-ce que le racisme ? Bien sûr, la définition d’Albert Memmi demeure toujours d’actualité, notamment quand il affirme que le racisme est « la valorisation, généralisée et définitive, de différences, réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur au détriment de sa victime, afin de justifier ses privilèges ou son agression » (Memmi, 1994 : 113). Pour sa part, Taguieff y voit

[…] tout d’abord une idéologie, la théorie pseudoscientifique de l’inégalité des races humaines, fondée sur un déterminisme biologique grossier, du type « Telle race, telle culture », ou « Telle race, tel ensemble d’aptitudes ». Ensuite, un ensemble de conduites et de pratiques discriminatoires, qu’accompagnent des attitudes d’intolérance, voire des passions négatives, comme la haine ou le ressentiment.

Taguieff, 1998 : 8

Selon Taguieff (Ibid. : 12), cette définition large recouvre quatre dimensions principales :

  1. les attitudes dont le registre englobe les opinions, les croyances, les préjugés et les stéréotypes qui se manifestent par divers modes de stigmatisation (injures, insultes, appels à la haine, menaces, etc.) ;

  2. les comportements ou les pratiques sociales qui vont de l’évitement à la discrimination et à la persécution, liés ou non à des mobilisations de masse ;

  3. les fonctionnements institutionnels de type exclusionnaire auxquels renvoie la notion de « racisme institutionnel » ;

  4. les discours idéologiques, liés ou non à des programmes politiques, et comportant le plus souvent, depuis environ le milieu du xxe siècle, des prétentions à la scientificité : c’est le racisme de doctrine (le « racisme scientifique »).

Taguieff rappelle que le racisme apparaît toujours en interaction avec d’autres phénomènes sociaux liés à des contextes historiquement situés, comme le système esclavagiste, la domination coloniale, les mobilisations nationalistes, les guerres impérialistes, etc. (Ibid. : 12-14.) Dans cette perspective, les constructions ou les interprétations historiques des « autres » racisés (différents de « nous » et opposés à « nous ») varient, allant des « sauvages » aux « peu évolués » en passant par les « barbares » les « incivilisables » les « indésirables », les « inassimilables », les « biologiquement (ou génétiquement) inférieurs », etc.

La contribution de Wieviorka (1991, 1993) est proche de la conceptualisation de Taguieff. Il a clairement établi trois formes élémentaires du racisme :

  • les préjugés, les opinions et les attitudes qui ont une double fonction : une fonction de rationalisation, de justification et de maintien de l’ordre social existant dans le contexte d’un racisme de type inégalitaire ; et une fonction de « reconstitution du sens » dans les situations sociales marquées par le vide existentiel, de chute et de menace pour le groupe dominant ;

    Wieviorka, 1991 : 102
  • la discrimination et la ségrégation : la première impose au groupe racisé un traitement différencié dans divers domaines de la vie sociale auxquels il participe sur un mode qui l’infériorise ; tandis que la seconde consiste à tenir le groupe racisé à distance en lui imposant des espaces propres qu’il ne peut quitter que sous certaines conditions plus ou moins restrictives ;

    Ibid. : 107
  • la violence raciste qui peut être individuelle ou collective.

Ces trois formes élémentaires du racisme ne sont pas statiques. Dans des travaux ultérieurs, Wieviorka (1993) s’est inspiré de la distinction apportée par Memmi entre le racisme colonial (phase primitive basée sur les considérations biologiques pour exploiter les colonisés) et le racisme culturel (phase postcolonialiste) pour proposer une distinction qui correspond au contexte actuel : celle entre le néoracisme et le racisme différentialiste. Le « nouveau » racisme repose sur une « théorie de la nature humaine » qui postule le droit naturel de vivre entre soi et de former une communauté nationale. Pour Balibar (1988) et Taguieff (1988), ce discours témoigne du passage du racisme biologique au racisme culturel. Dans cette mutation, la culture fonctionne comme la nature, tandis que l’Autre est défini comme naturellement différent. Dans le racisme différentialiste, fondé sur le relativisme culturel, s’affirme l’idée selon laquelle il y a autant d’universels que de cultures et derrière les cultures il y a des « races », ce qui permet de justifier « le rejet des autres cultures au nom de la défense de la pureté et de la spécificité de la sienne » (Labelle et Lévy, 1995 : 199). Dans cette logique d’exclusion et de mise à distance, le racisme différentialiste aboutit à l’idée que les différences culturelles sont à ce point incommensurables que les minorités racisées ne sont pas assimilables dans le giron national.

La distinction entre racisme individuel et racisme institutionnel a été élaborée dans la mouvance des nation based theories (Omi et Winant, 1986) qui, dans la critique du paradigme dominant de l’ethnicité, lequel inclut les théories de l’assimilation et du pluralisme culturel ou structurel (Gordon, 1964), a mis l’accent sur la classe sociale, la « race » et la nation comme catégories d’analyse plus importantes que l’appartenance ethnique afin d’interpréter les phénomènes d’oppression aux États-Unis. Ces théoriciens du racisme institutionnel rejettent deux postulats fondamentaux propres à la version assimilationniste des théories de l’ethnicité : d’une part, ils critiquent sévèrement l’« European immigrant analogy [7] » ; d’autre part, ils remettent en question la prétendue préoccupation pour l’égalité et la justice sociale qu’aurait la société libérale américaine. Les théoriciens des nation based theories distinguent le racisme ouvert, qui se manifeste par des préjugés individuels explicites, du racisme institutionnel, caché celui-là, qui renvoie à l’ensemble des actions et inactions, c’est-à-dire l’ensemble des lois, coutumes et pratiques productrices d’inégalités « raciales » qui maintiennent les groupes racisés dans une position désavantageuse. Ces lois, coutumes et pratiques se manifestent dans divers sites institutionnels (systèmes politique, scolaire, juridique, policier, marché du travail, médias, etc.) qui tolèrent des politiques institutionnelles (critères d’admission par exemple) qui réduisent les opportunités de groupes particuliers. Bref, le concept de racisme institutionnel permet de dépasser la définition du racisme en tant que préjugés ou idéologie pour saisir l’ensemble des processus institutionnels (Miles, 1989).

Parallèlement à cette mutation, on a assisté, notamment aux États-Unis, à une remise en cause des politiques publiques de lutte contre le racisme et la discrimination. Devant les revendications égalitaires des Afro-Américains et des autres groupes minoritaires pour redresser les torts historiques, la droite américaine a réussi à convaincre une partie de la population « blanche » du caractère discriminatoire de l’Affirmative Action[8]. Au nom de l’identité blanche (whiteness), certains invoquent des arguments éthiques et démocratiques pour invalider la politique d’Affirmative Action qui leur apparaît comme une modalité de démantèlement des fondements politiques, économiques et institutionnels de leur pouvoir (Martinot, 2003 : 2-4). Ce déplacement des rapports de force vers le terrain des politiques publiques de soutien aux minorités racisées a eu pour effet de restaurer les conditions qui permettaient aux groupes dominants d’assurer leur hégémonie sur les ressources de l’État.

Les diverses conceptualisations du racisme et l’identification de ses phases et de ses formes présentées s’appliquent-elles à la conjoncture québécoise ? Comment sont-elles utilisées ? Qu’en est-il de l’état de la littérature portant sur le racisme au Québec ?

À part les dérapages de politiciens et les incidents intercommunautaires de la mouture de ceux signalés au début de cet article, on s’accorde généralement pour dire que le Québec a été épargné, jusqu’à maintenant, des affres du racisme organisé sur le plan politique (McAndrew et Potvin, 1996 ; Bataille, McAndrew et Potvin, 1998). Certes, des groupuscules racistes (d’obédience nazie ou suprémaciste) ont pullulé au milieu des années 1980 (Hubert et Claudé, 1991), semant ainsi les germes de la violence raciste (Comité d’intervention contre la violence raciste[9], 1992). Toutefois, cette forme particulière de racisme ouvert et violent semble aujourd’hui beaucoup moins fréquente. Cette situation expliquerait-elle l’état de la recherche québécoise sur le racisme ? Selon Potvin (2004), cet état de connaissance scientifique résulte du caractère éclaté et fragmentaire de la recherche. Elle soutient que « le manque de liaison entre les résultats d’un secteur à l’autre, les approches conceptuelles et méthodologiques et les connaissances produites dans les différentes disciplines » n’apportent que des éclairages partiels sur l’étendue réelle du racisme au Québec (Ibid. : 187). Certes, en dehors des recherches sectorielles portant sur les rapports entre les services policiers et les groupes ethnoculturels, l’intégration scolaire, la place des minorités dans les médias, etc., nous disposons de quelques travaux qui étudient les perceptions de leaders issus des groupes ethnoculturels au sujet du racisme.

Ainsi, les résultats obtenus par le travail de Labelle et Lévy (1995) montrent la variabilité du phénomène selon le groupe d’appartenance ou d’affiliation de la personne interrogée dans le cadre de cette recherche. Grosso modo, les propos tenus par les leaders de la communauté haïtienne interrogés dans le cadre de cette recherche témoignent de l’absence du racisme biologisant au Québec et parlent plutôt d’ethnocentrisme et de xénophobie, et ce, même si des pratiques racistes existent dans les domaines de l’emploi, dans le réseau scolaire et dans le logement notamment. Quant aux leaders des communautés italienne et libanaise, ils affirment que la question nationale, ainsi que la défense de la langue et de la « culture françaises » seraient les principaux vecteurs de l’ethnocentrisme et de certaines formes du racisme au Québec[10]. Selon cette analyse, les « Canadiens français » craindraient l’immigration parce qu’ils y verraient la disparition de leur langue et de leur culture et feraient des immigrants une menace pour leur avenir. Cette perception de la langue et de la culture d’expression française comme des masques de racisme constitue certainement l’un des derniers relents des débats québécois autour des législations linguistiques des années 1960 et 1970 et dont l’issue s’est traduite par l’obligation faite aux nouveaux arrivants et à leurs descendants de fréquenter les écoles du réseau francophone.

À la recherche de la politique québécoise de lutte contre le racisme

En vertu du principe d’extension au domaine international de ses compétences constitutionnelles (qui lui garantit un certain droit de regard sur les accords, conventions, pactes et autres protocoles auxquels adhère le Canada pour tenir compte de leurs implications internes), le Québec a signé plusieurs conventions internationales se rapportant aux droits de la personne. Parmi ces accords, mentionnons le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ; le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ; le Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques ; la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Ces textes fondamentaux teintent les actions et le discours gouvernemental québécois traitant de la lutte contre le racisme et la discrimination.

Avant toute chose, il faut dire que l’intervention gouvernementale dans le domaine de l’immigration, de l’intégration et de la gestion de la diversité ethnoculturelle au Québec est relativement récente (fin des années 1960 pour l’immigration et fin des années 1970 pour ce qui est de l’intégration et la gestion de la diversité). Toutefois, cela n’a pas empêché le gouvernement de développer un important arsenal de lutte contre le racisme et la discrimination.

Les premiers jalons de cette volonté d’assurer une égalité de principe et de traitement entre les citoyens québécois sont contenus dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. D’une part, l’article 10 énonce que

Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap. Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.

En plus de l’interdiction explicite de la discrimination, le législateur ajoute que « Nul ne doit harceler une personne en raison de l’un des motifs visés dans l’article 10 ». Mais c’est l’article 43 de cette même Charte, garantissant aux « personnes appartenant à des minorités ethniques le droit de maintenir et de faire progresser leur propre vie culturelle avec les autres membres de leur groupe », qui inscrit véritablement les droits des groupes minoritaires comme faisant partie intégrante des fondements juridiques du fonctionnement de l’État.

Outre la Charte, l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité, en décembre 1986, la Déclaration du gouvernement du Québec sur les relations interethniques et interraciales. Considérant « le principe d’égalité en valeur et en dignité de tout être humain » et affirmant que « le racisme et la discrimination raciale sont autant de formes graves d’injustice sociale », le gouvernement se montre convaincu que « c’est la responsabilité de chaque individu d’adopter à l’égard de toute personne une attitude de respect de sa dignité et de ses droits ». En outre, il s’engage à « promouvoir le respect mutuel entre tous les groupes de la société et la représentation des différents groupes ethniques, raciaux et culturels dans tous les secteurs de la vie nationale » et à veiller à ce que soit respecté le droit de toute personne à l’égalité et l’accès aux services publics (Québec, 1986).

Mais une Charte de droits et une Déclaration gouvernementale faite à l’Assemblée nationale ne forment pas vraiment une stratégie de lutte contre le racisme digne de ce nom. Tout au plus, cela conforte l’idée que l’État s’en occupe en se donnant les moyens d’action juridique. Tournons-nous alors vers les politiques proprement dites.

La politique gouvernementale intitulée Au Québec pour bâtir ensemble. Énoncé de politique en matière d’immigration et d’intégration (Québec, 1990) définit l’intégration comme étant l’antithèse de l’assimilation. Aux yeux du gouvernement québécois, l’intégration constitue un processus multidimensionnel caractérisé par deux éléments clés : d’une part, l’acquisition du français par les immigrants et leurs descendants ; d’autre part, le développement, chez ces derniers, d’un sentiment d’appartenance à la société québécoise :

[…] un processus d’adaptation à long terme, multidimensionnel et distinct de l’assimilation. Ce processus, dans lequel la maîtrise de la langue d’accueil joue un rôle moteur essentiel, n’est achevé que lorsque l’immigrant ou ses descendants participent pleinement à l’ensemble de la vie collective de la société d’accueil et ont développé un sentiment d’appartenance à son égard.

Québec, 1990 : 3

Cette philosophie de l’intégration pose un certain nombre de principes. Le premier conditionne l’ouverture à l’immigration et à la reconnaissance de la diversité québécoise en cherchant à assurer la pérennité de la collectivité francophone et de ses institutions. À cet égard, il est écrit que

[…] l’affirmation sans ambiguïté de la collectivité francophone et de ses institutions comme pôle d’intégration des nouveaux arrivants représente une nécessité incontournable pour assurer la pérennité du fait français au Québec et une des balises à l’intérieur desquelles doit s’inscrire la reconnaissance du pluralisme dans notre société.

Idem : 16

Le deuxième principe définit le cadre normatif du processus d’intégration des nouveaux arrivants et de gestion de la diversité ethnoculturelle. Ce cadre établit un contrat moral qui exprime les attentes et les engagements de la société d’accueil envers les nouveaux arrivants. Le contrat moral stipule que le Québec est :

[…] une société dont le français est la langue commune de la vie publique ; une société démocratique où la participation et la contribution de tous sont attendues et favorisées ; une société pluraliste ouverte aux multiples apports dans les limites qu’imposent le respect des valeurs démocratiques fondamentales et la nécessité de l’échange intercommunautaire.

Ibid. : 15

S’adressant aussi bien aux immigrants qu’à la société d’accueil, ce contrat moral consacre l’égalité, en droit (s) et en devoir (s), de tous les citoyens à participer à la vie sociale, culturelle et politique du Québec. Il vise la fortification du sentiment d’appartenance des citoyens au Québec, quelles que soient leurs origines ethniques, nationales ou culturelles. Enfin, il cherche à promouvoir le respect entre la majorité et les communautés culturelles[11], la reconnaissance de l’apport des cultures d’origine à la vitalité et au dynamisme de la société québécoise, ainsi que l’appropriation du patrimoine commun de l’histoire et de la société québécoise par ces communautés.

Concernant la problématique spécifique du racisme, il faut dire que quiconque veut dégager les grandes lignes de la stratégie québécoise de lutte contre le racisme risque de rester sur sa faim. D’ailleurs, le concept de « racisme », qui apparaît six fois dans un document de plus de cent pages, ne fait l’objet d’aucune définition précise[12]. Tout au long de ce texte, les pouvoirs publics cherchent surtout à afficher leur volonté de mener une lutte contre les manifestations biologisantes et suprémacistes du racisme en affirmant que

Dans un Québec davantage multiracial, la question du racisme s’impose tout particulièrement comme une problématique à laquelle il faut absolument s’attaquer. En effet, plus pernicieuse et plus dangereuse que la simple xénophobie, l’idéologie raciste affirme la supériorité de certains groupes par rapport à d’autres en se basant sur de prétendues inégalités biologiques. Elle peut donc servir de justification à diverses pratiques discriminatoires auxquelles elle prétend donner une assise scientifique.

Québec, 1990 : 91

Cette posture est motivée par les craintes de voir croître la fragilité et la vulnérabilité des groupes pouvant pâtir des discours et des idéologies racistes (Ibid. : 92). Pour contrecarrer cela, le gouvernement se donne comme mission de projeter une image positive auprès de l’ensemble de la population de ce qu’il appelle les « minorités visibles » afin de lutter contre les stéréotypes toujours présents à leur égard dans notre société. Ici, il s’agit de « vendre » la diversité ethnoculturelle. Le hic, c’est que le gouvernement québécois lui-même donne une certaine notoriété à l’existence de groupes biologiques en affirmant que « même si les Québécois acceptent en général de partager leur quotidien avec des personnes de races différentes[13], l’émergence d’une société de plus en plus multiraciale exigera de lutter davantage contre la discrimination et le racisme » (Québec, 1990 : 55.). D’un côté, on s’insurge contre la biologisation de certains groupes ethnoculturels ; de l’autre, on semble accepter et légitimer l’existence de « races différentes » !

Les actions gouvernementales qui se sont mises en place dans le cadre de cet énoncé consistent prioritairement :

  • à sensibiliser l’ensemble de la population aux droits, libertés et responsabilités de la personne et des citoyens ;

  • à promouvoir l’ouverture de la société au pluralisme dans la foulée des Rendez-vous québécois de la citoyenneté. Ces Rendez-vous visent à récompenser des personnes, des entreprises et des organismes pour leur contribution à la vitalité de la vie démocratique et de l’exercice de la citoyenneté au Québec ;

  • à souligner, sur une base annuelle, la Journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale du 21 mars dans le cadre de la Semaine d’actions contre le racisme ;

  • l’organisation du Mois de l’histoire des Noirs durant tout le mois de février de chaque année avec la tenue de diverses activités (artistiques, historiques, politiques, socioculturelles, éducatives, religieuses, etc.) pour souligner l’apport des citoyens de diverses communautés noires au développement du Québec.

Ce premier énoncé gouvernemental indique bien que le Québec est engagé dans une lutte contre le racisme. Mais cet engagement n’est pas encadré par une vision globalisante, dynamique et proactive du racisme qui, lui, se transforme au gré du contexte national et international. Certes, on peut faire remarquer que les objectifs d’une intégration pluraliste sont, en soi, des objectifs qui peuvent contrecarrer les phénomènes racistes et discriminatoires. Or, comment expliquer que les jeunes et les diplômés issus des communautés noires du Québec connaissent des taux de chômage absolument ahurissants ? Comment expliquer l’échec du Programme d’accès à l’égalité en matière d’emploi destiné aux communautés culturelles ? Faut-il rappeler que depuis 1972, à l’occasion de la parution du Rapport de la Commission sur la situation de la langue française et sur les droits linguistiques au Québec (Rapport Gendron, Québec, 1972), le gouvernement du Québec ne cesse d’évoquer l’importance de l’accès des membres des minorités ethnoculturelles aux fonctions publiques pour assurer la représentativité des principales institutions gouvernementales. Et la situation demeure toujours problématique bien que l’on ait pu constater une progression malheureusement beaucoup trop timide malgré l’adoption d’une nouvelle loi sur l’accès à l’égalité en emploi dans les organismes publics (communément appelée « Loi 143 »).

Avec le retour au pouvoir du Parti libéral du Québec en avril 2003[14] et son engagement à réviser la politique québécoise d’intégration des nouveaux arrivants, on pouvait s’attendre à ce que la lutte contre le racisme figure en tête de la liste des priorités absolues compte tenu des événements du 11 septembre 2001 et la dégradation des rapports entre certaines franges des communautés juive et arabo-musulmane québécoises interpellées par le conflit israélo-palestinien. Or, force est de constater que le même modèle réitératif utilisé dans l’énoncé de 1990 a été reconduit à l’occasion de la publication de la nouvelle politique québécoise d’intégration contenue dans le document intitulé Des valeurs partagées, des intérêts communs. Pour assurer la pleine participation des Québécois des communautés culturelles au développement du Québec (Québec, 2004).

Dans ce nouvel énoncé, le gouvernement rappelle en premier lieu l’objet central du contrat moral qui est de se conformer à la règle démocratique. Dans ce cadre, le nouvel énoncé indique que les événements liés à la conjoncture internationale ne sauraient être tolérés, que la séparation des pouvoirs politique et religieux constitue la pierre angulaire de la culture politique et démocratique du Québec et que les valeurs associées au contrat moral, telles qu’elles ont été énoncées en 1990 sont toujours d’actualité :

Le Québec est une société démocratique où l’expression des rivalités ethniques, politiques et religieuses n’est pas tolérée, pas plus que la violence conjugale ou familiale. L’indépendance des pouvoirs politiques et religieux est une valeur fondamentale de même que l’égalité des femmes et des hommes et le respect du français – langue officielle du Québec – dans la vie publique. Ces valeurs, énoncées au « contrat moral », sont le fondement de la réussite de l’intégration des immigrants et de l’harmonisation des relations interculturelles au sein de la société québécoise.

Ibid. : 80

Cette mise au point étant faite, le nouvel énoncé se targue de l’état harmonieux des relations interculturelles (bien entendu appuyée par la référence aux enquêtes d’opinion ou de sondages qui, en passant, ne mesurent que les perceptions individuelles et non les pratiques des individus et des institutions), de se réjouir du caractère inclusif de l’identité québécoise et la reconnaissance de la diversité de la société québécoise et de la multiplicité des appartenances des personnes qui la composent (Ibid. : 79.) Certes, on prend soin de souligner la persistance de taux de chômage élevés chez les minorités dites visibles, la faiblesse de leurs revenus et leur faible représentation dans la fonction et les organismes publics. Toutefois, ces « écarts ne sont pas seulement le résultat de comportements discriminatoires et ils peuvent s’expliquer de multiples façons » (Ibid. : 79).

L’énoncé gouvernemental se consacre longuement à exposer les principales mesures qui doivent être prises pour faciliter l’intégration des nouveaux arrivants. L’atteinte de cet objectif passe par deux axes d’action fondamentaux :

  1. L’accroissement de l’ouverture à la diversité par l’entremise de l’encouragement du rapprochement et le dialogue interculturel, la désignation pour chaque communauté culturelle, au sein du MRCI, d’un agent de liaison avec le gouvernement, la création d’un centre d’expertise en relations interculturelles, l’augmentation de la représentation des Québécois des communautés culturelles en emploi, l’encouragement de l’apprentissage interculturel chez les jeunes en milieu scolaire, la mobilisation des institutions et des organismes de la capitale nationale, de la métropole et des régions autour des enjeux en relations interculturelles, etc.

  2. La lutte contre la discrimination et les tensions intercommunautaires à travers la promotion de l’apport de l’immigration et des communautés culturelles, la sensibilisation des associations de propriétaires de logements.

Là où le nouvel énoncé innove, c’est quand il cible le profilage racial que des corps policiers québécois, notamment à Montréal, ont développé au cours de ces dernières années. Le gouvernement veut ainsi empêcher cette pratique pour prévenir les risques de discrimination que cela fait courir aux personnes appartenant aux minorités visibles. Il définit le profilage racial comme étant

[…] toute action commise par des personnes en autorité à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes, pour des raisons de sécurité ou de protection du public, et qui repose sur des facteurs telles la couleur, l’origine ethnique ou nationale ou encore la croyance religieuse, le profilage racial expose la victime à un examen ou à un traitement différencié sans motifs réels ou sans soupçons raisonnables.

Ibid. : 96

Il faut dire que les leaders des communautés d’origine afro-québécoise (les Québécois originaires d’Afrique et des Antilles francophones et anglophones nés au Québec ou ayant immigré), appuyés par les travailleurs sociaux intervenant auprès de jeunes issus des minorités dites visibles, demandent depuis longtemps aux autorités provinciales et municipales responsables de la sécurité publique d’intervenir pour que cesse cette discrimination. Ils voient dans cette pratique discriminatoire qui conduit plus souvent qu’autrement à pénaliser les jeunes des minorités visibles en associant leur apparence physique (couleur de la peau) ou leur appartenance ethnoculturelle au crime, à la délinquance et à la déviance, ce qui les rend encore plus vulnérables aux stigmates racisants. Le développement de cette pratique au Québec illustre bien la permanence de préjugés et stéréotypes parmi les employés de la fonction publique en général et du corps policier en particulier. Dans cette optique, la sensibilisation et la formation des employés de la fonction publique en relations interculturelles ont de belles années devant elles.

Conclusion

Menée en vase clos, sans débat véritablement public, alors que les discussions allaient bon train quant aux effets probables des événements du 11 septembre sur les relations intercommunautaires au Québec, la révision libérale de la politique québécoise d’intégration n’a pas apporté les modifications nécessaires en inscrivant la lutte contre les expressions multiformes du racisme et de la discrimination au coeur de l’action gouvernementale. La priorité est, nous semble-t-il, entièrement tournée vers le maintien du consensus existant et vers la reconduction de principes éprouvés. Par-delà le rappel récurrent de la nécessité de lutter contre le racisme et la discrimination, le gouvernement du Québec ignore la dimension groupale de ces phénomènes en mettant l’accent sur leurs manifestations d’abord et avant tout individuelles. De sorte que les sites institutionnels du racisme ne sont pris en compte que de manière marginale. Les difficultés qu’éprouvent les nouveaux immigrants diplômés à l’étranger pour faire reconnaître la pertinence de leur formation et de leur expérience professionnelle (pensons aux médecins et ingénieurs) expriment clairement le manque de volonté étatique d’agir sur les blocages institutionnels qui freinent la pleine participation des minorités ethnoculturelles à la vie sociale et économique du Québec qui, paradoxe notable, les a justement choisis en fonction de leur formation et de leur expérience professionnelle !

Bien sûr, le Québec peut toujours se vanter de ne pas abriter de mouvements politiques clairement racistes. Bien sûr, le gouvernement peut toujours invoquer l’implication d’autres ministères dans la lutte contre le racisme. Toutefois, le caractère essentiellement horizontal de l’action ministérielle (dirigée en premier lieu par le ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration) empêche qu’une vision antiraciste globale encadre les rapports entre les Québécois de toutes origines.